Texte établi par Jules BertautE. Sansot & Cie (p. 3-94).


Balzac
anecdotique


choix d’anecdotes recueillies et précédées d’une introduction


PAR
JULES BERTAUT



PARIS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D’ÉDITION
E. SANSOT et Cie
7, rue de l’éperon, 7

1908



INTRODUCTION


Entre tous les écrivains de la première moitié du dernier siècle, la silhouette de Balzac est une de celles qui prêtent le mieux à l’anecdote : l’originalité de l’homme, les singularités de la vie si spéciale à laquelle il s’était astreint, les multiples avatars de son existence, tout concourt à donner à sa figure je ne sais quel aspect étrange, désordonné, déséquilibré même, qui surprend, qui inquiète ou qui amuse.

Ce qu’il y a peut-être de plus caractéristique en lui, c’est la vitalité prodigieuse qui se dégage de toute sa personne. À quelque moment qu’on le saisisse, qu’il soit joyeux ou triste, confiant ou désespéré, que ce soit à Paris ou en voyage, à table ou en visite, dans la rue ou au théâtre, c’est toujours la même expansion chaleureuse, la même puissance extrême du rire ou des larmes, la même curiosité intense et presque trépidante à propos de tout et de rien. Devant la vie multiple, il va, il vient, il se démène, il court, il rit, il parle, il discute, il s’échauffe, il s’enthousiasme, il réalise mille existences en une minute, mille heures en une seconde. La richesse de sensibilité et d’imagination qui s’étale en ce gros homme, court et vulgaire, est vraiment stupéfiante.

Cette vitalité extraordinaire, on l’avait, depuis longtemps, devinée à travers l’œuvre, mais l’anecdote y ajoute comme une démonstration vivante, comme une preuve par le fait. On en trouvera ici des exemples caractéristiques.

En outre, elle se manifeste par la puissance de l’imagination projetant au dehors les images qu’elle vient de créer. Rien qui rappelle mieux la définition future d’un Taine : La réalité est une hallucination vraie. Toutes les hallucinations étaient vraies pour Balzac, c’est-à-dire que tout était réel pour lui et à titre égal à la réalité tangible. On connaît (trop même pour qu’on l’ait consignée ici) l’anecdote qui représente l’auteur de la Comédie Humaine causant de ses amis et de ses relations avec un confrère, puis s’interrompant tout à coup pour s’écrier : « Et, maintenant, revenons à la réalité : qui épouse Rastignac » ? Elle fait saisir sur le vif le procédé de cet esprit dominateur entre tous qui pouvait insuffler aux produits de son cerveau une telle puissance de vérité qu’ils luttaient avec les créations de la nature. Il est probable qu’un tel génie de l’enfantement n’a jamais été dépassé. En tous cas, la vie d’un tel homme doit être étrange, environné qu’il se trouve par les fantômes de son esprit, les mêlant à l’existence extérieure jusqu’à ne plus pouvoir distinguer la réalité de la chimère. Rôle d’halluciné vivant que Balzac devait jouer toute sa vie et qui le rendait incapable de se guider dans la pratique des choses, en le faisant apparaître par moments comme déséquilibré.

Peut-être faudrait-il chercher l’origine de ce déséquilibre passager dans l’influence délétère du romantisme qui imprègne toute son imagination et jusqu’à sa pensée elle-même. Le romantisme, on le retrouvera dans ces anecdotes, non seulement par la tournure des gens qu’elles mettent en scène, mais par leurs sentiments et leur tour d’esprit. C’est ainsi que Balzac épris du bibelot, Balzac antiquaire, Balzac amoureux du grand luxe, un luxe extravagant, chimérique, digne des Mille et une Nuits, Balzac halluciné par la vie brillante de l’élite de Paris, c’est, avant tout, Balzac romantique.

Du romantisme, il avait pris, en effet, tout ce que celui-ci comportait d’irréel et de forcené, tout ce qui multipliait la vie et les sensations, tout ce qui faisait de l’homme un être extraordinaire, impossible et fou. Il aspirait à dépasser les limites humaines dans le temps et dans l’espace et il se grisait de cette vitalité débordante comme d’un tonique trop généreux.

Il n’oubliait qu’une chose : c’est que la réalité était là qui le guettait, la réalité avec laquelle il lui faudrait compter au moment décisif et qui saurait bien arrêter de son mur d’airain l’élan prodigieux de son imagination et de sa pensée.

Lutte sans trêve, lutte titanesque dont on entendra ici un petit écho, dont on apercevra une réduction minuscule. Lutte dont Balzac sortait vainqueur généralement, — mais au prix de quels efforts et de quelles amères déceptions !…

Cependant de cette amertume il ne restait rien ou presque rien dans sa façon de juger le monde et les êtres. Le pessimisme n’a pas de prise sur ces tempéraments si amoureux de la force. Balzac homme de pensée et de logique jugeait Balzac homme d’action et ne gardait jamais rancune à la vie lorsque celle-ci l’avait vaincu.

De sorte qu’en définitive, c’est la grosse silhouette du Balzac bonhomme et optimiste, joyeux de la vie et aspirant à la vivre avec toute la fringale d’un appétit démesuré, agité et bruyant, amusant et tapageur, goinfre et bavard qu’évoqueront ces menues anecdotes de la vie intime du grand romancier. Lui-même si amoureux de vérité eût aimé peut-être cette menue monnaie de l’histoire de son existence où il se fût retrouvé tout entier avec ses petitesses et ses défauts, mais aussi avec sa grandeur, avec son esprit, avec surtout cette passion des lettres et de l’œuvre à réaliser, qui l’a consolé de toutes les déceptions et qui reste l’honneur éternel de sa mémoire.

Jules Bertaut.


BALZAC ANECDOTIQUE


… Son froc, rejeté en arrière, laissait à découvert son col d’athlète ou de taureau, rond comme un tronçon de colonne, sans muscles apparents, et d’une blancheur satinée qui contrastait avec le ton plus coloré de la face. À cette époque, Balzac, dans toute la fleur de l’âge, présentait les signes d’une santé violente peu en harmonie avec les pâleurs et les verdeurs romantiques à la mode. Son pur sang tourangeau fouettait ses joues pleines d’une pourpre vivace, et colorait chaudement ses bonnes lèvres épaisses et sinueuses, faciles au rire ; de légères moustaches et une mouche en accentuaient les contours sans les cacher ; le nez, carré du bout, partagé en deux lobes, coupé de narines bien ouvertes, avait un caractère tout à fait original et particulier ; aussi Balzac, en posant pour son buste, le recommandait-il à David d’Angers :

— Prenez garde à mon nez ; mon nez, c’est un monde !

Le front était beau, vaste, noble, sensiblement plus blanc que le masque, sans autre pli qu’un sillon perpendiculaire à la racine du nez ; les protubérances de la mémoire des lieux formaient une saillie très prononcée au-dessus des arcades sourcilières ; les cheveux, abondants, longs, durs et noirs, se rebroussaient en arrière comme une crinière léonine. Quant aux yeux, il n’en exista jamais de pareil. Ils avaient une vie, une lumière, un magnétisme inconcevables. Malgré les veilles de chaque nuit, la sclérotique en était pure, limpide, bleuâtre, comme celle d’un enfant ou d’une vierge, et enchâssait deux diamants noirs qu’éclairaient par instants de riches reflets d’or ; c’étaient des yeux à faire baisser la prunelle aux aigles, à lire à travers les murs et les poitrines, à foudroyer une bête furieuse, des yeux de souverain, de voyant, de dompteur…

Théophile Gautier.


*


Un gros homme. Haut en couleurs. Les cheveux noirs, façon crin de cheval. De petits yeux, mais très vifs. Yeux d’éléphant, yeux de sanglier, yeux de tout ce que vous voudrez, mais le même avait trois mentons, et, sans mentir, l’air d’un fort marchand de porc, au marché de Sceaux. Parole de journaliste !

Léon Gozlan.


*


C’était un petit homme avec une grosse taille, qu’un vêtement mal fait rendait encore plus grossière ; ses mains étaient magnifiques ; il avait un bien vilain chapeau, mais aussitôt qu’il se découvrit, tout le reste s’effaça. Je ne regardai plus que sa tête… Vous ne pouvez pas comprendre ce front et ces yeux-là, vous qui ne les avez pas vus : un grand front où il y avait un reflet de lampe et des yeux bruns remplis d’or, qui exprimaient tout avec autant de netteté que la parole. Il avait un gros nez cassé, une bouche énorme, qui riait toujours malgré ses vilaines dents ; il portait la moustache épaisse et ses cheveux très longs rejetés en arrière ; à cette époque, surtout quand il nous arriva, il était plutôt maigre, et nous parut affamé… Enfin, que vous dirai-je ? Il y avait dans tout son ensemble, dans ses gestes, dans sa manière de parler, de se tenir, tant de bonté, tant de naïveté, tant de franchise, qu’il était impossible de le connaître sans l’aimer. Et puis, ce qu’il y avait de plus extraordinaire chez lui, c’était sa perpétuelle bonne humeur, tellement exubérante qu’elle devenait contagieuse…

Du Pontavice de Heussey.


*


Balzac portait un costume qui jurait avec toute élégance, habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le tapis, apparences d’un écolier en vacances qui a grandi pendant l’année et dont la taille fait éclater le vêtement…

Lamartine.


*


Balzac allait peu dans les théâtres : on ne l’a peut-être pas vu trois fois dans sa vie au foyer de la Comédie-Française. Léon Gozlan qui l’accompagnait eut toutes les peines du monde à le faire rester en place, dans sa stalle, à la première représentation des Burgraves. À chaque instant, comme un enfant revêche, il lui disait :

— Est-ce fini ? Quand cela sera-t-il fini ?

Et pourtant il admirait beaucoup Victor Hugo. Mais il n’aimait pas à accorder une longue attention à un spectacle quelconque.

L. Gozlan.


*


C’était dans la solitude la plus complète, la plus absolue, les volets, les rideaux hermétiquement fermés, à la clarté de quatre bougies placées dans deux candélabres d’argent, qui dominaient sa table de travail, que de Balzac écrivait, sur cette petite table, devant laquelle l’écartement de ses pieds suffisait, non sans peine, à caser son long abdomen.

Vêtu d’une robe blanche de dimension, robe de cachemire en été, de laine très fine en hiver, les jambes libres de leurs mouvements, dans un large pantalon à pied de couleur blanche, élégamment chaussé de pantoufles de maroquin rouge, richement brodées d’or, le corps serré par une longue chaîne d’or de Venise, à laquelle était suspendu un riche plioir d’or, avec une paire de ciseaux du même métal, loin du monde, loin de toute préoccupation extérieure, de Balzac pensait et composait ; il corrigeait et recorrigeait sans fin ses épreuves…

À huit heures du soir, après un fort léger repas, il se couchait d’ordinaire, et presque toujours deux heures du matin le retrouvaient assis à sa modeste table. Jusqu’à six heures, sa plume vive, légère, lançant des étincelles électriques, courait rapidement sur le papier. Le seul grincement de cette plume interrompait le silence de sa solitude monacale.

Puis il prenait un bain, dans lequel il restait une heure, plongé dans la méditation. À huit heures, Auguste lui présentait une tasse de café qu’il avalait sans sucre.

De huit à neuf heures, j’étais admis pour lui apporter des épreuves ou en reprendre de corrigées, ou pour lui arracher quelques parcelles de manuscrit.

Le travail de composition recommençait ensuite avec la même ardeur jusqu’à midi. Il déjeunait alors avec des œufs frais à la mouillette, ne buvait que de l’eau et terminait ce repas frugal par une seconde tasse d’excellent café noir, toujours sans sucre.

D’une heure à six, encore le travail, toujours le travail. Puis il dînait fort légèrement, buvant la valeur d’un petit verre de vin de Vouvray qu’il aimait beaucoup, et qui avait le pouvoir de lui égayer l’esprit. De sept à huit heures, il me recevait encore, et quelquefois aussi ses voisins et ses amis.

Voilà comment vivait et travaillait de Balzac.

Werdet.


*


La contenance de Balzac à table tenait du Gargantua. Ses biographes citent un menu d’un dîner qu’il commanda chez Véry pour lui seul. Sur cette carte figurait un cent d’huîtres d’Ostende, douze côtelettes de pré-salé au naturel, un caneton aux navets, une paire de perdreaux rôtis, une sole normande sans compter les hors-d’œuvre, les entremets et les fruits ; puis vins fins, vins renommés, café et liqueurs. C’était une noce, et cependant tout y passa sans miséricorde.

Louis Nicolardot.


*


Aux Jardies, c’est dans l’une des pièces basses du rez-de-chaussée que Balzac avait l’habitude de dîner et qu’il recevait à sa table, toujours servie à six heures, mais à six heures pour ses amis, car, pour lui, il venait quelquefois au dessert ; souvent il ne venait pas du tout. Ces constantes irrégularités dans sa manière de vivre dérangeaient continuellement son estomac. S’il mangeait peu de viande, en revanche il consommait des fruits en quantité. Ceux qu’on voyait sur sa table étonnaient par la beauté de leur choix et leur saveur. Ses lèvres palpitaient, ses yeux s’allumaient de bonheur, ses mains frémissaient de joie à la vue d’une pyramide de poires ou de belles pêches. Il dévorait tout. Il était superbe de pantagruélisme végétal, sa cravate ôtée, sa chemise ouverte, son couteau à fruits à la main, riant, buvant, tranchant dans la pulpe d’une poire du doyenné, je voudrais ajouter et causant ; mais Balzac causait peu à table. Il laissait causer, riait, de loin en loin, en silence, à la manière sauvage de Bas-de-Cuir, ou bien il éclatait comme une bombe, si le mot lui plaisait. Il le lui fallait bien salé ; il ne l’était jamais trop. Alors sa poitrine s’enflait, ses épaules dansaient sous son menton réjoui. Le franc Tourangeau remontait à la surface. Nous croyions voir Rabelais à la Manse de l’abbaye de Thélème. Il se fendait de bonheur surtout à l’explosion d’un calembour bien niais, bien stupide, inspiré par ses vins, qui étaient pourtant délicieux…

Léon Gozlan.


*


Le café de Balzac eût mérité de rester proverbial. Je ne crois pas que celui de Voltaire eût osé lui disputer la palme. Quelle couleur ! Quel arôme ! Il le faisait lui-même, ou, du moins, présidait-il toujours à la décoction, — décoction savante, subtile, divine, qui était à lui comme son génie.

Ce café se composait de trois sortes de grains : bourbon, martinique et moka. Le bourbon, il l’achetait rue du Mont-Blanc ; le martinique, rue des Vieilles-Audriettes ; le moka, dans le faubourg Saint-Germain, chez un épicier de la rue de l’Université ; par exemple, je ne sais plus lequel, quoique j’aie accompagné Balzac une ou deux fois dans ses voyages à la recherche du bon café. Ce n’était pas moins d’une demi-journée de courses à travers Paris. Mais un bon café vaut cela et même davantage. Le café de Balzac était donc la meilleure et la plus exquise des choses… après son thé toutefois.

Ce thé, fin comme du tabac de Latakiéh, jaune comme de l’or vénitien, répondait sans doute aux éloges dont Balzac le parfumait avant de vous permettre d’y goûter ; mais véritablement il fallait subir une espèce d’initiation pour jouir de ce droit de dégustation. Jamais il n’en donnait aux profanes ; et nous-même n’en buvions pas tous les jours. Aux fêtes carillonnées seulement, il le sortait de la boîte kamtschadale où il était renfermé comme une relique, et il le dégageait lentement de l’enveloppe de papier de soie, couverte de caractères hiéroglyphiques…

Si l’on prend trois fois de ce thé d’or, prétendait Balzac, on devient borgne, six fois, on devient aveugle ; il faut se consulter. Aussi, lorsque Laurent Jan se disposait à boire une tasse de ce thé digne de figurer dans les endroits les plus bleus des Mille et une Nuits, il disait :

— Je risque un œil : versez !

Léon Gozlan.


*


Balzac ne pouvait souffrir le tabac, sous quelque forme que ce fût ; anathématisait la pipe et proscrivait le cigare. Il n’admettait même pas le léger papelito espagnol ; le narguilhé asiatique trouvait seul grâce devant lui, et encore ne le souffrait-il que comme bibelot curieux et à cause de sa couleur locale. Dans ses philippiques contre l’herbe de Nicot, il n’imitait pas ce docteur qui, pendant une dissertation sur les inconvénients du tabac, ne cessait de puiser d’amples prises à une large tabatière placée près de lui : il ne fuma jamais… Il réservait toutes ses prédilections pour le café qui lui fit tant de mal et le tua peut-être, quoiqu’il fût organisé pour devenir centenaire…

Théophile Gautier.


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Dans une soirée littéraire, au milieu de nombreux admirateurs, alors que Balzac lisait un de ses romans et débitait avec cet admirable talent de diction dont seul il avait le secret, tout à coup il s’arrête, et, sans s’occuper de ceux qui l’entourent : « Que c’est donc beau ! » s’écrie-t-il, — et il continue.

Dr A. Fournier.


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Causant, un soir, au foyer public de l’Opéra avec les gens de lettres dont je faisais partie, raconte Charles Maurice, Balzac s’interrompit tout à coup pour dire : « Quand je pense que, pendant que je suis ici, trois cents bougies brûlent chez moi. » On n’y fit d’abord pas attention ; mais, sur la récidive, une gageure s’engagea, d’après laquelle, vérification faite, cinq cents francs furent jugés légalement acquis par Balzac.


*


Balzac avait une canne merveilleuse exécutée par le célèbre bijoutier Gosselin qui avait surmonté une énorme canne de tambour-major de pierreries, saphirs, émeraudes donnés en cadeau par ses amis à l’auteur de la Comédie Humaine. L’intérieur de la tête de la canne était creux pour y pouvoir placer des mèches de cheveux.

Un jour, cet objet extraordinaire et certainement unique s’égara. Fût-ce un caprice de cette canne volage désireuse de changer de maître, fût-ce étourderie impardonnable de son heureux possesseur ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au moment du départ de Balzac, sa fameuse canne ne se retrouva pas, elle avait disparu.

L’auteur du Père Goriot était en proie à une inquiétude extrême, ses traits étaient bouleversés :

— Messieurs, s’écriait-il à chaque instant, assez de ce jeu cruel ; je vous en supplie, au nom du ciel, rendez-moi ma canne !

Et il s’arrachait les cheveux. Werdet offrit alors d’aller, nouveau Christophe Colomb, à la recherche de la canne. Il revint au bout de deux heures qui avaient paru deux siècles pour Balzac. Hélas ! Il ne rapportait rien… Enfin on a l’idée de courir 118, rue du Bac, chez le loueur de voitures. Balzac et Werdet y allèrent tombant comme une bombe chez cet industriel et demandant à visiter le coupé ; la magnifique canne s’y prélassait, nonchalamment couchée dans un coin. Qu’on juge de la joie de Balzac !…

D’après Werdet.


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Balzac allait souvent chez la princesse de Bagration, dont le salon fut célèbre à la fin de la Restauration et au commencement du règne de Louis-Philippe. Il rencontrait chez la princesse un cercle de femmes aimables avec lesquelles il aimait à causer.

Un soir qu’on s’y trouvait en petit comité et qu’on avait beaucoup parlé des subtilités du cœur féminin.

— Ah ! Monsieur, comme vous connaissez bien les femmes ! s’écria une jeune dame placée à côté de lui.

— Si bien, répondit Balzac en souriant, que, rien qu’en les regardant un instant, je pourrais raconter leur histoire depuis le jour de leur naissance. Voulez-vous que je vous dise la vôtre, madame ?

— Pas tout haut ! exclama l’étourdie en reculant avec effroi.

G. Ferry.


*


C’était vers 1840, dans une soirée donnée par un aimable gentilhomme russe de ma connaissance qui faisait agréablement des vers français romantiques… Un grand nombre de littérateurs avaient été invités et l’on se montrait parmi eux un gros homme, à tête puissante et courte taille, qui, armé d’une canne superbe et vêtu d’un habit à boutons dorés, parlait, gesticulait et tourbillonnait comme un toton ronflant de droite à gauche. C’était M. de Balzac.

Je le suivis quelque temps des yeux dans ses diverses stations auprès des dames, toujours parlant très haut et riant à chacune de ses paroles avec un grand air de contentement.

Revenant ensuite au cercle des hommes, il s’approcha d’une grande table sur laquelle étaient couchés un bon nombre de journaux et de brochures. Il y jeta les yeux, prit une brochure, et après en avoir lu le titre la rejeta en disant : Voilà quelque chose de bien absurde ! C’était la pièce à succès du moment, le Chatterton de M. Alfred de Vigny.

M. Léon de Wailly, ami de M. de Vigny, releva très poliment la parole du romancier et lui demanda en quoi cet ouvrage méritait une telle épithète. M. de Balzac profita de l’interpellation pour tomber sur le poète et sur les poètes en général.

— Comment, disait-il, l’histoire vous donne un affreux petit drôle, un plagiaire, un monstre d’orgueil et d’ingratitude, et M. de Vigny en fait un fin gentleman, un héros de sentiment, qui passe son temps à courtiser la femme de son hôte et qui se tue pour ne pas travailler, et débite en mourant toutes sortes de sottises contre l’ordre social de son pays. C’est certainement trois fois faux et absurde…

M. de Balzac déployait une verve et une éloquence rabelaisiennes qui allaient quelquefois jusqu’à la crudité. M. de Wailly, passé maître en ironie et se possédant parfaitement, criblait son adversaire de fines et mordantes ripostes. Le romancier perdait visiblement du terrain ; il le sentait et cherchait du regard quelqu’un dans le cercle des auditeurs qui voulût bien l’appuyer…

M. de Balzac, qui ne pouvait plus parler et à qui M. de Wailly ne répondait plus, vexé de son insuccès et de sa situation ridicule et grotesque, prit son chapeau et dit assez grossièrement pour être entendu de tout le monde :

— Ma foi, j’en ai assez et je m’en vais : je ne savais pas que je fusse tombé ici dans un guêpier de poètes.

Et il se retira.

Voilà comment j’ai vu et entendu le fameux Honoré de Balzac une fois dans ma vie.

Auguste Barbier.


*


Dans le salon de Mme Sophie Gay, j’ai entendu dire que de Balzac avait donné un magnifique cheval blanc à Jules Sandeau.

Il en était malheureusement rien.

Mais de Balzac n’en a pas moins décrit à ses auditeurs attentifs la forme, la couleur, l’allure, les qualités ; et je dois dire que ce coursier fantastique était de tout point irréprochable. C’était le beau idéal du cheval : il l’avait acheté chez tel marchand alors en vogue, connu pour ne posséder que des bêtes de race. Le narrateur l’avait fait essayer par le célèbre écuyer Baucher qui l’avait déclaré le plus parfait qu’il eût jamais monté.

Cette description dura bien une demi-heure, et elle était si vive, si saisissante, que pendant tout ce temps la société eut sous les yeux le superbe animal : chacun admirait sa noble encolure, chacun caressait sa crinière ondoyante, longue et touffue, chacun entendait ses hennissements et le bruit sec et sonore de son sabot.

Était-ce une simple hâblerie de Balzac ?

Le secret de ce galop à travers l’idéal fut que de Balzac avait réellement l’intention de donner ce cheval à son ami Jules, et il se l’était représenté l’enfourchant déjà !

Werdet.


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Balzac arrêtant une fois Léon Gozlan sur le boulevard des Capucines, lui dit avec accablement :

— Mon cher ami, je meurs de faim. Il est trois heures, je sors de ma répétition et je n’ai encore rien pris : allons manger !

— Alors rebroussons chemin et entrons au Café de Paris.

— Pas de Café de Paris, il est trop tard pour déjeuner, trop tôt pour dîner : autre chose !… Connaissez-vous les petits pâtés au macaroni ?

— Mais…

— Vous ne les connaissez pas ; marchons.

— Est-ce bien loin ?

— Rue Royale.

Et prenant Gozlan par le seul bras qu’il eût de libre — il avait trois ou quatre volumes sous l’autre bras, — il l’entraîna, au pas accéléré de la faim, rue Royale, chez un pâtissier qu’il avait découvert.

— Des petits pâtés au macaroni ! s’écrie Balzac en entrant ; nous les prenons tous !

— Voilà, messieurs ! dit une jeune demoiselle anglaise en tirant la plaque de tôle de son four en cuivre poli.

Balzac avait déposé ses volumes sur une table. Au lieu de se jeter sur les petits pâtés, il saisit un livre.

— Savez-vous quel est cet ouvrage ? dit-il à Gozlan.

— Non, mon cher Balzac.

Au nom de Balzac, la jeune demoiselle anglaise qui les servait s’arrêta brusquement, oubliant de répondre aux autres consommateurs ; elle regardait fixement ce gros petit homme qui discourait, elle ne respirait plus, c’était comme une fascination subite.

L’auteur du Lys dans la Vallée, lui, s’était mis à parler avec volubilité du Lac Ontario de Cooper dont il avait justement un exemplaire dans les mains et qu’il vantait à Léon Gozlan, lorsque celui-ci lui dit :

— Mais, mon cher, vous ne mangez pas.

— Vous avez raison.

Et, en trois ou quatre bouchées de Gargantua, il avala en riant, en louant Cooper, en se promenant dans la boutique, deux pâtés au macaroni, puis encore deux autres, à la grande stupéfaction de la jeune Anglaise qui ne le quittait pas des yeux, toute surprise de voir manger si goulûment un homme qu’elle supposait sans doute devoir se nourrir de fleurs, d’air et de parfum.

Cependant, tout en engloutissant encore deux autres pâtés au macaroni, Balzac discourait avec enthousiasme sur Cooper, sur les romans anglais, sur le Lys dans la Vallée, sur ses projets, sur ses affaires, sur ses rêves, sur ses conceptions fantastiques. Et la jeune Anglaise, fascinée, continuait de suivre des yeux ce petit homme animé, gesticulant au milieu d’un flux de paroles.

Au bout d’une demi-heure, Balzac s’approcha de la caisse :

— Combien vous dois-je ? dit-il à la demoiselle aux petits pâtés.

— Rien, monsieur de Balzac, répondit-elle avec un accent de résolution et de fierté qui n’admettait pas de discussion.

Balzac regarda Gozlan : « Que faut-il faire ?… » parut-il se demander. Soudain il prit le roman de Cooper, et, le présentant à la jeune Anglaise :

— Je n’aurai jamais tant regretté, mademoiselle, de ne pas en être l’auteur.

Et il laissa le roman dans les mains ébahies de sa naïve admiratrice.

D’après Léon Gozlan.


*


Dans une soirée où se trouvait Balzac, portant ce fameux habit bleu à boutons d’or, un des boutons qui s’en était détaché fut ramassé par une dame, ardente admiratrice de l’auteur des Chouans.

— On gagne toujours quelque chose à vous suivre, monsieur, dit la dame à Balzac en lui remettant son bien.

Ernest Bazard.
*


Vers 1831, Balzac allait souvent voir George Sand dans son petit appartement du quai Saint-Michel : « Il grimpait avec son gros ventre, raconte l’auteur d’Indiana, tous les étages de la maison et arrivait soufflant, riant, bavardant, sans reprendre haleine. Il prenait des paperasses sur ma table, y jetait les yeux, avait l’intention de s’informer un peu de ce que ce pouvait être ; mais aussitôt, pensant à ce qu’il était en train de faire, il se mettait à le raconter. Son commerce était fort agréable, un peu fatigant de paroles, mais son âme était d’une grande sérénité, et, en aucun moment, je ne l’ai vu maussade. »

*


Un jour, George Sand dînait chez Balzac, dans son logement de la rue Cassini, en compagnie d’un ami. Le menu du dîner était singulier : il se composait d’un potage au lait, de bœuf bouilli, de melon et de vin de champagne. Balzac présidait au festin, habillé d’une superbe robe de chambre à ramages de soie dont il se montrait très fier.

Quand ses invités furent sur le point de se retirer, il voulut leur faire la conduite jusqu’à l’Odéon dans ce costume d’appartement. À cette époque, le quartier de l’Observatoire était encore peu pourvu de becs de gaz. Il se munit donc d’un bougeoir finement ciselé, garni d’une bougie allumée.

George Sand voulut le dissuader de ce projet.

— Demeurez chez vous, lui dit-elle, sinon vous vous ferez voler ou assassiner, au retour, par quelque malfaiteur.

— Pas de danger, répondit Balzac en riant : ou les voleurs me prendront pour un fou et ils respecteront mon égarement ; ou ils me prendront pour un prince, alors ils craindront de s’attirer le zèle de la police.

Et voilà l’auteur de la Peau de Chagrin accompagnant ses hôtes jusqu’à l’Odéon, enveloppé de sa belle robe de chambre, tête nue, le bougeoir allumé à la main…

G. Ferry.


*


À Vienne, en Autriche, il entre un soir dans une salle de concert, et tous les assistants se lèvent en masse pour saluer l’auteur de la Comédie Humaine. En sortant, au milieu de la foule, un jeune étudiant se saisit de la main de mon frère, la porte à ses lèvres en disant :

— J’embrasse la main qui a écrit Seraphita !

Il y avait tant d’enthousiasme et de conviction sur ce jeune visage, me disait Honoré, que cet hommage sincère m’a été au cœur, et, quand on nie mon talent, le souvenir de l’étudiant me console.

Mme  Surville.


Un soir de bal à l’Opéra, Albéric Second et Honoré de Balzac fuyant la foule turbulente des dominos se trouvèrent presque seuls dans ce foyer fameux où se nouèrent et se dénouèrent tant d’intrigues. Balzac répondant à peine aux saluts et aux poignées de mains échelonnés sur son passage entraîna son ami dans un des petits salons circulaires qui se trouvaient à chaque extrémité du foyer. L’auteur du Père Goriot paraissait soucieux et sombre.

— Je souffre comme un damné, soupirait-il d’une voix haletante. Et il conta à Albéric Second que la déconfiture d’un éditeur le mettait dans l’obligation de rembourser un billet échu depuis un mois et protesté. Les poursuites marchaient d’un train d’enfer. Il ne savait où donner de la tête. C’est vingt mille francs qu’il lui faudrait pour liquider la situation. Où trouver vingt mille francs ? Il était venu à ce bal, poussé par le vague espoir d’y rencontrer un capitaliste… Il consulta sa montre :

— Une heure et demie ! s’écria-t-il, je suis en retard. Pourvu que ma Providence ne soit pas allée se coucher !

Il partit à la recherche de son capitaliste. Aussitôt un domino dont Albéric Second n’avait pas remarqué la présence, bien qu’il fût assis coude à coude avec Balzac sur le divan où ils avaient pris place, lui toucha le bras d’un léger coup d’éventail. C’était un domino irréprochablement chaussé et ganté. À travers les découpures du masque, on apercevait des lèvres purpurines, des dents éclatantes et des yeux brillants comme des diamants noirs.

— Monsieur, un renseignement, je vous prie : la personne qui s’éloigne, n’est-ce pas M. de Balzac ?

— Lui-même, madame.

— Il m’afflige de savoir qu’il se débat au milieu de si grands ennuis. J’ai entendu ses confidences. M. de Balzac se demande où il trouvera la somme indispensable à son salut. Avertissez-le qu’une personne qui admire son talent se met à sa disposition. Voici ma carte. Aurez-vous l’obligeance de la lui donner ?

— Non, madame, parce que votre proposition ne serait pas acceptée. Vous pourrez vous en convaincre. Voici M. de Balzac qui reparaît.

Albéric Second présenta aussitôt le romancier à l’élégant domino. Ils s’entretinrent quelques instants à voix basse.

— Vous étiez dans le vrai, dit l’inconnue. Il a refusé. Comment sortira-t-il du gouffre ?

— Tranquillisez-vous, madame. Son génie suffira à l’en tirer.

D’après Albéric Second.


*


— La vie, c’est du courage, répond Balzac à un ami qui l’invitait à prendre quelque repos.


*


Un type de femme d’une exquise suavité (inspiré par le souvenir de Mme de Berny) domine toute l’action de la Peau de Chagrin : Pauline Gaudin émut bien des cœurs à l’apparition de l’ouvrage.

— Pauline n’est pas vraie, n’est-ce pas ? demandait un jour au romancier la duchesse de Castries, une coquette de haut vol.

— Oh ! madame, répondit-il, pour moi, Pauline existe, et plus belle, même. Si j’en ai fait une illusion c’est pour ne rendre personne maître de mon secret.

G. Ferry.


*

Un jour, entre Balzac et Théophile Gautier, l’entretien tomba sur les femmes.

— L’homme de lettres doit s’abstenir du commerce des femmes, dit l’auteur de la Comédie Humaine, elles font perdre du temps.

Gautier se récria :

— Cependant, dit-il, les femmes ont été créées pour quelque chose ; quel genre de rapports nous permettez-vous avec elles ?

— Eh bien, répondit Balzac, on doit se borner à leur écrire : cela forme le style.

G. Ferry.
*

C’était à un dîner auquel assistaient Jules Sandeau, Gustave Planche et quelques autres écrivains du temps. La conversation vient à tomber sur la question de la propriété littéraire, et sur les contrefaçons et les plagiats dont tous les littérateurs français étaient victimes, faute d’une réglementation sérieuse.

— Oui, messieurs, s’écria un convive, nous tous, gens de lettres, nous devrions nous liguer pour faire cesser un tel scandale !

À ces mots : nous tous, gens de lettres, Balzac bondit sur sa chaise, éclate de rire, et, foudroyant l’orateur :

— Vous, monsieur, vous, homme de lettres ! s’écria-t-il. Vous osez vous comparer à nous ? Allons donc ! Vous oubliez avec qui vous avez l’honneur de siéger ici : avec les maréchaux de la littérature moderne !

Gazette anecdotique.
*

— Vous me ressemblez, disait Balzac à Champfleury : je suis content pour vous de cette ressemblance.

*

Comme il faisait visite chez quelqu’un dont il ne connaissait ni la personne ni l’intérieur de la maison, un jour Balzac pénétra sans obstacle au fond de l’appartement. S’étant enfin décidé à ouvrir une petite porte, il se trouva dans la salle de bains et face à face avec une dame dans le pur état de notre mère commune. Sans hésiter : « Pardon, lui dit-il, n’ai-je pas l’honneur de parler à Monsieur W… » (son mari.) Sur quelques syllabes à peine intelligibles, il se retira, les yeux baissés et de l’air le plus respectueux qu’il put prendre.

Charles Maurice.
*

Il eut été difficile à un arbre de quelque dimension de prendre sur un terrain aussi diagonal que celui sur lequel reposait la villa de Balzac, aux Jardies. Les jardiniers-architectes, sous la direction fantasque du propriétaire, dévorèrent des mois entiers pour soutenir, à force d’art et de petites pierres, tous ces plateaux successifs toujours disposés à descendre gaiement les uns sur les autres à la moindre pluie d’orage. Cette réfection des jardins suspendus renouvelés de ceux de Sémiramis constituait leur désespoir.

Un jour, Frédérick Lemaïtre, pour causer avec Balzac de la mise à l’étude de Vautrin, s’était rendu aux Jardies. Pour arrêter ses pieds qui fuyaient sous lui, il devait les fixer à l’aide de deux pierres, absolument comme on le ferait pour équilibrer un meuble sur un parquet inégal. Quand il reprenait sa marche, il éloignait les pierres ou les gardait dans sa main, afin d’en faire le même usage plus loin. Le manège était des plus divertissants à observer. Balzac seul conservait sa placidité de propriétaire au milieu de ces glissades perpétuelles, possédant à un suprême degré la rare qualité de ne paraître prendre aucune part à ce qui se passait autour de lui. Il eût déconcerté un coup de tonnerre,

L. Gôzlan.
*

— Vous ne vous êtes jamais aperçu, dit, un jour, Balzac à Gozlan, en admirant les perfectionnements que j’apporte à la décoration intérieure des Jardies, d’une innovation ingénieuse et rare que je puis presque revendiquer comme mon œuvre personnelle, je n’ose pas tout à fait dire comme un chef-d’œuvre personnel ?

— Non, mon cher Balzac, je n’ai pas encore remarqué cette innovation, et vous seriez bien aimable si vous vouliez bien…

— Regardez autour de vous ; que voyez-vous ?

— Ce que je vois depuis longtemps : des murs entièrement libres des entraves vulgaires d’un mobilier qui aurait nui au développement de la perspective. Pour me servir d’une phrase plus explicite encore, je ne vois rien du tout.

— Regardez mieux.

— Toujours rien.

— Ah ! Vous y mettez de la mauvaise volonté.

— Non, je vous jure…

— Eh bien, voilà ce qui fait hautement l’éloge de mon invention : l’impossibilité où vous êtes de la constater. Sans cela, elle eût été imparfaite, mauvaise ; elle eût été à recommencer.

— Mais qu’est-ce donc ?

— N’est-il pas odieux et bête, continua-t-il, que, depuis des siècles, on fasse courir des fils de fer tout le long des murs, et qu’au bout de ces fils on laisse voir une grosse sonnette aussi stupide qu’indiscrète ! Examinez, étudiez la sonnette que j’ai créée pour les gens du monde qui n’aiment pas à être secoués par le bruit désagréable du son cru du fer, pour les gens d’étude, pour les gens réfléchis… on ne la voit pas du tout. Cherchez ! Elle se cache dans le mur au point de ne laisser paraître aucune saillie, aucune indication. Désormais, on ne verra pas plus sonner un homme qu’on ne le voit penser. Déjà M. Scribe a adopté ce genre de sonnette dont il paraît enchanté. Chaque pièce des Jardies en possède une pareille, Venez voir si je mens.

Ainsi, aux Jardies, les sonnettes abondaient ; mais on avait beau les agiter, peu de domestiques accouraient au bruit.

Léon Gozlan.
*

Voici comment les choses se passaient aux Jardies lorsqu’on voulait éloigner les créanciers qui venaient frapper à la porte. D’abord on savait, cinq ou six minutes après le passage du convoi de Paris, que le créancier ne pouvait plus nous surprendre par sa présence enchanteresse. S’il ne s’était pas montré alors, les temps de menace étaient passés. Repos et confiance jusqu’au convoi suivant ! Mais dès que le convoi suivant faisait entendre ses mugissements de Bucentaure, la vigilance domiciliaire augmentait sur tous les points de la propriété, verger, prairie et potager ; la grande manœuvre était prête : prenez garde à vous !

On sonne : « Écoutons ! Ce ne peut être qu’un créancier… C’en est un ! » Chaque promeneur prévu s’arrête, se plaque à l’ombre le plus voisin et demeure dans une immobilité complète ; il devient tronc ; Apollon nous poursuit, nous voilà Daphnés : charmant ! Le jardinier se courbe sur sa bêche et ne remue plus ; le chien, qui va aboyer, est tiré par le cordon qui s’attache au collier : il rentre son aboiement et s’aplatit sur la paille de sa niche ; il grogne, mais il se tait sous le regard énergique et impérieux de la femme ou des fils du jardinier ; et derrière les jalousies vertes des croisées, Balzac et ses hôtes écoutent, avec des frémissements de crainte et de joie, les imprécations du créancier hors des murs, magnifiques blasphèmes qui se terminaient invariablement par ces mots : Mais ils sont donc tous morts là-dedans !

Léon Gozlan.
*

Ce que Balzac projetait pour les Jardies était infini. Sur le mur nu de chaque pièce, il avait écrit lui-même, au courant du charbon, les richesses mobilières dont il prétendait la doter. Pendant plusieurs années, on pouvait lire ces mots charbonnés sur la surface du stuc :

Ici un revêtement en marbre de Paros ;

Ici un stylobate en bois de cèdre ;

Ici un plafond peint par Eugène Delacroix ;

Ici une tapisserie d’Aubusson ;

Ici une cheminée en marbre ripolin ;

Ici des portes, façon Trianon ;

Ici un parquet mosaïque formé de tous les bois rares des îles.


Du reste, Balzac permettait la plaisanterie sur cet ameublement idéal et il rit autant et plus fort que Léon Gozlan, le jour où celui-ci s’avisa d’écrire en gros caractères dans la chambre à coucher :


Ici un tableau de Raphaël, hors de prix, et comme on n’en a jamais vu.

L. Gozlan.
*

Victor Hugo vint, un jour, aux Jardies, demander à déjeuner à Balzac. Tandis qu’on préparait le repas, celui-ci emmena son hôte faire un tour de promenade dans les méandres de sa propriété :

« Victor Hugo, contre mon attente, fut très sobre d’éloges : Balzac avait beau lui dire qu’il en était question tout au long dans les Mémoires de Saint-Simon, les compliments n’abondaient pas. Il fut poli envers les giroflées, mais ce fut tout. Je voyais qu’il avait toutes les peines du monde à ne pas rire tout haut de l’étrange idée venue à Balzac de faire couler de l’asphalte sur les étroites allées placées en équilibre sur les flancs périlleux de son jardin, comme pour leur prêter un petit air boulevard du meilleur goût. Il eut, cependant, une occasion de s’acquitter du tribut de politesse qu’il devait à son hôte en s’arrêtant frappé d’admiration, devant un superbe noyer.

— Enfin voici un arbre ! dit Victor Hugo, qui n’avait vu jusqu’alors que des arbustes plus ou moins malingres plantés au bord du bitume.

Balzac s’épanouit de satisfaction au cri de son hôte.

— Oui, et un fameux arbre encore, dit-il. Je l’ai acquis depuis peu de temps de la commune. Savez-vous ce qu’il rapporte ?

— Comme c’est un noyer, répondit Hugo, il doit, je présume, rapporter des noix.

— Vous n’y êtes pas ! Il rapporte quinze cents livres par an.

— De noix ?

— Non pas de noix. Il rapporte quinze cents francs d’argent.

— Mais alors ce sont des noix enchantées, dit Victor Hugo.

— À peu près. Mais je vous dois une petite explication ; une explication sans laquelle il vous serait fort difficile de comprendre, je l’avoue, comment un noyer, un seul arbre, peut rapporter quinze cents francs de rente.

Nous attendîmes l’explication.

— Voici, reprit Balzac : le noyer miraculeux appartenait à la commune. Je l’ai acheté à la commune à un prix fort élevé. Pourquoi ? Pour cette raison-ci : Un vieil usage oblige tous les habitants à déposer leurs immondices au pied de cet arbre séculaire, et non dans tout autre endroit.

Hugo recula.

— Rassurez-vous, lui dit Balzac ; le noyer, depuis que je le possède, n’a pas encore repris ses fonctions. Je continue. Aucun habitant n’a le droit de se soustraire à cette servitude personnelle, reste d’une ancienne coutume féodale. Or, jugez ! jugez de la quantité et de la richesse d’engrais amassés quotidiennement au pied de cet arbre vespasien, l’engrais municipal, que je ferai couvrir de paille et d’autres détritus végétaux, afin d’en avoir toujours une montagne à vendre à tous les fermiers, vignerons, maraîchers, grands et petits propriétaires voisins. C’est de l’or en barre que j’ai là ; enfin, tranchons le mot, c’est du guano comme en déposent sur les îles solitaires de l’océan Pacifique des myriades d’oiseaux.

— Ah ! oui, répartit Hugo avec son flegme olympien, vous dites bien, mon cher Balzac, c’est du guano, mais du guano moins les oiseaux. »

Léon Gozlan.
*

« Sollicité par l’éditeur Kugelmann qui préparait, avec l’aide de Louis Lurine, son beau livre les Rues de Paris, Balzac proposa de faire la rue Richelieu, à condition que cinq mille francs lui seraient comptés contre remise de son manuscrit. Il ne s’agissait que d’une demi-feuille d’impression, et comme Kugelmann et Louis Lurine se récriaient, il dit avec une entière bonne foi :

— Si je veux peindre fidèlement une figure ou un paysage, vous m’accorderez que je dois les étudier dans leurs moindres détails. Eh bien ! comment raconterai-je la rue de Richelieu, quelle idée donnerai-je de sa physionomie commerciale, si je ne visite, l’un après l’autre, les divers industriels qui l’habitent ? Supposons que j’entre par le boulevard des Italiens : il me faudra déjeuner au café Cardinal ; j’achèterai des partitions chez Brandus, un fusil de chasse chez l’armurier son voisin, une épingle de cravate au bijoutier qui vient ensuite. Pourrai-je faire moins que de commander un habit au tailleur, une paire de bottes au cordonnier ?…

— Arrêtez, de grâce, interrompit Louis Lurine. Encore un pas, et vous entrez à la Compagnie des Indes. Précisément, il y a hausse sur les dentelles, cette saison, et les cachemires sont hors de prix… »

Albéric Second.
*

Quand la fièvre dramatique gagnait Balzac, non seulement il soulevait à brassées tous les amas d’idées émises ou à émettre dans ses romans, pour en faire des drames et des comédies à destination de tous les théâtres de Paris, mais il ne reculait même pas, lui, Balzac ! maître hermétique en fait d’idées, devant la pensée de demander des idées à d’autres, de leur proposer des associations, des collaborations et surtout des opérations ! car chez lui, à l’instant même où une idée venait de paraître, cette idée quelle qu’elle fût, tournait à l’opération. Voici comment le précipité chimique s’opérait :

— L’idée que j’ai là est grande ; elle est brillante et solide : c’est du granit rose. Dans ce granit, nous allons tailler à grands blocs égyptiens une pièce à tableaux pour la porte Saint-Martin ; j’ai la parole de Frédérick. Avec Frédérick, — vous n’en doutez pas, — c’est au moins cent cinquante représentations à cinq mille francs l’une dans l’autre ; cela fait sept cent cinquante mille francs ; je dis : sept cent cinquante mille francs ! — Maintenant calculez : à douze pour cent de droits d’auteurs, c’est plus de quatre-vingt mille francs de droits qui nous reviennent. Et je ne parle pas ici des billets — sur lesquels Porcher, que j’ai déjà vu, avancera, comme d’usage, cinq mille ou six mille francs en or fin ; — je ne parle pas non plus de la brochure vendue pour notre compte à dix mille exemplaires : à trois francs l’exemplaire, c’est encore une bague au doigt de trente mille francs. Je ne parle pas…

On voit que tout tournait à l’opération chez Balzac, même avant que l’idée eût la forme insaisissable du germe. Son projet n’était pas encore logé au cerveau qu’il était déjà à la Bourse pour y être coté. C’est justement sur la place de la Bourse que Henry Monnier, qu’il aimait et estimait beaucoup, lui fit un jour, après avoir écouté l’un de ces calculs magnifiques, au bout desquels ils étaient destinés tous les deux à gagner quatorze millions, cette admirable réponse :

— Avance-moi cent sous sur l’affaire.

Léon Goxlan.
*

Balzac vint me voir un matin et me parla d’un nouveau projet. Il s’agissait de diner en pique-nique dans un cabaret qu’il nous désignerait ultérieurement. C’est à table qu’il développerait le but très sérieux de cette réunion : les convives devaient se rencontrer au Jardin des Plantes deux jours après cette convocation. À six heures, je trouvai, en effet, au rendez-vous Merle, Desnoyers, Gozlan, Théophile Gautier, Granier de Cassagnac et deux ou trois autres. Balzac nous mena dans un quartier perdu, au delà de l’entrepôt des vins, en face du pont de la Tournelle ; c’était un affreux cabaret à l’enseigne du Cheval Rouge. Le dîner était commandé, on nous le servit dans une sorte de grange, et Balzac, après le potage, nous expliqua son projet.

Il s’agissait de grouper une douzaine de feuilletonistes, tous gens de talent ou d’avenir, qui s’entendraient entre eux pour se pousser les uns les autres, eux et leurs amis. On devrait arriver ainsi au bout de fort peu de temps à créer l’opinion en la dominant. Dès lors la partie serait gagnée. « Il ne se donnerait pas un fauteuil, disait Balzac, pas une croix, pas une bibliothèque, pas une place, pas une pension sans que nous l’ayons décidé ou permis, et, naturellement, nous commencerions par nous-même. »

Sur le moment le projet nous enthousiasma tous et nous jurâmes d’être fidèles à la nouvelle société qui fut baptisée « société du Cheval Rouge ». Est-il besoin d’ajouter que trois mois après il n’en était plus question ? Les rares articles qu’il inspira furent tous consacrés à la gloire de Balzac.

Alphonse Karr.
*

Quelques jours avant la représentation des Ressources de Quinola, Balzac dit à Lireux, le directeur de l’Odéon :

— Je vous préviens que je veux toute la salle pendant les trois premières représentations de Quinola.

— Alors que me restera-t-il ? demanda le directeur.

— La moitié dans les bénéfices, qui seront énormes, incalculables.

Lireux réfléchit.

— J’accepte cette condition, dit-il après quelques secondes.

Balzac expliqua ensuite qu’on prendrait les billets chez lui où ils seraient vendus à prix d’or. On ouvrirait les bureaux du théâtre pour la forme ; mais la buraliste aurait ordre de répondre que toutes les places étaient déjà louées.

Le romancier était en verve. Il expliqua aussi la manière dont il comptait composer la salle de l’Odéon pour la première représentation. Au parterre, il ne voulait que des chevaliers de Saint-Louis. À l’orchestre, des pairs de France. Les avant-scènes étaient réservées aux ambassadeurs et aux ministres plénipotentiaires. Les députés et les grands fonctionnaires de l’État devaient prendre place aux secondes galeries. La haute finance, aux troisièmes galeries. On abandonnerait les quatrièmes galeries à la bourgeoisie riche et choisie.

— Et les journalistes, où les placez-vous ? demanda Lireux.

— Ils payeront leur place… s’il en reste.

— Je crains, balbutia le directeur, que, si vous négligez d’envoyer aux journalistes les loges qu’ils ont l’habitude d’occuper…

— Encore une fois monsieur Lireux, depuis longtemps j’ai rompu avec les journalistes. C’est entre nous une guerre de sauvages ; ils veulent me scalper à la manière des Mohicans, et, moi, je veux boire dans leurs crânes à la manière des Muscologes,.

G. Ferry.
*

Vers 1834, Balzac rêvait la destruction de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris pour la publication d’un nouveau journal qui s’appellerait la Chronique de Paris et dont les rédacteurs effaceraient, par la notoriété, par le talent, par l’esprit, par la gloire tout ce que les feuilles rivales pouvaient offrir, Malheureusement il restait à trouver le plus difficile de l’entreprise, l’argent lui-même qui permettait de la fonder.

En vain Balzac s’était-il adressé partout et à tous : réponses vagues et portes closes. Or, un jour, il reçoit la visite d’un jeune homme extrêmement élégant, bottines vernies, habit de staub, fine chemise de baptiste plissée, qui s’annonce à lui comme le fils du fameux banquier D… et vient lui proposer l’insigne faveur de collaborer à la Chronique de Paris pour y faire les théâtres et les modes.

D’un coup d’œil rapide, Balzac a jugé ce petit jeune homme, il a senti venir à lui le bailleur de fonds, l’insaisissable tonneau d’or après lequel il court depuis des mois. Aussitôt il l’accueille, il l’enthousiasme de ses projets, il lui fait entrevoir les espérances splendides qu’ils peuvent fonder sur cette nouvelle publication, — et il finit en l’invitant à diner avec les membres de la future collaboration.

Il convoque alors Charles de Bernard, Théophile Gautier, Jules Sandeau, Léon Gozlan et quelques autres et leur annonce la bonne nouvelle. Un bailleur de fonds ! Ils n’en peuvent croire leurs yeux. Et pourtant ils le verront, bien vrai et bien vivant, seulement il faut réunir la somme nécessaire pour ce dîner à offrir au jeune commanditaire, un diner qui doit être superbe.

En vain, ils se tâtent, personne n’a d’argent. À la fin, on décide de le traiter dans le local même où s’installera la future revue et de se faire donner à crédit chez tous les marchands de comestibles du quartier. Reste à trouver l’argenterie. Heureusement l’un des collaborateurs futurs a quelques couverts au Mont-de-Piété. On décide d’emprunter l’argent pour retirer ces couverts pendant la durée d’une journée.

Le soir arrive, l’événement a lieu. On est à table avec l’argenterie improvisée, on mange, on boit, et surtout, on fait manger et boire le jeune millionnaire, on est aux petits soins pour lui, on le louange, on le flatte on applaudit dès qu’il ouvre la bouche. Au dessert, Balzac prononce une fougueuse harangue où il entrevoit un avenir de prospérité littéraire, des rêves d’or, des chimères de succès. Puis, ramenant sa voix au ton simple et cordial de l’intimité, l’auteur du Père Goriot, quand le toast proposé par lui eut été bruyamment porté, dit à son hôte :

— Veuillez exprimer, notre bien cher ami, ce que votre libéralité a le projet de faire pour la Chronique de Paris ?

Le fils du banquier se contenta de répondre :

— Messieurs, je vous promets de parler de votre affaire à papa.

Balzac devint pâle comme la nappe. L’idiot avait joué les hommes de génie après leur avoir mangé un excellent dîner.

L’auteur du Député d’Arcis fut, cependant, sublime dans la défaite. À peine leur mystificateur était-il sorti qu’il s’écria d’un accent qui foudroyait la destinée :

— Il fait jour. Reportons les couverts au Mont-de-Piété,.

D’après Léon Gozlan.
*

Dutacq avait le même génie des affaires que M. de Balzac, un génie un peu trouble qui l’a mis à la tête de journaux considérables, de revues, de théâtres dont il est sorti sans un sou vaillant. Dutacq n’a pas peu contribué à la réputation de finaud de Balzac, qu’il poussa dans cette voie. L’illustre Tourangeau avait trouvé pour compère un ancien clerc d’huissier normand fort versé en chicane, tous deux sanguins, aimant à rire, honnêtes et se donnant le dandysme de la rouerie en affaires, dont ils étaient les premières victimes.

Un soir que ces deux grands brasseurs d’affaires devisaient en tisonnant :

— Il n’y a pourtant que moi que vous n’avez pas enfoncé en librairie, dit Dutacq avec un gros rire de satisfaction.

— Oh ! Vous croyez, mon maître, que je ne vous ai pas enfoncé…

Là-dessus, Balzac se lève, ouvre un Carton, en rapporte un livre, les Petites misères de la Vie conjugale, à ce que je crois, et prouve à Dutacq qu’il a été mis dedans. Là-dessus nos deux hommes rient à ventre déboutonné, et Dutacq se retire, plein d’admiration.

Champfleury.
*

Vers la fin de 1839, Harel, directeur de la Porte Saint-Martin, demanda une pièce à Balzac.

— J’ai précisément un drame pour votre scène, répondit celui-ci.

— L’ouvrage est fait ?

— Parfaitement… Je puis lire la semaine prochaine aux artistes de la Porte Saint-Martin.

Rendez-vous fut pris aussitôt.

Rentré chez lui, Balzac envoya un billet pressant à Théophile Gautier et l’invita à passer le lendemain, à une heure très matinale, chez lui, rue de Richelieu.

À six heures du matin, l’auteur d’Albertus arriva chez le maître. Balzac était déjà installé devant sa table de travail.

— J’ai promis, dit-il au poète, de lire demain un drame au directeur de la Porte Saint-Martin.

— Et vous voulez auparavant me faire connaître l’ouvrage ! Je vous écoute.

— Mon drame n’est pas seulement écrit.

Gautier eut un soubresaut d’étonnement,

— Alors, comment allez-vous faire ?

— En même temps que vous, j’ai convoqué Laurent Jan, de Belloy, Édouard Ourliac, Lassailly ; vous ferez chacun un acte dans la journée. Je revois votre travail dans la soirée et je peux lire demain.

Et Balzac d’ajouter :

— Que représente un acte ? Environ quatre cents lignes de dialogue. C’est là une besogne facile à abattre dans une journée.

— Soit, dit Gautier, j’essayerai de faire un acte. Maintenant racontez-moi le sujet.

Balzac leva les bras au ciel :

— Ah ! mon cher, exclama-t-il, si vous m’en demandez tant, nous ne serons jamais prêts !

Effectivement la lecture de Vautrin n’eut lieu que quelques semaines plus tard…

*

Le 24 février 1848, Balzac assista en spectateur au combat qui se livra autour de la caserne du Palais-Royal, puis il se dirigea vers les Tuileries qu’il vit bientôt envahir par la foule. Poussé, entraîné par le formidable mouvement de la multitude, Balzac se trouva mêlé au nombre des envahisseurs du palais. Le hasard le conduisit dans l’appartement du comte de Paris ; et, au milieu du désordre général, il avisa sur une table une feuille de papier couverte d’écriture. C’était la dernière leçon écrite, le dernier devoir du petit-fils de Louis-Philippe.

À titre de souvenir, il ramassa cette feuille, puis, lassé, dégoûté par le spectacle écœurant qu’il avait sous les yeux, il quitta, non sans peine ni bousculade, les Tuileries. Au coin de la rue Saint-Florentin. Balzac aperçut Léon Gozlan qui était dans la foule ; il alla à son ami et lui montra la feuille de papier couverte de l’écriture de l’enfant royal.

*

Un soir, après le 24 février 1848, Balzac se promenant avec Auguste Vacquerie dit subitement à son jeune ami ;

— Quel dommage que Victor Hugo se soit compromis et rallié à la République ! Quand Henri V reviendra, quelle situation il aurait pu avoir ! Toutes les ambitions lui auraient été permises. Ah ! pourquoi a-t-il sollicité les voix des électeurs ? Pourquoi s’est-il laissé élire à l’Assemblée constituante ?

— Pardon, Balzac ! répondit Vacquerie, vous aussi, vous avez sollicité les électeurs ! Vous aussi vous avez ambitionné le mandat de député !

Alors l’auteur de la Comédie Humaine regarda son interlocuteur :

— Oh ! moi, fit-il, c’est bien différent : Je n’ai pas été nommé.

Gabriel Ferry.