Hachette (p. 14-19).
CHAPITRE II.

Après que le rassemblement se fut dispersé, se dirigeant, par petits groupes fortuits, dans différentes directions, il ne resta plus, sur le lieu de la scène du dernier événement, qu’un homme ; c’était Gashford. Tout meurtri de sa chute, mais plus abattu encore par la honte, et furieux de la flétrissure qu’il venait de subir, il s’en allait boitant de droite et de gauche, ne respirant que malédictions, menaces et vengeance.

Le secrétaire n’était pas homme à épuiser sa colère en vaines paroles. Tout en évaporant, dans ces effusions violentes, les premières bouffées de sa haine, il suivait d’un œil ferme deux hommes qui, après avoir disparu avec les autres, quand on avait sonné l’alarme, étaient revenus depuis, et se montraient à présent au clair de la lune, errant et causant ensemble, à quelque distance, sur la place.

Il ne fit pas un mouvement pour s’avancer vers eux, mais il attendit patiemment, dans le côté sombre de la rue, qu’ils fussent las de se promener de long en large et qu’ils fussent partis de compagnie. Alors il les suivit, mais d’un peu loin, ne les perdant pas de vue, mais sans le faire paraître, et surtout sans se laisser voir à ces deux personnages.

Ils montèrent dans la rue du Parlement, passèrent devant l’église Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles, gagnèrent la route de Tottenham-Court, derrière laquelle se trouvait alors, à l’ouest, une place appelée les Chemins verts. C’était un endroit retiré, assez mal famé, qui conduisait dans la campagne. De gros tas de cendres, des mares d’eau stagnante, une végétation de mouron et de chiendent ; des tourniquets cassés, quelques pieux de barricades encore fichés en terre, après que les gens en avaient, depuis longtemps, emporté les barreaux pour faire du feu avec, et menaçant d’accrocher de leurs clous rouillés le promeneur distrait qui passait par là : voilà les traits les plus remarquables du tableau que présentait ce paysage. Seulement, çà et là, un baudet ou une rosse décrépite, attachés par la longe à un piquet, pour se régaler des misérables touffes d’herbe rabougrie qu’ils pourraient disputer au sol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie avec le reste et annonçaient clairement, quand les maisons ne l’auraient pas assez fait connaître par elles-mêmes, la pauvreté des gens qui vivaient là dans les huttes crevassées du voisinage, et la témérité qu’il y aurait à un homme qui aurait de l’argent dans ses poches, ou une mise cossue, de s’aventurer par là tout seul, autrement qu’en plein jour.

Les pauvres sont, à certains égards, comme les riches : ils ont aussi leurs caprices en fait de goût. Il y avait de ces cabanes avec de petites tourelles ; il y en avait d’autres qui avaient de fausses fenêtres peintes sur leurs murailles en ruine. L’une d’elles soutenait un joujou de clocher sur une tour caduque de quatre pieds de haut, qui servait à dérober aux yeux la cheminée. Il n’en était pas une qui n’eût, dans le petit morceau de terre devant la maison, un banc rustique ou un berceau. La population du lieu faisait le commerce d’os, de chiffons, de verres cassés, de vieilles roues, de chiens et d’oiseaux. Tous ces divers objets, distribués sans ordre, emplissaient les jardins et répandaient un parfum qui n’était pas des plus délicieux, dans l’air agité d’ailleurs par des aboiements, des cris, des hurlements.

C’est dans ce refuge que le secrétaire suivit les deux hommes qu’il n’avait pas perdus de vue ; c’est là qu’il les vit entrer chez eux dans une des maisons les plus misérables, qui ne se composait que d’une chambre, et encore assez petite. Il attendit dehors, jusqu’à ce que le bruit de leurs voix, mêlé à des chants discordants, lui eût fait connaître qu’ils étaient en belle humeur ; et alors, s’approchant de la porte, au moyen d’une planche vacillante placée en travers sur le fossé, il frappa avec la main.

« Monsieur Gashford ! dit l’homme qui vint ouvrir, retirant sa pipe de ses dents avec une surprise évidente. Par exemple, nous ne nous serions jamais attendus à tant d’honneur. Entrez, monsieur Gashford… entrez, monsieur. »

Gashford, sans se le faire dire deux fois, entra d’un air gracieux. Il y avait du feu dans la grille couverte de rouille : car, en dépit du printemps qui était déjà bien avancé, les nuits étaient fraîches, et Hugh s’y chauffait, en fumant sa pipe sur un tabouret. Dennis approcha une chaise, son unique chaise, pour le secrétaire, devant le foyer, et reprit lui-même sa place sur le tabouret qu’il avait quitté pour aller ouvrir au visiteur nocturne.

« Qu’est-ce qu’il y a donc de nouveau, monsieur Gashford ? dit-il en reprenant sa pipe et le regardant de côté. Est-il venu des ordres du quartier général ? Allons-nous nous mettre entrain ? Contez-nous ça, monsieur Gashford.

— Oh ! rien, rien, dit le secrétaire en lui faisant un signe de tête amical. Mais c’est égal, voilà la glace rompue ; nous avons commencé la danse aujourd’hui… n’est-ce pas, Dennis ?

— Un bien petit commencement ! répondit en grognant le bourreau : il n’y en a pas pour ma dent creuse.

— Ni moi non plus, cria Hugh. Donnez-nous seulement quelque chose à faire où il y ait une vie au bout… oui, une vie au bout, notre bourgeois. Ha ! ha ! … à la bonne heure !

— Mais, dit le secrétaire, de son expression de physionomie la plus hideuse et de son ton de voix le plus doux, vous ne voudriez pas que je vous donnasse quelque chose à faire avec la mort… la mort d’un homme au bout ?

— Je ne connais pas tout ça, répliqua Hugh. Je ne connais que ma consigne. Je m’en moque pas mal, moi.

— Et moi donc ? vociféra Dennis.

— Les braves garçons ! dit le secrétaire, d’une voix aussi pastorale que s’il recommandait au prône quelque rare merveille de valeur et de générosité. À propos… » Et ici il s’arrêta un moment, pour se chauffer les mains ; puis les regardant en face soudainement : « Qui est-ce donc qui a jeté cette pierre aujourd’hui ?

M. Dennis toussa et branla la tête, comme pour dire : « Ça, c’est un mystère. » Hugh restait assis et fumait en silence.

« Pas mal visé, dit le secrétaire, se chauffant encore les mains devant le feu. Je voudrais bien connaître le gaillard qui a fait ce coup-là.

— Est-ce vrai ? dit Dennis après l’avoir regardé en face, pour s’assurer qu’il parlait sérieusement. Est-ce que réellement vous tenez à le connaître, monsieur Gashford ?

— Certainement, répliqua le secrétaire.

— Eh bien ! sur l’honneur, dit le bourreau en riant de la gorge, et en montrant Hugh du bout de sa pipe, vous le voyez assis là : voilà votre gaillard. Mille pipes ! monsieur Gashford, ajouta-t-il tout bas, en approchant de lui sa chaise et le poussant du coude, c’est une fine lame, allez ! On a autant de peine à le retenir qu’un bouledogue à la niche. Sans moi, il allait vous jeter à bas ce catholique romain, et, en moins de rien, vous aviez une émeute.

— Et pourquoi pas ? cria Hugh d’une voix hargneuse, attrapant à la volée cette dernière observation. Qu’est-ce qu’on gagne à remettre toujours les choses ? Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud ; je ne connais que ça.

— Ah ! reprit Dennis, secouant la tête avec une espèce de pitié pour la candeur de son jeune ami ; vous supposez donc que le fer est chaud, mon cher frère ? Il faut échauffer le sang des gens avant de frapper le premier coup ; il faut les mettre en humeur. Ce n’est pas le tout, voyez-vous, que d’aller faire quelques provocations, comme aujourd’hui. Si je vous avais laissé faire, vous alliez nous gâter tout pour demain, et ruiner nos affaires.

— Dennis a parfaitement raison, dit Gashford d’un air doucereux. Parfaitement raison. Dennis a une grande connaissance du monde.

— Comment ne connaîtrais-je pas le monde, moi qui aide tant de gens à en sortir ? » fit le bourreau en riant avec une grimace, et prononçant sa plaisanterie à demi-voix derrière sa main.

Le secrétaire ne manqua pas de rire pour faire plaisir à Dennis ; puis après, se tournant vers Hugh :

« Vous avez pu voir, dit-il, que la politique de Dennis est aussi la mienne. Vous avez vu, par exemple, comme je me suis laissé tomber dès la première attaque. Je n’ai fait aucune résistance ; je n’ai rien fait pour provoquer une échauffourrée. Grand Dieu ! je m’en suis bien gardé.

— Ma foi ! c’est vrai, cria Dennis avec un rire bruyant ; vous êtes tombé tout tranquillement, monsieur Gashford, et tout de votre long, qui plus est. Je me suis dit sur le moment : « Voilà M. Gashford fini. » Je n’ai jamais vu personne mieux étendu sur le dos, ni plus tranquillement que vous, à moins que ce ne fût un cadavre. C’est que c’est un rude jouteur, ce papiste-là ; ça, c’est vrai. »

La figure du secrétaire, pendant que Dennis éclatait de rire en tournant ses yeux recoquillés du côté de Hugh, qui en faisait autant de son côté, aurait pu servir de modèle pour un portrait du diable. Il resta assis sans rien dire, jusqu’à ce que les autres eussent repris leur sérieux. Alors jetant un regard autour de lui :

« On est très-agréablement ici, dit-il, si agréablement, Dennis, que, n’était le désir particulier que m’a témoigné milord que j’allasse souper avec lui, et voilà le moment d’y aller, je serais tenté de rester plus tard, au risque d’être arrêté en sortant sur mon chemin. Je suis venu vous trouver pour une petite affaire… oui… vous vous en doutez bien. Et vous ne pouvez manquer d’être flatté que j’aie pensé à vous pour cela. Si nous devions un jour être obligés… on ne peut pas répondre de ça, vous savez… La vie du monde est quelque chose de si incertain….

— Je crois bien, monsieur Gashford, dit en l’interrompant le bourreau avec un signe de tête plein de gravité ; en ai-je assez vu, moi, d’incertitudes en ce qui regarde l’existence de la vie du monde ! en ai-je assez vu, de ces chances inattendues comme il en arrive ! nom d’une pipe ! »

Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoir y suffire, il se remit à fumer sa pipe en regardant les autres.

« Je disais donc, reprit le secrétaire lentement et avec une intention marquée, que nous ne pouvons pas répondre de ce qui arrivera ; et, si nous devions un jour être obligés d’avoir recours à la violence, milord (qui a souffert aujourd’hui toutes les impertinences qu’on peut souffrir) a fait choix de vous deux, parce que je vous ai recommandés comme de braves et solides garçons, sur lesquels on peut compter, pour vous donner l’agréable commission de punir cet Haredale. Arrangez-vous avec lui, ou ce qui lui appartient, comme vous l’entendrez, pourvu que vous ne lui fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiez pas deux soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis le charpentier. Pillez, brûlez, faites ce que vous voudrez, mais que tout ça dégringole ; rasez-moi la place. Lui et tous ceux qui l’intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés que leurs mères viennent d’exposer sans abri. Vous m’entendez ? dit Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mains l’une contre l’autre.

— Vous comprendre ? notre bourgeois ! cria Hugh. Vous vous expliquez assez clairement à présent ; à la bonne heure, voilà qui s’appelle parler !

— Je savais que cela vous ferait plaisir, dit Gashford en lui donnant une poignée de main, j’en étais sûr. Allons, bonsoir. Ne vous levez pas, Dennis, je trouverai bien mon chemin tout seul. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que je reviendrai vous faire visite, et j’aime mieux aller et venir sans vous déranger. Je trouverai parfaitement bien mon chemin. Bonsoir. »

Et il était parti ; il avait fermé la porte derrière lui. Les deux camarades s’entre-regardèrent avec un signe de satisfaction. Dennis, ranimant le feu :

« Ça m’a l’air, dit-il, de prendre tournure.

— Oui-da ! cria Hugh. Ça me va.

— J’avais toujours entendu dire que maître Gashford, dit le bourreau, avait de la mémoire et une constance surprenante, qu’il ne savait pas ce que c’était qu’oubli et pardon…. Buvons à sa santé. »

Hugh ne se fit pas prier ; et, sans verser une goutte du liquide sur le plancher, en manière de libation, ils trinquèrent à la santé du secrétaire, de l’homme selon leur cœur.