C. Lahure (p. 46-53).

IX

FLEUR-DE-LIANE.


Cependant des jours, des mois, des années s’écoulèrent ; le Bison-Blanc, puisque tel était le nom sous lequel l’inconnu était seul désigné, semblait avoir renoncé complètement à cette patrie, qu’il lui était défendu de revoir jamais. Il avait adopté complètement les coutumes indiennes, s’était identifié à ces mœurs étranges, et, grâce à sa sagesse, il avait su tellement se concilier l’estime et le respect de la nation kenhà, qu’il était parvenu à compter au nombre de ses sachems les plus vénérés.

L’Épervier, après avoir donné dans maintes circonstances des preuves irréfragables de son courage et de ses talents militaires, avait conquis de son côté une belle et honorable place dans la nation.

Si pour une expédition dangereuse il fallait un chef éprouvé, toujours il était choisi par le conseil des sachems, car on savait que le succès couronnait toujours ses entreprises.

L’Épervier était un homme d’un sens droit, qui avait compris de suite la valeur intellectuelle de son ami européen ; docile aux leçons du vieillard, il n’agissait jamais, dans quelque circonstance que ce fût, sans avoir pris son avis, et toujours il se conformait aux sages conseils de cette rare intelligence ; aussi, bien lui en avait pris, et il n’avait pas tardé à récolter les bénéfices de cette conduite adroite.

Aussi, lorsque deux ans après s’être marié à une jeune fille kenhà, toujours d’après les avis de son ami, lorsque sa femme le rendit père d’un garçon, il le prit dans ses bras et le présenta au vieillard en lui disant d’une voix émue :

« Mon père le Bison-Blanc voit ce guerrier, il est son fils, mon père en fera un homme.

— Je le jure, » répondit le vieillard d’une voix ferme.

Lorsque l’enfant fut sevré, le père tint la promesse qu’il avait faite à son ami et lui donna son fils, en s’engageant à le laisser libre de l’élever comme bon lui semblerait.

Le vieillard, rajeuni par l’espoir de cette éducation qui lui donnait la perspective de faire, à une époque donnée, un homme selon son cœur de cette chétive créature, accepta avec joie cette mission difficile.

L’enfant avait, de ses parents, reçu le nom de Natah-Otann : nom significatif pour tous, puisque c’est celui que porte l’animal le plus redouté des habitants de l’Amérique du Nord, l’ours gris.

Le Bison-Blanc se jura intérieurement que le jeune homme ne démentirait pas l’espoir que son père semblait avoir placé en lui.

Le Bison-Blanc était un fils du dix-huitième siècle, il résolut d’expérimenter sur cette jeune intelligence, qui lui était confiée sans contrôle, le système préconisé par Jean-Jacques, dans Émile.

Natah-Otann fit des progrès rapides sous la férule du Bison-Blanc.

Le vieillard avait avec lui quelques livres, qui lui servirent à donner à son élève une éducation fort étendue et une érudition peu commune.

On vit alors ce fait étrange d’un Indien, qui, tout en suivant exactement les coutumes de ses pères, en chassant et en combattant comme eux, et sans avoir jamais quitté sa tribu, était cependant un homme distingué, qui n’aurait été déplacé dans aucun salon européen, et dont la vaste intelligence avait tout compris, tout apprécié, tout développé.

Chose singulière, Natah-Otann, dès qu’il fut devenu un homme, loin de mépriser ses compatriotes plongés dans l’abrutissement et l’ignorance la plus complète, se prit au contraire pour eux d’un amour ardent et du violent désir de les régénérer.

Dès ce moment, sa vie eut un but, une pensée, qui fut la préoccupation continuelle de son existence : replacer les Indiens au rang dont ils étaient descendus, en les réunissant, en formant un faisceau et les constituant en une nation grande, forte et libre.

Le Bison-Blanc, confident obligé des pensées du jeune chef, accepta d’abord ces projets avec le sourire sceptique des vieillards qui, revenus de tout, et blasés sur tout, n’ont plus conservé aucune croyance au fond du cœur : il crut que Natah-Otann, sous l’impression du feu de la jeunesse, enthousiaste des grandes choses, comme toutes les âmes généreuses, se laissait entraîner par un mouvement irréfléchi dont il reconnaîtrait bientôt la folie.

Mais lorsqu’il eut été à même d’apprécier combien ces idées étaient profondément enracinées dans le cœur du jeune homme, qu’il le vit se mettre, résolument à l’œuvre, alors le vieillard trembla, il eut peur de son ouvrage, il se demanda s’il avait eu bien réellement le droit d’agir comme il l’avait fait, s’il n’avait pas eu tort de développer dans d’aussi énormes proportions cette intelligence d’élite, qui seule, et sans autre appui que sa volonté, allait entreprendre une lutte dans laquelle elle succomberait infailliblement.

Cet homme qui, dans sa jeunesse, pendant les orages d’une révolution terrible, avait sans froncer le sourcil, vu tomber autour de lui les hommes comme des épis mûrs, qui, pour assurer le triomphe de ses idées, n’avait pas craint de porter une main sacrilège sur les choses les plus saintes et les plus révérées, cet homme enfin qui, chargé de la haine de milliers d’individus, de la réprobation presque générale, forcé de se cacher comme un malfaiteur, poursuivi par une réaction puissante et implacable, levait fièrement la tête et disait, en mettant sur sa large poitrine sa main nerveuse : « J’ai fait mon devoir ; ma conscience ne me reproche rien, parce que mes mains sont pures et mon cœur est resté fort ! » cet homme frémit en songeant aux conséquences incalculables des idées qu’il avait, comme en se jouant, inoculées au jeune homme.

Il comprit que cette éducation, en complet désaccord avec celle des individus qui l’entouraient, devait infailliblement causer la perte de Natah-Otann.

Alors il chercha à démolir de ses propres mains l’édifice qu’avec tant de peine il avait construit ; il voulut tourner vers un autre point l’ardeur qui dévorait son élève, donner un autre but à sa vie en changeant ses projets. Il était trop tard, le mal était sans remède : Natah-Otann, en voyant son maître se démentir ainsi, le battait avec ses propres armes et l’obligeait à courber tout confus son front rougissant sous les coups de l’impitoyable logique que lui-même avait enseignée à son élève.

Natah-Otann était un composé bizarre, de bien et de mal ; chez lui, tout était extrême ; parfois les plus nobles sentiments semblaient résider en lui : il était bon, généreux ;  : puis tout à coup, dans une autre circonstance, sans qu’il fût possible d’expliquer pourquoi il agissait ainsi, sa férocité et sa cruauté acquéraient des proportions gigantesques qui épouvantaient les Indiens eux-mêmes.

Cependant il était généralement bon et doux pour ses compatriotes qui, sans en connaître la cause, mais subissant à leur insu son influence magnétique incontestable, le redoutaient et tremblaient à une parole tombée de ses lèvres ou à un simple froncement de ses sourcils.


Il se trouva tout à coup en face d’un cadavre.

Les blancs, et surtout les Espagnols, et les Américains du nord, étaient les ennemis implacables de Natah-Otann ; il leur faisait une guerre sans pitié ni merci, les attaquant partout où il pouvait les surprendre, et faisant expirer dans les plus horribles tortures ceux qui, pour leur malheur, tombaient entre ses mains.


Les Indiens lui enlevèrent l’enfant qu’elle pressait sur sa poitrine.

Aussi sa réputation était-elle glorieusement faite dans les prairies ; l’effroi qu’il inspirait était extrême : déjà plusieurs fois le gouvernement des États-Unis avait cherché à se débarrasser de ce redoutable et implacable ennemi, mais toutes les expéditions tentées contre lui avaient échoué, et le chef indien, plus audacieux et plus cruel que jamais, se rapprochait peu à peu des frontières américaines, régnait sans contrôle au désert dont il était le roi absolu, et parfois venait, le fer et la flamme à la main, jusqu’au milieu des cités de l’Union, réclamer le tribut qu’il prétendait lever quand même sur les blancs.

Que l’on ne nous taxe pas d’exagération : tout ce que nous rapportons ici est de la plus scrupuleuse exactitude, et si parfois nous dénaturons les faits, c’est plutôt afin de les amoindrir ; si nous voulions soulever l’incognito qui voile nos personnages, bien des gens les reconnaîtraient du premier coup et certifieraient la vérité de ce que nous avançons.

Une horrible scène de massacre dont Natah-Otann avait été l’auteur avait surtout soulevé contre lui l’indignation générale.

Voici les faits :

Une famille américaine, composée du père, de la mère, de deux fils âgés d’une douzaine d’années, d’une petite fille de trois ou quatre ans et de cinq domestiques, avait quitté les États de l’ouest dans l’intention d’exploiter une concession qu’elle avait achetée dans le haut Missouri.

À l’époque où se passent les événements que nous rapportons, les pas des blancs foulaient bien rarement ces parages laissés entièrement au pouvoir des Indiens, qui les parcouraient dans tous les sens, et, avec quelques chasseurs et trappeurs métis et canadiens, étaient les seuls maîtres de ces vastes solitudes.

À leur départ des défrichements, leurs amis avaient averti les émigrants de se tenir sur leurs gardes ; on leur avait conseillé, même de ne pas s’aventurer en si petit nombre dans ces déserts, d’attendre d’autres émigrants, qui bientôt devaient se réunir pour se diriger du même côté, en leur faisant observer qu’une caravane de cinquante ou soixante individus déterminés en imposerait facilement aux Indiens, et passerait saine et sauve au milieu d’eux.

Le chef de cette famille américaine était un vieux soldat de la guerre de l’Indépendance, doué d’un courage de lion et d’un entêtement véritablement britannique ; il répondit froidement à ceux qui lui donnaient ces conseils, que ses domestiques et lui suffisaient amplement pour tenir tête à tous les Indiens des prairies, qu’ils avaient de bons rifles, des cœurs fermes, et qu’ils arriveraient à leur concession malgré tout.

Puis il fit ses préparatifs en homme qui, une fois sa résolution prise, n’admet pas de délais, et il partit au milieu des signes de désapprobation de ses amis, qui lui pronostiquaient des malheurs sans nombre.

Cependant les premiers jours se passèrent assez tranquillement ; rien ne vint corroborer les prédictions qui lui avaient été faites.

Les émigrants s’avançaient paisiblement à travers un paysage délicieux, sans qu’aucun indice révélât rapproche des Indiens, qui semblaient être devenus invisibles.

Les Américains sont les hommes qui passent le plus facilement de la plus extrême prudence à la confiance la plus folle et la plus téméraire. Cette fois encore ils ne se démentirent pas.

Lorsqu’ils virent que tout était tranquille autour d’eux, que nul obstacle ne se présentait sur leur passage, ils commencèrent à rire et à sa moquer des appréhensions de leurs amis ; peu à peu ils se relâchèrent de leur surveillance, négligèrent les précautions en usage dans les prairies, et en arrivèrent à désirer presque d’être attaqués par les Peaux-Rouges, afin de pouvoir leur faire sentir la force de leurs armes.

Les choses allèrent ainsi pendant près de deux mois ; les émigrants n’étaient plus éloignés que d’une dizaine ou d’une douzaine de journées de marches de leur concession, Sur laquelle ils comptaient bientôt arriver sains et saufs.

Ils ne songeaient plus aux Indiens ; si parfois ils en parlaient entre eux, le soir avant de se livrer au repos, c’était pour rire des terreurs ridicules de leurs amis, qui se figuraient qu’on ne pouvait faire un pas au désert, sans tomber dans une embuscade de Peaux-Rouges.

Un soir, à la suite d’une journée fatigante, les émigrants s’étaient couchés après avoir placé des sentinelles autour de leur campement, bien plus disons-le, par acquit de conscience et afin d’éloigner les bêtes fauves, que pour toute autre cause.

Les sentinelles, habituées à ne jamais être troublées, fatiguées des travaux de leur journée, avaient pendant quelques instants veillé, les yeux fixés sur les étoiles, puis, peu à peu, le sommeil avait appesanti leurs paupières, et elles s’étaient endormies.

Leur réveil devait être terrible.

Vers le milieu de la nuit, une cinquantaine de Pieds-Noirs, guidés par Natah-Otann, glissèrent comme des démons dans l’ombre, s’introduisirent, dans le camp en escaladant les retranchements, et avant que les Américains pussent saisir leurs armes ou seulement songer à se défendre, ils furent garrottés.

Alors il se passa une scène horrible, dont la plume est impuissante à retracer les effroyables péripéties.

Natah-Otann organisa le massacre, s’il est permis d’employer, une telle expression, avec un sang-froid et une cruauté sans exemple.

Le chef de la caravane et ses cinq domestiques furent attachés nus à des arbres, flagellés et martyrisés, tandis que, devant eux, les deux jeunes garçons étaient littéralement cuits tout vivants, à petit feu.

La mère, à demi folle de terreur, s’échappa emportant sa petite fille dans ses bras ; mais, après avoir couru assez longtemps, les forces lui manquèrent, et elle tomba privée de sentiment.

Les Indiens la rejoignirent ; la croyant morte, ils dédaignèrent de la scalper ; mais ils lui enlevèrent l’enfant qu’elle pressait sur sa poitrine avec une force herculéenne. Cette enfant fut rapportée à Natah-Otann.

« Que faut-il en faire ? lui demanda le guerrier qui la lui présentait.

— Au feu, » répondit-il laconiquement.

Le Pied-Noir se mit impassiblement en mesure d’exécuter l’ordre impitoyable qu’il avait reçu.

« Arrêtez ! s’écria le père d’une voix déchirante, ne tuez pas de cette horrible façon une innocente créature ; hélas ! n’est-ce pas assez des tortures atroces que vous nous infligez ? »

Le Pied-Noir s’arrêta indécis, en interrogeant son chef du regard.

Celui-ci réfléchissait.

« Attendez, dit-il en relevant la tête ; et s’adressant à l’émigrant : Tu veux que ta fille vive, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit le père.

— Bien, fit-il, je te vendrai sa vie. »

L’Américain frémit à cette proposition.

« À quelle condition ? demanda-t-il.

— Écoute, et pesant sur chaque syllabe en dardant sur lui un regard qui le fit tressaillir jusque dans la moelle des os, mes conditions, les voici : je suis maître de votre vie à tous, elle m’appartient, je puis à mon gré la prolonger ou l’abréger sans qu’il vous soit possible de vous y opposer ; cependant, je ne sais pourquoi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, je me sens aujourd’hui en veine de clémence : ta fille vivra. Seulement, souviens-toi de ceci : quel que soit le tourment que je t’inflige, la torture que tu subisses, au premier cri que tu pousseras, ta fille sera égorgée ; c’est à toi de garder le silence si tu tiens à la sauver.

— J’accepte, répondit-il. Que m’importent les plus atroces tortures, pourvu que mon enfant vive ! »

Un rire sinistre plissa les lèvres du chef.

« C’est bien, fit-il.

— Un mot encore, reprit l’émigrant.

— Parle.

— Accorde-moi une grâce. Laisse-moi donner un dernier baiser à cette pauvre créature.

— Portez-lui son enfant, » commanda le chef.

Un Indien présenta la petite fille au malheureux.

L’innocente créature, comme si elle comprenait ce qui se passait, jeta ses bras autour du cou de son père en éclatant en sanglots.

Celui-ci, étroitement attaché, ne pouvait que lui prodiguer des baisers, dans lesquels passait son âme tout entière.

Ce spectacle avait quelque chose de hideux, on aurait dit un épisode du sabbat.

Ces cinq hommes attachés nus à des arbres, ces enfants se tordant, en poussant des cris déchirants, sur des charbons ardents, et ces Indiens impassibles, éclairés d’une manière sinistre par les reflets rougeâtres des flammes du brasier, complétaient le plus épouvantable tableau que jamais l’imagination la plus folie d’un peintre ait pu inventer.

« Assez ! dit Natah-Otann.

— Un dernier don, un dernier souvenir. »

Le chef haussa les épaules.

« À quoi bon ? fit-il.

— À me rendre moins cruelle la mort que tu me réserves.

— Finissons-en ; que veux-tu encore ?

— Suspends au cou de ma fille cette boucle d’oreille attachée avec une mèche de mes cheveux.

— Est-ce bien tout ?

— C’est tout.

— Soit. »

Le chef s’approcha, ôta de l’oreille droite de l’émigrant l’anneau d’or qui la traversait, coupa avec son couteau à scalper une mèche de ses cheveux, et, se tournant vers lui avec un rire sardonique :

« Écoute bien, lui dit-il ; tes compagnons et toi vous allez être écorchés vifs ; c’est avec un lambeau de ta peau que je ferai le sac et la lanière qui serviront à suspendre tes cheveux et ta boucle d’oreille au cou de ta fille ; tu vois que je suis généreux, je t’accorde plus que tu ne m’as demandé ; seulement rappelle-toi nos conditions. »

L’émigrant lui lança un regard de mépris.

« Tiens tes promesses comme je saurai tenir les miennes, bourreau, lui dit-il d’une voix ferme : commence la torture, si cruelle qu’elle soit, tu verras mourir un homme ! »

Les choses s’exécutèrent comme cela avait été convenu.

L’émigrant et ses domestiques furent écorchés vifs devant les deux pauvres enfants qui rôtissaient à leurs pieds.

L’émigrant supporta le supplice avec un courage devant lequel le chef s’inclina avec admiration. Pas un cri, pas une plainte, pas un soupir ne sortirent de sa poitrine saignante : il fut de granit.

Lorsque toute la peau lui fut enlevée, Natah-Otann s’approcha de lui : le malheureux n’était pas mort.

« Tu es un homme, lui dit-il, meurs satisfait, je tiendrai la promesse que je t’ai faite. »

Et ému sans doute par un sentiment de pitié pour tant de constance, il lui brûla la cervelle.

Cet horrible supplice avait duré plus de quatre heures[1].

Les Indiens pillèrent et saccagèrent tout ce que possédaient les Américains ; ce qu’ils ne purent emporter, ils le brûlèrent.

Natah-Otann tint strictement le serment qu’il avait fait à sa victime.

Comme il le lui avait dit, avec un lambeau de sa peau, tannée tint bien que mal, il confectionna lui-même un sachet dans lequel il plaça la mèche de cheveux et la boucle d’oreille, puis il suspendit le tout au cou de l’enfant par une lanière faite aussi avec la peau de son père.

Pendant le chemin pour retourner au village, Natah-Otann s’occupa seul de la pauvre petite créature, à laquelle il prodigua constamment les soins les plus assidus.

En arrivant à la tribu, le chef déclara devant tous qu’il adoptait cette enfant, et lui donna le nom de Fleur-de-Liane.

À l’époque où commence ce récit, Fleur-de-Liane avait quatorze ans ; c’était une délicieuse créature, douce et naïve, belle comme la Vierge des dernières amours, dont les grands yeux bleus à fleur de tête, bordés de longs cils bruns, réfléchissaient l’azur du ciel, et qui parcourait, folle et insoucieuse, à la suite de sa tribu, les sentes inexplorées des forêts de la prairie, rêvant parfois sous les voûtes ombreuses des arbres centenaires, vivant comme vivent les oiseaux, oubliant le passé qui, pour elle, était hier, ne se souciant pas de l’avenir qui n’existait pas encore, et ne songeant au présent que pour être heureuse.

Cette charmante enfant était devenue, à son insu, l’idole de toute la tribu ; le vieux Bison-Blanc surtout s’était épris pour elle d’une affection sans bornes ; mais l’expérience qu’il avait acquise par la première éducation qu’il avait tentée sur Natah-Otann, l’avait dégoûté d’en faire une seconde, seulement il surveillait la jeune fille avec un soin tout paternel, redressant ce que parfois il trouvait de défectueux en elle avec une patience et une bonté que rien ne pouvait lasser.

Ce vieux tribun, comme toutes les natures énergiques et implacables, avait un cœur d’agneau ; ayant entièrement renoncé au monde qui l’avait méconnu, il avait retrempé son âme au désert et retrouvé les illusions et les élans généreux de ses jeunes années.

C’était avec un bonheur intime, une jouissance inouïe, qu’il suivait d’un œil jaloux les développements de cette plante vigoureuse, qui, poussant en liberté et regorgeant de sève, lançait à droite et à gauche de puissants rameaux qui faisaient bien augurer de l’avenir.

De ses premières années, Fleur-de-Liane n’avait conservé aucun souvenir ; comme jamais devant elle nul n’avait fait allusion à la scène terrible qui l’avait amenée dans la tribu, d’autres impressions plus fraîches avaient complètement effacé celle-là.

Aimée et choyée par tous, Fleur-de-Liane se croyait enfant de la tribu.

Les longues et épaisses nattes de ses cheveux blonds et dorés comme des épis mûrs, la blancheur éclatante de sa peau, ne pouvaient l’éclairer ; dans nombre de nations indiennes on rencontre de ces anomalies.

Les indiens Mandans entre autres ont beaucoup de femmes et de guerriers qui, s’ils endossaient un costume européen, passeraient facilement pour des blancs.

Les Pieds-Noirs, séduits par les charmes de cette douce jeune fille, faisaient reposer sur elle les destins de leur tribu ; ils la considéraient comme leur génie tutélaire, leur palladium ; leur foi en elle était tout ensemble profonde, sincère et naïve.

Fleur-de-Liane était vraiment la reine des Pieds-Noirs ; un signe de ses doigts roses, un mot de ses lèvres mignonnes étaient obéis avec une promptitude et un dévouement sans bornes ; elle pouvait tout faire, tout dire, tout exiger sans craindre de voir une seconde discuter sa volonté ou contrôler ses actions.

Cette royauté despotique, elle l’exerçait sans la soupçonner ; elle seule ne se doutait pas du pouvoir immense qu’elle possédait sur ces natures brutales et tout d’une pièce qui, en sa présence, se faisaient douces et dévouées.

Natah-Otann s’était attaché à sa fille adoptive autant que les organisations comme la sienne sont capables de se laisser surprendre par un sentiment quelconque.

D’abord, il avait joué avec la jeune fille, comme avec un joujou sans importance, puis peu à peu, au fur et à mesure que l’enfant se transformait et devenait femme, ces jeux étaient devenus plus sérieux, son cœur s’était pris ; pour la première fois de sa vie, cet homme à l’âme indomptable avait senti se remuer en lui un sentiment qu’il ne pouvait analyser, mais qui, par sa force et sa violence, l’étonnait et l’effrayait.

Alors une sourde lutte s’était engagée entre le cœur et la tête du chef.

Il se révoltait de cette influence qu’il subissait ; lui, habitué jusque-là à briser tous les obstacles, était sans force devant une enfant qui, lorsque parfois il essayait de la brusquer, le désarmait par un sourire.

Cette lutte dura longtemps ; enfin le terrible Indien s’avoua vaincu, c’est-à-dire qu’il se laissa emporter au courant qui l’entraînait, et sans tenter davantage une résistance impossible, il se prit à aimer follement la jeune fille.

Mais cet amour lui faisait parfois éprouver des souffrances tellement horribles, lorsqu’il songeait à la façon dont Fleur-de-Liane était devenue sa fille adoptive, qu’il se demandait avec terreur si cet amour si profond qui s’était emparé de son être et le maîtrisait n’était pas un châtiment imposé par le ciel.

Alors il entrait dans des fureurs insensées, redoublait de férocité avec les malheureux dont il surprenait les plantations, et tout couvert de sang, la ceinture garnie de chevelures, il rentrait au village et venait devant la jeune fille faire trophée de ses hideux exploits.

Fleur-de-Liane, étonnée de l’état dans lequel elle voyait un homme qu’elle croyait, non son père, il était trop jeune, mais son parent, lui prodiguait toutes les consolations et les naïves caresses que son attachement pour lui lui suggérait ; malheureusement les caresses de la jeune fille augmentaient encore les souffrances du chef, qui s’échappait à demi fou de douleur, la laissant triste et presque épouvantée de cette conduite incompréhensible pour elle.

Les choses furent portées si loin, que le Bison-Blanc, dont l’œil vigilant était sans cesse fixé sur son élève, jugea qu’il fallait, coûte que coûte, couper le mal dans sa racine et soustraire le fils de son ami à la fascination mortelle exercée sur lui par son innocente enchanteresse.

Dès qu’il se crut certain de l’amour de Natah-Otann pour Fleur-de-Liane, le vieux tribun demanda un entretien particulier à son élève ; celui-ci le lui accorda, sans se douter de la raison qui engageait le Bison-Blanc à faire cette démarche.

Un matin le chef se présenta à l’entrée de la loge de son ami. Le Bison-Blanc lisait à demi couché auprès du foyer allumé au centre de la hutte.

« Sois le bienvenu, mon fils, dit-il au jeune homme ; je n’ai que quelques mots à te dire, mais je les crois assez sérieux pour que tu les entendes sans retard. Assieds-toi près de moi. »

Le jeune homme obéit.

Alors le Bison-Blanc changea complètement de tactique ; lui qui depuis si longtemps combattait les projets de régénération de son ami sur la race indienne, entra complètement dans ses vues, avec une ardeur et une conviction qui furent portées si loin, que le jeune homme s’en étonna et ne put s’empêcher de lui demander d’où venait ce revirement subit dans son opinion.

« La cause en est bien simple, répondit le vieillard ; tant que j’ai cru que ces projets ne t’étaient suggérés que par la fougue de la jeunesse, je ne les ai, ainsi que je devais le faire, considérés que comme des rêveries d’un cœur généreux qui se trompe, méconnaît le milieu où il se trouve, et ne se donne pas la peine de calculer les chances de réussite.

— Et à présent mon père ? demanda vivement le jeune homme.

— À présent je reconnais tout ce qu’il y a de sérieux, de réellement noble et grand dans tes projets ; non-seulement j’en admets la possibilité, mais encore je veux t’aider en m’y associant, afin d’en assurer la réussite.

— Ce que vous me dites là est-il bien vrai, mon père ? demanda le jeune homme avec exaltation.

— Je te le jure ; seulement il faut nous mettre immédiatement à l’œuvre. »

Le chef l’examina un instant avec soin ; le vieillard resta impassible.

« Je vous comprends, dit-il enfin d’une voix lente, avec un accent profond ; oui, vous me tendez la main sur le bord de l’abîme : merci, mon père ; je ne serai pas indigne de vous ; à mon tour je vous le jure.

— Bien, je te reconnais ; crois-moi, mon fils, dit le vieillard en hochant la tête avec mélancolie, la patrie est une maîtresse ingrate souvent ; mais c’est la seule qui nous donne les vraies jouissances de l’âme, si nous la servons pour elle seule, avec abnégation et désintéressement. »

Les deux hommes se serrèrent affectueusement la main ; ils ne prononcèrent pas un mot de plus ; le pacte était conclu.

Nous verrons bientôt si Natah-Otann était aussi réellement vainqueur de son amour qu’il le supposait.

  1. Pour que l’on ne nous accuse pas de faire de l’horrible à froid, nous déclarons ici que cette scène est rigoureusement historique.
    (L’auteur.)