Hachette (p. 27-35).


III

Le Proscrit


Le lendemain, vers neuf heures du soir, un homme, enveloppé dans un long manteau, se promenait devant la façade intérieure de la maison qu’on avait signalée la veille à la défiance du club. A la manière dont cet homme marchait dans les allées du jardin, tantôt s’avançant d’un pas rapide, tantôt s’arrêtant et levant la tête pour contempler le ciel, il eût été facile de se former une opinion vraisemblable sur ses habitudes et sur son caractère. Cela ne pouvait être qu’un amant, qu’un fou, ou un poëte. Lorsqu’il regardait le ciel, son œil semblait se baigner avec délices dans cette mer étoilée.

La soirée était belle d’ailleurs et invitait à la rêverie. Les fleurs, avant de s’endormir, avaient laissé dans l’air de douces émanations. Un vent frais courait à travers les peupliers d’Italie qui sortaient, comme de grands fantômes, du milieu de la haie qui séparait le jardin des prairies voisines. Ces géants de verdure frissonnaient sous le souffle aérien et ressemblaient, avec leurs branches rapprochées du tronc, à un homme qui s’enveloppe dans les plis de son manteau pour se préserver de l’air malsain du soir.

Le promeneur s’arrêta au milieu d’une allée.

— Mon Dieu ! dit-il en laissant tomber ses bras avec découragement, la nature ne semble-t-elle pas rire de nos passions ? Quel calme ! Pas un nuage ! Des étoiles, des mondes en feu ; rien de changé au ciel, tandis que des hommes, nés pour s’aimer, s’égorgent comme des bêtes sauvages ! Moi-même, moi, ministre d’une religion de paix et d’amour, je dois me cacher, et ma tête est mise à prix ! Des milliers d’hommes sont proscrits ou persécutés, et Dieu ne parle pas ! Il ne commande pas aux éléments d’annoncer sa vengeance, pour nous prouver au moins qu’il ne voit pas sans colère le spectacle de tant d’iniquités. La maison garde encore quelques traces des hôtes qui ont vécu sous son toit ; et la terre ne s’inquiète pas de l’homme qui l’habite ! Et la nature ne prendrait pas le deuil, quand l’humanité souffre et pleure ! La Providence ne serait-elle qu’un mot ?

Le proscrit s’était remis machinalement en marche, et le hasard de la promenade l’avait conduit dans une petite allée qu’un mur, de peu d’élévation et qui tombait en ruine, séparait de la grand’route. Tout à coup le prêtre recula de plusieurs pas et poussa un cri de terreur.

Un homme, qui venait d’escalader le mur, tomba presque à ses pieds, au milieu de l’allée. Le visiteur nocturne ne fut guère moins effrayé que celui dont il avait interrompu si brusquement la rêverie.

— Rassurez-vous, citoyen, dit-il à voix basse au jeune prêtre, et gardez-vous bien de jeter l’alarme dans le voisinage. Je n’en veux ni à votre bourse, ni à votre vie.

— Vous avez pourtant, monsieur, une manière de vous présenter…

— Qui peut donner de moi la plus fâcheuse idée, reprit le voleur présumé en achevant la pensée de son interlocuteur. Les apparences sont contre moi, je le sais ; et cependant je ne me suis introduit chez vous que dans l’intention de vous être utile.

— Je vous en suis reconnaissant ! répliqua le proscrit avec une froide ironie.

— On m’avait chargé de vous espionner…

— Vous faites-là un joli métier, monsieur ! interrompit le prêtre, en ramenant avec soin autour de lui les plis de son manteau.

— Croyez bien que c’est par patriotisme…

— Vous ne me l’auriez pas dit que je l’eusse deviné ! interrompit encore le prêtre.

— Vous avez tort de me persifler, citoyen, répliqua l’homme du peuple avec un accent ferme et digne, qui parut impressionner son interlocuteur, car il l’écouta cette fois avec un religieux silence. Je vous rends un vrai service, et si la Société populaire eût confié à tout autre que moi la mission que je remplis en ce moment, vous n’auriez peut-être pas eu lieu de vous en réjouir.

— Mais, enfin, que veut-on ? demanda le prêtre.

— On vous soupçonne d’avoir des relations avec Pitt.

— On nous fait trop d’honneur, dit le proscrit en souriant.

A ce moment la lune sortit d’un nuage et éclaira vivement le visage du prêtre. Barbare — le lecteur l’a déjà reconnu — ne put se défendre d’un étrange sentiment d’inquiétude.

— Ah ! citoyen, dit-il d’une voix émue, vous êtes jeune !

— Oui, répondit le prêtre. Mais qu’y a-t-il là d’étonnant ?

— C’est que, pour être persécuté à votre âge…

— La République s’est bien défiée des enfants ! dit le proscrit avec mélancolie.

— Vous êtes donc obligé de vous cacher ? demanda Barbare.

— Voilà mon interrogatoire qui commence ! dit le prêtre avec amertume. Tenez, monsieur, si la République a besoin d’une nouvelle victime, je ferai volontiers le sacrifice de ma vie. Mais, au nom du ciel, sauvez les personnes qui habitent cette maison ! Elles me sont chères, et c’est une prière que je vous fais du fond du cœur ! Vous parliez de ma jeunesse ? Eh bien ! vous êtes aussi à cet âge généreux où le pardon est doux et le dévouement facile. Épargnez mes amis. Sauvez-les, et, s’il vous faut du sang enfin, prenez ma vie ! Je me livre à vous !

Barbare devint horriblement pâle.

La jalousie s’empara de tout son être, et un frisson lui glaça le cœur.

— Vous aimez donc bien ce vieillard et cette jeune fille ? dit-il d’une voix étranglée.

— De toute mon âme !

— Ah ! fit l’homme du peuple en jetant un regard étincelant sur celui qu’il regardait déjà comme un rival, vous les aimez ?

— Comme on aime son père et sa sœur.

— Pas autrement ? demanda encore le patriote.

Le proscrit parut surpris de cette question ; et, pour la première fois, il osa regarder en face l’homme du peuple qui ne put supporter, sans se troubler, ce coup d’œil pénétrant.

— Vous préparez votre réponse ? dit Barbare, qui s’impatientait de ce long silence et de ce pénible examen. Vous ne voulez pas m’avouer que vous êtes l’amant de cette jeune fille ?

— Oh ! fit le prêtre avec un vif sentiment d’indignation, je vous jure !…

— Que me fait votre serment ? dit Barbare en haussant les épaules.

— C’est juste, reprit le proscrit. Rien ne vous force à ajouter foi à mes paroles. Il vous faudrait une preuve matérielle ?

— Oui ! dit Barbare avec explosion.

Il y eut, dans la manière dont il accentua ce simple mot, tant de haine, d’inquiétude et de jalousie, que sa figure même sembla s’éclairer du feu intérieur qui le consumait. Le prêtre put lire dans son cœur et juger de l’état de son âme, comme on voit un ciel d’orage à la lueur d’un éclair.

Le proscrit mesura aussitôt toute l’étendue du danger qui menaçait le marquis et sa fille. Mais il était déjà prêt au sacrifice.

— Écoutez ! dit-il à l’homme du peuple. Je ne peux pas être l’amant de cette jeune fille… Il y a entre elle et moi un obstacle insurmontable.

— Lequel ? demanda vivement Barbare.

— Les devoirs de mon ministère, répondit le proscrit.

En même temps il entr’ouvrit son manteau et laissa voir les plis de sa soutane.

— Un prêtre ! s’écria Barbare avec joie.

— Vous le voyez ! dit simplement le ministre de Dieu. Je vous ai fait le maître de ma vie. Doutez-vous encore de ma parole ?

— Non, certes ! dit Barbare.

Cependant il baissa la tête et ses traits s’assombrirent.

— Eh bien ! demanda le proscrit, vous n’êtes pas encore convaincu ?

— Aux termes de la Constitution, dit Barbare, les prêtres ont le droit de se marier.

— Pauvre insensé ! dit le jeune prêtre en souriant avec tristesse, si j’avais reconnu l’autorité de cette loi, est-ce que je serais obligé de me cacher ?

— C’est vrai ! je suis fou ! s’écria joyeusement Barbare. Vous êtes un noble cœur, citoyen ! et personne, tant que je vivrai, n’osera troubler votre solitude et menacer votre vie. Permettez-moi de vous regarder comme un ami !

— Volontiers, dit le prêtre en serrant avec effusion la main que le jeune homme lui tendait.

Après cette étreinte cordiale, Barbare se disposa à escalader le mur.

— Ne vous exposez pas de nouveau, lui dit le prêtre avec bonté, et suivez-moi.

En même temps, il le conduisit vers le fond du jardin, et ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne.