Michel Lévy Frères (p. 1-67).

BALZAC CHEZ LUI




PREMIÈRE PARTIE


Il ne faut rien revoir de ce qu’on a aimé. J’eus un jour la faiblesse de chercher témérairement à revoir les Jardies, où tant d’heures charmantes, ineffaçables, s’étaient écoulées pour moi sous le toit bâti par Balzac[1]. Je croyais que mes souvenirs avaient besoin de se retremper à leur source ; je me disais qu’ils exigeaient ce dernier pèlerinage dans l’intérêt de l’exactitude locale que tout lecteur biographique a le droit d’exiger de l’historien biographe, surtout de l’historien d’un homme lui-même si exceptionnellement exact dans ses mille peintures immortelles. Que ne m’étais-je pas dit pour m’imposer le voyage aux Jardies ? Eh bien ! j’avais tort d’être si pieux envers cette fidélité contre laquelle, jusqu’ici, personne ne s’est élevé, dont personne n’a douté, si ce n’est moi. À vrai dire aussi, je me mentais un peu dans cette occasion. J’avais plus besoin de voir pour mon désir personnel la propriété des jours heureux de Balzac, que pour rectifier à plusieurs années de distance les couleurs étendues sur la toile de ma mémoire.

Non ! il ne faut rien revoir de ce qu’on a aimé. Ni la mer natale où l’on s’est baigné autrefois ; ni la maison paternelle, au coin calme ou bruyant du carrefour ; ni la campagne, au pied de la colline, parcourue aux heures exaltées de la jeunesse ; ni les pays lointains visités avec enthousiasme à vingt ans. Tout cela ne sert qu’à mouiller les yeux, à serrer le cœur, à faire trembler les lèvres. À quoi bon ? Les objets revus ne sont plus les mêmes. Vous, non plus, vous n’êtes plus le même. Eux ne veulent pas vous reconnaître, et vous, vous les reconnaissez à peine. Vous avez beau leur dire, leur crier : C’est moi ; ils vous disent :

— Qui, vous ?

La tristesse d’Olympio, ce magnifique cri poussé par Hugo, qui osa revoir, lui aussi ; cette tristesse s’enfonça tout entière dans mon cœur et ne me quitta plus dès que j’eus posé le pied sur le seuil de la porte des Jardies. La porte était bien la même, mais vieille, vieille, fracassée, crevassée, peinte, repeinte, plusieurs fois repeinte. Les pilastres qui l’encadraient me montrèrent encore, sans doute, dans l’épaisseur de leurs pierres de taille, ces mots tracés en lettres noires : les Jardies. Mais le noir avait glissé à demi hors des lettres : inscription d’un tombeau oublié ; dans peu d’années, ce sillon noir aura entièrement coulé, me disais-je : les pluies d’hiver, de l’hiver prochain rendront ces lettres tout à fait blanches, et on ne lira plus rien dans la pierre, plus rien ! et ces lettres qui formaient ce mot dont Balzac était si fier : les Jardies ! auront disparu.

Je sonnai à cette porte, mais pas tout de suite, je mis quelques instants d’indécision réfléchie à lever le bras, à saisir l’anneau de fer ; j’allais entendre retentir un son dont je me souvenais tant ! Je sonne, cependant… Ah ! c’est le bruit d’autrefois ; je le reconnais ; mais il est enroué, éteint, paresseux ; nous étions plus vive jadis, ma gentille sonnette, quand nous sonnions pour les créanciers ; vous n’êtes plus qu’une sonnette riche.

Comme on me fit attendre pour m’ouvrir ! Si longtemps attendre, que je me surpris répétant machinalement la phrase sacramentelle qu’ils disaient aussi autrefois, ceux à qui l’on avait mille raisons pour ne pas ouvrir. Ils sont donc tous morts là-dedans !

C’est que je n’avais pas vu une seconde petite affreuse porte bâtarde ouverte plus bas dans le prolongement du mur. Elle n’existait pas de mon temps, j’allais dire sous Louis XIV. Le jardinier s’était donné une porte ! Il est vrai que la maison du jardinier était devenue une maison de maître. Malheur ! tout le monde s’était donc enrichi aux Jardies ? Jamais Balzac n’eût souffert cette porte bâtarde à côté de la double porte seigneuriale à doubles marteaux par où il entrait. Qu’aurait dit M. de Saint-Simon !

J’entrai toutefois, mais en soupirant, par cette porte plus que bourgeoise ; un valet de chambre, le tablier blanc noué autour des reins, était venu m’ouvrir. « Que demande monsieur ? Monsieur veut-il acheter ou louer la maison occupée autrefois par M. de Balzac ? » La double question m’avait foudroyé. Je n’avais rien préparé. Je venais, voilà tout. Pourtant, j’aurais dû prévoir, la propriété étant vendue ou louée, qu’il me serait demandé ce que j’y venais faire. L’embarras imprévu où je tombais était, à tout prendre, moins grand que si le pavillon n’eût été ni à louer ni à vendre. Je répondis au valet de chambre : « Je viens louer. » Entrez, alors, monsieur.

Un énorme chien grondait derrière la porte. Était-ce Turc ? Le Turc habitué à se taire devant le coup de sonnette suspect de créance ? « Quel âge a ce chien ? demandai-je vivement au valet de chambre. — Deux ans. Ce n’est pas mon Turc ! Il serait bien plus âgé ! » D’ailleurs, Turc n’avait jamais été aussi gras. Et le valet de chambre me regardait et se disait sans doute en lui-même : Quel est donc ce monsieur qui veut louer les Jardies et qui me parle de Turc ?

Douleur sur douleur. Voilà bien, me dis-je, le chalet dessiné, construit, tourmenté par Balzac, mais grand Dieu ! comme ils l’ont embelli, les profanateurs ! C’est plein d’escaliers ! Et nous en avions si peu, vous savez ! Ils ont même osé mettre dans la maison l’escalier qu’il avait suspendu au flanc du mur extérieur. Allez donc vous reconnaître dans une propriété où tout est maintenant en ordre !

Cependant je finis par me retrouver, une fois habitué aux désagréments de toutes ces restaurations. Je courus alors de pièce en pièce, de chambre en chambre, de porte secrète en porte secrète, guidant mon guide, renversé de surprise devant tant de connaissances locatives.

J’étais arrivé aux combles, là où de Balzac et moi montions souvent pour respirer à pleins poumons la campagne, les bois, l’horizon, la rivière et l’immensité, ascension que nous exécutions d’ordinaire quand Balzac, dans un accès de mauvaise humeur, m’avait dit : « Venez ! allons cracher sur Paris ! »

C’est à cette hauteur qu’une autre déception, non moins poignante, m’attendait.

Les Jardies, que j’avais laissées chauves, dénudées, n’offrant que les pauvres petits arbustes frileux et grelottants plantés par Balzac, sont masquées aujourd’hui par de véritables arbres, taillés en pyramides, ouverts en éventails, tranchant du cèdre ; fiers, élégants, vêtus à la dernière mode. Ici, de beaux tilleuls ; là, des vernis du Japon qui pourraient être reçus dans les plus beaux parcs ; là, des marronniers aussi gentlemen que ceux des Tuileries. Ah ! où êtes-vous donc, allées de bitume et d’asphalte dont j’ai parlé dans le livre, trop bien accueilli, qui a reçu mes premières confidences sur Balzac ? La bêche les a défoncées, le gazon a couvert les endroits où avait coulé l’asphalte, et un art intelligent a soulevé ces terrains désordonnés qui se précipitaient jadis vers la route de Sèvres, et les a presque mis de niveau : ce n’est pas que la pente ait tout à fait disparu. Un tel miracle était impossible. Mais, coupé en ceinture par le milieu, le terrain des Jardies semble incliner beaucoup moins. C’est mieux sans doute. Je ne me consolerai pas cependant de la perte de ces arbres, dont le plus haut ne parvenait jamais, du temps de Balzac, à cacher le dos tacheté de Turc poursuivant à cœur joie une poule. « Que mes arbres sont déjà beaux ! disait Balzac : ils m’empêchent de voir Turc. » Illusion de propriétaire ! Enfin, où j’avais laissé un champ d’asperges, je retrouvais un parc.

Décidément les Jardies n’existent plus que dans le mirage rose du passé.

Même les arbres qui vous laissent en arrière ! Je n’ai pas voulu me reposer un seul instant dans ce parc, m’arrêter sous leur ombrage insultant de beauté. Ce mot ombrage me rappelle ce que dit à Jules Janin le jardinier des Jardies le jour où notre célèbre critique alla incognito les visiter : « Mais oui, mais oui, monsieur, M. de Balzac a du bien au soleil. »

Il ne disait que trop vrai, le malheureux ! tout était au soleil aux Jardies.

Une espèce de brume mélancolique commençait à me voiler les yeux et l’âme au sommet de ce pavillon d’où je promenais ma vue sur tant et tant de déceptions. J’avais le vertige : je me sentis comme à pic sur les dunes du passé. Je me hâtai bien vite de descendre : c’est précisément en descendant que je remarquai ce que j’aurais pu, l’esprit moins agité, fort bien voir en montant, et cela m’eût ménagé, cela m’eût adouci l’amertume du tableau dont je venais d’attrister mes regards. Tout le pavillon des Jardies est meublé. Meublé ! J’y ai donc vu des tables, des armoires, des glaces, des pendules, des rideaux ! J’étouffai.

« Eh bien ! me dit le valet de chambre, que pensez-vous, monsieur, du logement ?

— Les Jardies ! Un logement ! — vous dites ?…

— S’il convient à monsieur de louer ce pavillon ?

— Moi, j’ai parlé de louer !… Ah ! oui, pardon ! quel est le prix ? »

Le valet de chambre n’était pas du tout satisfait de son visiteur si distrait.

« Deux mille francs, me répondit-il, pour le reste de la saison.

— Deux mille francs… c’est un peu cher.

— Mais non, monsieur, mais non ; l’eau est très-bonne ici.

— Oh ! si l’eau est très-bonne… Nous disons deux mille francs ?

— Nous disons deux mille francs, oui, monsieur. »

Nous l’avions déjà dit bien des fois. Pour sortir de ce cercle, je me souvins fort à propos de l’objection salutaire que j’emploie toutes les fois que je me laisse surprendre par le chiffre d’un loyer dont je n’ai pas su prévoir l’agression. Je l’employai : « Y a-t-il écurie ? »

Le valet de chambre me répondit :

« Non, monsieur, il n’y a pas écurie.

— Le marché est impossible alors.

— Mais… cependant…

— Non ! s’il n’y a pas écurie, c’est de toute impossibilité. »

S’il m’eût dit : Il y a écurie, j’aurais demandé pour combien de chevaux ; et s’il m’eût répondu : Pour deux, j’aurais dit : Il me la faut pour six.

Ma visite était finie.

Je quittai les Jardies, navré, noyé dans un abîme de tristesse et me disant que je n’y remettrais plus les pieds de ma vie.

Il me restait encore un quart d’heure à attendre le passage du convoi de Versailles pour Paris ; voici comment je l’employai : de l’intérieur même de la propriété, il m’avait été totalement impossible d’examiner dans quel état se trouvait, depuis plusieurs années que je l’avais perdu de vue, le fameux mur, ce mur, cauchemar des rêves agités de Balzac, ce mur si souvent renversé, si souvent rebâti. Un assez vaste circuit était à décrire en passant par la route même de Ville-d’Avray pour arriver sous ce mur à jamais historique. Malgré la chaleur, une chaleur d’orage fort pénible, je traçai ce détour peu pourvu d’ombre, et j’arrivai au mur. Nous nous reconnûmes, je crois ; car chaque pierre mise dans mon temps semblait me dire : « On nous croit bien solides, mais gare un de ces hivers !… » Et, en effet… mais je n’ai plus le droit de faire des réflexions sur le plus ou moins de fixité de tous ces grès, autrefois mes amis. Nous n’en rîmes pas moins avec discrétion jusqu’au moment où l’un d’eux, remuant dans son alvéole de plâtre, m’indiqua, par cette diversion, un écriteau que je n’avais pas aperçu. Je lus à travers un brouillard de larmes : Les Jardies, ancienne propriété de M. de Balzac, à vendre ou à louer.

La désagréable trompette du chemin de fer m’appelait.

Adieu, séjour le plus triste, le plus accablant de tous, non pas seulement parce que celui que nous aimions tous n’y est plus, mais parce que d’autres y sont.

La désagréable trompette du chemin de fer ne m’avait jamais paru si agréable à entendre. Vite ! vite ! vite Paris ! où il y a dix-sept mille fiacres, deux mille omnibus, vingt-sept théâtres et douze cent mille égoïstes qui vous empêchent de penser à autre chose qu’à vous garer des roues, qu’à choisir entre tous ces spectacles celui qui vous enlèvera le plus vigoureusement à vos préoccupations, qu’à vivre au jour le jour, sans souci de ceux qui ne sont plus. Est-ce qu’ils ont jamais été ?

Nous allons pourtant, s’il plaît au lecteur, rentrer encore aux Jardies, mais cette fois par la porte du passé ; nous allons les revoir, mais habitées ou presque habitées par Balzac, déjà un peu infidèle à sa résidence de prédilection.

Paris qu’il fuyait, Paris l’attirait sans cesse : comment en eût-il été autrement ?

C’est à Paris qu’étaient ses amis, sa famille, ses admirateurs, ses libraires, son public, sa gloire, sa renommée, et ajoutons ses ennemis : ennemis vrais, ennemis fictifs, mais qu’il confondait si bien, qu’il s’en créait des légions, des armées. Et ces innombrables ennemis, un jour, il les provoquait en champ clos, il les appelait la lance au poing, il demandait à les combattre face à face ; un autre jour, plus calme, il se bornait à les couvrir d’un auguste mépris. Au fond, il se préoccupait beaucoup du moyen de les neutraliser par de l’habileté, de la politique, de la ruse, et surtout sans paraître trop personnellement tourmenté du désir de se les concilier.

C’était pourtant son unique envie ; on va le voir par le récit du singulier projet dont il me parla un jour, et dont je reçus le premier la confidence au fond d’un cabaret de Saint-Cloud où nous étions allés déjeuner.

Avant d’entrer dans les détails d’un plan d’association qui a réellement existé, et qui a duré plusieurs années — trois années au moins, — je rapporterai de ce déjeuner de Saint-Cloud une particularité, je crois, assez gaie. Elle a circulé plus tard de bouche en bouche, avec la vogue d’un mensonge ; pourtant elle est vraie de point en point. La voici. Le grand air, le vent matinal, la vue frétillante de la rivière, peut-être aussi le vieux préjugé qu’on doit avoir faim parce qu’on s’est levé de bonne heure, tout avait aiguisé l’appétit de Balzac. Ce jour-là, il avait la faim de Grand-Gousier. Après avoir englouti, presque vivantes, deux belles côtelettes de mouton et une montagne dorée d’éperlans, il me parla ainsi :

« Avant d’attaquer le sujet de conversation qui nous rassemble ici, je voudrais me meubler l’estomac de quelques autres mets supplémentaires. » C’était grave : le souhait était naturel, mais peu facile à réaliser dans la localité riveraine de Saint-Cloud, où, une fois sorti de la côtelette de mouton, de la friture de goujons, de la classique matelote, on ne propose plus aux aubergistes qu’une énigme pleine d’inquiétudes pour eux. Cependant, pour complaire à Balzac affamé, je cognai, avec l’angle fruste de mon robuste verre, le bois de la table rustique et court vêtue sur laquelle nous déjeunions, et le fils de l’aubergiste monta quatre à quatre par l’escalier de sapin placé entre la cuisine et nous. Ici, questions de Balzac, et réponses faites à Balzac par le garçon : « Avez-vous du gigot braisé ? — On vient, monsieur, de servir la dernière tranche à un Anglais, il n’y a pas un quart d’heure. — Une fricassée de poulet ? — Les poulets sont bien durs, monsieur, dans cette saison. — Respectons leur dureté : avez-vous des fricandeaux ? — Nous n’en aurons, monsieur, qu’à cinq heures. — Avez-vous du sphinx ? demandai-je à mon tour avec impatience au fils de notre hôte. — Du sphinx ? je cours voir à la cuisine, me répondit-il. — Vous en monterez pour deux, entendez-vous ? — Oui, monsieur. » Le garçon disparut.

Balzac alors de me dire : « Ai-je mal entendu, est-ce que vous ne lui avez pas demandé du sphinx ? — Parbleu, vous avez bien entendu ! vous vous obstinez à vouloir trouver à Saint-Cloud, dans une cabane de pêcheur, un déjeuner parisien complet, avec entremets, pièces froides, c’est absolument comme si vous demandiez du sphinx. J’ai demandé du sphinx. »

Le garçon était remonté. D’un visage parfaitement convaincu, il nous dit du haut de la première marche de l’escalier : « Monsieur, il n’y en a plus ! » Je vois encore le visage de Balzac, comprimé d’abord par l’étonnement de cette réponse, se détendre tout à coup et atteindre aux proportions lunaires d’un épanouissement produit par une irrésistible hilarité. Il jette sa serviette en l’air ; puis, s’accoudant sur la table, il rit à faire trembler la cabane du pêcheur, à faire envoler les pigeons, picorant sur les bords de la croisée. Tout rit autour de nous, parquet, plafond, bancs, banquettes, assiettes, couteaux, fourchette de plomb, tout, excepté le fils de l’aubergiste chez qui nous sommes. Il s’est pris complétement au sérieux, et sa réponse est sincère. Son maître lui avait évidemment recommandé de toujours dire, quel que fût le mets désiré : « Il n’y en a plus, » et jamais : « Il n’y en a pas. » Nous lui avions demandé du sphinx ; il n’y en avait plus !

Balzac remplaça le sphinx par un morceau de fromage et quelques feuilles de salade arrosées d’une huile qui rappelait celle d’olives, mais de bien loin ! L’huile d’olives à Saint-Cloud ! autre sphinx.

Au dessert, — y avait-il un dessert ? — Au café, probablement, il se mit en disposition de m’apprendre enfin dans quel but nous nous trouvions réunis à Saint-Cloud, à une heure encore assez matinale.

« Vous n’ignorez pas, me dit-il, que, vers les premières années de la Restauration, quelques hommes de lettres, d’une valeur que je ne discuterai pas ici, se détachèrent un jour de la fameuse société buvante et chantante du Caveau, et se reformèrent sournoisement dans des conditions plus ambitieuses, sous la dénomination de la Compagnie de la Fourchette. On sait aujourd’hui l’esprit et les résultats de cette association. Chacun des membres jurait, s’il entrait jamais à l’Académie française, d’employer tous ses efforts pour y faire entrer un confrère, à ne faire un choix académique que dans la Compagnie de la fourchette. Au bout d’un certain nombre d’années, il devait arriver que tous finiraient par être de l’Académie, ce qui arriva. Le Caveau entra en masse.

« Je ne pense pas, poursuivit Balzac, à recommencer la même tactique ; on ne recommence rien dans ce monde avec les mêmes chances de succès. D’ailleurs, l’Académie ne m’émeut guère le cœur : on croit le contraire, on a tort. Si j’y arrive, tant mieux !… sinon… mais je continue. »

Il continua ainsi : « Je n’aime pas le journalisme ; je dirai même que je l’exècre ; c’est une force aveugle, sourde, méchante, insoumise, sans moralité, sans tradition, sans but ; il est comme les bouchers ; il tue la nuit, pour manger le matin avec ce qu’il a tué. Mais, enfin, inclinons-nous, c’est une force ; c’est la force du siècle. Cette force mène à tout, conduit à tous les points de la circonférence ; c’est la seule aujourd’hui qui ait la puissance considérable de renverser, et par conséquent la puissance de remplacer ce qu’elle met par terre. Voyez ce que peuvent les Débats, le Constitutionnel, la Presse, et même le Siècle dans des proportions différentes ! Je défie le gouvernement de nommer un ministre, un receveur général ou particulier, un amiral ou un garde champêtre, sans se préoccuper peu ou prou de l’impression que produiront sur la peau de la presse ces diverses nominations.

« La royauté lui est subordonnée. Thiers règne et Bertin gouverne : quand ce n’est pas Bertin qui règne et Thiers qui gouverne, c’est Émile de Girardin, en attendant que ce soit Louis Perrée. Qu’est-ce donc que cela, si ce n’est le règne du journalisme ?

« Mais, continua de Balzac, j’ai l’air de vous apprendre, à vous, mon ami, qui avez été, qui êtes et qui serez probablement toujours un peu journaliste, les facultés formidables, inouïes, du journalisme.

— Je vous écoute toujours.

— Je continue donc : Ce fait d’expansion et de violence n’étant nié par personne, d’ailleurs, nous crevant les yeux à tous tant que nous sommes, voici ce que je veux : je veux que nous disposions à notre gré, à notre profit, — entendez-vous bien ? — de cette machine terrible pour placer nous et nos amis à tous les sommets productifs de l’art, de la science, de l’administration, de la politique. Je veux que, lorsque nous désignerons, parmi nous, un bibliothécaire, il soit nommé ; un député, il soit nommé ; un académicien, il soit nommé ; un professeur, il soit nommé.

— Mais…

— Ne m’interrompez pas ! Que faut-il pour cela ? avoir dans chaque journal, quelle que soit son opinion, un membre de notre société, un membre qui nous appuiera, nous défendra, qui fera prévaloir. partout et toujours, notre candidat. Et quand le gouvernement verra que ce candidat est soutenu par les lances de la Presse, comme par les hallebardes de la Quotidienne, par le fusil à rouet du journal des Débats, comme par le mousquet du Siècle, il faudra bien qu’il accepte notre choix ou le subisse. C’est ainsi que se gouverne le monde, croyez-le bien ; il fait semblant d’aller volontairement comme le cheval sous le cavalier ; mais il obéit au frein, à l’éperon, à la cravache et aux genoux. Avez-vous, — voyons maintenant, — quelques objections à faire à ce colosse de Rhodes de projet ?

— J’en ai quinze cent mille et une, répondis-je.

— Dites-moi la dernière, repartit de Balzac, j’aurai probablement à vous faire grâce des quinze cent mille autres.

— Où prendrez-vous, dis-je, ces journalistes sur la fraternité et le dévouement desquels vous pourrez compter ?

— Leur intérêt me répondra de leur dévouement.

— Je connais les journalistes mieux que vous : ils sont plus indolents encore qu’ambitieux ; n’ayant rien à demander pour eux, ils ne se remueront guère quand il s’agira de solliciter pour les autres ; et votre société, dont je ne connais pas encore le nom, s’en ira en pure eau claire quand vous y poserez le pied pour vous élever.

— Vous vous trompez, ah ! voilà où vous vous trompez magnifiquement, s’écria Balzac, croyant avoir terrassé ma plus vivace objection ; ce ne sont rien que des ambitieux déguisés, vos journalistes ! Celui qui écrit le Fait-Paris veut faire du feuilleton ; celui qui écrit le feuilleton veut traiter le grand article politique, et celui qui écrit l’article politique veut devenir maître des requêtes, député, conseiller d’État, préfet et le reste.

— Sans doute, il y a un peu de vrai dans ce que vous dites là, mais le fond inerte que j’accuse reste le même. Le vrai journaliste n’est que journaliste ; il vit et meurt journaliste ; tenez-le pour certain.

— Je le tiens si peu pour certain, que j’exécuterai mon projet d’association, avec vous ou sans vous, et que j’en pose la première pierre dès ce moment. Décidez, en êtes-vous, n’en êtes-vous pas ?

— Dînera-t-on dans votre société ? dis-je à Balzac, que je voyais profondément contrarié de s’être ouvert à quelqu’un si peu disposé à le suivre.

— Comment ! si l’on dînera ! mais une fois par semaine. On ne se rencontrera même qu’à l’occasion de ces dîners hebdomadaires, afin de ne promener aucun ombrage sur le front si délicat de nos concierges respectifs, trop étonnés peut-être de voir, à certains jours donnés, tant de gens à mine suspecte passer et repasser devant eux. Si l’on dînera !  ! » Étendant ensuite ses bras sur moi, Balzac dit sacramentellement : « Je vous reçois premier membre de notre société à venir.

« Ceci dit, allons, tout en nous promenant au bord de la Seine, ajouta-t-il, songer au choix de journalistes qu’il nous faut faire pour former notre société. »

Nous quittâmes la table.

En traversant la salle du restaurant, nous exprimâmes à notre cher hôte tous nos regrets de nous y être pris trop tard pour goûter de son sphinx, et nous nous dirigeâmes du côté de la Seine.

Quelques minutes après, commençait entre de Balzac et moi un dialogue singulier, mais aux singularités duquel j’aurais dû franchement m’attendre si je m’étais un peu plus souvenu que les plus grands peintres du cœur humain, les plus fins analystes de nos faiblesses et de nos ridicules, sont les premiers souvent à passer de la situation de peintre à celle de modèle. Ainsi, je vis l’instant où de Balzac, forcé de faire un choix parmi les journalistes de l’époque pour arriver à la formation de sa liste de premiers membres fondateurs de sa société, car il fallait bien en venir là, n’en désignerait pas un seul, tant il les haïssait tous d’une haine aveugle, et n’établissait guère de différence entre le meilleur et le pire d’entre eux. À mesure que je lui en nommais un, de Balzac, au lieu de chercher le plus possible un motif de l’admettre, trouvait, inventait vingt motifs pour le rejeter dans l’abîme. Les choses se passèrent à peu près ainsi que nous allons les dire :

« A. vous convient-il ?

— C’est un hypocrite ! Quand nous nous rencontrons, il me serre la main, et, avec la sienne, il a écrit trois abominables articles sur la Physiologie du mariage. Ne me parlez pas de ce tartufe-là !

— Laissons ce tartufe-là. Que pensez-vous de B. ?

— Pis que pendre ! C’est un courtisan ; il dîne tous les jeudis chez B. !  !

— Du moment où B. dîne tous les jeudis chez B…, c’est autre chose… Accepterez-vous C. ?

— Non ! ne me demandez pas pourquoi.

— Je ne vous demanderai pas pourquoi. Accepterez-vous davantage D. ?

— Pas davantage !

— E. vous va-t-il ?

— C’est un drôle ! il a osé dire qu’une vieille dame de mes amies, chez laquelle je vais passer quelquefois les mois d’automne à la campagne, m’a fourni les sujets de mes derniers romans. Infâme drôle !

— Savez-vous que notre liste ne se remplit pas beaucoup jusqu’ici ?

— Combien y a-t-il déjà de noms ?

— Il n’y en a déjà aucun. »

Balzac pouffa de rire.

« Combien il est difficile, vous le voyez, de saisir un juste aux cheveux parmi cette spécialité malsaine, dit-il ; trions toujours !

— Trions ! Mettons-nous F. sur notre liste ?

— Hum !

— Hum ! quoi ?

— Oui et non. C’est un bon garçon, sans doute ; mais il n’a aucun talent sérieux. Quand, à son tour, il voudra être quelque chose, qu’en ferons-nous ?

— On le chargera d’une mission scientifique. Les missions scientifiques sont un bât qui va à tous les ânes. Il ira étudier l’influence des queues de morue sur les ondulations de l’Océan, au point de vue de la religion et des mœurs. Du reste, vous avez raison, c’est une bouche inutile. Rayons !

— Rayons, dit alors Balzac avec joie ; rayons !

— G. vous sourit-il ? G. est charmant. Esprit fin, bon caractère.

— Il me conviendrait assez ; mais il est si mal avec ses autres confrères, que nous l’exposerions à être étranglé par eux si nous le mettions dans la société. Rejeté par humanité.

— Passons à H., dis-je en soupirant.

— Oui, passons ! passons ! passons vite !

— Ah ! il ne vous agrée pas, celui-là non plus ?…

— Un jour je vous dirai le tour de coquin qu’il m’a joué pendant que j’avais mon imprimerie. Du reste, il a tenu sur moi, dans la maison Bechet, des propos… pas de H.

— I. me semble réunir de bonnes conditions pour figurer avantageusement sur notre liste.

— Oui… mais… oui. Celui-là me va assez.

— Enfin !

— Écrivez-le provisoirement, dit Balzac.

— Provisoirement ! Rien que provisoirement ! »

Bref, il résulta qu’au bout d’une promenade de deux heures au bord de la Seine, Balzac, tant son antipathie était plus forte chez lui que tout autre sentiment à l’endroit du journalisme, n’avait pu, sur neuf noms, neuf noms d’ailleurs déjà choisis par moi-même mentalement en les lui présentant, n’en accepter qu’un, qu’un seul, et encore n’était-ce que provisoirement !

Cependant, comme il était dans la destinée de cette amusante idée de Balzac de briser l’enveloppe et de s’épanouir au jour pour la plus grande joie de son inventeur, la fameuse société d’assistance mutuelle se recruta définitivement des noms que nous allons dire.

On verra avec orgueil que si le choix avait été laborieux, il venait du moins largement récompenser des difficultés affrontées et enfin vaincues.

Balzac, qui voulait du mystère à la naissance de sa création favorite, indiqua à ses premiers affiliés pour lieu du premier rendez-vous le Jardin des Plantes, où ils se rencontrèrent, en effet, un samedi, vers quatre heures, par un temps magnifique, grande allée du Muséum. C’est de là qu’on partirait ensuite pour aller dîner à un restaurant indéchiffrable, pareillement découvert par Balzac à quelque distance du Jardin des Plantes.

Il en sera question dans un instant.

Du fond de la grande allée du Jardin des Plantes et par les allées aboutissantes, on vit bientôt s’avancer, à la manière des conspirateurs de l’Ambigu-Comique, Granier de Cassagnac, puis Théophile Gautier, puis Louis Desnoyers, puis Eugène Guinot, puis Alphonse Karr, puis T. Merle, puis Altaroche, puis Balzac, puis moi, hommes de lettres un peu bien étonnés de se trouver ensemble, surtout dans le but fraternel que j’ai suffisamment précisé plus haut. Mais Balzac était vraiment le grand prêtre-né de ces mariages impossibles.

Les politesses d’usage accomplies, on se prit, avec une intimité un peu jeune, sous le bras les uns les autres et l’on suivit Balzac.

Balzac, plein d’aise et d’enchantement, sortit du Jardin des Plantes, descendit le quai aux vins en longeant l’Entrepôt, et, quand il fut entre la rue des Fossés-Saint-Bernard et la rue de Poissy, presque en face du pont de la Tournelle, il nous dit : « Messieurs, c’est ici ! » Quel impossible endroit avait-il donc choisi pour l’accomplissement de notre premier repas de corps ?

Je ne voyais, où nous étions arrêtés, ni ombre de restaurant, ni profil de café, mais quelque chose d’effacé, de bâtard, comme la boutique d’un marchand de vin de la banlieue. Je levai la tête pour découvrir quelque signe indicateur qui m’instruisît mieux que notre impénétrable guide ; je n’aperçus qu’une informe enseigne, perdue à la hauteur du second étage d’une étroite maison, faisant avec le mur où elle s’accrochait un angle d’inclinaison assez périlleux. Sur cette enseigne, qui, du reste, est peut-être encore à la même place, je distinguai un énorme cheval de roulier peint en rouge, dressé sur ses jambes de derrière, beau d’encolure, fougueux de crinière et laissant lire sous ses sabots ces mots, qu’on a déjà lus pour peu qu’on ait traversé l’une de nos trente ou quarante mille poudreuses communes de France : Au Cheval rouge !

Nous étions donc au Cheval rouge.

Balzac nous avait conduits à l’auberge du Cheval rouge ; il avait fait préparer notre dîner d’initiation et d’inauguration au Cheval rouge ; nous allions enfin nous mettre sous les auspices du Cheval rouge.

Ce n’est pas sans motif que je répète quatre fois ici cette indication peinte à l’huile grasse : le Cheval rouge !

La société fondée par Balzac, dans l’intention que l’on sait aussi bien que moi maintenant, devait prendre, et elle prit en effet le titre de la société du Cheval-Rouge.

Le salon, ou plutôt la salle où nous entrâmes, répondait à la vulgarité brutale de l’enseigne ; c’était un hangar au fond d’une cour, entre un puits et un magasin de futailles vides.

Les chevaux rouges dînèrent assez mal ce premier jour-là ; toutefois l’enthousiasme et les vins firent bravement passer sur la médiocrité des mets.

Il faut s’entendre sur le mot enthousiasme, que j’écris ici avec une facilité peut-être un peu grande. Il y eut de la roideur sous l’entraînement ; bien d’anciennes fibres ennemies résistèrent quand il fallut les enlacer à la guirlande amicale que Balzac entreprenait de former.

Ainsi le Charivari, dans la personne de son principal représentant, n’avait jamais brûlé un encens bien vif au pied de la renommée de Balzac ; Alphonse Karr et Balzac ne se seraient pas mutuellement jetés dans les flots pour se sauver ; moi-même je n’avais pas une tendresse égale pour tous mes confrères d’écurie ; j’avais reçu autrefois plus d’un froissement, que j’avais, à mon tour, rendu avec quelque largesse.

Or tous ces coudoiements, toutes ces taloches littéraires, toutes ces gourmades d’un passé qui n’était pas bien vieux, revenaient quelquefois à la surface.

Si les sourires se faisaient doux, si les verres se choquaient bruyamment entre eux, si l’esprit de celui-ci fraternisait avec l’esprit de celui-là, la sincérité antique n’était pas le fond de ce tableau. De temps en temps, des silences moqueurs couraient sur la toile.

Un seul écrivain, un seul ! parmi tous ces convives d’origines diverses, réunissait les sympathies de tous et nous aimait tous. C’était le bon, l’excellent, le spirituel rédacteur de la Quotidienne, T. Merle. Merle au visage si noble et si beau, à la mémoire intarissable, fleurie de toutes sortes de fleurs, comme les campagnes de ce beau Midi dont il était, représentait véritablement au milieu de nous le type de la concorde.

Notre supérieur par l’âge. Merle l’était encore non par la notoriété littéraire, quoiqu’il eût la sienne, la sienne bien réelle, bien incontestée ; mais par le mérite d’une exquise conversation, par une connaissance délicate de tous les personnages et de toutes les choses marquantes de son temps. Il avait retenu du dix-huitième siècle l’ironie voltairienne moins la sécheresse de l’athéisme. Le fanatisme de la royauté ne s’alliait pas chez lui à l’esprit de violence de 1815 et du Drapeau-Blanc. Il racontait comme Désaugiers chantait ; il plaisantait comme Louis XVIII plaisantait, et il comptait au moins autant de bonnes fortunes que le brillant Lauzun, qui n’eut jamais à coup sûr ni la rare perfection de corps ni la radieuse beauté de visage de notre cher et regrettable Merle.

Il n’avait qu’un défaut, mais ce défaut était grand, très-grand pour nous, car il le rendait tout à fait inutile à la société du Cheval-Rouge, où, à la vérité, nous ne l’avions pas introduit sans violence. Merle n’avait pas le plus léger grain d’ambition sous la peau ; il n’était rien, n’avait jamais voulu rien être, et il ne voulait rien devenir. « Je vous servirai tant que vous voudrez, tant que je pourrai, disait-il, mais, je vous en prie, ne vous occupez pas de moi. »

L’éloquence de Balzac obtint pourtant de Merle qu’il accepterait une place de bibliothécaire. Nous promîmes tous de travailler à la réalisation de l’engagement pris par Balzac. Ce qu’il accepta pareillement, ce fut de commander nos dîners hebdomadaires et de veiller à leur parfaite ordonnance. À cet égard, la violence exercée sur lui fut beaucoup moins sensible.

Merle était une fourchette d’or tombée du ciel. Personne depuis Néron, depuis Lucullus, depuis Grimod de la Reynière, personne n’a su manger comme lui, quoiqu’il donnât un peu trop dans les salaisons du Midi.

Rougemont, Brazier et lui, trois géants par la taille et par l’estomac, ont laissé d’impérissables souvenirs gastronomiques aux Vendanges de Bourgogne, au Cadran bleu, chez Balaine, et au Rocher de Cancale. Ils ont bien vécu.

Revenons au dîner du Cheval rouge.

On lut au dessert les statuts de la société, qui pouvaient se résumer en ceci : Chacun sera à tous, et tous seront à chacun. On convint aussi que rien ne serait jamais écrit touchant la composition et le but de la société du Cheval-Rouge. Il fut pareillement arrêté qu’on reviendrait dîner au même restaurant huit jours après le premier banquet, ce qui eut lieu. Mais on se lassa bientôt de cette course insensée au pont de la Tournelle. Nous changeâmes d’auberge sans toutefois changer d’enseigne.

Le Cheval-Rouge alla, quelques semaines après son inauguration, dîner aux Vendanges de Bourgogne, vaste et historique restaurant qu’il faut un peu rappeler à la génération présente. Elle en a entendu parler sans doute, mais elle ne l’a pas vu se développer sur une ligne vraiment monumentale, au bord du canal Saint-Martin, à l’entrée du faubourg du Temple. Là, les dîners, sans être plus chers, quoiqu’ils le fussent encore beaucoup, étaient meilleurs qu’au Cheval rouge.

Nous changeâmes plusieurs fois encore de réfectoire.

Ce n’est pas tout à fait le mieux que nous poursuivions dans ces nombreux déplacements : Balzac avait peur qu’une trop longue fréquentation dans un même restaurant ne révélât aux garçons, des garçons aux maîtres, et des garçons et des maîtres à tout le monde, l’existence de notre société. Sa terreur était amusante à cet endroit.

Que produisit, en fin de compte, cette fameuse société du Cheval-Rouge, au bout de plusieurs années d’existence ? Beaucoup de dîners, beaucoup d’articles écrits dans les journaux pour Balzac, sur Balzac, à l’éloge de Balzac, lequel Balzac n’écrivit rien du tout sur ses confrères chevaux-rouges ; et elle ne conféra pas le moindre emploi, elle ne rapporta pas le moindre avantage aux autres membres. Balzac seul y avait cru beaucoup, Balzac seul en profita.

Quant à Granier de Cassagnac, à Louis Desnoyers, à Alphonse Karr, à Altaroche, à Merle, lequel, fatigué d’espérer, alla attendre sa bibliothèque dans un monde meilleur, ils n’eurent jamais une foi bien robuste dans l’association du Cheval-Rouge, dont l’enseigne seule, bravant les temps, les révolutions, l’humidité de la Seine, la sécheresse des étés, piaffe encore, je suppose, et éclabousse du rouge aux regards charmés de ceux qui vont du pont de la Tournelle au Jardin des Plantes.

Balzac, avons-nous dit plus haut, commençait à être moins fidèle aux Jardies : il se partageait fréquemment, — ce que ses meilleurs amis eux-mêmes ne surent pas tout de suite, — entre cette résidence rurale et la maison de la rue Basse, à Passy. Il ne serait pas impossible, on pourrait même dire qu’il est fort possible qu’il eût un troisième et même un quatrième logement.

Quant à la maison de la rue Basse, à Passy, pour nous en tenir à celle-là, il fut un temps où il nous y invitait autant qu’aux Jardies ; plus tard, il nous invita un peu moins aux Jardies qu’à Passy ; puis nous n’allâmes plus qu’à Passy, et les Jardies décrurent à l’horizon. On évita même d’en parler. Nous avions vu si souvent Balzac se rembrunir quand il en était question, que nous nous tînmes pour avertis. On en parlait quand il en parlait.

Occupons-nous donc d’abord de la période d’alternative résidence par Balzac tantôt aux Jardies et tantôt à Passy. La maison de la rue Basse, no 19, à Passy, a été fort exactement décrite par un excellent écrivain, dans les pages intimes des Mémoires qu’il écrit pour lui, en attendant d’être lus par tout le monde. Puissent ces Mémoires n’être lus que bien tard, le plus tard possible, s’ils ne doivent être publiés que lorsque leur auteur ne sera plus là pour recevoir les éloges acquis à la lucidité de ses souvenirs que nous avons contrôlés nous-même et à la franchise de son style de la bonne école française.

Les lignes privées qu’on va lire, extraites des Mémoires auxquels nous faisons allusion, sont de M. Solar, autrefois directeur du fameux journal l’Époque.

La plume est dans ses mains :

« Affligé de la direction d’un journal, dit M. Solar dans les Mémoires auxquels il s’emprunte pour enrichir mon travail, — j’avais écrit à M. de Balzac pour lui demander un roman. Balzac me donna rendez-vous chez lui. Il avait eu la précaution, dans sa lettre que j’ai conservée, de me marquer le mot de passe pour arriver à sa personne. Il fallait demander madame de Bri…

« À l’époque de notre rendez-vous, Balzac habitait le village de Passy, rue Basse, 19.

« Je vais à Passy, j’affronte les pavés raboteux de la rue Basse, qui est très-haute, malgré sa dénomination hypocrite, et je demande au concierge de la maison, n° 19, madame de Bri…

« Ce concierge, méfiant comme un verrou, me regarda jusqu’au fond des yeux ; à peine rassuré après cet examen, doublé pourtant du mot de passe, il murmura : « Montez au premier. » Son regard sinueux m’accompagna longtemps en spirale : ce ne fut pas par politesse.

« Je montai au premier.

« Au premier, je trouvai, plantée sur le carré, la femme du concierge. Elle faisait sentinelle au seuil d’une porte qui donnait sur un perron.

« — Madame de Bri…, s’il vous plaît ?

« Le perron avait double escalier.

« — Descendez dans la cour, me dit la concierge.

« J’étais monté d’un côté, je descendis de l’autre, comme on le pratiquerait pour une double échelle.

« Au bas de l’escalier, je rencontrai la petite fille du portier, nouvel obstacle qui me barra le passage. Nouveau recours au talisman, au Sésame, ouvre-toi ! Pour la troisième fois, je répétai : Madame de Bri…, s’il vous plaît ?

« La petite fille, d’un air fin et mystérieux, me montra du doigt, au fond de la cour, une chartreuse lézardée, délabrée, hermétiquement close. On eût dit une de ces maisons solitaires de la banlieue de Paris, qui attendent derrière leurs vitres chassieuses depuis un quart de siècle un locataire mythologique. Je sonnai sans espoir, convaincu que mon coup de sonnette, au milieu de toutes ces poussières, ne pouvait réveiller qu’une tribu de chauve-souris et de souris moins chauves.

« À ma grande surprise, la porte cria, elle cria fort, par exemple, et une honnête servante allemande parut sur le seuil. Elle était vivante ! Je répétai encore : — Madame de Bri… ?

« Une dame d’une quarantaine d’années, à la figure grasse, monacale et reposée, une sœur tourière sortit lentement de l’ombre bleue et tranquille du vestibule. C’était elle enfin ! c’était le dernier mot de l’énigme domiciliaire, c’était madame de Bri… ! Elle articula mon nom qu’elle enveloppa d’un sourire béat et m’ouvrit elle-même la porte du cabinet de M. de Balzac.

« J’entrai dans le sanctuaire.

« Mes regards se portèrent d’abord sur un buste colossal de l’auteur de la Comédie humaine, par David d’Angers : magnifique ouvrage du plus beau marbre, chef-d’œuvre de ce sévère statuaire qui est resté le maître des maîtres dans la sculpture des portraits. Ce buste monumental était posé sur un socle dans lequel on avait enchâssé une horloge. Cela signifiait sans doute que Balzac avait vaincu le temps. Je suppose que l’idée était de David lui-même, quoique Balzac ne péchât pas par excès de modestie et fût bien capable d’être l’auteur du symbolique socle.

« On sait que sur le piédestal d’une statue en plâtre de Napoléon Ier il avait écrit à la plume ces mots assez téméraires : Achever par la plume ce qu’il a commencé par l’épée. On voyait cette statue dans son logement de la rue des Batailles.

« Une porte vitrée, ouvrant sur un petit jardin planté de maigres massifs de lilas, éclairait le cabinet dont les murs étaient tapissés de tableaux sans cadres et de cadres sans tableaux.

« En face de la porte vitrée, un corps de bibliothèque : sur les rayons s’étalaient dans un beau désordre : l’Année littéraire, le Bulletin des lois, la Biographie universelle, le Dictionnaire de Bayle, etc. À gauche, un autre corps de bibliothèque qui paraissait exclusivement réservé aux contemporains. On y voyait vos œuvres, mon cher Gozlan, entre celles d’Alphonse Karr et de madame de Girardin.

« Au milieu de la pièce était une petite table, — la table de travail sans doute, — sur laquelle reposait un volume unique : un dictionnaire français.

« Balzac, enveloppé d’une ample robe de moine jadis blanche, une serviette à la main, essuyait amoureusement une tasse de porcelaine de Sèvres. À peine m’eut-il aperçu, qu’il entama, avec une verve qui s’éleva de seconde en seconde à la note du fanatisme, ce singulier monologue que je reproduis scrupuleusement. — Voyez-vous, me dit-il, cette tasse ? — Je la vois. — C’est un chef-d’œuvre de Watteau. J’ai trouvé la tasse en Allemagne et la soucoupe à Paris. Je n’estime pas à moins de deux mille francs cette précieuse porcelaine ainsi complétée par le plus merveilleux des hasards. Le prix me frappa d’un éblouissement subit : deux mille francs ! Je pris la tasse par politesse, et un peu aussi pour cacher un sourire d’incrédulité. Balzac poursuivit intrépidement son exhibition phénoménale : — Considérez, je vous prie, cette toile qui représente le Jugement de Pâris, c’est la meilleure du Giorgione. Le musée m’en offre douze mille francs ; D-O-U-Z-E M-I-L-L-E francs. — Que vous refusez, ajoutai-je à mi-voix. — Que je refuse, que je refuse net, répéta bravement Balzac. — Savez-vous, s’écria-t-il en s’exaltant, savez-vous que j’ai ici pour plus de quatre cent mille francs de tableaux et d’objets d’art ? — Et l’œil en feu, les cheveux en désordre, les lèvres émues, les narines palpitantes, les jambes écarquillées, le bras tendu comme un montreur de phénomènes un jour de foire en plein soleil et en pleine place publique, il continua ainsi : Admirez, admirez ce portrait de femme de Palma le Vieux, peint par Palma lui-même, le grand Palma, le Palma des Palma, car il y a eu autant de Palma en Italie que de Miéris en Hollande. C’est la perle de l’œuvre de ce grand peintre, perle lui-même parmi les artistes de sa belle époque. Altesse, saluez ! — Je saluai.

« — Voici maintenant le portrait de madame Greuze peint par l’inimitable Greuze. C’est la première esquisse de tous les portraits de madame Greuze ; le premier trait ! celui que l’artiste ne retrouve plus. Diderot a écrit sur cette esquisse suave vingt pages délicates, sublimes, divines, dans son Salon. Lisez son Salon ; voyez l’article Greuze, lisez cet admirable morceau !

« — Ceci est le portrait d’un chevalier de Malte ; il m’a coûté plus d’argent, de temps et de diplomatie qu’il ne m’en eût fallu pour conquérir un royaume d’Italie. Un ordre du pape a pu seul lui ouvrir la frontière des États romains. La douane l’a laissé passer en frémissant. Si cette toile n’est pas de Raphaël, Raphaël n’est plus le premier peintre du monde. J’en demanderai ce que je voudrai. — Mais l’obtiendrez-vous ? — S’il y a encore sur la terre un millionnaire qui ait du goût, oui ! sinon j’en ferai hommage à l’empereur de Russie. Je veux un million ou un remercîment. Passons.

« Ce meuble d’ébène incrusté de nacre, a appartenu à Marie de Médicis. Monbro l’estime soixante mille francs. Ces deux statuettes sont de Cellini. — Celle-ci est d’un Cellini inconnu du dix-septième siècle. Elles valent toutes les trois leur pesant d’or. Passons. — Passons. — J’ai fait acheter à Pékin ces deux vases de vieille porcelaine de Chine qui ont appartenu à un mandarin de première classe. Je dis vieille porcelaine de Chine, parce que vous êtes trop éclairé, M. Solar, pour confondre avec la porcelaine simplement de la Chine. Les Chinois n’ont plus de cette miraculeuse vieille porcelaine depuis le treizième siècle. Eux-mêmes en donnent aujourd’hui des prix fous, ils la font revenir de tous les pays européens qui en possèdent. Avec ces deux vases, j’aurais des millions et des torrents de dignités à Pékin. — Mais c’est bien loin, mon cher M. de Balzac. — Qu’on ne m’y force pas ! Toujours est-il qu’on m’offrirait vainement en échange la manufacture de Sèvres tout entière.

« Je sentis qu’il devenait indispensable de mettre le Gascon au diapason du Tourangeau, pour l’honneur déjà bien compromis de la Garonne, et je m’écriai à mon tour : Allons donc, la manufacture de Sèvres ! Vous y perdriez, M. de Balzac, vous seriez refait ! Mais pour loger toutes ces merveilles dont vous parlez si bien, et que j’admire autant et peut-être plus que vous, il vous faudrait un Louvre.

« Je le bâtis ! me répondit sans sourciller mon intrépide interlocuteur ; oui, je le bâtis. — À la bonne heure ! vous calmez mes inquiétudes, M. de Balzac. La grande salle, la salle d’honneur, la salle d’Apollon comme il me plaira de l’appeler le moment venu, me coûte déjà cent mille francs. — Cent mille francs ! — Oui, monsieur, cent mille francs. C’est prodigieux ! — Ce le sera. — Tous les murs sont revêtus de haut en bas de malachite. — De malachite ? — Comme qui dirait du diamant.

« Quelque incroyable que puisse paraître cette conversation, j’en affirme la complète exactitude.

« On se demandera peut-être dans quel but Balzac se livrait à ces exagérations gigantesques. On pourra même se demander s’il avait un but et s’il ne s’abandonnait pas tout simplement à la pente naturelle de son esprit, en plongeant ainsi dans cette mer sans fond de rubis, de perles, de topazes, de malachites et de sable d’or. Il faut bien que je l’avoue, je crois fermement que Balzac avait un but en me brûlant ainsi les yeux aux reflets rapides, chatoyants, de tous ces millions frappés à l’hôtel des monnaies des mille et une nuits et à l’effigie du sultan Haroun-al-Raschid. Je venais lui demander de la prose pour mon journal ; je n’étais à ses yeux qu’un acheteur. Je venais chez lui m’approvisionner de copie. Il avait fait ce calcul assez exact en général, mais faux en ce qui me concernait : Si je démontre à ce négociant que je suis millionnaire, il ne marchandera pas, parce qu’on ne marchande pas ceux qui n’ont pas besoin de vendre. Cette fois-ci, c’était lui qui agissait en marchand ; les rôles étaient changés : il fallait bien prendre celui qu’on me laissait. J’agis en artiste, et je l’estimai fort en acceptant du premier mot le chiffre de sa proposition. Marché fut conclu. Je me retirai en emportant les épreuves curieusement raturées et surchargées de la Dernière incarnation de Vautrin, un des plus formidables chefs-d’œuvre de Balzac. »

Sans vouloir rien déranger à cette curieuse description du cabinet de Balzac, sans prétendre émousser un seul relief des délicieuses ironies qu’elle encadre, nous devons dire pourtant qu’elle laisse un peu trop le lecteur dans le doute sur la véritable valeur du mobilier de la maison de Passy.

S’il s’en faut de beaucoup qu’il représentât une valeur aussi grande que celle que lui prêtait l’imagination orientale de Balzac, il lui avait coûté cependant de belles sommes. Quelques pièces justifiaient le goût de l’homme supérieur, et attestaient surtout de réelles dépenses. Ainsi, le meuble d’ébène incrusté de nacre, dont parle M. Solar, et autour duquel Balzac tournait sans cesse des regards ravis, était une pièce digne du Louvre. Pour mettre l’admiration publique au niveau de la sienne, peut-être aussi pour un motif moins abstrait, il me pria un jour d’en faire la description dans un recueil où il écrivait quelquefois, désir qui fut immédiatement rempli par moi, à sa grande joie d’antiquaire. L’article parut même accompagné de deux riches dessins d’une exactitude irréprochable. Peut-être le lecteur, heureux d’avoir une idée précise quoique limitée du mobilier de Balzac, nous pardonnera-t-il, à ce titre, de lui donner ici l’inventaire rapide des deux pièces sculptées, dont une seule frappa l’attention de M. Solar et dont Balzac nous chargea d’être le biographe.

Ces deux meubles sont tout simplement ce qu’on appellerait de nos jours la commode de Marie de Médicis et le secrétaire de Henri IV ; c’est-à-dire deux diamants de l’école florentine, au plus beau temps des Médicis.

D’une architecture élégante et pure, ces deux divins morceaux sont en ébène, veinés de filets d’or. La commode, vrai meuble de reine, est à pans brisés, avec culs-de-lampe et basses tournées en spirale aux angles. Des figures de sirènes, incrustées en nacre chatoyante, comme toute la décoration, forment le centre des vantaux et des tiroirs. Au milieu d’arabesques et d’enroulements fleuris, d’une délicatesse miraculeuse et comme en rêvent les ondines dans leurs palais transparents, se jouent par centaines des oiseaux dont l’ornementation est telle, qu’on les croirait colorés de tous les feux éblouissants que jette l’opale. Dix ans de la vie de l’un de nos plus célèbres artistes en incrustation ne suffiraient pas pour accomplir un pareil travail. Un seul morceau d’ébène recouvre cette commode armoriée aux armes de France et de Florence. La couronne qui domine l’écusson est celle de grande-duchesse. Ce détail, si hautement significatif, donne à croire que ces meubles sont un cadeau du grand-duc François II à sa fille. Quel souverain pourrait aujourd’hui se permettre une pareille preuve de tendresse ?

Le secrétaire est composé d’un avant-corps à deux vantaux, chargé d’une tablette profilée, sur laquelle s’élève la partie supérieure, également divisée en deux compartiments et terminée par une corniche d’une exquise pureté de moulures. L’ornementation de ce meuble, où les monogrammes de Henri et de Marie sont répétés sur les deux étendards, est plus sérieuse que celle du meuble de la reine, mais d’une perfection non moins rare. Des trophées d’armes, des allégories guerrières, des têtes grimaçantes ou terribles, remplacent la fantaisie plus gracieuse qui décore la commode. La prodigieuse habileté avec laquelle l’incrustation de ces deux morceaux est obtenue est si effrayante comme résultat, qu’on peut dire sans exagération qu’elle provoque le parallèle avec la mosaïque en pierre dure la mieux exécutée.

Une singularité précieuse donne au secrétaire une incalculable valeur historique. L’écusson de Henri IV a été arraché d’un des vantaux, et témérairement remplacé par l’écusson des Concini. Ce meuble a donc été donné au maréchal d’Ancre par la reine, après la mort de Henri IV. Cette révélation, du reste, ne ferait que confirmer les suppositions des historiens et les malices des Mémoires du temps.

Maintenant, comme tradition, voici ce qui doit compléter l’authenticité de ce fait. Après l’assassinat du maréchal d’Ancre, ses dépouilles enrichirent, comme on le sait, la maison de Luynes. Or c’est précisément en Touraine, et près de la petite ville de Luynes, que ce double trésor archéologique a été découvert.

À notre avis ces deux meubles sans prix sur lesquels se sont appuyés Henriette d’Angleterre, Louis XIII et Gaston d’Orléans, ces deux miracles de l’art au seizième siècle, qui est lui-même un miracle, ces deux curiosités, poétiquement historiques, sorties d’une chambre de reine, du palais d’un grand roi, auraient dû plutôt se retrouver dans le musée d’une grande nation ou dans le cabinet d’un souverain, que dans le cabinet d’un homme de lettres.

Que sont devenus ces beaux meubles depuis la mort de Balzac ? C’est ce que je ne sais pas.

Au-dessus des haines de toutes les formes et de toutes les couleurs que Balzac entretenait, sans que l’une lui fît jamais oublier l’autre, — quoique au fond il fût plus bilieux que haineux, — il y avait chez lui la haine à deux têtes contre la Belgique. Il ne s’écoulait pas d’heure où il ne sortît de sa bouche des épées et des flammes, des éclairs et des tonnerres à l’adresse de cette contrée exécrée et maudite par lui.

Il avait bien un peu ses raisons pour cela.

Balzac est à coup sûr l’écrivain dont la Belgique a le plus contrefait les livres pendant trente ans. Elle ne s’est pas lassée ; elle y a mis de l’acharnement ; elle y a même mis quelquefois de la folie, car ils étaient tant de contrefacteurs en Belgique, autour de toute œuvre de lui qui paraissait, qu’ils faisaient souvent une spéculation ruineuse à se déchirer ainsi la même proie. Sa colère était donc une colère juste s’il en fut jamais. Ce fut au sujet d’une contrefaçon de César Birotteau, qu’il prit un jour une résolution qu’il avait éloignée jusque-là systématiquement.

Ce jour-là, rien de plus comique que la position où je le surpris aux Jardies, dans la pièce basse du pavillon. Il gesticulait et s’agitait comme un possédé, derrière un rempart de livres de vingt formats différents. Il en prenait un, l’ouvrait avec rage, lisait le titre d’un coup d’œil, le fermait avec bruit et le remettait brutalement en place en disant : Encore une ! encore une !

« Approchez, me cria-t-il au moment où j’ouvrais la porte de la salle basse ; approchez !

— Il n’y a aucun danger ?

— Devinez ce que c’est que tout ça ?

— Des livres.

— Oui, des livres, mais encore ?…

— Un cadeau qu’on vous fait pour votre bibliothèque.

— Ah ! oui il est charmant, il est gracieux le cadeau ! Et la France laisse commettre de pareils brigandages à sa porte. »

Du moment, me dis-je, où Balzac me parle des intérêts de la France, il ne peut s’agir que des siens propres ; car la France, c’est lui : nous connaissons notre Louis XIV deux.

« Quels brigandages ?

— Comment quels brigandages ?

— Mais sans doute ; j’ignore…

— Y a-t-il d’autres brigands que les Belges au monde ?

— Il y a bien un peu les Allemands…

— Ah ! oui, me dit-il, les Allemands aussi contrefont mes livres. Mais qui dit Belges dit Allemands. »

C’est cela, me dis-je, il s’agit de ses livres.

« Et les Italiens, ne contrefont-ils pas ?

— Oui, les Italiens aussi.

— Et les Américains ?

— Oui, oui… mais les Belges !!…

— Alors pourquoi les Belges seuls ?

— Il n’y a qu’un Belge qui ait pu me jouer le mauvais tour de m’adresser ici, aux Jardies, ce ballot de livres, ce ballot uniquement formé de toutes les contrefaçons faites, en Belgique et partout, de mon César Birotteau. Quelle insolence de coupeurs de bourses ! quelle impertinence de lazzaroni ! quelle raillerie de bohèmes ! C’est une vengeance. Je les traite autant que je le puis, c’est vrai, de voleurs et de détrousseurs de livres, mais c’est me narguer par trop, que de m’envoyer ici, aux Jardies, vingt-cinq contrefaçons de César Birotteau. El je ne me vengerai pas ! Si fait ! je ne veux pas mourir sans avoir tiré une vengeance magistrale de ces bandits-là. Que faut-il faire, dites-moi, pour être de la Société des gens de lettres ? J’en ferai une armée, et avec cette armée je marcherai contre la Belgique. Elle a un Waterloo chez elle, elle en aura deux ! Oui, je veux être de la Société des gens de lettres : que faut-il faire, dites, pour cela ?

— Il faut être un peu homme de lettres. Ce n’est pas toujours de rigueur, mais enfin…

— Que donne-t-on en y entrant ?

— Vingt francs.

— Il fallait exiger vingt mille francs ! et l’on n’aurait pas eu tout le fretin de la littérature ; mais passons, le mal est fait. Je veux faire partie de votre Société.

— Je m’en réjouis grandement pour notre Société.

— Je veux en être cette semaine.

— Rien n’est plus facile, monseigneur.

— Vous me présenterez, n’est-ce pas ?

— Ce sera un immense honneur pour moi, sire. »

Balzac prit une poignée de contrefaçons et me les lança à la tête.

« Ne plaisantons pas, je veux être reçu, immédiatement, membre de la Société des gens de lettres, afin de faire prévaloir quelques bonnes et vigoureuses idées que j’ai contre la contrefaçon. C’est très-sérieux. Que ce soit le plus tôt possible !

— Il y a séance samedi prochain…

— Je veux être reçu samedi.

— Vous le serez.

— Gare ensuite à tous les pirates, sous quelques noms qu’ils se cachent : contrefacteurs, imitateurs, traducteurs, colporteurs, éditeurs, brocheurs, plieurs, satineurs et tous autres écornifleurs, voleurs ; malheur ! »

C’est en 1839 que Balzac demanda ouvertement à faire partie de la Société des gens de lettres dont, jusqu’alors, il ne s’était pas montré fort émerveillé, parce que, selon lui, elle ne marchait pas assez vite, parce qu’elle ne remplissait pas le monde du bruit de ses travaux, parce qu’elle ne dominait pas l’État de toute sa hauteur.

C’est sans doute pour avoir apprécié la société de cette manière peu mesurée et surtout peu contenue, que son admission réunit à peine, à l’assemblée générale, le nombre de voix suffisant. Il fallait quarante-cinq voix pour être élu, et il en eut cinquante-trois, tandis que des membres, beaucoup moins célèbres au dehors, en comptèrent jusqu’à quatre-vingts.

On fut, sans doute, fier de le voir, aussitôt reçu, siéger au comité, mais on craignait, sans se le dire, son impopularité dans une assez forte partie de la presse dont on avait le plus grand besoin de se rallier les difficiles sympathies. L’homme supérieur sut bien vite déchirer ces nuages. Tout en justifiant, à certains égards les appréhensions de quelques membres, il donna à la Société une impulsion inaccoutumée. Son souffle souleva l’inertie générale.

Balzac apportait à la compagnie une connaissance profonde, presque diabolique, de la misère chronique de la profession ; une habileté rare, sans égale, à traiter avec les aristocrates de la librairie ; un indomptable désir de limiter leurs déprédations par des lois qu’il avait méditées sur le mont Sinaï d’une longue expérience personnelle ; et, avant toutes choses, une admirable conviction de la dignité de l’homme de lettres.

Sa parole était écoutée, si elle n’était pas toujours obéie.

Balzac s’exprimait avec une grande chaleur et une intarissable prodigalité d’idées dans les assemblées générales, dans le comité, et particulièrement au sein des commissions. C’était souvent de la fumée, mais le foyer était large, le feu ardent ; s’il n’est rien resté de ce torrent de belles paroles qui coulait de ses grosses lèvres enflées d’éloquence, les archives de la Société ont été du moins assez heureuses pour conserver quelques-uns de ses projets gigantesques, babyloniens, projets étonnants par leur vaste ensemble et par la ténuité des détails.

Nous donnerons plus loin un morceau considérable, tout écrit de sa main, intitulé le Code littéraire. À notre avis, ce travail, complétement inconnu, comme tant d’autres élaborés par Balzac, est un chef-d’œuvre de logique, de déductions, un vrai chef-d’œuvre surtout par la science de la matière qu’il traite. Le filet est ourdi par les doigts d’un tisserand rompu à la finesse des poissons subtils qu’il veut prendre. Pas un n’échapperait. Seulement, on peut reprocher à ce projet de faire aux auteurs la part du lion : on nous permettra cette fois d’être de l’avis du lion.

Ce colossal travail de législation, sans précédents dans les annales littéraires, prouve en outre, par une absence presque totale de ratures et de surcharges, que Balzac n’avait pas la première rédaction aussi difficile, aussi pierreuse qu’on l’a trop constamment supposé, et comme il le prétendait, d’ailleurs, lui-même.

Il nous reste à dire, avant d’exposer ce Code littéraire dans toute son étendue, la grande dispute de Balzac avec la Gazette des Écoles, dispute malsaine, qu’il convient de placer comme date entre le moment où il proposa le Code littéraire et celui où la Société des gens de lettres fulmina un superbe manifeste auquel il fut appelé à prendre part.

La dispute de Balzac avec la Gazette ou Journal des Écoles, — journal ou gazette, peu importe, l’un et l’autre ayant disparu, et disparu sans laisser sur la terre d’inconsolables regrets, — naquit d’un article attentatoire à l’honneur de l’écrivain, article dont la violence paraît aujourd’hui inexplicable sous un autre régime politique.

Ce journal publiait, pour le plus grand charme de ses lecteurs de la rue Saint-Jacques et de la place du Panthéon, des lithographies qu’il classait sous une légende déjà assez difficile à dire. Le dessin dont Balzac eut à se plaindre, et que nous avons en ce moment devant nous, le représente dans une cellule de Clichy, vêtu en robe de moine et assis à une table sur laquelle on voit deux bouteilles de vin et un long verre à Champagne. De sa main gauche il tient une pipe, — Balzac une pipe ! — qu’il est en train de fumer, et de son bras droit il entoure la taille d’une jeune femme ; jeune, sans doute, mais beaucoup trop laide pour faire absoudre à quelque degré celui à qui le lithographe se permet d’attribuer cette mensongère légèreté. Sous cette abominable débauche d’un crayon stupide, on lit quatre lignes, impossibles à faire passer entièrement du langage des lieux équivoques dans celui que veulent entendre les honnêtes gens. Après les avoir lavées trois fois à la chaux, nous ne donnons ici au lecteur que ce que la soude et le chlore ont désinfecté. Voici ces quatre lignes, réduites à deux par la chimie : « Le révérend père dom Séraphitus mysticus Goriot, de l’ordre régulier des frères de Clichy, mis dedans par tous ceux qu’il y a mis, reçoit dans sa solitude forcée les consolations de Santa Séraphita.

« Scènes de la vie cachée, pour faire suite à celles de la vie privée. »

Comment Balzac eut-il connaissance de cette insulte, lui si souvent en voyage, lui si souvent à la campagne ? Probablement un ami charitable, trop charitable, lui fit parvenir, — charmante attention, — le numéro où elle se trouvait. C’est toujours de cette manière que les choses arrivent à leur adresse. Si, sur l’enveloppe de chaque lettre qu’on écrit, — notez ceci avec douleur, — on mettait quelque chose d’offensant pour la personne destinée à la recevoir, il ne s’égarerait pas une seule lettre par année en France.

C’est par Balzac lui-même que j’appris en même temps et l’existence de l’article et l’existence du journal. On verra pourquoi j’ai eu plus tard, pourquoi j’ai encore aujourd’hui, un souvenir si exact des moindres particularités de cette méchante affaire, que Balzac retint avec des intentions de vengeance à faire reléguer les Borgia dans la dernière classe des âmes vindicatives. Jamais, il est vrai, la presse en France n’était allée aussi loin et aussi effrontément dans la voie des personnalités. C’était plaisir. On appelait alors cela l’École Américaine, comme en peinture on appelle certaines manières de composer avec énergie ou avec éclat, l’école de Michel-Ange, l’école du Titien. L’école américaine allait bien, très-bien, ma foi ! Beau style, belle couleur ; assassinats à la Rubens.

Nous touchions aux derniers jours du mois d’août de l’année 1839, je quittais la place Saint-Georges pour entrer dans la rue Bréda. Déjà je mettais le pied sur cette affreuse place qui s’appelle aussi Bréda, et qui a toujours l’air d’entrer dans des convulsions, tant elle prend des attitudes effrayantes et affecte des haut-le-corps insensés, quand je vis descendre du sommet de la rue, en compagnie d’un autre homme, Balzac, mais Balzac étrange d’aspect, rouge comme un sonneur de trompe le mardi gras, les joues inondées de sueur, les habits couverts d’une poussière blanche. Son compagnon était un homme gros comme lui, mais beaucoup moins grand, trapu, bien entripaillé, vêtu de gris des pieds à la tête, large chapeau blanc, souliers pris dans des guêtres blanches. Je crus voir deux poissons roulés dans la farine.

Le soleil d’août foudroyait en ce moment la place Bréda, et lui donnait une teinte carrières Montmartre tout à fait en harmonie avec les personnages blafards du tableau. Balzac ne me vit pas, tant il était tout entier à sa conversation, ou à son monologue, car je n’entendis d’abord que lui ; et lui, Balzac, disant vingt fois au moins par seconde le nom de l’homme côte à côte duquel il marchait. « Non, non ! monsieur Jacquin… disait-il. — C’est de toute impossibilité, monsieur Jacquin. — Vous n’êtes pas raisonnable du tout ! monsieur Jacquin. — Vous n’y songez pas, monsieur Jacquin ! — Ah ! monsieur Jacquin ! — Il faut en rabattre énormément, monsieur Jacquin. — Mais, monsieur Jacquin ! monsieur Jacquin ! où me conduiriez-vous si je vous laissais faire ! — Pas de cela, monsieur Jacquin ! »

Au risque d’écraser une demi-douzaine de Jacquin, j’interrompis Balzac par mon salut et le fait de ma présence.

« Ah ! j’allais chez vous ! me dit-il en me prenant vivement par le bras sans pourtant lâcher celui de M. Jacquin ; cette lettre était pour vous, — il tira une lettre de sa poche, — dans le cas où je ne vous aurais pas rencontré. Vous savez ce qui m’arrive ?

— Je ne sais pas ce qui vous arrive. »

Balzac fut presque fâché de ma réponse ; il croyait déjà tout Paris au courant de l’événement dont il allait m’entretenir.

« Que vous arrive-t-il ? »

Avant de me répondre, Balzac reprit avec M. Jacquin :

« Voyons, petit père Jacquin, mon bon petit père Jacquin, vous mettez sur votre note, — je sais bien ce que je dis : — « Enlèvement des terres et gravois provenant des fouilles et démolitions. »

— Oui, monsieur de Balzac.

— Vous mettez ensuite sur cette note quarante voies à un cheval, soixante francs.

— Oui, monsieur de Balzac.

— Eh bien ! voilà, père Jacquin, ce que je ne tolère pas.

— Trente sous la voie à un cheval, quarante voies, cela fait bien soixante francs, monsieur de Balzac : soixante francs.

— Parbleu !

— Eh bien alors ?

— Mais je ne veux pas vous les payer trente sous la voie, farceur de père Jacquin. Jamais de la vie ! Voilà pourquoi cela ne fait pas soixante francs. »

Je compris alors que le père Jacquin était un maçon que Balzac faisait travailler aux Jardies, et je sus plus tard que lui et ce M. Jacquin sortaient ce jour-là de l’entrepôt d’un de ces nombreux marchands de plâtre en gros échelonnés autour des barrières au pied de la butte Montmartre, source de leur commerce et de leurs richesses.

Quittant tout à coup le fil de la conversation établie entre lui et M. Jacquin, Balzac me dit en sortant de sa poche un numéro de la Gazette des Écoles :

« Voyez, voyez cela. J’en aurai vengeance ! »

Il ouvrit ce journal d’assez vilaine apparence, et il reprit :

« Cela ne vous paraît-il pas infâme ?

— Je vous dis, monsieur de Balzac, que c’est le prix, le plus juste prix.

Quel pays ! quel pays ! celui où l’on se permet, de sang-froid, pareilles abominations contre un homme.

— Faites régler mon mémoire, si vous ne m’en croyez pas.

— Qui vous parle de votre mémoire ! Qui donc s’occupe de votre mémoire ? »

Le père Jacquin devint magnifique de stupidité.

« Oui, c’est un peu vif, dis-je à de Balzac, car c’est vous évidemment qu’ils ont voulu faire là. Vous pourriez être plus ressemblant.

— Çà, M. de Balzac ! interrompit sans permission le père Jacquin. Laissez donc ! M. de Balzac n’est pas habillé en moine, M. de Balzac ne fume pas, M. de Balzac…

— Ce ne sont pas là des affaires où vous compreniez quelque chose, père Jacquin.

— Eh bien ! alors, je vous dirai, quant à l’enlèvement des terres, qu’il n’y a pas un sou à rabattre. Mais songez donc que les bêtes fatiguent horriblement dans ce temps-ci ; elles fondent sur leurs boulets.

— Elles fatiguent ! s’écria de Balzac, revenant brusquement aux terres enlevées et aux gravois, elles fatiguent pour aller jusqu’à la rivière qui est à quatre pas des Jardies !

— À quatre pas, à quatre pas… ça vous plaît à dire, monsieur de Balzac !

— Je vous donnerai vingt sous par voie : quarante voies, quarante francs, monsieur Jacquin.

— Ça n’est pas possible, monsieur de Balzac.

— Il est de la dignité du comité de la Société des gens de lettres de poursuivre cette affaire, continua de Balzac, laissant M. Jacquin se débattre au milieu de ses gravois ; j’investirai le comité de ma demande, il adressera une requête au procureur du roi, et l’honneur de la littérature sera vengé. Il le faut !

— Réfléchissez auparavant, dis-je à Balzac, réfléchissez.

— C’est tout réfléchi ! Quelle pitié aurait-on pour de pareils drôles ?

— Je ne m’occupe pas d’eux, mais de vous.

— Ne me trouvez-vous pas, par hasard, assez lésé dans ma considération personnelle ?

— Là n’est pas la question.

— Là est toute la question.

— N’allez-vous pas faire connaître, par tant de publicité, ce que tout le monde ignore ?

— Personne ne l’ignore ! »

Et Balzac frappa un grand coup sur l’épaule du père Jacquin, ce qui nous couvrit d’un beau nuage de plâtre.

« Ah ! voilà où je ne suis pas de votre avis, » repris-je.

Jacquin se mit à s’épousseter tranquillement.

« Vous ne croyez donc pas à ma grande notoriété ?

— J’y croirai tant que vous voudrez, mais ce n’est pas une raison pour que je vous conseille de faire une sottise.

— Une sottise ! Vous appelez une sottise le juste châtiment infligé à des misérables, à d’affreux gredins qui se jouent de ma réputation d’homme et d’écrivain. »

Nouveau coup sur l’épaule de Jacquin, nouveau nuage de poussière s’élevant de l’épaule de Jacquin.

« Mais si vous leur faites un procès, vous allez d’abord, dis-je de nouveau à Balzac, populariser l’existence de ce journal ; un procès lui dresse un piédestal ; un procès lui vaudra cinq cents abonnés. »

Jacquin recommença à s’épousseter avec le même calme, le calme du chien qui se lèche après avoir reçu un coup de pied de son maître.

« Ce procès lui vaudra l’infamie et la prison, répliqua Balzac.

— Ce n’est pas sûr ; les lois ne sont pas déjà si protectrices à cet endroit. Ce n’est pas sûr du tout !

— Ah ! vous voilà bien, me dit-il, je reconnais bien en vous le journaliste ! il ne faut jamais effleurer leur délicate peau devant vous. Allez ! vous êtes comme la caque, vous sentirez toujours le hareng : qui a été journaliste, le sera toujours. Tous ces coupe-jarrets de la grande et de la petite presse sont vos confrères.

— Vous allez loin… Tous, non ! Je n’ai pas qu’à me louer d’eux moi non plus… Vous allez bien loin.

— Mais non… je vous connais, vous dis-je ; le roi vous nommerait pair de France, — pair de France ! entendez-vous, — que vous vous lèveriez la nuit pour faire du journalisme contre quelqu’un ou contre quelque chose, contre le roi lui-même qui vous aurait nommé pair de France !

— Mettez-moi de côté, je vous prie. Voyons, que voulez-vous faire ?

— Je vous l’ai dit, un procès retentissant ! »

Troisième coup de poing plus terrible sur le dos de Jacquin, qui disparut cette fois dans le plâtre.

« Pardon, dit le père Jacquin, derrière le rideau de poussière qui le rendit pour l’instant invisible, pardon, monsieur de Balzac ; que disons-nous pour terminer ?

— Nous disons, pour terminer, répondit Balzac, vingt sous la voie.

— Trente sous ! monsieur de Balzac.

— Vingt sous ! père Jacquin.

— Trente sous ! monsieur de Balzac.

— Mais donnez-lui donc vingt-cinq sous de sa voie de cheval, et terminez-en ou vous ne terminerez jamais, dis-je à Balzac. »

Je crus que Balzac me dévorerait.

« Vingt-cinq sous ! jamais ! Comme vous y allez ! mais vous ne connaissez pas le père Jacquin, c’est un filou, un voleur ; il compte sur son importunité, il compte sur ma lassitude ; il compte sur tous les mauvais sentiments pour me voler des pieds à la tête,

— Ah ! monsieur de Balzac, ça vous plaît à dire.

— C’est un journaliste, reprit Balzac, en matière de gravois. Tenez, crachons-nous toutes nos vérités à la face, père Jacquin ; vous ne chargez pas même vos tombereaux à moitié quand vous emportez les démolitions et les gravois. Donc, quarante voies, c’est vingt voies, et encore ! et encore ! Il y aurait, je gage, de la place pour la grosse madame Jacquin dans le tombereau, quand vous le dites plein, si elle voulait y prendre place. Conséquemment, quand je paye quarante voies, je ferme les yeux,

— Ah ! pour ça non, bigre ! vous les avez bien trop ouverts. Une fois, deux fois, et pour être agréable à monsieur, dit Jacquin en me regardant, ça sera vingt-trois sous.

— Nous verrons ça demain, répondit Balzac, mais je ne promets rien. Vingt-trois sous !

— Viendrez-vous là-bas ?

— Oui, je verrai où en sont les fouilles, et je jaugerai les tombereaux.

— C’est votre droit, monsieur de Balzac, vous jaugerez. Adieu donc ! à demain !

— À demain, père Jacquin ; sept heures, premier convoi.

— Oui, à la fraîche ! monsieur de Balzac ! »

Le père Jacquin s’éloigna et Balzac et moi descendîmes alors vers le boulevard.

La conclusion de notre entrevue fut ceci : il m’écrirait dans la soirée une lettre contenant sa plainte contre le Journal des Écoles ; je me chargerais de la lire le lendemain au comité ; le comité prendrait ensuite telle résolution qui lui paraîtrait le plus convenable dans l’intérêt blessé de l’un de ses membres.

Le lendemain, en effet, je lus au comité une lettre que Balzac m’avait écrite dans la soirée de la veille, ainsi que nous en étions convenus.

On va voir, par le procès-verbal même de la séance, quels furent les résultats de ma démarche en faveur de Balzac.

On lit ceci au procès-verbal :


« M. Léon Gozlan donne lecture d’une lettre que lui a écrite M. de Balzac, et par laquelle il se plaint de la publication d’une gravure faite par la Gazette des Écoles, avec un texte qui contient des énonciations outrageantes et diffamatoires. M. de Balzac réclame l’intervention du comité auprès de M. le procureur du roi de Paris.

« Le comité, après en avoir délibéré, décide qu’une démarche sera préalablement tentée auprès du gérant du journal les Écoles, par deux de ses membres, pour obtenir par les voies amiables les réparations qui sont dues à M. de Balzac ; et, dans le cas où cette démarche serait infructueuse, il en sera donné avis officiellement par lettre à M. de Balzac, qui suivra alors l’affaire comme bon lui semblera et qui fera de la lettre l’usage qu’il voudra.

« Messieurs Cauchois Lemaire et David sont désignés pour les démarches à faire auprès du gérant du Journal des Écoles. »

Les démarches faites par ces deux membres du comité auprès du Journal des Écoles furent si loin d’être satisfaisantes, que le comité adressa la lettre suivante au procureur du roi :


Paris, ce 31 août 1839.

À M. le procureur du roi près le tribunal civil de
première instance de la Seine.

« Monsieur le procureur du roi,

« Le comité de la Société des gens de lettres, dont le devoir est de protéger l’honneur de chacun des membres de la Société plus encore que leurs intérêts, se voit forcé, par la gravité toute exceptionnelle du cas, d’appeler votre attention sur le délit de calomnie et d’outrage que renferme la lithographie ci-jointe, publiée avec le numéro 40 du Journal des Écoles. Outre la ressemblance grossière qu’offre le dessin, l’inscription mise au bas désigne trop clairement M. de Balzac, pour que personne puisse se méprendre sur l’intention diffamatoire qu’ont eue les auteurs de cette publication. Nous devons encore vous faire observer, monsieur, qu’indépendamment de son caractère injurieux et obscène, le texte contient une calomnie, en faisant entendre que M. de Balzac a été incarcéré pour dettes. M. de Balzac se trouve ainsi blessé à la fois dans son honneur et dans ses intérêts. En conséquence, nous vous prions de vouloir bien livrer à la justice des tribunaux les auteurs et les complices du délit.

« Agréez, monsieur le procureur du roi, etc… »


Suivent les signatures des membres du comité.

Pour que cette pièce fût légalement formulée, il fallait que Balzac l’appuyât lui-même de sa plainte, ce qu’il fit. Nous donnons ici le texte de cette plainte.


Paris, le 1er septembre 1839.

À M. le procureur du roi en son parquet.

« Monsieur,

« Je sais que le comité de la Société des gens de lettres a dû vous dénoncer un fait de diffamation grave, commise envers moi, en vous transmettant le corps du délit, mais, comme vous ne seriez pas suffisamment saisi, j’ai l’honneur, monsieur le procureur du roi, de me porter par cette lettre partie plaignante auprès de vous et partie civile. M. Benazet, avoué de la Société, sera constitué et fera les diligences nécessaires.

« Trouvez ici, monsieur le procureur du roi, l’expression de mon profond respect.

« de Balzac. »

Ni cette lettre, que je copie d’après l’original, ni celle du comité, que je copie pareillement d’après l’original, ne furent envoyées au parquet du procureur du roi, qui, par conséquent, n’eut jamais connaissance de l’affaire. Balzac demanda quelques jours de réflexion avant de recourir à cette mesure extrême ; il alla les passer je ne sais plus où ; les semaines s’écoulèrent ; le sang-froid revint ; et il finit par où il aurait dû commencer s’il avait suivi mes conseils, c’est-à-dire par ne rien faire du tout. L’affaire tomba à l’endroit le plus profond de l’océan de l’oubli, bien digne, celui-là, d’être appelé pacifique.

M. Jacquin, cet excellent M. Jacquin, eut-il vingt-trois sous de sa voie à un cheval, pour l’enlèvement des démolitions et gravois ? Ce n’est pas nous qui le dirons ; à cet égard notre ignorance demeure complète.



  1. Voir Balzac en pantoufles.