Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 348-354).
CHAPITRE XXXVIII.

Le secrétaire mit la main devant ses yeux pour les garantir de la clarté de la lampe, et pendant quelques moments il regarda Hugh en fronçant le sourcil, comme s’il se souvenait de l’avoir vu naguère, mais sans pouvoir se rappeler en quel lieu ni en quelle occasion. Son incertitude dura peu : car avant que Hugh eût prononcé un mot, il dit, en même temps que sa figure s’éclaircissait :

« Oui, oui, je me rappelle. C’est très bien, John, Tous n’avez pas besoin de rester…. Ne vous dérangez pas, Dennis.

— Votre serviteur, maître, dit Hugh quand Grueby eut disparu.

— Eh bien, mon ami, répliqua le secrétaire de son ton le plus doux, qu’est-ce qui vous amène ici ? Nous n’aurions pas par hasard oublié de payer notre écot ? »

Hugh fit entendre un rire bref à cette plaisanterie, et mettant la main dans les poches de son gilet, il exhiba une des affiches, toute sale et toute crottée d’avoir passé la nuit dehors, la posa sur le pupitre du secrétaire, après avoir commencé par la lisser et par effacer les rides qui s’y voyaient encore, avec la lourde paume de sa main.

« Vous n’avez oublié que ça, maître ; et c’est tombé en bonnes mains, comme vous voyez.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit Gashford en retournant l’affiche d’un air de surprise innocente. Où vous êtes-vous procuré cela, mon bon garçon ? qu’est-ce que cela signifie ? Je n’y comprends rien du tout. »

Un peu déconcerté de cet accueil, Hugh portait ses regards du secrétaire sur Dennis, qui s’était levé et se tenait debout aussi près de la table ; en observant l’étranger à la dérobée, il paraissait éprouver la plus grande sympathie pour ses manières et son extérieur. Se croyant suffisamment autorisé par cet appel muet, M. Dennis hocha trois fois la tête à son intention comme confirmant le dire de Gashford : « Non, il ne comprend rien du tout à ça ; je sais qu’il n’y comprend rien ; je jurerais qu’il n’y comprend rien ; » et cachant son profil à Hugh avec l’un des coins de sa cravate malpropre, il faisait des signes de tête et ricanait derrière cet écran, comme s’il trouvait admirable la conduite discrète du secrétaire.

« Ça dit toujours bien à celui qui le trouvera de venir ici, n’est-ce pas ? demanda Hugh. Je ne suis pas un grand clerc, mais je l’ai montré à un ami, et il m’a assuré que ça disait ça.

— Oui, c’est positif, répliqua Gashford en ouvrant des yeux aussi grands qu’une porte cochère. Voici bien la plus drôle de chose que j’aie jamais vue de ma vie. Comment cela vous est-il tombé entre les mains, mon bon ami ?

— Maître Gashford, dit le bourreau tout bas, d’une voix étouffée, vous n’avez pas votre pareil dans tout Newgate[1]. »

Soit que Hugh l’eût entendu, ou qu’il eût vu, à l’air de Dennis, qu’on se moquait de lui, soit qu’il eût deviné de lui-même le manége de Gashford, il alla droit au but, brutalement, selon son habitude.

« Voyons, cria-t-il en étendant sa main et reprenant l’affiche, ne vous occupez point de ce papier, de ce qu’il dit ou de ce qu’il ne dit pas. Vous n’y comprenez rien, maître… ni moi non plus… ni lui non plus, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil à Dennis. Personne de nous ne sait ce que ça signifie ni d’où ça vient ; c’est une affaire entendue. Tant il y a que je voudrais m’enrôler contre les catholiques ; je suis antipapiste, et prêt à m’engager par serment. Voilà pourquoi je suis venu ici.

— Couchez-le sur la liste, maître Gashford, dit Dennis d’un air approbatif. C’est comme ça qu’on se met à la besogne : droit au but, sans barguigner et sans bavarder.

— À quoi ça sert-il de tirer sa poudre aux moineaux, mon vieux ? cria Hugh.

— Mes sentiments tout crachés ! répondit le bourreau. Voilà un gaillard comme il m’en faut dans ma division, maître Gashford. Prenez son nom, monsieur, couchez-le sur la liste. Je veux bien être son parrain, quand il faudrait pour son baptême faire un feu de joie des billets de la banque d’Angleterre. »

M. Dennis accompagna ces témoignages de confiance, et d’autres compliments non moins flatteurs, d’une bonne tape sur le dos qu’il donna à Hugh, et que celui-ci lui rendit sans se faire attendre.

« À bas le papisme, frère ! cria le bourreau.

— À bas la propriété, frère ! répondit Hugh.

— Le papisme, le papisme, dit le secrétaire avec son habituelle douceur.

— Tout ça, c’est la même chose ! cria Dennis. Tout ça, c’est très bien. Le camarade a raison, maître Gashford. À bas tout le monde, à bas tout ! Hourra pour la religion protestante ! Voilà le vrai moment, maître Gashford ! »

Le secrétaire les regarda tous les deux avec une expression de physionomie très favorable, tandis qu’ils lâchaient la bride à toutes ces démonstrations de leurs sentiments patriotiques ; et il allait faire quelque remarque à haute voix, quand Dennis, s’avançant vers lui et lui couvrant la bouche de sa main, lui dit tout bas de sa voix rauque, en lui poussant le coude :

« Ne tranchez pas trop avec lui du magistrat constitutionnel, maître Gashford. Il y a des préjugés populaires, vous savez ; il pourrait bien ne pas aimer ça. Attendez qu’il soit plus intime avec moi. C’est un gaillard bien bâti, n’est-ce pas ?

— Un robuste compère, en vérité !

— Avez-vous jamais, maître Gashford, chuchota Dennis, avec l’espèce d’admiration sauvage et monstrueuse d’un cannibale affamé, en regardant son intime ami ; avez-vous jamais (et alors il s’approcha plus près de l’oreille du secrétaire en cachant sà bouche de ses deux mains) vu une gorge comme celle-là ? Jetez-y seulement les yeux. Quel col pour y passer la corde, maître Gashford ! »

Le secrétaire acquiesça à cette opinion de la meilleure grâce qu’il put y mettre : car il y a de ces jouissances de connaisseur qu’on ne peut guère simuler avec succès quand on n’est pas du métier ; et, après avoir fait au candidat un petit nombre de questions peu importantes, il procéda à son enrôlement comme membre de la grande Association protestante de l’Angleterre. Si quelque chose avait pu surpasser la joie que causa à M. Dennis l’heureuse conclusion de cette cérémonie, ç’aurait été le ravissement avec lequel il reçut la déclaration que le nouveau membre ne savait ni lire ni écrire : ces deux sciences étant, sacrebleu ! dit M. Dennis, la plus grande malédiction qu’une société civilisée pût connaître, et causant plus de préjudice aux émoluments professionnels et aux profits du grand office constitutionnel qu’il avait l’honneur d’exercer, que n’importe quels autres fléaux qui pouvaient se présenter à son imagination.

L’enrôlement étant achevé dans les formes et Gashford ayant instruit à sa manière le néophyte des vues pacifiques et strictement légales du corps auquel il avait l’honneur d’appartenir, cérémonie pendant laquelle Dennis joua souvent du coude et fit à Gashford diverses grimaces remarquables, le secrétaire leur fit entendre qu’il désirait être seul. Ils prirent donc congé de lui sans délai, et sortirent ensemble de la maison.

« Vous promenez-vous, frère ? dit Dennis.

— Oui ! répliqua Hugh, où vous voudrez.

— Voilà ce qui s’appelle un bon camarade, dit son nouvel ami. Quel chemin allons-nous prendre ? Voulez-vous que nous allions jeter un coup d’œil aux portes où nous devons faire un joli tapage, avant qu’il soit longtemps ? Qu’en dites-vous, frère ? »

Hugh ayant accepté cette offre, ils s’en allèrent tout doucement à Westminster, où les deux chambres du parlement étaient alors en séance. Se mêlant à la foule des carrosses, des chevaux, des domestiques, des porteurs de chaises, des porte-falots, des commissionnaires et des oisifs de tout genre, ils flânèrent aux alentours. Le nouvel ami de Hugh lui montra du doigt, d’une manière significative, les parties faibles de l’édifice ; lui expliqua combien il était aisé de pénétrer dans le couloir, et par là à la porte même de la chambre des Communes ; il lui fit voir enfin que, lorsqu’ils marcheraient en masse, leurs rugissements et leurs acclamations seraient facilement entendus à l’intérieur par les membres du parlement. Il ajouta beaucoup d’autres observations analogues, toutes reçues par Hugh avec un plaisir manifeste.

Dennis lui nomma aussi quelques-uns des lords et des membres de la Chambre des communes, à mesure qu’ils entraient ou sortaient ; il lui dit s’ils étaient amis ou ennemis des papistes, et il l’engagea à remarquer leurs livrées et leurs équipages, pour ne pas s’y tromper, en cas de besoin. Quelquefois il l’entraîna tout près de la portière d’un carrosse qui passait, afin que l’autre pût voir la figure du maître à la lueur des réverbères. Bref, sous le double rapport des personnes et des localités, il prouva une telle connaissance de tout ce qui l’entourait, qu’il fut évident pour Hugh que Dennis avait fait souvent de cet endroit l’objet de ses études antérieures, comme effectivement, lorsque leurs relations devinrent un peu plus confidentielles, ce dernier ne fit pas difficulté d’en convenir.

Mais ce qu’il y avait dans tout cela de plus frappant, c’était le nombre de gens, jamais en groupes de plus de deux ou trois ensemble, qui semblaient se tenir cachés dans la foule pour le même motif. À la majeure partie de ces gens un léger signe de tête ou un simple regard du compagnon de Hugh était un salut suffisant ; mais, de temps en temps, un homme venait et s’arrêtait au près de Dennis dans la foule, et, sans tourner la tête ni paraître communiquer avec lui, lui disait un mot ou deux à voix basse. Puis ils se séparaient comme des étrangers. Quelques-uns de ces hommes reparaissaient souvent d’une façon inattendue dans la foule tout près de Hugh, et, en passant, lui serraient la main, ou le regardaient d’un air farouche en plein visage, mais jamais ils ne lui parlaient, ni lui à eux ; non, pas un mot.

Une chose remarquable encore, c’est que, quand il leur arrivait de se trouver là où il y avait presse, et que Hugh baissait par hasard les yeux, il était sûr de voir un bras allongé, sous le sien peut-être, ou peut-être par devant lui, pour jeter quelque papier dans la main ou la poche d’un spectateur, puis se retirer si soudainement qu’il était impossible de dire à qui il appartenait ; Hugh ne pouvait pas non plus, en lançant un rapide coup d’œil à la ronde, découvrir sur n’importe quelle figure la moindre confusion, ni la moindre surprise. Souvent ils marchaient sur un papier semblable à celui qu’il portait dans son sein ; mais son compagnon lui disait à l’oreille de n’y pas toucher, de ne pas le relever, de ne pas même le regarder ; ils le laissaient donc sur le pavé et passaient leur chemin.

Lorsqu’ils eurent ainsi rôdé dans la rue et dans toutes les avenues de l’édifice durant près de deux heures, ils s’éloignèrent, et son ami lui demanda ce qu’il pensait de ce qu’il venait de voir, et s’il était prêt à quelque échauffourée, dans le cas où l’on en viendrait là.

« Plus elle sera chaude, mieux ça vaudra, dit Hugh ; je suis prêt à n’importe quoi.

— Je le suis également, dit son ami, et nous ne sommes pas les seuls. »

Alors ils se donnèrent une poignée de mains avec un grand juron et nombre d’imprécations les plus terribles contre les papistes.

Comme ils se sentaient altérés, Dennis proposa de se rendre ensemble à la Botte, où il y avait bonne compagnie et liqueurs fortes. Hugh ne s’étant pas fait prier, ils dirigèrent leurs pas de ce côté sans perdre de temps.

Cette Botte était un établissement public situé à l’écart dans les champs, derrière l’hôpital des Enfants trouvés, lieu très solitaire à cette époque, et tout à fait désert après la brune. La taverne était à quelque distance de toute grande route ; on n’en approchait que par une ruelle étroite et sombre : aussi Hugh fut-il très surpris de trouver là beaucoup de gens qui buvaient et faisaient bombance. Il fut encore plus surpris de retrouver parmi ces gens-là toutes les figures qui avaient attiré son attention dans la foule ; mais son compagnon l’ayant prévenu tout bas avant d’entrer qu’il serait de mauvais genre à la Botte de faire attention à la société, il garda ses réflexions pour lui et n’eut pas l’air de connaître âme qui vive.

Avant de porter à ses lèvres la liqueur qu’on leur avait servie, Dennis porta à haute voix la santé de lord Georges Gordon, président de la grande Association protestante ; Hugh fit raison à ce toast avec le même enthousiasme. Un joueur de violon qui se trouvait là, et qui avait l’air de remplir les fonctions de ménestrel officiel de la compagnie, racla immédiatement un branle d’Écosse, et il y mit tant d’entrain que Hugh et son ami, qui avaient commencé par boire, se levèrent de leurs siéges comme d’un commun accord, et, à la grande admiration des hôtes réunis, exécutèrent une improvisation chorégraphique, la danse de Pas de papisme.


  1. Prison de Londres.