Barcelone (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 561-595).
BACELONE


I. EXPLICATION LIMINAIRE

Précisément parce que j’arrive à Barcelone, je ne dirai rien ni des événemens qui s’y sont déroulés, l’été dernier, ni des mesures de rigueur que le gouvernement espagnol a cru devoir y adopter et qui ont soulevé un tel tapage dans la presse française et européenne. Personne, en Catalogne, ne m’a parlé de ces sujets, sans que je l’y eusse d’abord invité, et encore m’a-t-on répondu partout, — même dans les milieux socialistes et républicains, — avec cette réserve, ce flegme, cette pondération qui distinguent le caractère catalan. Tandis que, chez nous, toutes les cervelles étaient à l’envers, — là-bas, elles étaient bien tranquillement dans leur assiette. Sans doute, les Barcelonais ne se dissimulent pas la gravité de la crise dont tous ont eu à souffrir, mais ils la considèrent comme un simple accident, une perturbation inattendue et passagère dans la vie laborieuse de leur grande cité, qui en a vu bien d’autres !

Quand on prononce devant eux le gros mot de « révolution, » ils répliquent, en riant, que c’est à Paris et non à Barcelone que la révolution a eu lieu. Si l’on insiste, ils vous donnent à entendre que vous vous mêlez peut-être de ce qui ne vous regarde pas.

Oublions donc nos mouvemens d’humeur, nos indignations inconsidérées ! Barcelone ne doit pas seulement nous intéresser parce qu’elle nous offre un cas horrifiant de pathologie anarchiste et quelle est devenue, bien malgré elle, la Ville des bombes ; ni non plus parce qu’elle est à la fois socialiste, républicaine, régionaliste, conservatrice et même carliste. Tout cela est secondaire. La politique, à Barcelone comme ailleurs, est commandée par des questions d’un autre ordre qu’elle-même et qui la dépassent. Pour moi, ce qui m’y a frappé avant toutes choses, c’est la renaissance et l’affirmation triomphante d’une nationalité, l’éveil d’un esprit nouveau, qui se traduit par un déploiement colossal d’activité, par une recrudescence de richesse matérielle, par une foule de tentatives vigoureuses et passionnées en art, en science et en littérature. Et c’est cela surtout qui me semble valoir la peine d’être dit !


II. — LES AVENUES FRANÇAISES DE LA CATALOGNE

Différons encore un peu le plaisir de l’admiration.

Si Barcelone et la Catalogne espagnole nous paraissent si belles au premier aspect, c’est que nous y arrivons déjà émerveillés et préparés à nous émerveiller davantage par toutes les beautés françaises, qui s’échelonnent pendant des lieues entre le Rhône et les Pyrénées. Cette longue voie infléchie selon les sinuosités du rivage méditerranéen est la plus royale avenue qu’on puisse rêver pour une métropole. On se souvient, en les traversant, que nos provinces maritimes du Sud firent autrefois partie du royaume presque légendaire de Majorque. Aujourd’hui encore, ce royaume dispersé garde, à travers mille nuances diverses et parfois contraires, une unité de couleur qui réjouit les yeux de l’artiste et qui réchauffe les vieux espoirs aux cœurs des poètes patriotes.

Et pourtant, ce riche et joyeux Midi du Roussillon et du Bas-Languedoc n’est guère connu, en tout cas, il n’est guère apprécié de nos voyageurs et de nos écrivains du Nord, — de tous ceux qui ne savent pas combien la France est belle. Le touriste n’y sévit point. Egoïstement, je m’en réjouirais, si la volupté de partager mes émotions ne l’emportait sur les inconvéniens de promiscuités fâcheuses. Pour ma part, je l’aime mieux que la Provence : il n’en a pas l’âpreté, et il est moins fatigué par la description. Sous un soleil aussi doré, il est plus vert, plus plantureux, plus regorgeant, plus chaud, plus éclatant, plus dégagé d’horizon, plus robuste de contours.

Par-dessus tout, j’aime, au crépuscule, la mélancolie de ses eaux dormantes. La côte basse, sans cesse rongée par le flot, n’est qu’un vaste parterre d’eau, où se mirent, en reflets infinis toutes les heures du Jour. D’Aigues-Mortes à Elne, c’est une succession presque ininterrompue d’étangs aux noms sonores, qui caressent l’oreille et l’imagination : Maguelonne, Thau, Valcarès, Salses, Leucate, Sijan !… Les beautés essentielles qui font les grands paysages sont, ici, réunies : la mer, les lagunes, les montagnes, — de grandes surfaces lisses et miroitantes, où se joue et chante la lumière ! On voudrait s’arrêter, pour y surprendre d’insaisissables symphonies de nuances, dans un de ces villages de pêcheurs, petits îlots de cabanes bâties sur pilotis, dont les toits mornes émergent seuls dans la solitude des étangs. Le train va trop vite, — pas si vite pourtant que les dégradations de cette féerie lumineuse qui se renouvelle de minute en minute. Voici Leucate : à perte de vue, du côté des Corbières, la plaine d’eau est teinte d’une invraisemblable couleur orangée ; là-bas, du côté de la mer, elle est d’un gris perleux, comme les Baltiques les plus livides. Le flot amorti bat doucement le bord vaseux, où l’écume saline se dépose en bulles neigeuses. Parmi les herbes tristes, les moisissures aquatiques, une barque à l’abandon reflète son image lugubre dans cette immensité ; et, bien au-delà, tout au fond, derrière une mince bande noirâtre, une pellicule sablonneuse qui semble sur le point de se dissoudre sous l’assaut des vagues, — la mer blême et glauque, la mer méchante s’enfle tumultueusement vers le ciel. Plus rien : c’est la fin des terres, la grande désolation du vide et des espaces crépusculaires…

Le train passe, les lagunes s’éteignent, — et aussitôt recommence la gaieté des plaines et des collines vineuses : grasses contrées bucoliques, que relèvent le profil sévère de l’Aigoual et la chaîne violette des Cévennes. L’ardeur méridionale s’y marie à la fertilité du Nord. Comme dans la vallée du Pô, les sèves végétales ont, ici, un regorgement, et les verdures, un lustre incomparables. Les jeunes pousses des vignes y gonflent leurs vrilles écarlates parmi les clairs feuillages des platanes et des oliviers. L’acidité des verts septentrionaux s’y adoucit dans les ors et dans les bleus légers des ciels.

Et à cette magnificence de la terre s’ajoute la parure des villes. Quelle belle couronne murale le long de cette grande avenue maritime !… Nîmes, avec ses débris antiques et son étonnant jardin de la Fontaine, un peu cérémonieux et compassé, mais qui, dans le voisinage des arènes et des temples en ruine, sous les parasols de ses pins et les aiguilles de ses cyprès, unit avec une telle sûreté de goût la pompe de Versailles à la pompe romaine ! Aigues-Mortes la médiévale et son quadrilatère de remparts crénelés, sa lande marécageuse et désolée, — déjà si semblable d’atmosphère et d’aspect à ces villes d’Orient vers qui partaient les Croisés ! Montpellier, avec sa cathédrale, ses vieilles rues noires et ses vieux hôtels, — la merveille de son Peyrou ! Maguelonne et son abbaye ! Cette cité flottante, comme Venise, entre sa lagune, ses canaux et la mer ! Béziers, hérétique et belliqueuse, qui dresse au sommet de sa colline son église farouche comme une forteresse ! Narbonne, rude et violente, appesantie par son gros vin noir, avec son hôtel de ville moyen-âgeux et révolutionnaire, sa cathédrale inachevée, qui surgit comme une carcasse-de navire, au milieu de ses maisons plates ! Perpignan la Catalane, toute dorée et toute rose, parmi les verdures de sa riche plaine qui n’est, d’un bout à l’autre, qu’un grand jardin d’abondance !

Je voue à celle-ci une dilection particulière. Je ne vois que Cette, qui, pour l’agrément des yeux, puisse lui être comparée. … Cette ! une Bruges du Midi ! mais une Bruges vivante ! toute bruyante des tonneaux qu’on roule et des lourds camions qui s’en vont vers le port, égayée par les vergues et les pavillons des navires, les sirènes des remorqueurs, qui filent entre la double rangée des maisons grises, — grises d’un gris vermeil, comme il sied à des maisons heureuses que le soleil visite chaque jour !… Du haut d’un de leurs balcons, assister à l’éveil de l’aube ou à la tombée de la nuit sur la lagune et les canaux, est un spectacle qui égale les plus amoureuses contemplations : caresse de l’âme et des sens, élans vers la beauté fugitive et inexprimable, angoisse devant le mystère de ce qui va naître ou de ce qui va mourir ! Et, tandis que les chariots toujours en marche rebondissent sur le pavé et que le gaz des cabarets s’allume sous vos pieds, on est tout surpris d’être grave, le front ! brûlant et les mains glacées contre le fer de la balustrade, parce que la face incendiée des maisons grises s’est éteinte dans l’eau profonde et noire du canal, entre les quais rigides, qui fuient vers la mer et vers l’ombre immense…

Il ne faudrait pas aller d’une traite de cette à Barcelone. Cet ensorcellement des eaux figées, où la vie se reflète silencieuse et lointaine, vous disposerait mai à comprendre les réalités trop immédiates et la beauté un peu massive de la capitale catalane. Mais il y a une étape préparatoire : Perpignan forme la transition.

Je le confesse : la seule chose qui me déplaise de cette charmante ville, peut-être la plus originale de France, c’est son nom, qui évoque des consonances fâcheuses. Je voudrais le voir orthographié à la catalane : Perpinyan, comme on l’écrivait, autrefois et comme on l’écrit encore aujourd’hui, au-delà des Monts.

Mais elle m’a toujours enchanté, parce qu’elle est restée elle-même, qu’elle a gardé sa physionomie ancienne, parce qu’elle offre des types, des costumes, une façon de vivre qui ne se rencontrent que là. Perpignan est active et commerçante. Du matin au soir, elle retentit du vacarme de ses chariots, qui véhiculent ses vins, des coups sonores des marteaux tapant sur ses foudres. Malgré l’opiniâtreté de son labeur et le sérieux de son caractère, elle est gaie, d’une gaîté épanouie, toujours égale, qui est bien moins une expansion brusque d’humeur, qu’une manière d’être. Et cette gaîté a produit les mœurs les plus pittoresques qui soient chez nous. Perpignan est la ville des muletiers et des gitanes, des espadrilles et des guitares, des diligences bariolées et des harnais éclatans. Elle est sensuelle et paradeuse. On y a le goût du plaisir. Je ne connais que deux villes, en France, qui aient une vie nocturne : Paris et Perpignan. Même à Marseille, passé dix heures, la Cannebière est un désert. À cette heure-là, Perpignan se promène sous les platanes de ses promenades, et, jusqu’après minuit, elle est attablée dans ses cercles et dans ses cafés.

Et puis enfin, Perpignan a la Place de la Loge, — un des endroits du monde les plus bizarres et les plus captivans que j’aie traversés : une rue plutôt qu’une place, un carrefour triangulaire, où se concentre, chaque soir, l’animation de la ville ! On s’y installe, comme au théâtre devant un décor de Carmen ou du Barbier de Séville. La toile de fond est formée par la Loge elle-même, l’ancienne Bourse des marchands, avec ses ogives, ses trèfles, ses balustres découpés à jour. Venise elle-même ne montre rien de plus parfait que ce pur joyau d’architecture hispano-mauresque. Sous l’éclairage factice des lampes électriques, dans le bleuissement de la pénombre, l’illusion d’un décor de comédie est complète. On regarde défiler les figurans de la pièce qui doit se jouer, en face, sous les arceaux violemment éclairés de la Loge : et c’est le contrebandier espagnol, avec ses alpargates d’aloès, sa taillole bourrée comme une cartouchière et sa couverture sordide pliée sur l’épaule. Ce sont les gars du pays, balançant au rythme de la marche leurs courtes blouses aux plis nombreux et aux chamarres naïvement compliqués ; puis, se déhanchant comme des Andalouses, les jolies filles aux cheveux ondulés sous la coiffe de dentelle, en jupe courte et souliers décolletés ; puis, les mères, toutes vêtues de noir, figures archaïques qui, sous la mantille et même le fichu populaire, conservent quelque chose de la dignité castillane…

Mais il n’y a pas que cette étrange petite place à Perpignan. Sans doute, la vieille cité roussillonnaise, resserrée jusqu’ici dans son enceinte à la Vauban, n’a point, à l’exception de la Loge, de très beaux édifices. Et pourtant, sa cathédrale s’impose à l’attention, avec son immense nef unique, son retable et ses triptyques, ses tombeaux d’évêques, son clocher en ferronnerie ouvragée où les cloches se balancent à l’air, comme dans une cage fleurie. Le clocher avait autrefois un étonnant carillon. J’entends encore, par les soirs d’été, cette salutation angélique de l’heure s’égrener, en un beau chapelet de notes cristallines, dans les ténèbres sonores de la rue Font-Froide, une rue à vieux logis, dont le silence glacial n’est rompu que de loin en loin, par le pas d’une dévote attardée, ou le heurt d’un lourd vantail qui se referme.

Est-ce la nonchalance méridionale, cet air de mollesse abandonnée, qui prête, ici, une grâce même aux choses les plus communes ? Je sais, à Perpignan, une simple placette avec une fontaine ombragée d’un platane, tel coin de rue que surplombe, sous un échevèlement de glycines ou de vignes vierges, le pignon roussi d’un ancien hôtel, telle venelle montante, — qui vous obligent à vous arrêter subitement comme devant une vision d’art imprévue. Mais surtout Perpignan a le rose ensoleillé de ses briques, non pas seulement son Castillet, ce groupe de tours médiévales qu’on a détaché de ses anciens remparts, mais une foule de maisons particulières et jusqu’à des ruelles saupoudrées de poussière argileuse et qui éclatent comme des corridors sablés de corail entre les durs cailloux de la bordure et les crudités splendides des légumes entassés aux seuils des échoppes. Et il y a aussi les églises, — des églises qui, sans être extraordinaires, ont néanmoins un charme *. Saint-Jacques, Saint-Mathieu, Santa Maria la Real, que j’aimais, avant de l’avoir vue, à cause des sonorités tolédanes de son nom ! Sanctuaires ombreux et frais, où, dans une pénombre inquiétante, reluisent les dorures de reliquaires extravagans et monstrueux, où des madones pleureuses étalent, au pied de la croix, leurs robes de brocart plastronnées d’une étoile de glaives à la hauteur du corsage ; où d’autres épongent leurs beaux yeux avec un mouchoir de dentelles soutenu par une petite main chargée de bagues. Et l’on y voit encore des Christ au Tombeau, entourés des Apôtres. Le Corps divin repose dans un vrai lit, sous une courtepointe tuyautée. La chevelure naturelle du Crucifié répand ses papillotes sur la blancheur fraîchement repassée d’un oreiller de batiste. Cette literie, ces cheveux, cette face livide, c’est effrayant comme la rencontre brusque d’un cadavre !…

On sort, dans le grand soleil de la rue : une affiche en couleurs annonce une course de taureaux pour le prochain dimanche. On va plus loin, vers les quartiers populaires. Des vendangeurs coiffés du bonnet national sont assis à la devanture des cabarets. Les mulets des attelages secouent les pompons rouges de leurs colliers et les résilles flottantes de leurs chasse-mouches… Si nous ne sommes pas précisément en Espagne, nous voilà, il me semble, dans une Catalogne déjà suffisamment catalanisante, pour que l’autre, celle au-delà des Pyrénées, nous soit un peu moins étrangère.

Quand, à Perpignan, on a pris l’air de la Loge, parcouru les églises, respiré les parfums agrestes du faubourg Notre-Dame, on est mûr pour le voyage de Barcelone.


III. — BARCELONE, VILLE DE JOIE ET DE LUMIÈRE

A quelque moment qu’on y arrive, — de jour ou de nuit, — elle vous met tout de suite l’imagination en fête, par son extraordinaire intensité lumineuse.

Le soir, les incandescences des globes électriques remplacent celles du soleil. C’est un éblouissement tel que je ne l’ai éprouvé que là, à un degré semblable. Les électriciens de Barcelone sont certainement supérieurs aux nôtres, car nos grands boulevards sont moins brillamment éclairés que leurs Ramblas. Mais, plus encore que cette artère centrale, les rues adjacentes vous fascinent comme des foyers de splendeur, qu’il s’agisse de la Calle Fernando VII, la grande voie commerçante de Barcelone, ou de rues plus modestes, comme la Calle del Conde Asalto, ou même de l’étroit couloir de la Calle de Escudillers. Celle-ci surtout est singulièrement attirante pour des yeux étrangers. Resserrée entre ses hauts murs, illuminée par des lustres en fer forgé et fleuronné, qui balancent, au-dessus du pavé, leurs feuillages, leurs pendeloques et leurs couronnes féodales, elle s’enfonce dans les ténèbres nocturnes, comme la nef d’une étrange basilique gothique, dont le chœur serait noyé dans l’ombre… Ces prodigalités d’éclairage déguisent-elles une intention symbolique ? Les gens de là-bas, en déversant ainsi des torrens d’électricité sur leur ville, veulent-ils prouver au monde qu’elle est la Ville-lumière de l’Espagne ? En tout cas, je crois deviner chez le Barcelonais qui débarque à Paris une impression absolument contraire à celle que je ressens, chaque fois que j’arrive à Barcelone. Lorsque, du fond de son fiacre, il voit s’espacer, le long de nos quais déserts, de misérables becs de gaz clignotant dans le brouillard, il ne peut que définir Paris : une ville arriérée, frigide et noire.

Barcelone est joyeuse, parce qu’elle est lumineuse. La lumière crée la joie. N’est-ce point ici, dans ce pays de soleil, qu’ils se sont avisés d’appeler le costume chatoyant de leurs toreros « l’habit de lumière ? » Le joli nom ! Et comme il évoque la silhouette soyeuse du gymnaste vêtu de reflets, qui bondit dans la grande lumière vespérale de l’amphithéâtre ! Même les jeux cruels du sang, ils les veulent encore embellis et poétisés par la lumière. Que dis-je ? Cet endroit banal qu’est un café, ils l’aiment, ils y vivraient sans ennui, parce que le café est un « lieu de lumière. » Nos gens du Nord qui se figurent ces endroits-là d’après les tabagies de nos faubourgs ne sauront jamais ce que signifie un café pour un Espagnol, ou même pour nos Méridionaux.

Les cafés sont la gaîté et la parure triviale de Barcelone. Il en est d’illustres dans le nombre, — dont les provinciaux rêvent au fond des casinos minables de leurs pueblos : le café Colon, le café Suizo, le café de Oriente, la Maison Dorée, le café de Novedades ! J’en passe !… Il faut bien que le seul plaisir de la parade et la flânerie y retiennent les Barcelonais, car, à l’exception de la Maison Dorée et des Novedades, tous ces lieux publics sont, en général, dénués de faste et d’attractions particulières. Les Novedades, près du théâtre du même nom, me représentent ce que j’ai vu de plus éblouissant, dans ce genre, à Barcelone : immensité des salles, éclairage aveuglant, peintures murales exécutées par des artistes du cru, et, tout au fond, dans un recul majestueux, comme un sanctuaire sans cesse occupé par les cérémonies du culte, un vaste fumoir, où quarante billards retentissent du choc perpétuel des carambolages. Les fidèles regorgent, débordent jusque sur la terrasse qui se développe en bordure le long du Paseo de Gracia. On y trouve à peu près toutes les classes de la population mêlées avec une belle franchise démocratique. L’ouvrier en espadrilles, le paysan en blouse s’y coudoient avec le petit employé, voire le bourgeois riche qui vient s’y asseoir pendant les entr’actes du théâtre. Les boissons qu’on y déguste ne sont pas précisément délicieuses, les dînettes de biscuits qu’on y fait sont plutôt frugales, et, à part les fanatiques du billard, on y joue très peu. Si l’on y reste, si l’on s’y éternise pendant des heures, ce ne peut pas être pour de grossières jouissances matérielles. On s’installe au café, parce qu’au sortir du chantier, du bureau, ou du logis malgracieux, on y goûte l’ivresse de vivre en splendeur. Oui ! je veux me le persuader, ils viennent ici pour l’unique volupté de la lumière ! Ils y sont comme en apothéose, parmi les fulgurations des lampes électriques, qui transfigurent les objets et qui font trembler les contours des visages plus pâles dans un nimbe de féerie.

Et c’est encore pour l’intensité de leur éclairage diurne ou nocturne, pour leur papillotement de couleurs chaudes, leur animation continuelle, que les Ramblas ont un tel caractère. Les Barcelonais les comparent volontiers à nos grands boulevards. Ils ont tort : leurs Ramblas ressemblent bien plus aux « Cours » de nos villes du Midi, avec leur chaussée médiane plantée d’arbres, où ne circulent que les piétons, et leurs deux allées latérales, qui sont réservées aux voitures. Le va-et-vient des foules, des tramways et des attelages y est, pour ainsi dire, ininterrompu. A sept heures du soir, la circulation y devient peut-être plus compacte qu’à Marseille, à la croisée de la Cannebière et du cours Belzunce, ou qu’à Paris, dans les carrefours les plus fréquentés de la Rive droite. C’est l’instant triomphal des Ramblas. Le mouvement s’apaise à l’heure du dîner, pour reprendre entre neuf et dix. Cela dure jusqu’après minuit. Vers deux heures du matin, les fiacres et les tramways finissent par s’arrêter : il n’y a plus que de rares noctambules sous les platanes des avenues. A cinq, le tapage recommence. Et ainsi, les Ramblas ne connaissent jamais le vide et le silence.

Malgré leur vacarme, leur agitation incessante, leur apparence de banalité bruyante, elles ont pourtant un attrait original qui vous saisit aussitôt : cela tient-il à leurs éventaires de fleurs, à tous ces reposoirs parfumés, qui s’échelonnent depuis le Liceo jusqu’à la Place de Catalogne, dressant en gerbes, en bouquets, en éventails, les roses, les jasmins, les œillets, les glaïeuls et les tubéreuses, ou bien est-ce seulement à cause des jolis visages féminins qu’on y rencontre, surtout le soir, à l’heure où s’ouvrent les théâtres ? La petite ouvrière, qui a peiné toute la journée, se montre alors en toilette de soirée, entre sa mère et son novio. Elle s’offre une place au spectacle, comme les riches : une robe de satinette blanche, une mantille de tulle sur des cheveux blonds, un teint de camélia, de grands yeux languissans et graves, il n’en faut pas davantage pour illuminer la vulgarité de la rue !… Mais il y a encore autre chose dans la physionomie et dans la séduction des Ramblas : elles sont purement catalanes, indemnes de rastaquouérisme et de toute contagion cosmopolite, au rebours de nos Grands boulevards. Et c’est pourquoi encore les Barcelonais se trompent, lorsqu’ils comparent ceux-là à celles-ci. Le touriste même n’y fait pas tache, car le touriste, comme les hiboux, ne hante que les ruines et les villes mortes. Quand on s’assied sur les Ramblas, à la devanture d’un de ces cafés si prodigues de lumières, ou mieux, sur les chaises d’une discrète horchateria, où l’on vous sert des boissons exquises, on n’y assiste point au morne défilé d’une mascarade internationale : on y voit passer un peuple, — un peuple tout entier : artisans, hommes de peine, bourgeois et grands seigneurs ! — et un peuple qui entend rester lui-même !

S’il est incontestable que ce peuple aime la joie, il faut avouer que c’est une joie très spéciale et qui peut-être nous ferait peur, à nous autres Français. En tout cas, la joie, chez les Catalans, semble une institution nationale. La « vida alegre » est un idéal qu’ils poursuivent avec obstination. Certains de leurs écrivains, réformateurs moroses, les en gourmandent. Rien n’y fait. Jouir de la vie, la prendre toujours par le bon côté, telle est la pente naturelle de leur tempérament. Les étrangers en sont surpris, dès le premier abord. Ils ne s’expliquent pas un optimisme de cette trempe, qui ne se dément jamais, même au milieu des pires catastrophes. Eh quoi ! voilà une ville qui, depuis tantôt vingt ans, est terrorisée par les exploits presque quotidiens des anarchistes, et elle est joyeuse quand même !… En juillet dernier, ceux de nos compatriotes qui avaient été témoins des incendies et des assassinats révolutionnaires n’en pouvaient croire leurs yeux : les décombres des églises et des couvons saccagés fumaient encore, que les théâtres et les cafés, un instant fermés, rouvraient leurs portes devant un public aussi nombreux qu’insouciant. Les Ramblas avaient leur aspect habituel, comme si rien ne s’était passé. Récemment, pendant mon dernier séjour à Barcelone, j’entends tout à coup un bruit de détonation aux alentours de mon hôtel. Je me précipite dans la rue. Un rassemblement me coupe le chemin : garde civile, soldats d’infanterie, populaire en émoi ! Je demande à un badaud ce qu’il y a :

— Oh ! rien ! me dit-il, en riant : c’est une bombe ! Il n’y a que deux morts !

Ce rire, l’ironie énorme de ce : « Il n’y a que deux morts ! » me laissèrent dans l’effarement. Notez que les victimes étaient des enfans, dont une petite fille, qui avait été littéralement fendue en deux par l’explosion. On ramassait les morceaux. D’où il faut conclure que l’excès de l’horreur aboutit parfois au comique.

Tout de même, c’est un comique un peu féroce ! Je n’en veux rien induire touchant le caractère des Barcelonais. Il n’en est pas moins vrai que la gaîté catalane, comme celle des gens du Roussillon, comporte un fond de sérieux par où elle se différencie de la nôtre. Ils ont horreur des cris, des gesticulations, de la blague à la française. Ces hommes joyeux sont quelque peu flegmatiques : ils affectent même une certaine froideur, dans la conviction où ils sont d’être des hommes du Nord, comme qui dirait les Anglais de la Péninsule. Le mot indécente, très fréquent chez eux, a, sur leurs lèvres, sinon toutes les pudeurs, du moins toute la morgue du shocking britannique.

De sorte que leur gaîté est décidément très particulière. Dédaigneuse des éclats immodérés, elle est calme et abondante ; elle procède de la force et de l’équilibre raisonnable de leur nature. Ils ont confiance en eux-mêmes, comme ils ont confiance dans la vie. De là, chez les Catalans, une disposition d’esprit que j’appellerais, sans trop forcer les termes, le sentiment de la gloire. Ils sont glorieux, non seulement de leur énergie et de leur activité, mais aussi de leurs personnes, de leurs costumes et de leurs corps. Ici, on ose s’habiller à sa fantaisie et sans crainte du qu’en-dira-t-on. On a l’air déluré, hardi, combatif des gens qui vivent au grand air. Nos Parisiens ont des mines chambrées qui m’affligent toujours, quand je reviens des pays méridionaux. En hiver surtout, ils me navrent, enveloppés qu’ils sont dans leurs lainages, comme des convalescens, avec leurs allures timides de gens qui sont peu sortis. Et, ce qui est désolant, surtout, chez les nôtres, c’est cet effroi maladif de dépasser l’alignement et de se faire remarquer. On dirait que, par une basse jalousie égalitaire, ils s’attristent de la splendeur d’autrui. Ils tremblent d’éblouir le voisin. A Barcelone, au contraire, le voisin veut être ébloui.

Sans doute, notre effacement systématique annonce plus de goût et une conception plus sage de l’univers. Nous pensons peut-être y tenir moins de place que ces robustes Catalans, et rien n’est plus conforme à la raison comme à la modestie. Mais ce sont là scrupules de vieilles gens. Des enfans vigoureux, qui ont foi dans leur vigueur et dans leur avenir, conçoivent toutes choses à la mesure de leurs appétits, de leurs ambitions et de leurs espérances. Et c’est pourquoi les Barcelonais, avec l’instinct de la gloire, ont la manie de la grandeur. Ils auraient inventé, au besoin, le style colossal. Qu’il y ait dans cette tendance beaucoup de puérilité, je le confesse volontiers. Moi-même, j’ai raillé ailleurs les Allemands d’aujourd’hui sur leur propension au kolossal. Ce qui excuse cet engouement pour l’enflure, c’est qu’il s’allie presque toujours à la force réelle. Tous les peuples, à leurs époques impériales, ont recherché la grandeur jusqu’à l’emphase. Nous en fîmes autant, sous Louis XIV et Napoléon. Versailles est colossal comme l’Arc de triomphe. Les Barcelonais qui visent à l’Empire, n’ont pas manqué d’obéir à cette espèce de loi historique. Quand il s’est agi d’agrandir leur ville, ils lui ont tracé un plan aussi gigantesque que strictement géométrique. La nouvelle Barcelone, — l’actuel Ensanche, — est déconcertante par l’ampleur et la longueur de ses avenues. Je songe, en écrivant cela, à ces interminables et uniformes boulevards qui s’intitulent la Rambla de las Cortes de Cataluña ou la Gran Via diagonal. Lorsque, défaillant de fatigue, on y est parvenu au numéro 600, on souhaite, mais en vain, d’en voir le bout. Les passans y sont comme perdus. Si dense que soit la population de Barcelone (on prétend qu’elle s’élève à près de 700 000 habitans), il faudrait la tripler, pour animer un peu ces voies immenses. Toutes les autres constructions nouvelles sont à l’avenant : l’Université, les Docks, le Palais de Justice, la Plaza de toros. On n’a épargné pour ces bâtisses ni la pierre, ni l’espace. Barcelone y a gagné un très imposant aspect de grande capitale. Madrid a certainement une élégance et une distinction que sa rivale n’aura jamais ; elle possède aussi un plus grand nombre de beaux édifices (et encore je n’en suis pas bien sûr, car je n’y vois guère que le Palais-Royal qui soit tout à fait de premier ordre). Mais Barcelone écrase Madrid par sa richesse et son énormité.

Qu’on ne soupçonne pas dans ces lignes la moindre arrière-pensée de critique. Il sied même de le proclamer : cet effort des Barcelonais vers la grandeur ne va point sans un très louable souci d’art et d’embellissement. Leurs tentatives en ce sens valent ce qu’elles valent. L’essentiel est qu’ils s’y jettent avec une sorte de fanatisme patriotique. Ils ne comptent point sur l’Etat, ni même sur la municipalité pour embellir leur ville : les particuliers y travaillent de leur propre initiative. En faisant bâtir de fastueux hôtels, ils ont conscience d’augmenter la gloire de Barcelone ; ils se sentent solidaires de sa grandeur. Quelle différence encore avec nos villes françaises, où il faut toujours qu’un tyran dépensier intervienne pour y mettre un peu de beauté ! Que serait Marseille sans Colbert et Napoléon III, Nancy sans le bon roi Stanislas, Montpellier sans les intendans de Louis XIV ? Nos maisons bourgeoises et même aristocratiques préfèrent cacher leur opulence : le dedans en vaut mieux que le dehors. De là cet amusant préjugé, si répandu parmi les Méridionaux, que les Français sont des avares. Mais, au fond de cette mesquinerie apparente, il y a toujours la peur de se faire remarquer et, encore une fois, de dépasser l’alignement.

Combien les Barcelonais sont loin de pareilles inquiétudes ! Dans leur fureur d’embellissement, je ne les chicanerais que sur un point : l’imitation plus ou moins intentionnelle de Paris. Partout, à Barcelone, on se heurte à des réminiscences parisiennes. Ces réminiscences sont fort déplaisantes, comme tout ce qui est pastiche ou contrefaçon. Dès longtemps, les Ramblas ont affiché la prétention d’imiter nos boulevards : prétention par bonheur impuissante ! Mais il y a pis : le parc et le Salon de San Juan sont très manifestement inspirés de nos Champs-Elysées. Il n’y manque même pas, au fond de la perspective, une velléité d’arc de triomphe. La Plaza Real est une réduction, d’ailleurs charmante, de notre jardin du Palais-Royal. Barcelone, comme Paris, a sa colonne de Juillet dans le monument de Colomb, sa Maison dorée, son chemin de fer de ceinture, son Montmartre (qui s’appelle le Parallelo), avec un petit Moulin rouge, où l’on chante en français et où des danseuses un peu lourdes s’évertuent à lever la jambe, probablement par chic parisien. Mais, grâce à la police, les jambes de ces demoiselles sont pudiquement engainées dans des pantalons à larges plis, — et ainsi la morale est satisfaite, sinon la couleur locale.

Hâtons-nous de le reconnaître : ce ne sont là que des fausses notes insignifiantes qui se perdent dans l’harmonie générale. Malgré leur zèle pour la bâtisse et pour l’embellissement, les Barcelonais ont su conserver à leur ville sa physionomie ancienne : ils l’ont agrandie et transformée, sans rien détruire de ce qui méritait de survivre. Et ainsi la Barcelone du passé est restée à peu près intacte au milieu de la ville moderne. Le contraste des époques et des styles ne compromet point l’unité de l’ensemble. Entre toutes ces formes disparates, le trait d’union, c’est toujours la lumière méridionale, qui baigne les surfaces et les arêtes vives et qui les revêt d’une même couleur d’or. Grâce à cet heureux privilège de l’éclairage, les objets et les constructions les plus dissemblables peuvent se juxtaposer sans se nuire. La pouillerie éclatante d’un quartier pauvre ne diminue point la magnificence ou la beauté d’une église ou d’un palais. Chez nous, il me semble que c’est le contraire. Les boutiques de charbonniers et de marchands de vins de la rue de la Parcheminerie, le pavé boueux et continuellement sali de détritus de nos Halles centrales, leurs pesantes arcatures de fer me gâtent, je l’avoue, les entours de Saint-Séverin ou de Saint-Eustache. A Barcelone, les échoppes les plus crapuleuses ne détonnent pas autour de Santa Maria del Mar.

C’est aussi que, dans les pays du Midi, l’art n’est jamais un luxe surajouté à la nature : il la continue, il est comme la floraison suprême de la vie ambiante. Notre art français, lui, a toutes les délicatesses de la raison classique en face des réalités offensantes. Il les tient à distance, il les recule dans un majestueux lointain. Pour sentir cela avec une précision qui va jusqu’au malaise, il faut, comme moi, parcourir en étranger les beaux quartiers de Paris, les plus riches en belles œuvres décoratives. Comme tout cela est fin, élégant, nuancé et proportionné ! Mais, en revanche, comme c’est à part, isolé de tout contact un peu rude, cérémonieux, et, si je l’ose dire, endimanché ! Parmi ces superbes ordonnances d’un goût si sévère et si sûr, la moindre familiarité paraîtrait messéante. En nul endroit, on ne comprend mieux combien notre civilisation est un divertissement coûteux et mélancolique. Si l’on veut rentrer dans le courant de l’humble vie telle que le bon Dieu nous l’a faite, il faut descendre jusqu’aux faubourgs de la plèbe : alors, c’est la grossièreté toute pure. Je n’ai rien éprouvé de semblable ni à Barcelone, ni dans aucun pays du Sud. Là, devant tel jardin ou tel édifice fameux, il est impossible d’oublier que le peuple qui travaille et qui chante a fourni ses bras pour l’œuvre de beauté, et que l’art, avec tous ses raffinemens, n’est jamais qu’un repos entre deux tâches nécessaires du labeur humain.

Dans ce cadre familier et populaire de la vie méridionale, le passé lui-même semble plus vivant. Barcelone vous donne cette impression avec une force extrême. Cette ville à qui l’on a fait une réputation révolutionnaire est, en somme, une ville de tradition, qui se souvient encore d’avoir été la capitale d’un comté plus illustre que maint royaume. Virtuellement, le comté de Barcelone existe toujours. Tout est comtal dans cette cité d’industriels et de commerçans, depuis les cafés jusqu’aux bâtimens municipaux. La couronne à neuf pointes, symbole de cette antique souveraineté s’épanouit sur les lanternes de ses réverbères, comme sur les grilles de ses parcs. On y marche en plein moyen âge. Ce ne sont que meneaux, arcs-boutans et gargouilles Non seulement les reconstitutions modernes, les pastiches du XVe siècle abondent dans les quartiers neufs, mais on ne peut faire un pas dans l’ancienne Barcelone sans tomber sur du gothique. La plupart du temps, ces vieux édifices sont de purs chefs-d’œuvre. L’hôtel de Centellas, Santa Maria del Pino, Santa Maria del Mar, Santa Ana, le Palais de la Députation provinciale, la Plaza del Angel, la cathédrale surtout, vous entretiennent dans une perpétuelle atmosphère moyen-âgeuse. L’Hôtel de Ville lui-même, en dépit de sa façade rococo, dissimule un intérieur étonnamment médiéval. Dans cet Ayuntamiento où siège, paraît-il, une majorité républicaine, le mobilier et la décoration semblent faits pour des contemporains d’Isabelle la Catholique. Au fond de la grande salle des Séances, trône un portrait en pied d’Alphonse XII, archaïquement costumé en comte de Barcelone, cheveux longs, gonflés en touffes sur le cou, bliaut de satin, épée cruciale au côté, comme un don Jaime le Conquistador…

Où j’ai le mieux senti que le sang du moyen âge continue toujours à battre dans les artères de la grande cité, c’est au pied de la cathédrale, dans le Patio de las Ocas.

La cathédrale de Barcelone n’est pas, à coup sûr, une des plus prestigieuses que l’art du XIVe siècle ait produites, mais, dans cette Espagne où il y en a tant d’admirables, elle sait se faire admirer. Pourtant, on est moins sensible à la sveltesse de ses piliers, à l’horreur sacrée de ses ténèbres où brillent mille choses confuses et somptueuses, où rayonnent, avec tant de suavité, les plus merveilleux vitraux, qu’à la simplicité grandiose de son patio, le Patio des Oies, qu’ils nomment ainsi, sans doute, à cause des oies, blanches comme des cygnes, qui s’ébattent sur son bassin…

On vient de parcourir la grande ville bruyante et fumante de labeur, on a encore dans les oreilles le bourdonnement des rues populeuses, le halètement des machines, les coups de cloche des navires et les sifflets des locomotives, — et l’on tombe tout à coup dans cette oasis de recueillement et de fraîcheur. On a franchi un portail où s’inscrivent en relief des figures de saints. On débouche dans un cloître gothique flanqué de chapelles en plein air, où fument encore les cierges de la dernière messe ; des mendians sont accroupis sous les arcades ; des flâneurs arpentent les dalles en allumant des cigarettes ; des ouvriers et des petits employés se reposent un instant sur les degrés des chapelles ; des femmes et des jeunes filles en mantilles très simples, le rosaire enroulé autour du poignet, sortent de la cathédrale par la grande porte sombre qui s’ouvre sur le patio. Au centre, les feuilles vernissées des palmiers, des néfliers et des araucaries reluisent sous le soleil oblique : la surface glauque du bassin miroite en longs reflets, troublés soudain par les battemens d’ailes des oies qui s’ébrouent. Dans un des angles, un jet d’eau à demi tari s’égoutte, au milieu d’une vasque lourde comme une meule et toute verdie de mousses aquatiques. Un grondement d’orgue s’échappe, de temps en temps, par les vantaux entr’ouverts du grand portail…

Ces psalmodies lointaines, ces verdures, ces images pieuses, ces bêtes domestiques qui ont leur basse-cour dans un coin du sanctuaire, les guenilles des mendians et les dorures des retables, les murs hospitaliers du cloître et les sculptures symboliques qui les recouvrent, tout cela compose une retraite si doucement murmurante, si parfaitement harmonieuse, si belle et si parlante pour l’esprit, qu’on resterait des heures à en savourer le charme. On se sent véritablement au cœur de la cité, au point vital où s’enfoncent ses racines les plus profondes. On a l’illusion que, depuis des siècles, rien n’y a bougé, que les choses se sont toujours passées ainsi ; que, depuis un temps immémorial, Barcelone qui travaille, qui flâne et qui prie vient ici se mirer dans l’eau bleue de ce bassin, où respire et resplendit toute la joie de sa lumière.


IV. — LE MANCHESTER ESPAGNOL

Barcelone, ville de joie et de lumière, est aussi une ville de sueur et de fumée. Si elle aime le loisir, elle sait le gagner vaillamment.

Les pamphlétaires qui dissertent a priori sur la paresse espagnole et qui en découvrent la cause dans le catholicisme, usent de mille argumens sophistiques pour expliquer et, en quelque sorte, pour excuser l’activité catalane. D’après eux, si les Barcelonais travaillent, c’est évidemment parce qu’ils sont républicains et libres penseurs. Et voilà pourquoi votre fille est muette ! Que des écrivains à prétentions intellectuelles osent encore nous resservir cet argument de réunion publique, j’avoue que cela me passe !

Le catholicisme n’a rien à voir dans cette affaire. Quand les Espagnols ne travaillent pas, c’est qu’il n’y a personne pour les employer. Une telle inertie est malheureusement trop fréquente dans les régions pauvres de la Péninsule. Là, tout fait défaut : les ressources matérielles, les capitaux, l’initiative privée. On végète dans une médiocrité routinière et, en somme, fort plaisante, sans que la religion en soit le moins du monde responsable.

En réalité, sitôt que les Espagnols sont mis dans les conditions requises pour travailler, ils accomplissent des prouesses dont nos Français ne sont plus trop capables. Moi qui avais contre eux tous les préjugés anglo-saxons, j’ai dû maintes fois proclamer qu’ils sont des travailleurs infatigables et qui défient à peu près toute concurrence. Je les ai vus à l’œuvre en Algérie et dans leur pays même : ces hommes sont admirables d’endurance, d’énergie et de sobriété. Ce sont les jardiniers de Majorque qui ont créé toute la banlieue maraîchère d’Alger. Et ce sont, en grande partie, leurs compatriotes de Valence et d’Alicante qui ont transformé le Sahel el le Tell algériens en un immense vignoble. Pour défricher, pour moissonner et pour vendanger, nos colons sont obligés de recourir à eux : aucun Français ne voudrait accepter un travail aussi pénible et aussi peu payé. Même en Andalousie, la patrie classique de la paresse, ils se précipitent à la besogne, dès que le moindre appât de lucre leur est offert. Avec quel amour les mineurs d’Huelva collectionnent les beaux sterlings bien trébuchans, que la Compagnie anglaise leur verse chaque quinzaine ! Ces joueurs de guitare ne boudent ni le pic ni la pioche, pour peu qu’ils aient avantage à prendre de la peine. J’ai vécu quelque temps dans un village perdu de la province de Valence : mes hôtes étaient assurément fort pauvres, mais je n’ai pas remarqué qu’ils fussent moins laborieux que nos paysans français. Ils étaient aux champs, du matin au soir. Avec des outils et des moyens de transport rudimentaires, ils se donnaient beaucoup de mal pour un chétif résultat. Si misérable néanmoins que fût leur vie, ils y gardaient une décence que l’on ne connaît plus guère dans nos campagnes.

Rude manœuvre, l’Espagnol se révèle, quand il le veut, un commerçant très entreprenant et très audacieux. Sans doute ses procédés de négoce sont un peu barbares et arriérés comme ceux des Levantins, — des Grecs, des Syriens, des Juifs et des Arabes. Nul ne s’entend comme lui à mettre une place en coupe réglée. C’est un négrier impitoyable qui a besoin d’être lâché dans la brousse coloniale, pour y pirater à son aise et y déployer toutes ses facultés. Mais, avec ses défauts, sa brutalité, sa ruse carthaginoise, ses instincts d’usurier (je parle surtout, ici, du colonial), il excelle à capturer les banknotes et à édifier des fortunes souvent fort imposantes.

Laissons les cas individuels. Il est certain qu’il ne manque aux Espagnols, pris en bloc, que la volonté persévérante ou même l’occasion d’exercer leurs naturelles aptitudes à toutes les formes de la vie pratique. Rien ne le prouve mieux que l’extraordinaire développement industriel des provinces cantabriques (lesquelles, par parenthèse, sont parmi les plus catholiques de l’Espagne), et principalement l’activité de la Catalogne.

Le simple touriste en est frappé, bien avant d’arriver à Barcelone. Dès Granollers, les usines et les agglomérations ouvrières commencent à s’échelonner des deux côtés de la voie. Le soir et le matin, aux approches de la banlieue, on croise continuellement des trains d’ouvriers tout bruyans de clameurs et de chansons. C’est que la ville est ceinte d’une vaste zone de faubourgs où pullulent les ateliers et les manufactures : Clot, San Martin de Provensals, Hostafranchs, la Corts, Sanz, Hospitalets. La plupart des industries nécessaires à une métropole et à un grand port de mer y sont représentées : minoteries, sucreries, raffineries d’huiles, usines de produits chimiques, fonderies, ateliers de constructions. Mais tout cela est au second plan : Barcelone est un des premiers centres européens de l’industrie des cotons. Elle vit de ses filatures et de l’exportation de leurs produits. Les cotonnades catalanes circulent à travers toute la Méditerranée. Naturellement elles se vendent d’abord dans la Péninsule ; puis à Naples, en Sicile et dans toute l’Italie méridionale ; en Grèce, en Turquie et même en Asie Mineure. Par la modicité de leurs prix, elles concurrencent heureusement celles de Manchester et de Charlestown. On peut dire que, de Smyrne à Cadix, une bonne moitié du menu peuple est habillée par les filateurs de Barcelone.

Dans une de ces manufactures, j’ai assisté à la série des métamorphoses du coton, depuis l’état brut jusqu’au lustrage suprême qui lui donne le brillant du velours et de la soie. Avec des mouvemens doux et rythmés, des tractions légères comme le tact des doigts féminins, les lourdes machines d’acier exécutent non seulement les gros articles populaires, mais des étoffes plus luxueuses et relativement bon marché : des peluches, des satinettes, des velours ciselés dont la bigarrure ornementale et les couleurs vives exaltent les imaginations méridionales et levantines. Elles fabriquent même toute une draperie et toute une mercerie funéraire et sacrée, que je ne m’attendais pas à rencontrer là, après avoir vu tant de caisses de bobines, tant de piles de tricots et de vulgaires bonneteries. Dans une salle à part, on me montra des oriflammes blasonnées de sacrés-cœurs, des dessus d’autels avec le monogramme du Christ, des rubans historiés de têtes de morts, des couvertures blanches pour les cercueils d’enfans, — ces petits coffres ovales et capitonnés qui sont exposés aux devantures des magasins espagnols et qui ressemblent, de loin, à nos boîtes de marrons glacés. En me faisant parcourir ainsi la gamme complète de la fabrication, on entendait me prouver que l’industrie barcelonaise est à la hauteur des plus récens progrès et qu’elle est capable de tous les raffinemens.

Et l’on me convia à la même démonstration pour tout ce qui touche au logement, à l’hygiène et au confort de la population de travailleurs occupés dans la manufacture. On me conduisit aux entrepôts, aux salles de débit de la Société coopérative d’alimentation, qui a été fondée par les employés et qui est administrée par eux. On me promena à travers les rues de la colonie ouvrière. Je n’eus pas besoin d’être averti pour en remarquer le bon ordre et la propreté, — chose rare dans les villes espagnoles. J’admirai la maison du médecin, celles des ingénieurs et des contremaîtres, toutes bâties en modern-style et qui témoignent des plus louables velléités d’élégance. Je m’arrêtai devant l’église, le presbytère, les écoles. Enfin, je terminai par une visite au cercle des ouvriers. Je fus surpris de pénétrer dans un local entretenu avec un soin méticuleux et qui ne rappelle en rien les estaminets crottés de nos usines : salle de billard et de lecture, avec des crachoirs en verre disséminés le long des murs, salle de conférences, bibliothèque. Le petit nombre des volumes m’induisit à supposer que les délassemens intellectuels ne sont pas encore très en faveur parmi les cliens du cercle. En revanche, le théâtre (car il y a aussi un théâtre ! ) me parut être l’endroit le plus vivant de cette agglomération. Il est très vaste : les deux mille habitans de la colonie y peuvent tenir sans trop d’encombre. Lorsque j’y entrai, des machinistes étaient en train de planter un décor pour la représentation du lendemain, qui était un dimanche. Nous nous reposâmes de cette édifiante tournée dans la salle de consommation, où l’on nous servit d’anodines limonades.

— Ici, me dit le surveillant qui m’accompagnait, ils ne connaissent pas l’alcool. Nous n’avons point d’ivrognes !

Je le crus sans peine : l’ivrognerie n’est point un vice espagnol ni même catalan. Je n’ai vu d’Espagnols alcooliques qu’en Algérie. Encore avaient-ils pour excuse l’entraînement de l’exemple et la fatigue de métiers abrutissans.

Bien plus que cette sobriété de l’ouvrier, ce qui m’avait ému, au cours de cette visite, c’était la franchise et la candeur du regard chez tous ceux que j’avais dévisagés. J’y pensais encore dans la voiture qui me ramenait à la station prochaine, pour reprendre le train de Barcelone. Un gars de l’usine me servait de cocher. Nous ne pouvions pas causer, car il savait mal l’espagnol. Mais, du bout de son fouet, il me désignait les sites, et les villages environnans, avec un rire de belle humeur et un empressement exempt de toute platitude : c’était vraiment une « bonne figure, » une figure de l’ancien temps, de l’époque déjà lointaine, où l’on ignorait la lutte de classes et où le serviteur n’avait pas appris à considérer le maître comme son ennemi. Ah ! non, ceux-là n’ont pas la bouche amère, la mine suffisante et hargneuse de nos ouvriers parisiens !

Je m’empresse de reconnaître que cette colonie manufacturière est peut-être unique en son genre, que c’est, au pied de la lettre, un établissement modèle. Mais, comme il est dirigé par un des membres les plus influons du parti conservateur, il m’a semblé intéressant de constater qu’en pays d’inquisition, il y a des « rétrogrades » qui appliquent toutes les réformes sociales susceptibles d’être réalisées, sans éprouver, pour cela, le besoin de jeter la société par terre. J’ai retrouvé d’ailleurs, sinon les mêmes principes, du moins une pareille sagesse chez des socialistes barcelonais. Habitué que j’étais aux déclamations furibondes des nôtres, je n’en croyais pas mes oreilles, lorsque je les écoutai.

C’était dans une modeste imprimerie organisée, suivant l’idéal communiste, par un groupe d’ouvriers typographes. La politesse, le sérieux et la modération de ces hommes m’émerveillèrent. En ce moment-là, toute notre presse révolutionnaire retentissait des plus monstrueuses calomnies contre le gouvernement espagnol. Je m’attendais à ce que ces phalanstériens catalans fussent montés au même diapason : ils étaient très calmes. Ils me dirent : « Non ! on ne torture pas à Monljuich. Vos journaux ont tort. Nous n’approuvons pas le gouvernement, mais nous sommes forcés de reconnaître que, dans cette affaire, il est correct !… D’ailleurs, en ce qui nous concerne personnellement, nous avons renoncé à la lutte violente, D’abord, notre peuple n’est pas mûr pour la liberté. Et puis le socialisme de combat, toujours faussé par la politique, ne mène à rien. Nous autres, au prix des plus cruelles difficultés, nous avons créé une œuvre qui vit, qui nous fait vivre, qui a donné déjà des résultats inespérés… Venez voir notre petite maison ! » Alors avec un orgueil touchant, ils me montrèrent leurs ateliers. On fit fonctionner devant moi la machine Marinoni qu’on venait d’acheter. On me mit dans le creux de la main les lamelles de plomb des caractères, on m’exhiba des factures commerciales, des brochures, de gros livres de sociologie, voire des romans imprimés par le phalanstère, — et l’on me signalait avec insistance la qualité du papier, l’élégance de la composition, le tour artistique des en-têtes et des culs-de-lampe. Attendris devant leur œuvre, ils me disaient : « N’est-ce pas, que nous pouvons rivaliser avec les meilleures imprimeries de Barcelone ?… Mais vous n’imaginez pas le mal que cela nous a coûté, pour en arriver là ! » Sur quoi, ils m’apportèrent une jolie plaquette, où, dans un style naïf et gauchement emphatique, l’un d’eux a raconté les étapes de l’entreprise, les angoisses et les tribulations de la première heure. Je ne sais si je m’abuse et si l’on jugera ridicule le rapprochement ; mais, en parcourant ces pages si humbles et si vaillantes, si débordantes de foi dans un avenir de justice, je ressentis quelque chose de l’émotion qui m’avait soulevé jadis, en lisant le Journal de Bernal Diaz, ce soldat castillan qui suivit Cortez au Mexique et qui, rentré au logis, d’une plume familière et gaillarde, écrivit, pour ses compagnons de guerre, le récit de leurs batailles et de leurs souffrances communes.

Avec un peuple de travailleurs aussi actifs et aussi intelligens, il n’est pas étonnant que la Catalogne soit prospère. Il suffit du coup d’œil le plus rapide sur Barcelone, pour s’apercevoir de cette prospérité : les murs suent la richesse. Les Barcelonais se vantent d’ailleurs de nourrir tout le reste de l’Espagne avec les seuls impôts qu’ils paient au Trésor. En tout cas, les grosses fortunes abondent aussi bien dans la province que dans la capitale. Quelqu’un me disait : « Chez nous, on ne compte pas par pesetas, on compte par douros, comme en Amérique, par dollars ! » — Le fait est que les hôtels particuliers, les magasins et les cercles étalent une opulence extérieure qui annonce la présence ou la clientèle d’une aristocratie industrielle et financière des plus cossues. La pierre de taille, le fer et le bronze, les cuivres ciselés, les matériaux, les métaux, les bois les plus rares, les meilleurs et les plus coûteux sont prodigués pour la bâtisse et pour l’ameublement. Et il n’est fantaisie architecturale que ces gens riches ne se permettent. Entre le faubourg de Gracia et le belvédère du Tibidabo, leurs villas se pressent, aussi nombreuses, aussi fastueuses et quelquefois d’un goût aussi déplorable que sur la Côte d’Azur.

Ce luxe des Catalans, par ce qu’il a de sérieux et de massif, rappelle beaucoup celui de nos Lyonnais. Ici comme là, pas de camelote ni de clinquant ! Tout est de bon aloi, solide et fait pour durer ! Avec quelle satisfaction d’amour-propre ils vous montrent leurs maisons, leurs cercles, leurs bâtimens publics ! Le goût inné des Espagnols pour une pompe un peu voyante s’y allie avec un sens très subtil du confort moderne. Les cercles, même ceux de second ordre, sont mieux aménagés et décorés que ceux de nos grandes villes. Rien n’y manque pour la commodité ou l’agrément : ascenseurs, éclairage électrique surabondant, salles de bains et salles de douches, salons de coiffure et de décrottage, bibliothèques, fumoirs munis de sièges profonds comme des stalles de chanoines et monumentaux comme des fauteuils gothiques. Les salles de réunion, sous la profusion des velours et des dorures, ont l’air de salles du Trône. De lourds candélabres d’argent surchargent l’estrade présidentielle, qui, de loin, se détachant sur le fond versicolore des vitraux, vous apparaît coruscante comme un maître-autel ide cathédrale. A l’Ayuntamiento, ils ont deux salles de séances, l’une pour l’été et l’autre- pour l’hiver. L’installation, par son ampleur, est digne d’un parlement. Et je doute fort que le capitaine général ou le gouverneur de la Catalogne ait un cabinet aussi majestueux que l’alcade de Barcelone.

Quand on a recensé toute cette richesse, ou ne s’ébahit plus, le lendemain, à la Plaza de toros, de voir les filles de l’aristocratie déployer, sur le rebord des loges, des châles de Manille, des tapis anciens de drap d’or ou de velours broché, qui feraient la joie d’un collectionneur ou l’orgueil d’un musée.


V. — VERS LA BEAUTÉ

Tout le monde se souvient de ces affiches qui, l’année dernière, couvraient les murs de Paris et qui servaient de réclames à une exposition de peintres italiens. On y voyait un Centaure farouchement musclé bondir, les bras tendus, vers une forme féminine à demi émergée des nuages et couchée sur la ligne de l’horizon. La croupe bestiale de l’étalon offusquait d’abord le regard, qui remontait ensuite au torse viril, puis à la tête intelligente du Centaure, pour se perdre dans la lointaine vision de beauté suspendue aux arrière-plans. Cette image violente me hantait à Barcelone, lorsque, à chaque pas, je constatais l’effort de son peuple opulent, — un peu alourdi par son opulence, par la pesanteur de ses muscles et la congestion de sa robuste santé, — vers tout un idéal d’art et de civilisation intellectuelle.

Ces travailleurs, ces marchands et ces industriels veulent avoir leurs peintres et leurs sculpteurs, leurs architectes et leurs musiciens, leurs poètes, leurs romanciers et leurs savans. Barcelone entend bien devenir de plus en plus la capitale espagnole de l’Intelligence et de la Beauté. Ecoutez plutôt, dans les cercles, les jeunes Catalans qui dissertent. De quel ton de dédain ils parlent de Madrid ! D’après eux, Madrid est la ville des parlotes académiques, de la politique creuse, des frivolités mondaines ou sportives : automobiles, courses de taureaux, tournois parlementaires, telles sont ses occupations et ses plaisirs ! tandis que Barcelone !…

En réalité, s’ils sont injustes pour les Madrilènes, ils ne se vantent pas eux-mêmes outre mesure. Il est incontestable que le Catalan, outre ses qualités pratiques, est fort heureusement doué pour l’art, la littérature et les sciences. Encore une fois, il a du sérieux, du poids, de la persévérance, voire de l’opiniâtreté. Et, avec cela, une facilité de virtuose, un sens extraordinaire de la couleur et de la somptuosité, enfin, une imagination exubérante. Il me semble retrouver dans ces dons, les caractères mêmes de la terre et de la race catalanes, celle-ci qui est âpre à la peine et aussi toute fondue en jouissance, l’autre qui est à la fois lumineuse et terne, regorgeante d’une matérialité un peu grossière et pourtant ennoblie et comme spiritualisée par le profil si beau de ses montagnes.

A côté de ces qualités, il faut bien avouer que les Catalans ont de graves défauts. Je connais mal leur prose et leur poésie locales. Mais ce qui m’a frappé, en général, chez leurs artistes c’est tantôt un manque de culture fort préjudiciable à des talens très réels, tantôt (et le plus souvent) l’incertitude de leur goût, et, particulièrement chez les peintres, un instinct d’imitation qui nuit beaucoup à leur originalité. Ces derniers sont perdus par leur facilité même et surtout par la fascination de Paris. Dès qu’un jeune homme s’est approprié quelques recettes de métier, il s’empresse de passer la frontière. Montmartre lui apparaît comme un Sinaï. Nos renommées les plus éphémères et les plus tapageuses lui en imposent. L’humanité, pour ses yeux naïfs, se restreint à la figuration de nos music-halls, de nos bars et de nos petits théâtres. Grâce à la virtuosité prodigieuse qu’il apporte de son pays et à son désir frénétique d’arriver, il réussit bientôt à faire plus « parisien » que les Parisiens eux-mêmes. Il se gâte avec le succès, il finit par sombrer dans l’illustration. Combien de pauvres diables d’artistes se plaignent de l’invasion, par les Catalans, des journaux illustrés ! D’autres fois au contraire, ils se cantonnent chez eux, ils s’enferment dans les formules régionalistes les plus intransigeantes : n’auront de génie que ceux qui peindront les villages de la Catalogne, les rues, les places et les figures de Barcelone ! Alors, c’est le réalisme étroit et tatillon de nos provinciaux hypnotisés par les théories félibréennes mal comprises, — ou bien, sous prétexte de traditionalisme, le pastiche élevé à la hauteur d’un dogme, des grands maîtres espagnols.

De tous ces artistes si remuans, si entreprenans, les plus audacieux et aussi, malgré toutes les réserves qui s’imposent, les plus originaux, sont peut-être les architectes. Cela tient sans doute à ce qu’ils ont d’excellens modèles sous les yeux, des modèles que chacun peut contempler dans la rue et qui exercent ainsi une sorte de contrainte salutaire sur les écarts de leur fantaisie. Au point de vue monumental, Barcelone présente trois : types bien distincts : le moyen âge qui est tout à fait supérieur, le XVIIIe siècle, qui est bon, le modern-style, qui est, en général, détestable. Heureusement, pour les Barcelonais, que les théories du nationalisme catalan obligent les architectes à s’inspirer surtout du moyen âge, parce que ce fut l’époque de leur splendeur et de leurs libertés ! Ils y ont obtenu un « style national, » qui n’est pas dépourvu de distinction et qui, en tout cas, me semble moins opprimant pour la vue que cet autre « style national » adopté depuis quelques années par les Italiens. Leurs promenades et leurs boulevards sont bordés d’hôtels et de maisons gothiques, qui, souvent, sont fort agréables à regarder.

Mais que dire du « modem ? » Il s’épanouit avec une telle luxuriance, un si tranquille mépris de toutes nos règles et de toutes les habitudes de notre œil, avec une insolence si agressive, que l’on ne sait pas ce que l’on doit admirer le plus, de la sérénité des architectes qui osent de pareilles bâtisses, ou du stoïcisme des propriétaires qui se résignent à subir leurs caprices. Comme je m’en ébahissais devant un Barcelonais, il me répondit, non sans hauteur :

— Que voulez-vous ! Nous autres, nous ne sommes pas comme vous : nous avons beaucoup d’imagination !…

Certes, cela crève les yeux ! Il n’est que de s’arrêter un instant devant tel palais aristocratique, — douloureux produit d’une imagination monstrueuse. On y saisit l’application féroce, impitoyable, d’une esthétique démente qui s’obstine dans son erreur. Je plains les habitans de ces sinistres logis, où la pierre et le métal se combinent pour composer des façades de prisons ou des murs de forteresses. Hérissées de dards, de feuillages, d’artichauts, de lianes en fer forgé, elles épouvantent et repoussent le visiteur comme des coupe-gorge aussi dangereux qu’impénétrables. Il en est d’autres, immenses et très hautes, qui ressemblent à des cavernes de troglodytes, à des antres préhistoriques. Le portail est formé par deux bûches inclinées qui supportent un énorme tronc de chêne, manifestement déraciné par la main d’un géant, contemporain de l’âge de pierre. Les fenêtres, carrées ou rondes, sont des meurtrières ou des sabords, d’où l’on s’attend à voir sortir la crosse d’une arquebuse ou la gueule d’un canon. Mais il est trop facile de s’égayer aux dépens de ces méprises, souvent plus naïves que prétentieuses. Epargnons l’Arc de triomphe du Salon de San Juan et la colonne monumentale de Christophe Colomb. Avec des bouteilles de liqueurs ou des boîtes de conserves, les commis de la maison Potin se livrent quelquefois à des constructions de ce genre, pour l’ornement de leurs étalages et le ravissement de leur clientèle.

Parmi tant d’édifices baroques, il y on a un qui m’attirait, un peu comme le Catoblépas médusait le bon saint Antoine. Oui ! son énormité m’écrase, sa laideur puissante laisse mon jugement tout perplexe. C’est une colossale basilique en construction, qui s’appelle la Sagrada Familia. Glorifier la Sainte Famille dans un quartier d’ouvriers, rappeler ses vertus si éminemment sociales, offrir au peuple une image idéalisée de sa propre vie, telle fut la pensée pieuse, très humaine, très généreuse et très moderne aussi qui inspira le fondateur comme l’architecte.

Évidemment, il y avait là matière à chef-d’œuvre. Avec beaucoup de talent, d’élévation, de simplicité de cœur et de foi, on pouvait faire quelque chose d’admirable. Or, la basilique n’est pas achevée, elle est réduite, pour l’instant, à l’abside et à l’un des portails du transept. Ce fragment n’en est pas moins colossal ; il permet déjà de deviner l’ensemble. Si confuse et si pénible que soit l’impression produite, je n’ose pas dire que la tentative ait complètement échoué. Ce qu’on en voit vous désarme par l’ingénuité et la démesure de l’effort. On reste rêveur devant le spectacle pitoyable d’une volonté ainsi acharnée à créer du nouveau, tendue jusqu’au paroxysme et jusqu’au délire.

Pour ne rien dire des tours, — extrêmement imprévues et bizarres, surmontées vers le faîte d’une spirale de colonnes, qui « tournent comme un rébus autour d’un mirliton, » — la décoration du portail englobe, à elle seule, les trois règnes, le minéral, le végétal et l’animal, à croire que l’auteur a voulu y épuiser toutes les formes de la création. Des stalactites sont suspendues aux renflemens rocheux des frontons. Des palmiers déploient, en manière de cintre ou d’ogive, les éventails de leurs branches Des poulpes, des mollusques y nouent leurs anneaux, y traînent leurs masses gélatineuses. Çà et là, des coquillages entr’ouvrent leurs valves, des escargots se promènent, des grenouilles obèses crachent l’eau des gouttières. À ces bêtes aquatiques se mêlent les animaux de l’étable et de la basse-cour : le bœuf, l’âne, les poules, les canards et les oies. De grands chapelets de Lourdes, accrochés on ne sait comment, encadrent cette orgie d’histoire naturelle, où se détachent, par surcroît, des figures humaines et divines, des scènes évangéliques : le charpentier Joseph courbé sur son établi, la Fuite en Egypte, l’Ange du Jugement embouchant sa trompette, toute une sculpture simplifiée et paradoxale à la Rodin, — ou bien poncive et conventionnelle comme la statuaire de la rue Saint-Sulpice. Visiblement, l’architecte a tâché de symboliser la maison de Nazareth qui, sous les humbles apparences d’une masure d’ouvriers, contenait le maître de l’Univers et l’Univers lui-même vivant dans la Pensée du Verbe. C’est un tohu-bohu de cauchemar que le seuil de ce temple dédié à Jésus, Marie et Joseph. Et c’est bien aussi ce que j’ai vu de plus fort, — je dirais volontiers de plus raide, — comme témoignage de l’imagination fougueuse des Barcelonais.

Leurs forgerons ont mieux réussi que leurs architectes. Là encore, les ancêtres furent pour eux d’utiles éducateurs. Pendant tout le moyen âge et la Renaissance, la Catalogne eut une serrurerie et une ferronnerie d’art, qui se soutinrent jusqu’en plein XVIIe siècle. Aujourd’hui encore, dans les musées, les édifices publics, les vieilles maisons du pays, on en peut admirer des échantillons, d’une beauté et d’une originalité singulières. Avec cette intelligence avisée qui les distingue, les Catalans du XIXe siècle ont entrepris de rénover cette industrie déchue, où leurs pères avaient excellé. Ils ont renoué sans peine la tradition : à présent, ils sont devenus de véritables virtuoses du fer, du cuivre et de l’acier. Ils fabriquent des lustres, des lanternes, des panneaux de portes, où les réminiscences médiévales s’allient fort habilement aux habituels procédés du modern-style. La richesse et l’ingéniosité de l’invention y confondent les timidités routinières de notre purisme. Mais, il faut bien en convenir encore une fois : tout autant que les architectes, — les serruriers et les forgerons catalans pèchent par la surcharge et la bizarrerie de leur imagination décorative. Regardez plutôt les réverbères du Paseo de Gracia : malgré l’intention évidente de les alléger et de les gracieuser par des courbes, des jours et des entrelacs, ce sont de formidables engins qui vous évoquent tout de suite les grues publiques de nos quais ou de nos ports de mer. Eh quoi ! une telle potence pour soutenir l’ampoule et le fil, délié comme un cheveu, d’une lampe électrique !… Au Tibidaho, dans la grande salle du restaurant, la moindre applique, le moindre portemanteau pousse une végétation ornementale si touffue, qu’il est impossible, au premier abord, d’en deviner l’usage. Devant ces becs d’éclairage, — qui ressemblent à des appareils à douches, à des tuyaux d’orgue, à des pompes aspirantes et foulantes, — on croirait que l’objectif de l’ouvrier, ç’a été précisément de vous empêcher de comprendre à quoi cela sert…

Débauche de mauvais goût ! diront les esprits chagrins. Soit ! Mais c’est un mauvais goût si joyeux, si vigoureux, qu’on est tenté de lui pardonner en faveur de son audace et de sa belle humeur. Comme le Centaure de l’affiche italienne, les Catalans, dans leur poursuite de la beauté, se précipitent d’un élan un peu brutal vers l’objet de leur amour. J’aime mieux cette impétuosité sauvage que les pudeurs hypocrites de nos impuissances.


VI. — DES INTELLECTUELS QUI SONT INTELLIGENS !

La dispute est éternelle entre les livresques et les réalistes, entre ceux qui apprennent tout de la vie et ceux qui ne cherchent la science que dans les livres. Quelles que soient ses lacunes, la première de ces éducations est la seule vraie, la seule qui atteigne son objet. Ceux qui ont commencé par les livres, qui n’ont que des notions scolaires des choses, sont obligés de rejeter au moule toutes ces formules, dès qu’ils arrivent à l’âge mûr : elles sont des caricatures et non des images de la réalité. Heureux ceux qui peuvent continuellement soumettre leurs idées à la critique des faits et qui ne voient dans une théorie abstraite qu’un prétexte à de nouvelles expériences !

Tout en combinant les deux éducations, les Barcelonais, en général, commencent par les leçons de choses.

J’en eus l’impression très nette, en parcourant leur Atenco, qui est d’abord un club très confortable et ensuite un des principaux centres intellectuels de la ville. J’y rencontrai des personnages qui, par leurs fonctions ou leur condition sociale, sont perpétuellement en contact avec tous les élémens actifs de la vie barcelonaise : des manufacturiers, des propriétaires, des directeurs de compagnies industrielles ou financières, des directeurs de journaux. Dans leur salle de conversation, décorée par les portraits des Catalans illustres, — véritable galerie des Ancêtres, — entre un moulage de la Vénus de Milo et de l’Apollon du Belvédère, l’un d’eux me disait : « Beaucoup d’entre nous ordonnent leur vie à l’américaine ! D’abord, ils ne se préoccupent que de travailler, de faire des affaires. Et puis, quand ils ont amassé une fortune, ils entreprennent de se cultiver. Notre cercle n’a pas d’autre but que de leur en fournir les moyens !

Effectivement, j’avais été surpris de l’importance de leur bibliothèque, où, avec une foule d’ouvrages techniques, figurent des livres de philosophie, de sciences exactes, de littérature, aussi bien les anciens que les modernes ; où une salle entière est affectée aux revues, — espagnoles, franchisas, italiennes, allemandes, anglaises et américaines, — des revues qui embrassent à peu près toutes les spécialités et toutes les branches du savoir humain, de sorte qu’on peut s’y tenir au courant de tout le mouvement intellectuel de la planète. Auparavant déjà, à la Chambre de commerce, j’avais été émerveillé de l’esprit d’initiative et de progrès qui y règne. Ils ont diligemment organisé un vaste service de statistique, de bibliographie industrielle, commerciale et législative. Ces régionalistes ne sont point encroûtés dans leurs traditions locales, ni confits dans l’admiration béate d’eux-mêmes. Tout ce que l’étranger a de bon, tout ce qu’on peut lui emprunter en fait de réformes et d’innovations pour la plus grande prospérité de Barcelone, y est soigneusement catalogué, étudié et discuté par les gens compétens. Car on ne se borne pas à bavarder ou à griller des puros dans ces cercles si bien aménagés pour les délices de la sieste. A partir de cinq heures, les salles de lecture sont pleines de cliens très absorbés, qui lisent, qui prennent des notes, rédigent des articles ou des mémoires.

J’eus l’occasion de m’y entretenir avec le directeur d’un des principaux journaux conservateurs de la Catalogne. Nous parlâmes de la situation politique de la province et de la situation générale du royaume. Il m’en donna un résumé, et, à mesure qu’il parlait, j’avais la sensation de plus en plus précise de me trouver en présence de ce qui s’appelle « une tête bien faite, » où les idées et les notions concrètes, après avoir été dûment éprouvées, sont classées dans un bel ordre méthodique. A part, de temps en temps, une légère tournure oratoire dans les phrases (mais, nous autres Latins, nous sommes tous nés orateurs ! ) je ne remarquai en lui aucun des défauts qu’on reproche d’habitude à la presse espagnole : ni emphase, ni verbosité, ni développemens creux. C’était un esprit capable de généraliser, et de généraliser solidement. Je lus ensuite quelques-uns de ses articles. Je souhaite à nos grands quotidiens d’en publier souvent de pareils. Par l’abondance et l’étendue de l’information, la variété des connaissances, la multiplicité des points de vue et des termes de comparaison, par la hauteur et la sûreté du coup d’œil, ces articles étaient de petits chefs-d’œuvre du genre : à la fois très substantiels, très modernes, très suggestifs et très bienfaisans. L’auteur connaît certainement beaucoup mieux notre politique, notre littérature et notre sociologie que l’on ne connaît chez nous la politique, la littérature et la sociologie espagnoles. Je me souviens, à ce propos, qu’il s’emporta contre un de nos démagogues les plus hirsutes, qui, pour lors, évoluait en Espagne et qui, sous forme d’impressions de voyage, remplissait la presse française de tous les étonnemens et de tous les préjugés de son ignorance : « — Votre gouvernement, me disait-il, devrait bien fonder des bourses d’études à l’usage de vos parlementaires, ne fût-ce que pour leur apprendre un peu de psychologie ! » — Hélas ! ce serait tellement inutile !

Est-il besoin d’ajouter que tous les journalistes barcelonais n’ont point la valeur de celui-là ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans l’élite bourgeoise et même aristocratique, le goût de la culture intellectuelle est général. Les résultats sont divers, cela va de soi, suivant les tempéramens, le degré des aptitudes. Parmi ces hommes cultivés, il y a bien des utopistes, dont le langage naïf me rappelait celui de nos illuminés de 1848. Il y en a, par exemple, qui se promettent des merveilles de l’instruction laïque. Un républicain attaquait devant moi l’éducation des Jésuites, dénonçait avec d’âpres sarcasmes l’état précaire des actuelles universités espagnoles, — et il ne doutait point que la Péninsule tout entière ne dût être régénérée, lorsque enfin les professeurs auraient des « traitemens d’archevêques ! »

— Mais, me disait-il, nous ne sommes pas des Jacobins féroces. Nous ne voulons rien brusquer ! Le peuple n’est pas mûr !

Et, avec une bonhomie toute méridionale :

— Moi qui vous parle, je suis entrepreneur de bâtisses. Je connais mes hommes, je vis avec eux ! Pour les élever, il faudra procéder très lentement !

« Je connais mes hommes ! » Quel beau mot ! Combien de nos industriels, ou de nos administrateurs en pourraient dire autant ! Pour moi, cela me rassurait un peu sur les tendances des partis espagnols les plus avancés. Quel que soit l’étourdissement produit dans les consciences par une hasardeuse propagande révolutionnaire, ce contact assidu de l’élite avec la foule empochera peut-être l’Espagne de commettre bien des sottises.

Je songeais en même temps à une visite que je venais défaire dans une usine des environs et dont le propriétaire, — un des plus fermes appuis du trône et de l’autel, — vit, une partie de la semaine, au milieu de ses ouvriers. Je revoyais son ancienne maison familiale, un vieux mas catalan, dont la porte, modeste et basse, sous son cintre écrasé, est marquée au millésime de 1680. Mais l’antique logis a été remanié et modernisé. Les fils des lampes électriques s’épanouissent sous les feuillages en fer forgé des faroles et des bras-de-lumière qui éclairèrent autrefois les veillées des aïeux. Les carreaux d’argile du salon ont été recouverts de ces nattes moelleuses et si douces aux pieds qui tapissent les corridors de l’Escurial et du Palais d’Aranjuez. Des boiseries fraîchement peintes se déploient tout le long des murs. Cependant, la simplicité du manoir patriarcal a été respectée par l’hérilier d’aujourd’hui. Quelques divans, des portraits de famille, une bibliothèque et un harmonium, c’est tout l’ameublement. Des livres anglais et français surchargent la table à écrire. Sur une étagère, un volume de Balzac voisine avec les Pensées de Pascal. Par les arcatures de la terrasse en loggia, on découvre la campagne, un calme paysage de verdures et de collines, d’une douceur à la Pérugin. Derrière, les cheminées de l’usine vomissent leurs fumées. Le vacarme assourdissant de machines à carder, à filer, à tisser, à lustrer, n’arrête pas jusqu’au soir…

Et j’enviais l’homme qui a la sagesse d’habiter là. Quel précieux commentaire l’enseignement d’un tel spectacle, dans une communion si intime avec les réalités les plus humbles, apporte sans cesse à l’enseignement de ses livres !


VII. — LA TÊTE DE L’ESPAGNE OU LA QUEUE DU ROUSSILLON ?

Rien ne divise comme les idées. Au rebours de la foi, la raison est un élément de discorde.

Et c’est ainsi que les Catalans, qui sont les plus intellectuels de tous les Espagnols, sont aussi les plus divisés par la politique. Parmi tous les partis qui se disputent la province, il est incontestable que les républicains sont les plus nombreux, au moins à Barcelone et dans quelques villes industrielles. Encore sied-il d’ajouter que cette supériorité numérique est due, pour une bonne part, à l’afflux considérable d’étrangers qui s’établissent dans les centres ouvriers. La Catalogne est riche : on y accourt de tous les points de la Péninsule. Le député Lerroux, le célèbre agitateur barcelonais, n’est pas un naturel du pays : il serait, paraît-il, originaire de l’Andalousie, la nourrice des toreros et des beaux parleurs. Comme dans nos grandes villes du Midi, il y a, à Barcelone, une formidable masse prolétarienne composée des ingrédiens les plus hétérogènes. Quoi qu’il en soit, ce parti a pour lui le nombre, avec le prestige de ses victoires électorales. Mais si sûr qu’il puisse être de sa force, il a dû, bon gré mal gré, se rallier au grand parti national catalan, qui domine tous les autres.

Les Catalans, en effet, se considèrent comme un peuple adolescent, dont la monarchie espagnole a brutalement arrêté la croissance. Ils ont une langue, une littérature, un tempérament et un caractère à part. Ils sont, disent-ils, les plus actifs, les plus riches, les plus cultivés et les plus intelligens. Leur capitale est en pleine prospérité. Ils représentent une force vive, la seule vraie force de toute l’Espagne, au milieu des autres provinces annihilées par l’action niveleuse du pouvoir central. En conséquence, ils revendiquent le droit de vivre et de s’administrer à leur guise.

Les plus exaltés s’en vont répétant : « C’est monstrueux ! Nous sommes un corps vivant lié à un cadavre !… Ah ! si nous étions libres, que ne ferions-nous pas ! » — Et ils vous développent tout un programme d’innovations et de réformes. On commencerait par déclarer Barcelone port franc ; on améliorerait les routes, on multiplierait les chemins de fer ; on réorganiserait la gestion des deniers publics, enfin on créerait des écoles, on inaugurerait un vaste système d’enseignement. Là-dessus, les Espagnols accusent les Catalans d’être des égoïstes et de mauvais patriotes. Et les Catalans de répondre : « De quelle patrie nous parle-t-on ? Nous n’avons rien de commun, ni pour l’esprit ni pour la race, avec les Espagnols ! Eux, ce sont des Sémites, des métis d’Arabes, de Maures et de Juifs (c’est ce qui explique, — ajoutent-ils plaisamment, — leur fanatisme et leur paresse ! ) Nous autres, nous ne connaissons pas d’autre patrie que la Catalogne ! » — Sans doute, ces têtes chaudes exagèrent. Mais lorsque, dans un pays, on en arrive à de pareils dissentimens, il est clair que l’unité nationale est en danger.

La situation est donc inquiétante. Il s’agit, ici, de tout autre chose que de la petite agitation littéraire et archéologique de notre Félibrige. Le mouvement catalan n’est pas seulement littéraire, il est social, politique et, par-dessus tout, national. Alors, où veulent-ils en venir ? Quel sera le terme de tout cela Vont-ils, comme le proclament encore quelques énergumènes, se séparer décidément de l’Espagne ? Tous les esprits sérieux répugnent à cette solution extravagante du séparatisme. D’abord, ils ne s’illusionnent pas sur les aléas d’une pareille aventure : ce serait la guerre inévitable, une guerre d’extermination, où le commerce et l’industrie de Barcelone risqueraient de sombrer. Ensuite, même en admettant l’hypothèse d’un arrangement à l’amiable, ce serait troquer la sujétion espagnole contre une autonomie précaire, sous le protectorat forcé d’une grande puissance. Quel Etat européen voudrait accepter une responsabilité pareille ! Aux quelques exaltés qui caressent le rêve de rattacher à la France la Catalogne républicaine, les gens calmes répondent que la centralisation française exercerait sur la Catalogne une influence aussi funeste que sur nos provinces méridionales. Dans ce cas, — comme l’écrivait assez drôlement un de leurs publicistes, — ce ne serait pas la peine de renoncer à être la tête de l’Espagne pour devenir la queue du Roussillon !

Les Catalans sont trop pratiques et trop avisés pour ne pas sentir ce qu’il y a de chimérique et de déraisonnable dans l’idée séparatiste. Ils ont trouvé un moyen plus sûr et plus facile de se libérer. Etant « la tête de l’Espagne, » ils imposeront leur hégémonie à toute la Péninsule. Et c’est effectivement à quoi se réduit l’essentiel de leur programme politique. Ils le disent très haut : leur ambition est de catalaniser l’Espagne. Déjà Madrid est obligée de compter avec eux. Ils se flattent qu’aucune combinaison ministérielle, qu’aucun groupement parlementaire ne soit viable sans l’appui et l’assentiment des Barcelonais. Maintenant ils rêvent d’obtenir bien davantage. Pour cela, deux voies leur sont offertes : ou bien la pénétration pacifique, ou bien l’invasion révolutionnaire, les armes à la main. A la monarchie renversée succéderait une république fédérale, chaque province gardant son autonomie sous la haute direction des républicains catalans. Mais les modérés reculent devant la perspective d’une guerre civile. Ils comprennent combien la question ainsi posée est irritante et humiliante pour les autres Espagnols. Ils prétendent réussir par la persuasion et par la contagion de l’exemple. Ils s’évertuent à dépouiller l’hégémonie catalane de ce qu’elle peut avoir de blessant pour l’amour-propre de leurs compatriotes. Toutes les concessions possibles, ils les préconisent : on ne se séparera point ! La Patrie est déjà assez réduite par la perte de ses colonies. On ne bannira pas le castillan des écoles. Ce serait s’isoler de l’Espagne, qui est, en somme, leur meilleure cliente, — s’interdire toutes relations avec l’Amérique du Sud et les pays où le castillan est parlé. Mais, en employant tour à tour la propagande ou la force d’inertie, on résistera aux influences dissolvantes du régime centralisateur et l’on s’efforcera de convertir la nation à l’activité et à la mentalité catalanes. Le reste viendra par surcroît.

À cause de cette divergence des vues et des efforts, il est bien malaisé de prévoir, dès aujourd’hui, ce qui en résultera. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les Catalans sont d’ores et déjà un peuple conscient de lui-même et qui, depuis un demi-siècle, suit un mouvement ascensionnel ininterrompu. Ils ont tout ce qui fait la force des peuples jeunes : la foi en eux-mêmes, la certitude que l’avenir leur appartient, le spectacle exaltant de leurs progrès. Souhaitons que, pour continuer leur marche en avant, ils ne mettent pas une confiance aveugle dans les formules miraculeuses des politiciens. Au fond, le peuple se moque de la liberté et de tout au monde, pourvu qu’on le conduise vers un but qui, de loin, prend, pour lui, les apparences d’un Paradis terrestre. Peu importe la rudesse du conducteur, s’il lui donne le pain avec la gloire. Mais qui conduira les Catalans ?…

En attendant l’heure des grandes destinées promises, les plus sages sont d’avis qu’il est encore préférable de continuer à se ranger sous la bannière constitutionnelle de Sa Majesté Alphonse XIII, par la grâce de Dieu comte de Barcelone et roi de toutes les Espagnes.


LOUIS BERTRAND.