Balthasar (recueil)/La Fille de Lilith

BalthasarCalmann-Lévy (p. 63-87).


LA FILLE DE LILITH



À Jean Psichari.


LA FILLE DE LILITH


J’avais quitté Paris la veille au soir et passé dans un coin de wagon une longue et muette nuit de neige. J’attendis six mortelles heures à X… et trouvai dans l’après-midi seulement une carriole de paysan pour me conduire à Artigues. La plaine, dont les plis s’élèvent et s’abaissent tour à tour des deux côtés de la route et que j’avais vue jadis riante au grand soleil, était maintenant couverte d’un voile épais de neige sur laquelle se tordaient les pieds noirs des vignes. Mon guide poussait mollement son vieux cheval, et nous allions, enveloppés d’un silence infini que déchirait par intervalles le cri plaintif d’un oiseau. Triste jusqu’à la mort, je murmurai dans mon cœur cette prière : « Mon Dieu, Dieu de miséricorde, préservez-moi du désespoir et ne me laissez pas commettre, après tant de fautes, le seul péché que vous ne pardonniez pas. » Alors je vis le soleil, rouge et sans rayons, descendre comme une hostie sanglante à l’horizon et, me rappelant le divin sacrifice du Calvaire, je sentis l’espérance entrer dans mon âme. Les roues continuèrent quelque temps encore à faire craquer la neige. Enfin, le voiturier me montra du bout de son fouet le clocher d’Artigues qui se dressait comme une ombre dans la brume rougeâtre.

— Eh ! donc, me dit cet homme, vous descendez au presbytère ? Vous connaissez monsieur le curé ?

— Je le connais depuis mon enfance. Il était mon maître quand j’étais écolier.

— Il est savant dans les livres ?

— Mon ami, monsieur le curé Safrac est aussi savant qu’il est vertueux.

— On le dit. On dit pareillement autre chose.

— Que dit-on, mon ami ?

— On dit ce qu’on veut, et moi je laisse dire.

— Quoi encore ?

— Donc, il y en a qui croient que monsieur le curé est devin et qu’il jette des sorts.

— Quelle folie !

— Moi, monsieur, je ne dis rien. Mais, si monsieur Safrac n’est pas un devin qui jette des sorts, pourquoi lit-il dans les livres, donc ?

La carriole s’arrêta devant le presbytère.

Je laissai cet imbécile et suivis la servante du curé, qui me conduisit à son maître, dans la salle où déjà la table était servie. Je trouvai M. Safrac bien changé depuis trois ans que je ne l’avais vu. Son grand corps s’était voûté. Sa maigreur devenait excessive. Deux yeux perçants luisaient sur son visage émacié. Son nez, qui semblait agrandi, descendait sur la bouche amincie. Je tombai dans ses bras et je m’écriai en sanglotant : « Mon père, mon père ! je viens à vous parce que j’ai péché. Mon père, mon vieux maître, ô vous, dont la science profonde et mystérieuse épouvantait mon esprit, mais qui rassuriez mon âme en me montrant votre cœur maternel, tirez votre enfant du bord de l’abîme. Ô mon seul ami, sauvez-moi ; éclairez-moi, ô mon unique lumière ! »

Il m’embrassa, me sourit avec cette exquise bonté dont il m’avait donné tant de preuves dans ma première jeunesse, et, reculant d’un pas comme pour mieux me voir :

— Eh ! adieu ! me dit-il, en me saluant à la mode de son pays, car M. Safrac est né sur le bord de la Garonne, au milieu de ces vins illustres qui semblent l’emblème de son âme généreuse et parfumée.

Après avoir professé la philosophie avec éclat à Bordeaux, à Poitiers et à Paris, il demanda pour unique faveur une pauvre cure dans le pays où il était né et où il voulait mourir. Curé d’Artigues depuis six ans, il pratique dans ce village perdu la plus humble piété et la science la plus haute.

— Eh ! adieu ! mon enfant, répétait-il. Vous m’avez écrit, pour m’annoncer votre arrivée, une lettre qui m’a bien touché. Il est donc vrai que vous n’avez point oublié votre vieux maître ?

Je voulus me jeter à ses pieds, en balbutiant encore. « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! » Mais il m’arrêta d’un geste à la fois impérieux et doux.

— Ary, me dit-il, vous me direz demain ce que vous avez à me dire. Présentement, chauffez-vous. Puis nous souperons, car vous devez avoir grand froid et grand’faim !

La servante apporta sur la table la soupière, d’où montait une colonne de vapeur odorante. C’était une vieille femme dont les cheveux étaient cachés sous un foulard noir et qui mêlait étrangement sur sa face ridée la beauté du type à la laideur de la décrépitude. J’étais profondément troublé ; pourtant la paix de la sainte demeure, la gaieté du feu de sarment, de la nappe blanche, du vin versé et des plats fumants entrèrent peu à peu dans mon âme. Tout en mangeant, j’oubliais presque que j’étais venu au foyer de ce prêtre changer l’aridité de mes remords en la rosée féconde du repentir. M. Safrac me rappela les heures déjà lointaines qui nous avaient réunis sous le toit du collège, où il professait la philosophie.

— Ary, me dit-il, vous étiez mon meilleur élève. Votre prompte intelligence allait sans cesse au delà de la pensée du maître. C’est pourquoi je m’attachai tout de suite à vous. J’aime la hardiesse chez un chrétien. Il ne faut pas que la foi soit timide quand l’impiété montre une indomptable audace. L’Église n’a plus aujourd’hui que des agneaux : il lui faut des lions. Qui nous rendra les pères et les docteurs dont le regard embrassait toutes les sciences ? La vérité est comme le soleil ; elle veut l’œil de l’aigle pour la contempler.

— Ah ! monsieur Safrac, vous portiez, vous, sur toutes les questions cet œil audacieux que rien n’éblouit. Je me rappelle que vos opinions effrayaient parfois ceux mêmes de vos confrères que la sainteté de votre vie remplissait d’admiration. Vous ne redoutiez pas les nouveautés. C’est ainsi, par exemple, que vous incliniez à admettre la pluralité des mondes habités.

Son œil s’alluma.

— Que diront les timides quand ils liront mon livre ? Ary, sous ce beau ciel, dans ce pays que Dieu fit avec un spécial amour, j’ai médité, j’ai travaillé. Vous savez que je possède assez bien l’hébreu, l’arabe, le persan et plusieurs idiomes de l’Inde. Vous savez aussi que j’ai transporté ici une bibliothèque riche en manuscrits anciens. Je suis entré profondément dans la connaissance des langues et des traditions de l’Orient primitif. Ce grand labeur, avec l’aide de Dieu, n’aura pas été sans fruit. Je viens de terminer mon livre des Origines qui répare et soutient cette exégèse sacrée dont la science impie croyait voir la ruine imminente. Ary, Dieu a voulu, dans sa miséricorde, que la science et la foi fussent enfin réconciliées. Pour opérer un tel rapprochement, je suis parti de cette idée : La Bible, inspirée par le Saint-Esprit, ne dit rien que de vrai, mais elle ne dit pas tout ce qui est vrai. Et comment le dirait-elle, puisqu’elle se propose, pour objet unique, de nous informer de ce qui est nécessaire à notre salut éternel ? Hors de ce grand dessein, il n’existe rien pour elle. Son plan est aussi simple qu’il est immense. Il embrasse la chute et la rédemption. C’est l’histoire divine de l’homme. Elle est complète et limitée. Rien n’y a été admis pour satisfaire de profanes curiosités. Or, il ne faut pas que la science impie triomphe plus longtemps du silence de Dieu. Il est temps de dire : « Non, la Bible n’a pas menti, parce qu’elle n’a pas tout révélé. » Telle est la vérité que je proclame. M’aidant de la géologie, de l’archéologie préhistorique, des cosmogonies orientales, des monuments hittites et sumériens, des traditions chaldéennes et babyloniennes, des antiques légendes conservées dans le Talmud, j’ai affirmé l’existence des préadamites, dont l’auteur inspiré de la Genèse ne parle point pour la seule raison que leur existence n’intéressait point le salut éternel des enfants d’Adam. Bien plus, un examen minutieux des premiers chapitres de la Genèse m’a démontré l’existence de deux créations successives, séparées par de longs âges, et dont la seconde n’est, pour ainsi dire, que l’adaptation d’un canton de la terre aux besoins d’Adam et de sa postérité.

Il s’arrêta une seconde et reprit à voix basse, avec une gravité vraiment religieuse :

— Moi, Martial Safrac, prêtre indigne, docteur en théologie, soumis comme un enfant obéissant à l’autorité de notre sainte mère l’Église, j’affirme avec une certitude absolue — sous la réserve expresse de l’autorité de notre saint père le Pape et des conciles — qu’Adam, créé à l’image de Dieu, eut deux femmes, dont Ève est la seconde.

Ces paroles singulières me tiraient peu à peu hors de moi-même et j’y prenais un étrange intérêt. Aussi éprouvai-je quelque déception quand M. Safrac, laissant tomber ses coudes sur la table, me dit :

— C’en est assez sur ce sujet. Peut-être lirez-vous un jour mon livre qui vous instruira sur ce point. J’ai dû, pour obéir à un strict devoir, soumettre cet ouvrage à Monseigneur et solliciter l’approbation de Sa Grandeur. Le manuscrit est à cette heure à l’archevêché et j’attends d’un moment à l’autre une réponse que j’ai tout lieu de croire favorable. Mon cher enfant, goûtez ces cèpes de nos bois et ce vin de nos crus et dites si ce pays n’est pas la seconde terre promise, dont la première n’était que l’image et la prophétie.

À partir de ce moment, la conversation, plus familière, roula sur nos souvenirs communs.

— Oui, mon enfant, me dit M. Safrac, vous étiez mon élève de prédilection. Dieu permet les préférences quand elles sont fondées sur un jugement équitable. Or, je jugeai tout de suite qu’il y avait en vous l’étoffe d’un homme et d’un chrétien. Ce n’est pas qu’il ne parût en vous de grandes imperfections. Vous étiez inégal, incertain, prompt à vous troubler. Des ardeurs, encore secrètes, couvaient dans votre âme. Je vous aimais pour votre grande inquiétude, comme un autre de mes élèves pour des qualités contraires. Je chérissais Paul d’Ervy pour l’inébranlable fermeté de son esprit et de son cœur. À ce nom, je rougis, je pâlis, j’eus peine à retenir un cri, et, quand je voulus répondre, il me fut impossible de parler. M. Safrac ne parut pas s’apercevoir de mon trouble.

— Si j’ai bonne mémoire, c’était votre meilleur camarade, ajouta-t-il. Vous êtes resté lié intimement avec lui, n’est-il pas vrai ? Je sais qu’il est entré dans la carrière diplomatique où on lui présage un bel avenir. Je souhaite qu’il soit appelé dans des temps meilleurs auprès du Saint-Siège. Vous avez en lui un ami fidèle et dévoué.

— Mon père, répondis-je avec effort, je vous parlerai demain de Paul d’Ervy et d’une autre personne.

M. Safrac me serra la main. Nous nous séparâmes et je me retirai dans la chambre qu’il m’avait fait préparer. Dans mon lit parfumé de lavande, je rêvai que j’étais encore enfant et qu’agenouillé dans la chapelle du collège j’admirais les femmes blanches et lumineuses dont la tribune était remplie, quand tout à coup une voix, sortie d’un nuage, parla au-dessus de ma tête et dit : « Ary, tu crois les aimer en Dieu, mais c’est Dieu que tu aimes en elles. »

Le matin à mon réveil, je trouvai M. Safrac debout au chevet de mon lit.

— Ary, me dit-il, venez entendre la messe que je célébrerai à votre intention. À l’issue du saint sacrifice, je serai prêt à écouter ce que vous avez à me dire.

L’église d’Artigues est un petit sanctuaire de ce style roman qui fleurissait encore en Aquitaine au XIIe siècle. Restaurée il y a vingt ans, elle reçut un clocher qui n’était point prévu dans le plan primitif. Du moins, étant pauvre, elle garda sa pure nudité. Je m’associai, autant que mon esprit me le permettait, aux prières du célébrant, puis je rentrai avec lui au presbytère. Là, nous déjeunâmes d’un peu de pain et de lait, puis nous entrâmes dans la chambre de M. Safrac.

Ayant approché une chaise de la cheminée, au-dessus de laquelle un crucifix était suspendu, il m’invita à m’asseoir, et, s’étant assis lui-même près de moi, il me fit signe de parler. Au dehors, la neige tombait. Je commençai ainsi :

— Mon père, il y a dix ans qu’au sortir de vos mains je suis entré dans le monde. J’y ai gardé ma foi ; hélas ! non pas ma pureté. Mais je n’ai pas besoin de vous retracer mon existence ; vous la connaissez, vous mon guide spirituel, l’unique directeur de ma conscience. D’ailleurs, j’ai hâte d’arriver à l’événement qui a bouleversé ma vie. L’année dernière, ma famille avait résolu de me marier et j’y avais moi-même consenti volontiers. La jeune fille qui m’était destinée présentait tous les avantages que recherchent d’ordinaire les parents. De plus, elle était jolie ; elle me plaisait, en sorte qu’au lieu d’un mariage de convenance, j’allais faire un mariage d’inclination. Ma demande fut agréée. On nous fiança. Le bonheur et le repos de ma vie semblaient assurés, quand je reçus une lettre de Paul d’Ervy qui, revenu de Constantinople, m’annonçait son arrivée à Paris et témoignait une grande envie de me voir. Je courus chez lui et lui annonçai mon mariage. Il me félicita cordialement.

» — Mon vieux frère, me dit-il, je me réjouis de ton bonheur.

» Je lui dis que je comptais qu’il serait mon témoin, il accepta bien volontiers. La date de mon mariage était fixée au 15 mai et il ne devait rejoindre son poste que dans les premiers jours de juin.

» — Voilà qui va bien, lui dis-je. Et toi ?…

» — Oh ! moi, répondit-il avec un sourire qui exprimait à la fois la joie et la tristesse, moi, quel changement !… je suis fou… une femme… Ary, je suis bien heureux ou bien malheureux ! Quel nom donner au bonheur qu’on a acheté par une mauvaise action ? J’ai trahi, j’ai désolé un excellent ami… j’ai enlevé, là-bas, à Constantinople, la…

M. Safrac m’interrompit :

— Mon fils, retranchez de votre récit les fautes des autres et ne nommez personne.

Je promis d’obéir et je continuai de la sorte :

— Paul avait à peine achevé de parler quand une femme entra dans la chambre. C’était elle, manifestement : vêtue d’un long peignoir bleu, elle semblait chez elle. Je vous peindrai d’un seul mot l’impression terrible qu’elle me fit. Elle ne me parut pas naturelle. Je sens combien ce terme est obscur et rend mal ma pensée. Mais peut-être deviendra-t-il plus intelligible par la suite de mon récit. En vérité, dans l’expression de ses yeux d’or qui jetaient par moments des gerbes d’étincelles, dans la courbe de sa bouche énigmatique, dans le tissu de sa chair à la fois brune et lumineuse, dans le jeu des lignes heurtées et pourtant harmonieuses de son corps, dans la légèreté aérienne de ses pas, jusque dans ses bras nus auxquels des ailes invisibles semblaient attachées ; enfin dans tout son être ardent et fluide, je sentis je ne sais quoi d’étranger à la nature humaine, je ne sais quoi d’inférieur et de supérieur à la femme telle que Dieu l’a faite, en sa bonté redoutable, pour qu’elle fût notre compagne sur cette terre d’exil. Du moment que je la vis, un sentiment monta dans mon âme et l’emplit toute : je ressentis le dégoût infini de tout ce qui n’était pas cette femme.

» En la voyant entrer, Paul avait froncé légèrement le sourcil ; mais, se ravisant tout aussitôt, il essaya de sourire.

» — Leila, je vous présente mon meilleur ami.

» Leila répondit :

» — Je connais monsieur Ary.

» Cette parole devait sembler étrange, puisque certainement nous ne nous étions jamais vus ; mais l’accent dont elle fut dite était plus étrange encore. Si le cristal pensait, il parlerait ainsi.

» — Mon ami Ary, ajouta Paul, se marie dans six semaines.

» À ces mots, Leila me regarda et je vis clairement que ses yeux d’or disaient non.

» Je sortis fort troublé, sans que mon ami montrât la moindre envie de me retenir. Tout le jour, j’errai au hasard dans les rues, le cœur vide et désolé ; puis, me trouvant, par hasard, le soir sur le boulevard devant une boutique de fleuriste, je me rappelai ma fiancée et j’entrai prendre pour elle une branche de lilas blanc. J’avais à peine la fleur entre les doigts qu’une petite main me l’arracha et je vis Leila qui s’en allait en riant. Elle était vêtue d’une courte robe grise, d’une veste également grise et d’un petit chapeau rond. Ce costume de Parisienne en course allait, je dois le dire, aussi mal que possible à la beauté féerique de cette créature et semblait sur elle une sorte de déguisement. C’est pourtant en la voyant ainsi que je sentis que je l’aimais d’un inextinguible amour. Je voulus la rejoindre, mais elle m’échappa au milieu des passants et des voitures.

» À compter de ce moment, je ne vécus plus. J’allai plusieurs fois chez Paul, sans revoir Leila. Il me recevait amicalement, mais il ne me parlait pas d’elle. Nous n’avions rien à nous dire et je le quittais tristement. Un jour enfin, le valet de chambre me dit : « Monsieur est sorti. » Et il ajouta : « Monsieur veut-il parler à madame ? » Je répondis oui. Oh ! mon père, ce mot, ce petit mot, quelles larmes de sang pourront jamais l’expier ? J’entrai. Je la trouvai dans le salon, à demi couchée sur un divan, dans une robe jaune comme l’or, sous laquelle elle avait ramené ses pieds. Je la vis… Mais non, je ne voyais plus. Ma gorge s’était tout à coup séchée, je ne pouvais parler. Une odeur de myrrhe et d’aromates qui venait d’elle m’enivra de langueur et de désirs, comme si tous les parfums du mystique Orient étaient entrés à la fois dans mes narines frémissantes. Non, certes, ce n’était pas là une femme naturelle, car rien d’humain ne transparaissait en elle ; son visage n’exprimait aucun sentiment bon ou mauvais, hors celui d’une volupté à la fois sensuelle et céleste. Sans doute, elle vit mon trouble, car elle me demanda, de sa voix plus pure que le chant des ruisseaux dans les bois :

» — Qu’avez-vous ?

» Je me jetai à ses pieds et je m’écriai dans les larmes :

» — Je vous aime éperdument !…

» Alors elle ouvrit les bras ; puis, répandant sur moi le regard de ses yeux voluptueux et candides :

» — Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt, mon ami ?

» Heure sans nom ! Je pressai Leila renversée dans mes bras. Et il me sembla que, tous deux emportés ensemble en plein ciel, nous le remplissions tout entier. Je me sentis devenir l’égal de Dieu, et je crus posséder en mon sein toute la beauté du monde et toutes les harmonies de la nature, les étoiles et les fleurs, et les forêts qui chantent, et les fleuves et les mers profondes. J’avais mis l’infini dans un baiser…

À ces mots, M. Safrac, qui m’écoutait depuis quelques instants avec une impatience visible, se leva et, debout contre la cheminée, ayant retroussé sa soutane jusqu’aux genoux pour se chauffer les jambes, il me dit avec une sévérité qui allait jusqu’au mépris :

— Vous êtes un misérable blasphémateur et, loin de détester vos crimes, vous ne les confessez que par orgueil et par délectation. Je ne vous écoute plus.

À ces mots, je fondis en larmes et lui demandai pardon. Reconnaissant que mon humilité était sincère, il m’autorisa à poursuivre mes aveux, à la condition de m’y déplaire.

Je repris mon récit comme il suit, avec la résolution de l’abréger le plus possible :

— Mon père, je quittai Leila, déchiré de remords. Mais, dès le lendemain, elle vint chez moi, et alors commença une vie qui me brisa de délices et de tortures. J’étais jaloux de Paul, que j’avais trahi, et je souffrais cruellement. Je ne crois pas qu’il y ait un mal plus avilissant que la jalousie, ni qui remplisse l’âme de plus odieuses images. Leila ne daignait même pas mentir pour me soulager. D’ailleurs sa conduite était inconcevable. Je n’oublie pas à qui je parle, et je me garderai bien d’offenser les oreilles du plus vénérable des prêtres. Je dirai seulement que Leila semblait étrangère à l’amour qu’elle me laissait prendre. Mais elle avait répandu dans mon être tous les poisons de la volupté. Je ne pouvais me passer d’elle, et je tremblais de la perdre. Leila était absolument dénuée de ce que nous appelons le sens moral. Il ne faut pas croire pour cela qu’elle se montrât méchante ou cruelle. Elle était, au contraire, douce et pleine de pitié. Elle n’était pas non plus inintelligente, mais son intelligence n’était pas de même nature que la nôtre. Elle parlait peu, refusait de répondre à toute question qu’on lui faisait sur son passé. Elle ne savait rien de ce que nous savons. Par contre, elle savait beaucoup de choses que nous ignorons. Elevée en Orient, elle connaissait toute sorte de légendes hindoues et persanes qu’elle contait d’une voix monotone avec une grâce infinie. À l’entendre raconter l’aurore charmante du monde, on l’aurait dite contemporaine de la jeunesse de l’univers. Je lui en fis un jour la remarque. Elle répondit en souriant :

» — Je suis vieille, il est vrai.

M. Safrac, toujours debout devant la cheminée, se penchait depuis quelque temps vers moi dans l’attitude d’une vive attention.

— Continuez, me dit-il.

— Plusieurs fois, mon père, j’interrogeai Leila sur sa religion. Elle me répondit qu’elle n’en avait pas et qu’elle n’avait pas besoin d’en avoir ; que sa mère et ses sœurs étaient filles de Dieu, et que pourtant elles n’étaient liées à lui par aucun culte. Elle portait à son cou un médaillon rempli d’un peu de terre rouge, qu’elle disait avoir recueilli pieusement pour l’amour de sa mère.

À peine avais-je prononcé ces mots que M. Safrac, pâle et tremblant, bondit et, me pressant le bras, me cria aux oreilles :

— Elle disait vrai ! Je sais, je sais maintenant quelle était cette créature. Ary, votre instinct ne vous trompait pas. Ce n’était pas une femme. Achevez, achevez, je vous prie !

— Mon père, j’ai presque terminé. Hélas ! j’avais rompu, pour l’amour de Leila, des fiançailles solennelles, j’avais trahi mon meilleur ami. J’avais offensé Dieu. Paul, ayant appris l’infidélité de Leila, en devint fou de douleur. Il menaça de la tuer, mais elle lui répondit doucement :

» — Essayez, mon ami ; je souhaiterais mourir, et je ne peux pas.

» — Six mois elle se donna à moi ; puis un matin, elle m’annonça qu’elle retournait en Perse et qu’elle ne me verrait plus. Je pleurai, je gémis, je m’écriai : « Vous ne m’avez jamais aimé ! » Et elle me répondit avec douceur :

» — Non, mon ami. Mais combien de femmes, qui ne vous ont pas aimé davantage, ne vous ont pas donné ce que vous avez reçu de moi ! Vous me devez encore de la reconnaissance. Adieu.

» — Je demeurai deux jours entre la fureur et la stupidité. Puis, songeant au salut de mon âme, je courus à vous, mon père. Me voici : purifiez, élevez, fortifiez mon cœur ! Je l’aime encore !

Je cessai de parler. M. Safrac restait pensif, le front dans la main. Le premier, il rompit le silence :

— Mon fils, voilà qui confirme mes grandes découvertes. Voilà de quoi confondre la superbe de nos modernes sceptiques. Écoutez-moi. Nous vivons aujourd’hui dans les prodiges, comme les premiers-nés des hommes. Écoutez, écoutez ! Adam eut, comme je vous l’ai dit, une première femme dont la Bible ne parle pas, mais que le Talmud nous fait connaître. Elle se nommait Lilith. Formée, non d’une de ses côtes, mais de la terre rouge dont lui-même était pétri, elle n’était pas la chair de sa chair. Elle se sépara volontairement de lui. Il vivait encore dans l’innocence quand elle le quitta pour aller en ces régions où les Perses s’établirent de longues années après et qu’habitaient alors des préadamites plus intelligents et plus beaux que les hommes. Elle n’eut donc pas de part à la faute de notre premier père et ne fut point souillée du péché originel. Aussi échappa-t-elle à la malédiction prononcée contre Ève et sa postérité. Elle est exempte de douleur et de mort ; n’ayant point d’âme à sauver, elle est incapable de mérite comme de démérite. Quoi qu’elle fasse, elle ne fait ni bien ni mal. Ses filles, qu’elle eut d’un hymen mystérieux, sont immortelles comme elle et, comme elle, libres de leurs actes et de leurs pensées, puisqu’elles ne peuvent ni gagner ni perdre devant Dieu. Or, mon fils, je le reconnais à des signes certains, la créature qui vous fit tomber, cette Leila, était une fille de Lilith. Priez, je vous entendrai demain en confession.

Il resta songeur un moment, puis, tirant de sa poche un papier, il reprit :

— Cette nuit, après vous avoir souhaité le bonsoir, j’ai reçu du facteur, qui s’était attardé dans les neiges, une lettre pénible. Monsieur le premier vicaire m’écrit que mon livre a contristé Monseigneur et assombri par avance, dans son âme, les joies du Carmel. Cet écrit, ajoute-t-il, est plein de propositions téméraires et d’opinions déjà condamnées par les docteurs. Sa Grandeur ne saurait approuver des élucubrations si malsaines. Voilà ce qu’on m’écrit. Mais je raconterai votre aventure à Monseigneur. Elle lui prouvera que Lilith existe et que je ne rêve pas.

Je priai M. Safrac de m’écouter un moment encore :

— Leila, mon père, m’a laissé, en partant, une feuille de cyprès sur laquelle des caractères que je ne puis lire sont gravés à la pointe du style. Voici cette espèce d’amulette…

M. Safrac prit le léger copeau que je lui tendais, l’examina attentivement, puis :

— Ceci, dit-il, est écrit en langue persane de la belle époque et se traduit sans peine ainsi :


PRIÈRE DE LEILA, FILLE DE LILITH

Mon Dieu, promettez-moi la mort, afin que je goûte la vie. Mon Dieu, donnez-moi le remords, afin que je trouve le plaisir. Mon Dieu, faites-moi l’égale des filles d’Eve !