C. Lahure (p. 36-40).

VII

LE CHEF INDIEN.


Le comte de Beaulieu était loin de se douter, au moment où il se préparait à allumer insoucieusement un cigare, que l’allumette chimique dont il se servait allait le rendre en un instant si redoutable aux yeux des Indiens.

Mais, dès qu’il reconnut la puissance de l’arme que le hasard plaçait entre ses mains, il résolut de s’en servir et de tourner à son avantage la superstitieuse ignorance des Peaux-Rouges.

Jouissant intérieurement du triomphe qu’il avait obtenu, le comte fronça les sourcils, et, prenant le langage et les gestes emphatiques des Indiens lorsqu’il les vit assez maîtres d’eux-mêmes pour l’écouter, il leur parla ainsi de ce ton de commandement qui en impose toujours aux masses :

« Que mes frères ouvrent les oreilles, les paroles que souffle ma poitrine doivent être entendues et comprises par tous ; mes frères sont des hommes simples adonnés à l’erreur, la vérité doit entrer dans leur cœur comme un coin de fer ; ma bonté est grande, parce que je suis puissant : au lieu de les châtier lorsqu’ils ont osé mettre la main sur moi, je me suis contenté de faire éclater à leurs yeux mon pouvoir. Je suis un grand médecin des visages pâles ; tous les secrets de la plus fameuse médecine, je les possède. S’il me plaisait, les oiseaux du ciel et les poissons du fleuve me viendraient rendre hommage, parce que le maître de la vie est en moi et qu’il m’a donné sa baguette de médecine. »

Les Indiens groupés autour de lui l’écoutaient d’un air effaré en jetant des regards craintifs sur l’allumette à demi consumée qui gisait aux pieds du comte.

Celui-ci devina l’influence qu’il avait gagnée sur ses crédules auditeurs ; il sourit et continua d’une voix haute et bien accentuée :

« Écoutez ceci, Peaux-Rouges, et souvenez-vous : Lorsque le premier homme naquit, il se promena sur les bords du Mécha-che-bé ; alors il rencontra le maître de la vie ; le maître de la vie le salua et lui dit : « Tu es mon fils. — Non, répondit le premier homme ; c’est toi qui es mon fils, et je te le prouverai si tu ne veux pas me croire ; nous allons nous asseoir et nous ficherons en terre le bâton de médecine que nous tenons à la main : celui qui se lèvera le premier sera le plus jeune et par conséquent le fils de l’autre. » Ils s’assirent donc face à face et se regardèrent longtemps l’un l’autre, jusqu’à ce qu’enfin le maître de la vie pâlit, s’affaissa, et sa chair quitta ses os ; sur quoi le premier homme s’écria tout joyeux : « Enfin tu es certainement mort ! » Et ils se regardèrent ainsi pendant dix fois dix lunes et dix fois davantage, et comme au bout de ce temps les os du Seigneur de la vie étaient complètement blanchis, le premier homme se leva et dit : « Oui, maintenant il ne reste plus aucun doute ; il est certainement mort. » Il prit alors le bâton de médecine du maître de la vie et le retira de terre. Mais alors le maître de la vie se leva et, lui prenant le bâton, il lui dit : « Arrête, me voilà : je suis ton père et tu es mon fils. » Et le premier homme le reconnut pour son père. Mais le maître de la vie ajouta alors : « Tu es mon fils, le premier homme, tu ne peux mourir ; prends mon bâton de médecine : lorsque j’aurai à communiquer avec mes fils, Peaux-Rouges, c’est toi que j’enverrai. » Ce bâton de médecine, le voilà, êtes-vous prêts à exécuter mes ordres ? »

Ces paroles avaient été prononcées avec un accent de conviction si profond, la légende rapportée par le comte était tellement vraie et si bien connue de tous, que les Indiens, que le miracle de l’allumette avait préparés déjà à la crédulité, y ajoutèrent une foi entière et tous répondirent aussitôt avec respect :

« Que notre père parle ; ce qu’il veut nous le voulons ; ne sommes-nous pas ses enfants ?

— Retirez-vous, reprit le comte ; c’est avec votre chef seul que je veux communiquer. »

Natah-Otann avait écouté le discours du comte de Beaulieu avec la plus grande attention ; parfois un observateur aurait distingué sur son visage passer comme un éclair d’incrédulité, remplacé presque immédiatement par un sentiment de plaisir qui éclatait dans ses yeux aux regards si fins et si intelligents ; il avait applaudi comme ses guerriers, peut-être plus fort qu’eux encore lorsque le jeune homme s’était tu ; en lui entendant dire que c’était avec lui seul qu’il voulait communiquer, un sourire avait plissé ses lèvres ; d’un geste il avait ordonné aux Indiens de s’éloigner, et il s’était avancé vers le comte avec une aisance et une grâce que celui-ci n’avait pu s’empêcher de remarquer.

Il y avait dans ce jeune chef une noblesse innée qui plaisait au premier abord, attirait et commandait la sympathie.

Les guerriers pieds-noirs, après s’être respectueusement inclinés, avaient descendu doucement la colline et s’étaient accroupis en rond sur le sol, selon leur coutume, à cent mètres environ du campement.

Il y avait deux hommes que l’éloquence improvisée du comte de Beaulieu avait surpris autant au moins que les guerriers indiens.

Ces deux hommes étaient Balle-Franche, le brave chasseur canadien, et Ivon de Kergallec ; ni l’un ni l’autre ne comprenait plus rien à cette affaire ; la science indienne du jeune homme les désorientait complètement ; ils attendaient avec la plus vive anxiété le dénoûment de cette scène, dont ils ne saisissaient ni le but ni la portée.

Lorsqu’ils furent seuls, car le chasseur et le Breton s’étaient, eux aussi, retirés à l’écart, le Français et l’Indien s’examinèrent un instant avec une attention méticuleuse.

Mais quels que fussent les efforts du blanc pour deviner les sentiments de l’homme qu’il avait devant lui, il fut obligé de reconnaître qu’il avait affaire à une de ces natures supérieures sur le visage desquelles il est impossible de rien lire et qui, dans toutes les circonstances, sont toujours maîtresses de leurs impressions ; bien plus, la fixité et l’éclat métallique de l’œil de l’Indien lui firent éprouver malgré lui un malaise secret qu’il eut hâte de faire cesser en prenant la parole, afin de rompre le charme dont à son insu il subissait l’influence.

« Chef, lui dit-il, maintenant que vos guerriers sont éloignés… »

Natah-Otann l’interrompit d’un geste, et s’inclinant gracieusement devant lui :

« Pardonnez-moi, monsieur le comte, lui dit-il en souriant avec un accent qu’eût envié un naturel des bords de la Seine, mais je crains que le peu d’habitude que vous avez de parler notre langue ne vous la rende fatigante ; s’il vous plaît de vous exprimer en français, je crois le parler assez bien pour vous comprendre.

— Hein ? s’écria le comte en faisant un bond de surprise, que dites-vous ? »

La foudre serait subitement tombée aux pieds de M. de Beaulieu qu’il n’aurait pas été plus surpris et plus épouvanté qu’en entendant ce sauvage, portant le costume complet des Pieds-Noirs et dont le visage était peint de quatre couleurs différentes, s’exprimer aussi purement dans son idiome paternel.

Natah-Otann ne sembla pas s’apercevoir de l’ébahissement de son interlocuteur, il continua froidement :

« Daignez me pardonner, monsieur le comte, d’avoir employé des termes qui sans doute vous auront choqué par leur trivialité, mais le peu d’occasion que j’ai de parler français dans ces déserts doit me servir d’excuse. »

M. de Beaulieu était en proie à une de ces surprises qui ne font que s’accroître.

Il ne savait plus s’il veillait ou s’il était obsédé par un cauchemar : ce qu’il entendait lui semblait si incroyable et si incompréhensible, qu’il ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’il éprouvait.

« Mais qui êtes-vous donc enfin ? s’écria-t-il lorsqu’il fut assez maître de lui pour répondre.

— Moi ? fit nonchalamment Natah-Otann ; mais vous le voyez, il me semble, monsieur le comte, je suis un pauvre Indien Pied-Noir, un Peau-Rouge, pas autre chose.

— C’est impossible ! dit le jeune homme.

— Je vous certifie, monsieur, que je vous ai dit l’exacte vérité. Dame ! ajouta-t-il avec un charmant laisser-aller, si vous me trouvez un peu moins… comment dirai-je !… grossier, c’est cela ! que mes compatriotes, oh ! il ne faut pas m’en faire un crime, monsieur le comte ; cela tient à des considérations tout à fait indépendantes de ma volonté, que je vous raconterai quelque jour, si cela peut vous être agréable !… »

Le comte de Beaulieu était, nous croyons l’avoir dit, un homme de grand cœur, que peu de choses avaient le privilège d’émouvoir ; la première impression passée, il en prit bravement son parti ; parfaitement maître de soi désormais, il accepta franchement la position qui lui était si singulièrement faite par le hasard.

« Pardieu ! dit-il en riant, la rencontre est bizarre et a lieu de me surprendre ; vous me pardonnerez donc, cher monsieur, l’étonnement de mauvais goût que j’ai d’abord témoigné en vous entendant me parler ainsi que vous l’avez fait : j’étais si loin de m’attendre à rencontrer à six cents lieues des pays civilisés un homme aussi comme il faut que vous l’êtes, que je vous avoue que d’abord je ne savais à quel saint me vouer.

— Vous me flattez, monsieur le comte, répondit le chef toujours impassible, croyez bien que je vous suis reconnaissant de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi ; maintenant, ajouta-t-il, si vous me le permettez, nous reviendrons à notre affaire.

— Ma foi ! je suis tellement bouleversé par tout ce qui m’arrive, monsieur, que franchement je ne sais plus où j’en suis.

— Bah ! ce n’est rien ; je vais vous remettre sur la voie ; après le charmant discours que vous nous avez fait, vous avez semblé désirer causer seul avec moi.

— Hum ! fit le comte en souriant ; je vous avoue que maintenant j’ai bien peur de vous avoir paru affreusement ridicule avec ma légende et surtout le miracle de l’allumette chimique ; mais aussi je ne pouvais me douter que j’avais un auditeur de votre espèce. »

Natah-Otann secoua tristement la tête à deux ou trois reprises et une expression de mélancolie assombrit un instant son visage.

« Non, dit-il avec tristesse, vous avez agi comme vous deviez le faire ; mais pendant que vous parliez, monsieur le comte, je songeais, moi, à ces pauvres Indiens enfoncés si profondément dans l’erreur, et je me demandais à part moi s’il y avait espoir de les régénérer avant que les blancs, leurs implacables ennemis, parviennent à les détruire entièrement. »

Le chef prononça ces paroles avec un accent de douleur et de haine si bien senti, que le comte fut ému en songeant combien cet homme à l’âme de feu, devait souffrir de l’abâtardissement de sa race.

« Courage ! lui dit-il en lui tendant la main par un geste spontané.

— Courage ! répéta l’Indien avec amertume, en serrant cependant cette main dans la sienne ; voilà ce que ne cesse de me dire, après chaque défaite que j’éprouve dans la lutte que j’ai entreprise, celui qui m’a servi de père et, pour mon malheur, m’a fait ce que je suis. »

Il y eut un instant de silence.

Chacun des deux interlocuteurs réfléchissait à part soi.

Enfin Natah-Otann reprit la parole :

« Écoutez, monsieur le comte, dit-il, entre hommes d’une certaine sorte, il y a une espèce de sentiment indéfinissable qui les lie malgré eux les uns aux autres ; depuis six mois que vous parcourez le désert dans tous les sens, je ne vous ai pas perdu de vue un seul instant : depuis longtemps déjà vous seriez mort, si je n’avais fait à votre insu planer sur vous une protection occulte. Oh ! ne me remerciez pas, s’écria-t-il vivement sur un geste du jeune homme ; en faisant cela, j’ai agi plutôt dans mon intérêt que dans le vôtre ; ce que je vous avoue vous étonne, n’est-ce pas ? cependant c’est ainsi : j’ai sur vous, permettez-moi de vous le confier, des vues dont je vous dévoilerai le secret dans quelques jours, lorsque nous nous connaîtrons mieux ; quant à présent, je vous obéirai en tout ce que vous désirerez ; aux yeux de mes compatriotes, je vous conserverai l’auréole miraculeuse qui ceint votre front. Vous voulez que ces émigrants américains soient laissés en paix, fort bien, à votre considération je pardonnerai à cette race de vipères, je ne vous demande qu’une grâce.

— Parlez !

— Lorsque vous serez certain que ces gens que vous voulez sauver sont en sûreté, accompagnez-moi à mon village, voilà tout ce que je désire : cela ne vous coûtera pas beaucoup, d’autant plus que ma tribu est campée tout au plus à un jour de marche de l’endroit où nous sommes.

— J’y consens, j’accepte votre proposition, chef : je vous accompagnerai où il vous plaira, mais seulement lorsque je serai certain que mes protégés n’auront plus besoin de mon aide.

— C’est convenu. Ah ! un mot encore.

— Parlez.

— Il est bien entendu pour tout le monde, n’est-ce pas, même pour les deux blancs qui vous accompagnent, que je ne suis qu’un Indien comme les autres ?

— Vous l’exigez ?

— Dans notre intérêt commun ; un mot dit sans intention, une indiscrétion, quelque minime qu’elle fût, nous perdrait tous deux. Ah ! vous ne connaissez pas encore les Peaux-Rouges ! ajouta-t-il avec ce sourire mélancolique qui déjà avait si fort donné à penser au comte.

— Très-bien, répondit-il ; soyez tranquille ; je me tiendrai pour averti.

— Maintenant, si vous le trouvez bon, monsieur le comte, je rappellerai mes guerriers ; une plus longue conférence entre nous pourrait éveiller leur jalousie.

— Faites, je m’en repose entièrement sur vous, je me mets à votre discrétion.

— Vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, » répondit gracieusement Natah-Otann.

Pendant que le chef allait rejoindre ses guerriers, le comte se rapprocha de ses deux compagnons.

« Eh bien ! lui demanda curieusement Balle-Franche, avez-vous obtenu ce que vous désiriez de cet homme ?

— Parfaitement, répondit-il ; je n’ai eu pour cela que quelques mots à lui dire. »

Le chasseur lui jeta un regard narquois.

« Je ne le croyais pas si facile, dit-il.

— Pourquoi donc cela, mon ami ?

— Hum ! sa réputation est faite au désert, je le connais depuis fort longtemps, moi.

— Ah ! fit le jeune homme qui n’était pas fâché de se renseigner sur le compte de celui qui l’avait si fort intrigué, quelle réputation a-t-il donc ? »

Balle-Franche parut hésiter un instant.

« Craindriez-vous donc de vous expliquer clairement à son sujet ? demanda le comte, que ce silence intriguait.

— Moi ! je n’ai pas de raison pour cela ; au contraire : à part le jour où il a voulu me brûler vif, léger malentendu que je lui pardonne de grand cœur, nos relations ont toujours été excellentes.

— D’autant plus, dit le comte en riant, que vous ne vous êtes plus rencontrés que je sache, si ce n’est aujourd’hui.

— C’est cela même que je voulais dire. Voyez-vous, monsieur Édouard, Natah-Otann, entre nous, est un de ces Indiens qu’il est beaucoup plus avantageux de ne jamais voir sur son passage : il est comme le hibou, sa présence présage toujours un malheur.

— Diable ! vous m’inquiétez beaucoup en parlant ainsi, Balle-Franche.

— Mettons que je n’ai rien dit, alors, répondit-il vivement, je ne demande pas mieux que de me taire.

— C’est possible, mais le peu que vous avez laissé échapper a, je vous l’avoue, si bien éveillé ma curiosité que je ne serais pas fâché d’en apprendre davantage.

— Malheureusement je ne sais rien.

— Cependant vous avez parlé de sa réputation : serait-elle mauvaise ?

— Je ne dis pas cela, répondit Balle-Franche avec réserve ; vous le savez, monsieur Édouard, les mœurs indiennes sont bien différentes des nôtres : ce qui est mal pour nous, est vu d’un tout autre œil par les Indiens et, alors…

— Alors, n’est-ce pas, interrompit le comte, Natah-Otann jouit d’une réputation détestable ?

— Mais non, je vous assure ; cela dépend, du reste, du point de vue auquel on se place pour le juger.

— Bon ! et quelle est votre opinion personnelle à vous ?

— Oh ! moi, vous le savez, je suis un pauvre diable ; seulement il me semble que ce démon d’Indien est plus rusé à lui seul que toute sa tribu réunie ; entre nous, il passe pour sorcier parmi ses compatriotes, qui en ont une peur effroyable.

— Voilà tout ?

— À peu près.

— Après cela, dit légèrement le comte, comme il m’a prié de l’accompagner à son village, pendant les quelques jours que nous passerons auprès de lui, nous aurons le temps de l’étudier à notre aise. »

Le chasseur fit un bond de surprise.

« Vous ne ferez pas cela, n’est-ce pas, monsieur le comte ?

— Je ne vois pas ce qui peut m’en empêcher.

— Vous-même, monsieur, qui, je l’espère, n’irez pas de gaieté de cœur vous jeter dans la gueule du loup.

— Voulez-vous vous expliquer, oui ou non ? s’écria le comte avec un commencement d’impatience.

— Eh, mon Dieu ! à quoi bon m’expliquer ? ce que je vous dirai vous arrêtera-t-il ? Non, j’en suis persuadé : vous voyez donc bien qu’il est inutile que je vous en parle davantage ; d’ailleurs, il est trop tard, voilà le chef qui revient. »

Le comte fit un mouvement de mauvaise humeur aussitôt réprimé, mais ce mouvement n’échappa pas à Natah-Otann, qui en ce moment apparaissait en effet sur le plateau.

Le jeune homme s’avança vers lui.

« Eh bien ? lui demanda-t-il avec empressement.

— Mes jeunes gens consentent à faire ce que désire notre père le visage pâle, répondit respectueusement le Peau-Rouge : s’il veut monter à cheval et nous suivre, il se convaincra lui-même que nos intentions sont loyales.

— Je vous suis, chef, » répondit le comte, qui d’un geste ordonna à Ivon de lui amener son cheval.

Les Pieds-Noirs accueillirent les trois chasseurs blancs avec des marques non équivoques de joie.

« En avant ! » dit le jeune homme.

Natah-Otann leva le bras.

À ce signal les guerriers serrèrent les genoux et les chevaux partirent comme un ouragan.

Nul, s’il ne l’a vu de ses yeux, ne se peut figurer ce que c’est qu’une course indienne : rien n’arrête les Peaux-Rouges, aucun obstacle n’est assez fort pour les faire dévier de leur route, ils vont en ligne droite quand même, roulant comme un tourbillon humain à travers la prairie, franchissant fondrières, ravins et rochers avec une rapidité vertigineuse.

Natah-Otann, le comte et ses deux compagnons couraient en tête de la cavalcade, suivis de près par les guerriers. Tout à coup le chef ramena vivement son cheval en criant d’une voix forte ce seul mot :

« Halte ! »

Tous obéirent ; comme par enchantement, les chevaux s’arrêtèrent net et demeurèrent immobiles comme si leurs pieds avaient subitement adhéré au sol.

« Pourquoi nous arrêter ? demanda le comte, avançons toujours au contraire.

— C’est inutile, répondit le chef d’une voix calme, que mon frère pâle regarde devant lui. »

Le comte se pencha sur le cou de son cheval.

« Je ne vois rien, reprit-il.

— C’est juste, fit l’Indien, j’oubliais que mon frère a les yeux des visages pâles ; dans quelques minutes il verra. »

Les Pieds-Noirs se pressaient avec inquiétude autour de leur chef qu’ils interrogeaient du regard.

Celui-ci, impassible en apparence, avait les yeux obstinément fixés devant lui, paraissant distinguer dans les ténèbres des objets invisibles pour tout autre que pour lui.

L’attente des Indiens ne fut pas longue : bientôt apparurent des cavaliers qui approchaient à toute bride.

Ces cavaliers étaient des Peaux-Rouges.

Lorsqu’ils arrivèrent auprès de la troupe de Natah-Otann, ils s’arrêtèrent.

« Que se passe-t-il donc ? demanda le chef d’une voix sévère ; pourquoi mes fils se sauvent-ils ainsi ? ce ne sont pas des guerriers que je vois, ce sont des femmes peureuses. »

Les Indiens courbèrent la tête avec humilité à ce reproche, mais ils ne répondirent pas.

Le chef continua :

« Personne ne veut-il m’instruire de ce qui s’est passé, et me dire pourquoi des guerriers d’élite fuient comme des antilopes effrayées ? Où est la Longue-Corne ? »

Un guerrier sortit des rangs pressés de ses compagnons.

« La Longue-Corne est mort, dit-il d’une voix triste.

— C’était un guerrier sage et renommé, il est allé dans les prairies bienheureuses du maître de la vie chasser avec les guerriers justes. Puisqu’il est mort, pourquoi l’Oiseau-Noir n’a-t-il pas pris le totem en main à sa place.

— Parce que l’Oiseau-Noir est mort, » répondit le guerrier sur le même ton.

Natah-Otann fronça le sourcil, son front se plissa sous l’effort qu’il fut contraint de faire pour se contenir.

« Oh ! dit-il avec amertume, les grands cœurs de l’Est ont bien combattu, leurs rifles ont porté juste, les deux meilleurs chefs de la nation ont succombé ; mais le Loup-Rouge restait encore, pourquoi n’a-t-il pas vengé ses frères ?

— Parce que lui aussi est tombé, » dit le guerrier d’un ton lugubre.

Un frémissement de colère parcourut les rangs de l’assemblée.

« Ooah ! s’écria Natah-Otann avec douleur ; comment, lui aussi est mort ?

— Non, mais il est grièvement blessé. »

Après ces paroles il y eut un silence.

Le chef jeta un regard autour de lui.

« Ainsi, dit-il, quatre visages pâles ont tenu tête à deux cents guerriers pieds-noirs et leur ont tué et blessé leurs chefs les plus braves, sans que ces guerriers en aient tiré vengeance. Oh ! oh ! que dira le Bison-Blanc lorsqu’il saura cela ? Il donnera des jupons à mes fils, et leur fera préparer la nourriture pour les guerriers courageux, au lieu de les envoyer sur le sentier de la guerre.

— Le camp des Longs-Couteaux était en notre pouvoir, répondit l’Indien, qui jusque-là avait porté la parole pour ses compagnons, déjà nous les tenions renversés le genou sur la poitrine, une partie de leurs bestiaux était enlevée et les chevelures des visages pâles allaient être attachées à nos ceintures, lorsque le mauvais génie est apparu subitement au milieu d’eux, et par sa seule présence a changé la face du combat. »

Le visage du chef devint plus sévère encore à cette nouvelle, que ces guerriers accueillirent avec des marques non équivoques de frayeur.

« Le mauvais génie, dit-il, de quel mauvais génie parle donc mon dis ?

— De quel autre puis-je parler à mon père, si ce n’est de la Louve-Menteuse des prairies ? fit l’Indien d’une voix basse et entrecoupée.

— Oh ! oh ! répondit Natah-Otann, est-ce donc la Louve que mes fils ont vue ?

— Oui, nous le certifions à notre père, » s’écrièrent tous ensemble les Pieds-Noirs, heureux de se laver de l’accusation de lâcheté qui pesait sur eux.

Natah-Otann sembla réfléchir un instant.

« Dans quel endroit se trouvent les bestiaux que mes fils ont enlevés aux Longs-Couteaux ? demanda-t-il.

— Nous les avons emmenés avec nous, répondit un guerrier, ils sont ici.

— Bon, reprit Natah-Otann ; que mes fils ouvrent les oreilles pour entendre les paroles que me souffle le Grand-Esprit : Les Longs-Couteaux sont protégés par la Louve, nos efforts seraient inutiles, mes fils ne réussiraient pas à les vaincre ; je ferai une grande médecine qui rompra le charme qui fait la force de la Louve, dès que nous rentrerons dans notre village : mais d’ici là il faut être très-rusé, afin de tromper la Louve et de l’empêcher de se méfier de nous et de se mettre sur ses gardes. Mes fils veulent-ils suivre les conseils d’un chef expérimenté ?

— Que mon père dise sa pensée, répondit un guerrier au nom de tous, il est très-sage : ce qu’il voudra nous le ferons ; mieux que nous il saura tromper la Louve.

— Bon, mes fils ont bien parlé ; Voici ce que nous allons faire : nous allons retourner au camp des visages pâles, nous leur rendrons leurs bestiaux ; les visages pâles, trompés par cette démarche amicale, ne se défieront plus de nous ; puis, plus tard, lorsque nous aurons fait la grande médecine, nous les attaquerons de nouveau et nous nous emparerons de leur camp et de tout ce qu’il renferme, sans que la Louve-Menteuse puisse les défendre. J’ai dit ; que pensent mes fils ?

— Mon père est très-rusé, répondit le guerrier, ce qu’il a dit est bon, ses fils l’exécuteront. »

Natah-Otann jeta un regard de triomphe au comte de Beaulieu, qui admirait intérieurement avec quelle adresse le chef, tout en paraissant réprimander les Indiens de l’insuccès de leur entreprise et témoigner la plus grande colère contre les Américains, était parvenu en quelques minutes à les amener à faire sans la moindre opposition ses volontés secrètes.

« Oh ! oh ! murmura le jeune comte à part lui, cet Indien n’est pas un homme ordinaire, il mérite d’être étudié. »

Cependant un moment de tumulte avait suivi les paroles du chef.

Les Pieds-Noirs, revenus de la terreur panique qui les avait fait fuir avec les pieds de la gazelle, pour s’éloigner plus vite du camp maudit où ils avaient éprouvé un si rude échec, avaient mis pied à terre et s’occupaient, les uns à panser leurs blessures avec des feuilles mâchées, les autres à rassembler les bestiaux et les chevaux volés aux visages pâles, et qui étaient épars çà et là.

« Quelle est donc cette créature qu’on nomme Louve-Menteuse des prairies et qui inspire une si grande frayeur à ces hommes ? demanda le comte à Balle-Franche.

— Nul ne la connaît, répondit le chasseur à voix basse et en jetant à la dérobée un regard autour autour de lui, comme s’il eut craint d’être entendu ; c’est une femme dont la vie mystérieuse a échappé jusqu’ici aux recherches de ceux qui ont essayé de l’approfondir ; elle ne fait de mal qu’aux Indiens dont elle paraît être l’ennemie implacable ; les Peaux-Rouges affirment qu’elle est invulnérable, que les balles et les flèches rebondissent sur elle sans lui causer aucun mal ; souvent je l’ai aperçue, sans cependant avoir jamais eu occasion de lui parler ; je la crois folle, car autant que j’ai pu le comprendre par ses gestes bizarres, dans certains instants sa raison semble l’avoir abandonnée, bien que dans d’autres elle paraisse jouir de tout son bon sens : en un mot, c’est un être incompréhensible, qui mène au milieu des prairies une existence extraordinaire et enveloppée d’un mystère impénétrable.

— Elle est seule ?

— Toujours.

— Vous piquez ma curiosité au plus haut point, dit le comte ; personne, vous en êtes sûr, ne pourrait me renseigner sur cette femme ?

— Une seule personne le ferait peut-être, si elle voulait parler.

— Qui donc ?

— Natah-Otann, répondit le chasseur d’une voix étouffée.

— Voilà ce qui est singulier, murmura le comte, que peut-il y avoir de commun entre lui et cette femme ? »

Balle-Franche ne répondit que par un geste significatif.

La conversation fut forcément interrompue ; sur l’ordre du chef, les Pieds-Noirs étaient remontés à cheval.

« En route ! » dit Natah-Otann en reprenant avec le comte et ses compagnons la tête de la colonne.

Toute la troupe repartit au galop dans la direction du camp américain, en entraînant les bestiaux au milieu d’elle.