Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 220-226).
CHAPITRE XXIV.

Comment ce gentleman distingué passa la soirée au milieu d’un cercle brillant, éblouissant ; comment il enchanta tous ceux dont il s’approcha, par la grâce de son maintien, la politesse de ses manières, la vivacité de sa conversation et la douceur de sa voix ; comment on remarqua dans chaque coin du salon que Chester était un homme d’une heureuse humeur, que rien ne le troublait, que les soucis et les erreurs du monde ne lui pesaient pas plus que son habit, et que sa figure souriante reflétait constamment un esprit calme et tranquille ; comment d’honnêtes gens, qui par instinct le connaissaient mieux, s’inclinèrent néanmoins devant lui, pleins de déférence pour chacune de ses paroles, et courtisant la faveur d’un de ses regards ; comment des gens qui avaient réellement du bon se laissèrent aller au courant, le flattèrent, l’adulèrent, l’approuvèrent, et se méprisèrent eux-mêmes de tant de bassesse ; comment, en un mot, il fut un de ceux qui sont reçus et choyés dans la société par nombre de personnes qui, individuellement, se fussent éloignées avec dégoût de celui qui faisait en ce moment l’objet de leur attention avide : voilà des choses si naturelles, qu’elles se présenteront d’elles-mêmes à nos lecteurs. De pareilles platitudes sont si communes qu’elles ne valent à peine qu’un coup d’œil rapide, et c’est tout.

Les gens qui méprisent l’humanité (je ne parle pas des imbéciles et des comédiens, qui se font de cela une religion) sont de deux sortes : ceux qui croient leur mérite négligé et incompris forment la première classe ; ceux qui recueillent la flatterie et l’adulation, sachant bien leur propre indignité, composent l’autre. Soyez sûr que les misanthropes, qui ont le cœur le plus froid, sont toujours de la dernière.

M. Chester était dans son lit, sur son séant, le lendemain matin, et buvant à petits traits son café ; il se rappelait, avec une espèce de satisfaction méprisante, comment il avait brillé la veille au soir, comment il avait été caressé et courtisé, lorsque son domestique lui apporta un très petit morceau de papier sale, étroitement cacheté à deux places, et à l’intérieur duquel étaient écrits en assez gros caractères les mots suivants : « Un ami. On désire une conférence. Immédiatement. En particulier. Brûlez cela après l’avoir lu. »

« Où donc, au nom de la conspiration des poudres[1], avez-vous ramassé cela ? » dit son maître.

Cela lui avait été donné par une personne qui attendait maintenant à la porte : telle fut la réponse du domestique.

« Avec un manteau et un poignard ? dit M. Chester.

— Cette personne n’avait sur elle rien de plus menaçant, à ce qu’il m’a semblé, qu’un tablier de cuir et une figure sale.

— Qu’elle entre. » Elle entra. C’était M. Tappertit, avec ses cheveux encore hérissés, et dans sa main une grande serrure qu’il déposa sur le parquet au milieu de la chambre, comme s’il eût été prêt à exécuter quelque représentation où devait figurer une serrure.

« Monsieur, dit M. Tappertit en faisant un profond salut, je vous remercie de votre condescendance, et je suis bien aise de vous voir. Excusez l’emploi servile dans lequel je suis engagé, et étendez votre sympathie sur un homme qui, malgré son humble apparence, travaille intérieurement à une œuvre fort au-dessus de son rang social. »

M. Chester écarta les rideaux du lit plus en arrière, et regarda ce visiteur avec une vague idée que c’était quelque maniaque qui non-seulement avait forcé la porte de sa loge, mais avait emporté la serrure par-dessus le marché. M. Tappertit salua de nouveau, et développa ses jambes dans l’attitude la plus avantageuse.

« Vous avez entendu parler, monsieur, dit M. Tappertit, en mettant sa main sur sa poitrine, de G. Varden, serrurier, pose les sonnettes et exécute proprement les réparations à la ville et à la campagne, Clerkenwell, Londres ?

— Eh bien, après ? demanda M. Chester.

— Je suis son apprenti, monsieur.

— Eh bien, après ?

— Hem ! dit M. Tappertit, voulez-vous me permettre de fermer la porte, monsieur, et voulez-vous en outre, monsieur, me donner votre parole d’honneur que ce qui se passera entre nous demeurera strictement confidentiel ? »

M. Chester se recoucha dans son lit avec calme, et tournant une figure où il n’y avait pas le moindre trouble, vers l’étrange apparition qui pendant ce temps avait fermé la porte, il pria l’inconnu de s’expliquer aussi raisonnablement que possible, si cela ne le gênait pas.

« En premier lieu, monsieur, dit M. Tappertit, exhibant un petit mouchoir de poche et le secouant pour le déplier, comme je n’ai pas de carte sur moi (l’envie des maîtres nous ravale au-dessous de ce niveau), souffrez que je vous offre ce que les circonstances me fournissent de mieux en remplacement d’une carte. Si vous voulez prendre ceci dans votre main, monsieur, et jeter les yeux sur le coin qui est à votre droite, dit M. Tappertit en présentant d’un air gracieux son mouchoir, vous y trouverez mes lettres de créance.

— Je vous remercie, répondit M. Chester en acceptant ce mouchoir avec politesse, et regardant à l’un des bouts quelques caractères d’un rouge de sang : Quatre. Simon Tappertit. Un. Est-ce cela ?

— C’est mon nom, monsieur, ne faites pas attention aux numéros, répliqua l’apprenti. Les numéros ne sont là que comme de simples indications pour la blanchisseuse, sans aucune connexion avec moi ni ma famille. Votre nom, monsieur, dit M. Tappertit en regardant fixement le bonnet de nuit du gentleman, est Chester, je suppose ? vous n’avez pas besoin de l’ôter, monsieur, je vous remercie. Je vois d’ici E. C. ; nous tiendrons le reste pour chose convenue.

— Monsieur Tappertit, je vous prie, dit M. Chester, cette pièce compliquée de serrurerie que vous m’avez fait la faveur d’apporter avec vous a-t-elle quelque connexion immédiate avec l’affaire que nous avons à discuter ?

— Elle n’en a aucune, monsieur, répliqua l’apprenti. C’est que j’allais la poser à la porte d’un magasin dans Thames Street.

— Peut-être, en ce cas, dit M. Chester, comme elle a un parfum d’huile grasse un peu plus fort que je n’ai l’habitude d’en rafraîchir ma chambre à coucher, voudrez-vous bien m’obliger de la déposer dehors à la porte ?

— Certainement, monsieur, dit M. Tappertit, se hâtant d’acquiescer à ce désir.

— Vous m’excuserez de cette observation, j’espère ?

— Ne vous en excusez pas, monsieur, je vous prie. Et maintenant, s’il vous plaît, à notre affaire. »

Durant tout le cours de ce dialogue, M. Chester n’avait rien laissé paraître sur sa figure que son sourire de sérénité et de politesse inaltérable. Sim Tappertit, qui avait de lui-même une opinion beaucoup trop bonne pour soupçonner que n’importe qui pût s’amuser à ses dépens, s’imagina reconnaître là quelque chose du respect qui lui était dû, et fit de cette conduite courtoise d’un étranger à son égard une comparaison qui n’était point du tout favorable à celle du digne serrurier, son patron.

— D’après ce qui se passe chez nous, dit M. Tappertit, je suis instruit, monsieur, d’un commerce que votre fils entretient avec une jeune demoiselle contre vos inclinations. Votre fils ne s’est pas bien conduit avec moi, monsieur.

« Monsieur Tappertit, dit l’autre, vous me peinez au delà de toute expression.

— Je vous remercie, monsieur, répliqua l’apprenti. Je suis aise de vous entendre parler ainsi. Il est très fier, monsieur votre fils, très hautain.

— J’en ai peur, dit M. Chester. Savez-vous que je le craignais un peu déjà ? mais votre témoignage ne me permet plus d’en douter.

— Raconter les corvées serviles que j’ai eu à faire pour votre fils, monsieur, dit M. Tappertit ; les chaises que j’ai eu à lui donner, les voitures que j’ai eu à aller lui chercher, les nombreuses besognes dégradantes, et sans la moindre connexion avec mon contrat d’apprentissage, que j’ai eu à subir pour lui, remplirait une Bible de famille. D’ailleurs, monsieur, ce n’est lui-même au bout du compte qu’un jeune homme, et je ne considère pas : « Merci, Sim » comme une formule convenable de politesse en ces occasions.

— Monsieur Tappertit, vous avez une sagesse au-dessus de votre âge. Continuez, je vous prie.

— Je vous remercie de votre bonne opinion, monsieur, dit Sim, très flatté, et je tâcherai de la justifier. Maintenant, monsieur, à cause de ce grief (et peut-être encore pour une ou deux raisons qu’il est inutile de vous déduire), je suis de votre côté. Et voici ce que je vous dis : tant que nos gens iront et viendront, çà et là, en long et en large, à ce vieux joyeux Maypole là-bas, avec des lettres, des commissions, mille choses qu’on porte, qu’on va chercher, vous ne sauriez empêcher votre fils d’entretenir commerce avec cette jeune demoiselle par délégué, quand tous les Horse-Guards[2] le surveilleraient nuit et jour, en grand uniforme, depuis le premier jusqu’au dernier. »

M. Tappertit s’arrêta pour prendre haleine après cette hypothèse ; puis il reprit son élan.

« Maintenant, monsieur, j’arrive au point capital. Vous demanderez comment empêcher cela ? je vais vous dire comment. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous…

— Monsieur Tappertit, réellement…

— Non, non, je parle sérieusement, répliqua l’apprenti, je parle sérieusement, ma parole d’honneur. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous, consentait à causer seulement pendant dix minutes avec notre vieille femme, Mme Varden, et à la flatter un brin, elle vous serait acquise à jamais. Et nous obtiendrons cet autre résultat que sa fille Dolly (ici une rougeur subite se répandit sur la figure de M. Tappertit) n’aurait plus la permission de servir dorénavant d’intermédiaire ; mais rien ne l’en empêchera, tant que nous n’aurons pas la mère pour nous. Songez-y bien.

— Monsieur Tappertit, votre connaissance de la nature humaine…

— Attendez une minute, dit Sim, en croisant ses bras avec un calme effrayant. J’arrive à présent au point le plus capital. Monsieur, il y a un scélérat à ce Maypole, un monstre sous forme humaine, un vagabond fini. Si vous ne vous en débarrassez pas, si vous ne le faites pas au moins enlever et confisquer, vous ne réussirez à rien, il mariera votre fils, soyez-en sûr et certain, comme s’il était l’archevêque de Cantorbéry en personne. Il le fera, monsieur, vu la haine malicieuse qu’il vous porte, et à part le plaisir de faire une mauvaise action, qui suffit pour le payer de toutes ses peines. Si vous saviez comme ce gaillard, ce Joseph Willet (c’est son nom), va et vient chez nous, vous diffamant, vous dénonçant, vous menaçant, et comme je frémis quand je l’entends, vous le haïriez plus que je ne fais, monsieur, dit M. Tappertit d’un air farouche, en hérissant sa chevelure encore davantage, et en grinçant des dents comme s’il voulait écraser son ennemi sous ses molaires, si c’était possible.

— Une petite vengeance particulière, monsieur Tappertit ?

— Vengeance particulière, monsieur, ou intérêt public, ou tous les deux combinés, n’importe ; détruisez-le, répliqua M. Tappertit. Miggs le dit comme moi. Miggs et moi, voyez-vous, nous ne pouvons souffrir tous ces complots souterrains qui vont leur train. Nos cœurs s’en révoltent. Barnabé Rudge et Mme Rudge sont dans l’affaire également ; mais c’est ce scélérat de Joseph Willet qui est le meneur. Leurs complots et leurs plans sont connus de moi et de Miggs. Si vous désirez vous renseigner là-dessus, vous n’avez qu’à vous adresser à nous. À bas Joseph Willet, monsieur ! Détruisez-le. Écrasez-le. Et ce sera bien fait. »

En disant ces mots, M. Tappertit, qui semblait ne pas attendre de réplique, et regarder comme une conséquence nécessaire de son éloquence que son auditeur fût tout à fait abasourdi, muet d’admiration, réduit au mutisme et anéanti, croisa ses bras de telle sorte que la paume de chacune de ses mains resta sur l’épaule opposée ; et il disparut à la manière de ces conseillers mystérieux dont il avait vu les allures dans les livres de contes à bon marché.

« Ce garçon, dit M. Chester en détendant sa figure, lorsque l’apprenti fut déjà loin, est bon pour m’entretenir la main. Il faut vraiment que je sois maître de ma physionomie comme je le suis, pour ne pas pouffer de rire. Mais, avec tout cela, il n’en confirme pas moins pleinement mes soupçons. Il y a telles circonstances où des outils émoussés valent mieux pour l’usage qu’on en veut faire que des instruments bien raffinés. Je crains d’être obligé de faire un grand ravage parmi ces dignes gens. Fâcheuse nécessité ! J’en suis tout à fait désolé pour eux. »

Cela dit, il commença par s’assoupir tout doucement : puis il tomba petit à petit dans un sommeil si paisible, si agréable, qu’il avait tout à fait l’air d’un enfant qui fait son dodo.


  1. Tramée, en 1605, par les catholiques, dans le but de faire périr par une explosion Jacques Ier, roi d’Angleterre, sa famille et tout le Parlement.
  2. Gardes du corps à cheval.