Balthasar (recueil)/Le Réséda du curé

BalthasarCalmann-Lévy (p. 31-35).


LE RÉSÉDA DU CURÉ



À Jules Lemaître.


LE RÉSÉDA DU CURÉ


J’ai connu jadis, dans un village du Bocage, un saint homme de curé qui se refusait toute sensualité, pratiquait le renoncement avec allégresse et ne connaissait de joie que celle du sacrifice. Il cultivait dans son jardin des arbres fruitiers, des légumes et des plantes médicinales. Mais, craignant la beauté jusque dans les fleurs, il ne voulait ni roses ni jasmin. Il se permettait seulement l’innocente vanité de quelques pieds de réséda, dont la tige tortueuse, si humblement fleurie, n’attirait point son regard quand il lisait son bréviaire entre ses carrés de choux, sous le ciel du bon Dieu. Le saint homme se défiait si peu de son réséda que, bien souvent, en passant, il en cueillait un brin et le respirait longtemps. Cette plante ne demande qu’à croître. Une branche coupée en fait renaître quatre. Si bien que, le diable aidant, le réséda du curé en vint à couvrir un vaste carré du jardin. Il débordait sur l’allée et tirait au passage par sa soutane le bon prêtre qui, distrait par cette plante folle, s’arrêtait vingt fois l’heure de lire ou de prier. Du printemps à l’automne, le presbytère fut tout embaumé de réséda.

Voyez ce que c’est que de nous, et combien nous sommes fragiles ! On a raison de dire qu’une inclination naturelle nous porte tous au péché. L’homme de Dieu avait su garder ses yeux ; mais il avait laissé ses narines sans défense, et voilà que le démon le tenait par le nez. Ce saint respirait maintenant l’odeur du réséda avec sensualité et concupiscence, c’est-à-dire avec ce mauvais instinct qui nous fait désirer la jouissance des biens sensibles et nous induit en toutes sortes de tentations. Il goûtait dès lors avec moins d’ardeur les odeurs du ciel et les parfums de Marie ; sa sainteté en était diminuée, et il serait peut-être tombé dans la mollesse, son âme serait devenue peu à peu semblable à ces âmes tièdes que le ciel vomit, sans un secours qui lui vint à point. Jadis, dans la Thébaïde, un ange vola à un ermite la coupe d’or par laquelle le saint homme tenait encore aux vanités de ce monde. Pareille grâce fut faite au curé du Bocage. Une poule blanche gratta tant et si bien la terre au pied du réséda, qu’elle le fit tout mourir. On ignore d’où venait cet oiseau. Pour moi, j’incline à croire que l’ange qui déroba, dans le désert, la coupe de l’ermite se changea en poule blanche pour détruire l’obstacle qui barrait au bon prêtre le chemin de la perfection.