Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 256-262).
CHAPITRE XXVIII.

Lorsqu’il eut quitté la maison du serrurier, M. Chester se rendit à un café distingué dans Covent-Garden, et y resta longtemps assis à prolonger son dîner, s’égayant excessivement des souvenirs amusants de sa récente visite, et se félicitant du succès de son insigne adresse. Grâce à l’influence de ses pensées, sa figure avait une expression si bénigne et si tranquille, que le garçon chargé particulièrement du service de sa table se sentait presque capable de mourir pour sa défense, et se mit dans la tête (il en fut désabusé au reçu du montant de la carte, où il n’eut pour prix de toutes les peines qu’il s’était données qu’une gratification d’un penny) qu’un chaland si apostolique valait une demi-douzaine au moins de dîneurs ordinaires.

Une visite à la table de jeu, non pas en étourdi qui risque gros pour satisfaire à l’ardeur qui l’emporte, mais en homme sage et posé qu’on a plaisir à voir sacrifier l’enjeu de ses deux ou trois écus pour condescendre aux folies de la société et sourire avec une égale bienveillance au gain et à la perte, fut cause qu’il ne rentra chez lui qu’à une heure avancée. Il avait l’habitude de dire à son domestique d’aller se coucher quand il voudrait, à moins d’un ordre contraire, et de laisser seulement une bougie sur l’escalier. Au palier était une lampe où il pouvait toujours l’allumer lorsqu’il revenait tard ; et, comme il avait sur lui une clef de la porte, il pouvait rentrer et se coucher à l’heure qu’il voulait.

Il ouvrit le verre de la sombre lampe, dont la mèche, presque toute embrasée et enflée comme le nez d’un ivrogne, s’envolait en petites escarboucles au toucher de la chandelle, et, répandant tout autour d’ardentes étincelles, rendait assez difficile l’opération d’allumer le paresseux flambeau, quand un bruit, semblable au ronflement profond d’un homme endormi quelques marches au-dessus, tint en suspens M. Chester et le fit écouter. C’était bien la forte respiration d’un homme qui dormait là, tout contre. Un individu s’était couché sur l’escalier même, et y dormait solidement. Après avoir allumé enfin la chandelle et ouvert sa porte, le gentleman monta doucement, en tenant le flambeau élevé sur sa tête et regardant avec précaution alentour, curieux de voir quelle espèce d’homme avait choisi pour son gîte un abri si peu confortable.

Sa tête sur le palier supérieur et ses grands membres étendus sur une demi-douzaine de marches, aussi négligemment qu’un cadavre jeté là par des croque-morts en goguette, gisait Hugh, son visage en l’air, sa longue chevelure éparpillée comme une algue sauvage sur son oreiller de bois, avec sa large poitrine haletante dont le bruit troublait ce lieu à cette heure d’une manière si inaccoutumée.

Le gentleman, qui s’attendait peu à le voir là, allait interrompre son repos en le poussant du pied, lorsque, au moment de le faire, un coup d’œil sur le visage tourné vers lui l’arrêta. Se baissant donc et ombrageant de sa main la bougie, il examina les traits du dormeur ; mais, de si près qu’il les eût examinés, cela ne lui suffit pas, car il passa et repassa sur la figure de cet homme la lumière couverte encore avec plus de soin, pour observer l’inconnu d’un œil plus pénétrant.

Tandis qu’il était tout entier à cet examen, le dormeur, sans tressaillir, sans se tourner même, se réveilla. Il y eut dans la rencontre soudaine de son fixe regard une espèce de fascination qui ôta à l’observateur la présence d’esprit de retirer ses yeux, et l’obligea en quelque sorte de soutenir les yeux de l’autre. Ils restèrent ainsi à se considérer avec un étonnement réciproque, jusqu’à ce que M. Chester rompit enfin le silence, et lui demanda à voix basse pourquoi il était venu coucher là.

« Il me semblait, dit Hugh, en s’efforçant de se mettre sur son séant et continuant à fixer sur lui un regard prolongé, que vous faisiez partie de mon rêve. Un rêve curieux, ma foi ; j’espère qu’il ne se réalisera jamais, maître.

— D’où vient que vous frissonnez ?

— C’est le froid, je suppose, grogna-t-il en se secouant et se levant. Je ne sais pas encore bien où j’en suis.

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? dit M. Chester.

— Oh que si, je vous reconnais bien, répliqua-t-il. Je rêvais de vous ; mais, par exemple, nous ne sommes pas où je croyais être avec vous, Dieu merci ! »

En disant ces mots, il regarda autour de lui, et particulièrement au-dessus de sa tête, comme s’il se fût attendu à se trouver au-dessous de quelque objet qui faisait partie de son rêve. Puis il se frotta les yeux, se secoua de nouveau, et suivit son conducteur dans son appartement.

M. Chester alluma les bougies de sa table de toilette, et roulant une bergère vers le feu qui brûlait encore, s’assit devant, et dit à son inculte visiteur :

« Venez ici, ôtez-moi mes bottes…. Vous avez encore bu, mon drôle, dit-il lorsque Hugh s’agenouilla pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

— Aussi vrai que j’existe, maître, j’ai fait à pied les quatre mortelles lieues, après quoi, j’ai attendu ici je ne sais depuis combien de temps, sans qu’il m’ait passé une goutte de boisson par les lèvres depuis midi que j’ai dîné.

— Et n’aviez-vous rien de mieux à faire, mon agréable ami, que de vous endormir à ébranler la maison tout entière de vos ronflements ? dit M. Chester. Ne pouviez-vous pas aller rêver sur votre paille au Maypole, mauvais chien que vous êtes, au lieu de venir ici pour cela ? Allez me chercher mes pantoufles, et marchez doucement. »

Hugh obéit en silence.

« Écoutez un peu, mon cher jeune gentleman, dit M. Chester en mettant les pantoufles. La première fois que vous rêverez, dispensez-vous de rêver de moi ; rêvez de quelque chien ou de quelque rosse avec qui vous serez plus lié. Remplissez-vous un verre ; vous le trouverez, ainsi que la bouteille, à la même place, et videz-le pour vous tenir éveillé. »

Hugh obéit derechef, et, cette fois, même avec plus de zèle ; puis après il se présenta devant son patron.

« Maintenant, dit M. Chester, que me voulez-vous ?

— Il y a des nouvelles aujourd’hui, répliqua Hugh ; votre fils a paru chez nous, il est venu à cheval. Il a essayé de voir la jeune femme, il n’a pas pu seulement l’entrevoir. Il a laissé quelque lettre ou quelque message dont notre Joe s’est chargé ; mais lui et le vieux se sont querellés à ce sujet quand votre fils a été parti, et le vieux ne voulait pas que la commission fût faite. Il dit comme ça (c’est le vieux qui parle) qu’il ne veut pas que personne chez lui se mêle de cette affaire pour lui procurer du désagrément. Il est aubergiste, comme il dit, et ne veut pas mécontenter ses pratiques qui le font vivre.

— C’est un vrai diamant, dit M. Chester avec un sourire, et un diamant brut, ce qui n’en vaut que mieux. Après ?

— La fille de Varden… c’est la jeunesse à qui j’ai pris un baiser….

— Et à qui vous avez volé un bracelet sur la grande route, dit M. Chester tranquillement. Eh bien, qu’avez-vous à dire d’elle ?

— Elle a écrit chez nous une lettre à la jeune femme, pour lui annoncer qu’elle avait perdu celle que je vous ai apportée et que vous avez brûlée. Notre Joe devait porter ce billet à la Garenne ; mais le vieux a retenu son fils au logis toute la journée suivante, afin de l’empêcher de faire la commission. Le surlendemain, il m’en a chargé ; le voici.

— Vous ne l’avez donc pas remis à son adresse, mon bon ami ? dit M. Chester, en tortillant le billet de Dolly entre son doigt et son pouce, et feignant la surprise.

— J’ai supposé que vous ne seriez pas fâché de l’avoir, répliqua Hugh. Quand on en brûle une, autant les brûler toutes, ai-je pensé.

— Ma foi, monsieur le Diable, dit Chester, réellement, si vous ne prenez pas plus de discernement, votre carrière pourra bien se trouver raccourcie avec une rapidité merveilleuse. Ne savez-vous pas que la lettre que vous m’avez apportée était adressée à mon fils qui reste ici même ? et ne mettez-vous aucune différence entre ses lettres et celles qui sont adressées à d’autres ?

— Si vous n’en voulez pas, dit Hugh déconcerté par ce reproche, quand il s’attendait à des compliments, rendez-la moi, et je la remettrai à son adresse. Je ne sais pas comment vous contenter, maître.

— Je la remettrai, répliqua son patron, en la rangeant de côté après avoir réfléchi un moment…. La jeune demoiselle se promène-t-elle dehors, dans les belles matinées ?

— Très souvent. Ordinairement sur le midi.

— Seule ?

— Oui, seule !

— Où ?

— Sur la pelouse en face de la maison, celle qui est traversée par le sentier.

— Si le temps est beau, il est possible que je me lance demain sur son passage, dit M. Chester, aussi froidement que si cette demoiselle eût été une de ses connaissances habituelles. Monsieur Hugh, si j’arrive à cheval devant la porte du Maypole, vous me ferez la faveur de ne m’avoir jamais vu qu’une seule fois. Vous devez supprimer votre gratitude et tâcher d’oublier ma tolérance dans l’affaire du bracelet. Cette gratitude est naturelle : je ne suis pas étonné que vous la montriez, et cela vous fait honneur ; mais quand il y a là d’autres personnes, vous devez, pour votre propre sûreté, continuer d’être comme à votre ordinaire, absolument, comme si vous ne m’aviez aucune espèce d’obligation, et que vous ne vous fussiez jamais trouvé ici entre ces quatre murs. Vous me comprenez ? »

Hugh le comprit parfaitement. Après une pause, il marmotta qu’il espérait que son patron ne le jetterait pas dans quelque embarras au sujet de cette dernière lettre, qu’il avait gardée dans l’unique vue de lui plaire. Il allait continuer de ce ton, lorsque M. Chester coupa court à ses excuses de l’air du plus généreux des protecteurs, et lui dit :

« Mon bon garçon, vous avez ma promesse, ma parole, mon engagement scellé (car un engagement verbal de ma part a tout autant de valeur) que je vous protégerai toujours aussi longtemps que vous le mériterez. Mettez donc votre esprit en repos. Soyez bien tranquille, je vous en prie. Quand un homme se livre à moi aussi complétement que vous avez fait, il me semble en vérité qu’il a une sorte de droit sur moi. Je suis plus disposé à la miséricorde et à la tolérance dans le cas actuel que je ne peux vous le dire, Hugh. Regardez-moi comme votre protecteur ; et à l’égard de cette indiscrétion, soyez assuré, je vous en conjure, que vous pouvez conserver, aussi longtemps que vous et moi serons amis, le cœur le plus léger qui ait jamais battu dans une poitrine humaine. Remplissez encore une fois le verre, pour vous faire reprendre gaiement la route du Maypole. Je suis réellement confus quand je songe au chemin énorme que vous avez à faire ; et puis adieu, bonne nuit !

— Ils croient, dit Hugh après avoir entonné la liqueur, que je suis à dormir solidement dans l’écurie. Ha ha ha ! La porte de l’écurie est fermée, mais la bête n’y est plus, maître.

— Vous êtes un franc luron, répliqua son ami, et il n’y a rien qui m’amuse comme votre humeur joviale. Bonne nuit ! Prenez le plus grand soin possible de vous, pour l’amour de moi ! »

Il est remarquable que, durant le cours de cette entrevue, chacun d’eux avait essayé de regarder à la dérobée la figure de l’autre, sans jamais pouvoir parvenir à la voir en plein. Ils échangèrent un rapide coup d’œil lorsque Hugh ferma derrière lui la double porte, avec soin et sans bruit ; et M. Chester resta dans sa bergère, fixant sur le feu un regard attentif.

« C’est bien, dit-il après une longue méditation, et il le dit avec un profond soupir et en changeant péniblement d’attitude, comme s’il écartait de son esprit quelques autres pensées, pour en revenir à celles qui l’avaient préoccupé tout le jour. L’intrigue se complique ; voilà ma bombe lancée ; elle éclatera dans quarante-huit heures, et va vous éparpiller toutes ces bonnes gens-là d’une manière étonnante. Nous verrons ! »

Il se coucha et s’endormit ; mais il n’y avait pas longtemps qu’il dormait quand il se réveilla en sursaut, croyant que Hugh était à la porte extérieure et demandait d’une voix étrange, très différente de la sienne, qu’on le fît entrer. L’illusion était si forte et si pleine de cette vague terreur que la nuit donne à de semblables visions, qu’il se leva, et, prenant à la main son épée dans le fourreau, ouvrit la porte, regarda l’escalier à l’endroit où il avait trouvé Hugh endormi, et l’appela même par son nom. Mais tout était sombre et paisible. Il retourna lentement au lit, et, après une heure de veille fatigante, il retrouva le sommeil, et ne s’éveilla plus que le lendemain matin.