Baliseurs de ciels/Ciel d’Afrique 2

RENÉ LEFÈVRE ET JEAN ASSOLLANT
CRÉATEURS DE L’AVIATION CIVILE MALGACHE


Pour évoquer l’œuvre magnifique de mon ami René Lefèvre et de son compagnon Assollant dans le ciel de la Grande Île, il m’a fallu étaler, toute ouverte sur mon bureau, une carte à petite échelle de Madagascar, et sitôt lus les noms familiers : Tananarive, Morombé, Diego-Suarez, Antsirabé, Tuléar ou Majunga la carte s’est estompée peu à peu et en surimpression étonnamment nette et précise j’ai vu se dérouler sur l’écran de ma mémoire l’Île Rouge que j’ai connue, celle qui, avant l’aviation, déroulait au rythme lent des porteurs de filanzane ou même de ses trains et de ses cars automobiles les paysages somptueux de notre France australe.

Que ce soit la région chaotique du lac Itasy, la vallée de la Mandraka ou l’embouchure de la Betsiboka infestée de caïmans, la baie de Diégo ou l’oasis d’Ambositra, perdue au milieu des montagnes du Sud, ce sont les souvenirs les plus précieusement gardés, ceux de l’adolescence qui reviennent en foule et le contraste est tellement frappant avec l’Île actuelle sillonnée de lignes aériennes intérieures et disposant de près de 200 terrains que je ne puis résister au plaisir de revivre quelques épisodes de ce voyage de 1926, effectué en pousse-pousse, filanzane et train, trois mois avant que le Lioré et Olivier du lieutenant de vaisseau Bernard fût venu se poser sur le lac Mandroceza, aux portes de Tananarive.

Le paquebot de France qui a quitté Marseille voici 22 jours, est ancré depuis quelques instants seulement en rade de Tamatave que, devançant la chaloupe à pavillon jaune de la « Santé » les remorqueurs et les chalands accostent le navire. La vedette blanche des Messageries Maritimes nous emmène en quelques minutes aux quais qu’une récente tornade a ravagés comme d’ailleurs toute la ville. Grand port que le génie français a établi là sur cette plage jadis déserte, Tamatave enfouie dans la verdure de ses parcs et de ses avenues offre au visiteur, quelle que soit la saison, le sourire de ses orchidées et de ses flamboyants. Tout autour de l’agglomération, ses usines de conserves ou ses raffineries de canne à sucre, ses vanilleries, ses caféeries occupent près de 10 000 indigènes dont les villages sont tout proches de leur lieu de travail.

Port de Tananarive, Tamatave est le marché le plus important de la colonie ; ses aménagements maritimes permettent la manutention annuelle de 400 000 tonnes dans des conditions convenables et sa ligne de chemin de fer qui rejoint les Hauts-Plateaux assure une liaison à vrai dire insuffisante avec l’arrière-pays. Liaison qu’une route est venue doubler depuis, ainsi que plusieurs lignes aériennes.

Un pousse aux roues caoutchoutées nous conduit au jardin d’essai de l’Ivoloina, situé à cinq kilomètres de la ville et qui, avec ses immenses palmiers, ses fougères arborescentes et ses cocotiers géants est un coin de forêt tropicale que la main de l’homme aurait encore embelli. Au petit matin, le train-joujou qui va mettre toute la journée pour couvrir les 246 kilomètres qui séparent Tananarive de Tamatave nous emmène vers Brickaville, où se fera la halte du déjeuner.

La voie — unique — longe en montant doucement des étendues d’eau stagnante coupées çà et là d’étroites bandes de terrain ; ce sont les pangalanes, marais reliés entre eux et communiquant avec la mer qui s’étendent au bord de la côte sur plus de cent kilomètres. Debout sur la plateforme extérieure du wagon qui roule à peine à quelque trente-cinq kilomètres, nous regardons défiler sous nos yeux le paysage magnifique ; ici nous entrons dans la forêt de la Mandraka, méthodiquement exploitée pour le chauffage du chemin de fer ; les hautes futaies sont coupées d’eucalyptus et de fougères, de gros bambous, dont la cime retombe en crosse. Une usine de graphite, dont la cheminée fumante met une tache moderne dans ce rustique et grandiose tableau, montre ses toits de tuiles entre les grands arbres.

Là, un vieux Malgache, enveloppé du traditionnel « lamba » blanc et coiffé du chapeau de rafia, dirige sa charrue de bois durci au feu, traînée par deux zébus dont la bosse roule nonchalamment au rythme lent du labour.

Le spectacle est inoubliable : là des champs rouges ou verts, des routes jaunes, des miroirs d’eau qui sont des rizières, ici des collines aux croupes arrondies semblent tenir conseil autour du plateau fantastique. Mais l’esprit revient involontairement au travail des hommes, à cette ligne ferrée dont l’audace étonne. Le tracé paraît aisé tant il y a été déployé de conceptions merveilleusement simples. Miracle d’élégance française, charme de la facilité dans l’effort.

Au flanc de la montagne toute rouge, la ligne grimpe, grimpe sans cesse jusqu’à 1 400 mètres d’altitude et en douze heures, si tout a bien marché, les confortables wagons du Tananarive-Côte Est nous conduiront jusqu’à la capitale.

J’imagine que lorsqu’on 1930, René. Lefèvre à bord de son Potez de 95 CV arriva sur les hauts plateaux de l’Imerina en vue de la « Ville des Mille », son impression ne dut pas être beaucoup plus grandiose que celle qui est restée gravée au fond de mes prunelles d’enfant, lorsque au dernier détour de la voie m’apparut dans toute sa splendeur le panorama de Tananarive.

Se détachant magnifiquement sur le ciel rouge du couchant, le Palais de la Reine domine la colline, le roc surplombe à pic les rizières et le Mandjakamiadana, à son extrême sommet vers l’Est, perché sur son nid d’aigle comme un vieux burgh du Rhin, semble écraser de son lourd cube de pierre sa ville couchée à ses pieds. Plus bas, accrochées au flanc du coteau, des maisons de terre ou de briques s’allument dans le crépuscule et la somptueuse parure des jardins d’Ambohidjatova descend jusqu’à la plaine de Mahamasina où les premiers rayons de lune scintillent sur le lac Anosy.

Telle dut être aussi le 7 juillet 1911 la vision que l’administrateur Raoult eut de la ville royale vue du ciel, mais il fallut attendre le 4 décembre 1926 pour qu’un appareil venu de France, l’hydravion du lieutenant de vaisseau Bernard troublât, à nouveau du bruit de son moteur, la solitude silencieuse des haut-plateaux malgaches.

Il n’y avait que quelques jours que les trois premiers avions militaires de l’escadrille d’Ivato avaient survolé, pour la première fois en vol de groupe, Tananarive, et, seuls les appareils de Dagnaux, Goulette, Réginensi et Caillol avaient, venant de France, fait de brèves apparitions dans le ciel de l’Île Rouge, lorsque dans les derniers jours de mars 1931, les Potez-36 de Lefèvre et Desmazières se posèrent sur le terrain d’Ivato. Il faudrait un ouvrage — aussi passionnant d’ailleurs à écrire qu’à lire — pour conter, dans le détail, la vie prodigieuse de René Lefèvre et de Jean Assollant, qui fut durant 15 ans son coéquipier fidèle.

Quelques épisodes qui jalonnent leur carrière de baliseurs de lignes suffiront à donner une idée de ce que fut cet équipage dont l’entente est unique dans l’histoire de l’aviation mondiale[1].

En 1924, un jeune dessinateur industriel qui allait entrer dans les bureaux d’une quelconque, administration fut appelé pour effectuer son service armé et affecté au 34e d’Aviation, en garnison au Bourget. Le travail de secrétaire ne plut pas longtemps à René Lefèvre, qui demanda bientôt





à faire partie du personnel navigant. Refusé à la

visite médicale pour vue défectueuse, le jeune caporal est accepté cependant comme mitrailleur.

À l’escadrille du capitaine Pierre Weiss, Lefèvre, volontaire pour tous les vols, se fait remarquer par ses qualités de navigateur et… de pilote, car il a bien vite obtenu l’autorisation clandestine de prendre les commandes, en l’air tout au moins.

En 1925, arrive à la même formation un jeune pilote de 22 ans qui a, chose rarissime, demandé à passer du groupe de chasse voisin dans la reconnaissance. Jean Assollant qui, fils d’officier général, s’est enfui de chez lui pour s’engager à 19 ans dans la chasse est revenu de la guerre du Riff, où il avait été envoyé comme volontaire, avec une croix de guerre et trois citations. Affecté au groupe Pinsard, ce fanatique qui a navigué trois ans comme pilote et a la nostalgie des grandes randonnées, trouve fastidieux les exercices de combat et de haute voltige à bord de ces monoplaces dont le faible rayon d’action ne permet aucun voyage. Il demande à passer à l’escadrille la plus réputée pour son allant et son activité. Au mess des sous-officiers ses camarades lui font raconter avec force détails son dernier exploit du Maroc, ce vol de quatre heures au-dessus des tribus insoumises durant lequel, descendu par les balles chleues, il parvint à ramener son appareil auprès d’un fortin à la limite de la dissidence.

Lefèvre l’écoute avidement et se prend d’une amitié farouche pour ce jeune héros, son cadet de deux ans, qui a encore les prunelles pleines des vastes horizons dont il rêve lui-même.

Dix-huit mois d’entraînement sévère : en septembre 1926, Lefèvre à bord d’un Bréguet-19, piloté par le caporal Bruyant, boucle un tour de France de 4 200 kilomètres en 24 heures de vol ; quinze jours plus tard, le 23, par forte brume, il décolle du Bourget, piloté par le caporal Maquignon et réussit dans la journée un circuit de 2 200 kilomètres.

Un grave accident au cours d’un vol avec le sergent Tournois ne ralentit pas l’ardeur du jeune mitrailleur, qui devient le navigateur le plus réputé de l’escadrille puis du groupe de Dugny.

Parallèlement, Assollant est passé au premier rang des pilotes du groupe et le commandant Weiss l’a choisi pour un voyage en Europe orientale, durant lequel, en août 1927 ils effectuent plus de 7 000 kilomètres, allant jusqu’à Odessa.

Puis il fait équipage avec Lefèvre et leur premier exploit commun est ce Tour de France effectué en une seule journée sur 4 000 kilomètres avec un Bréguet-19.

Lindbergh vient de traverser l’Atlantîque-Nord et les deux jeunes sergents ne rêvent rien moins que relier Paris à New-York en moins de 40 heures. Les 6 000 kilomètres sans escale ne sont pas, en 1927, à la portée de n’importe quel appareil et le seul que le ministère de l’Air possède à ce moment, celui qui deviendra le célèbre « Nungesser et Coli », vient d’être affecté à Costes et Le Brix.

Le fils fortuné du propriétaire de l’un des plus grands hôtels parisiens met à la disposition de Jean Assollant 250 000 francs, la maison Hispano offre un moteur et… les parents d’Assollant, qui ont tout fait jadis pour empêcher leur fils d’entrer dans l’aviation, hypothèquent une maison pour parfaire les 350 000 francs que va coûter la cellule.

La maison Bernard a dans son bureau d’études les plans de la dernière et remarquable conception de l’ingénieur Hubert, qui vient de disparaître en plein effort créateur, à 42 ans, au cours d’un accident d’automobile. En septembre 1928 l’ « Oiseau-Canari » fait son premier vol. La réussite est parfaite, mais il est trop tard cette année-là pour l’Atlantique. À la même époque, l’année précédente, Costes et Le Brix ont foncé sur l’Atlantique-Sud, pensent Lefèvre et Assollant, auxquels s’est joint d’enthousiasme leur commanditaire, à peine leur aîné, Armand Lotti. Une fuite d’huile les oblige à se poser à Casablanca et ils décident d’attendre le printemps de 1929.

Tandis que Lefèvre entre au bureau d’études Bernard pour y surveiller la mise au point de l’appareil, Assollant reprend les commandes d’un trimoteur sur le réseau de la C.I.D.N.A., Lotti se bagarre contre les bureaux et le Service Technique qui ont décrété que le Bernard-Hispano ne « pouvait » pas décoller à pleine charge.

Ils partiront donc d’Amérique.

Ses relations avec les agences de voyage lui font obtenir le passage gratuit pour son appareil sur les United States Lines, mais il faut embarquer à Southampton ; alors commence l’épopée.

Un matin d’avril 1929, sans papiers et sans immatriculation, l’ « Oiseau-Canari » que nos trois audacieux ont sorti eux-mêmes de son hangar d’Orly, décolle vers l’Angleterre… et deux jours plus tard, lorsque les ordres du Ministère de l’Air français arrivent, le paquebot qui emporte Assollant, Lefèvre, Lotti et leur avion est en pleine mer.

En mai, l’équipage s’envote pour le Maine, d’où les aviateurs comptent prendre le départ d’une magnifique piste naturelle, la plage d’Old Orchard.

Le 12 juin, Assollant et Lefèvre font un décollage à pleine charge et l’envol est fixé au lendemain. Lotti effectua une dernière mise au point de leur poste radio S.F.R. à ondes moyennes, qui devait assurer la liaison avec les paquebots, et le 13 juin, à 14 h. 26 (heure de Paris — 8 h. 08 de New-York), Assollant décollait le Bernard-Hispano chargé de 5 700 kilos et qui roula 3 kilomètres, encore dut-il vidanger 200 litres pour alléger l’appareil qui refusait de « se déjauger ». Dans la queue de l’avion s’était dissimulé un passager clandestin, Arthur Schreiber, clerc de notaire, épris d’aventure et dont l’inconsciente folie avait failli provoquer une catastrophe.

Alors que l’ « Oiseau-Canari » se traînait encore au ras de l’eau, peinant à prendre de la hauteur, Lotti envoyait, au nom de ses camarades, au New-York Times un message optimiste qui parut en leader dans l’édition de midi. Après deux heures d’efforts, le Bernard avait atteint 600 mètres et Assollant se maintint au-dessus d’une couche de brume très dense qui couvrait l’Océan.

La nuit fut très dure et le pilote devait raconter plus tard qu’il lutta sans arrêt pour maintenir l’avion en ligne de vol, ayant l’impression d’avancer dans un tunnel où aurait régné la tempête. Dans un trou d’air, le grand monoplan fit soudain une abatée de 1 200 mètres et, au moment où Lotti entrait en communication avec trois paquebots, dont le « Rochambeau », Lefèvre, profitant d’une accalmie sous le ciel étoilé fit le point.

Le mauvais temps annoncé par les prévisions semblant remonter vers le nord, l’équipage annonça qu’il obliquait vers les Açores et la côte portugaise. Après 26 heures de vol, leur avion sortant d’un centre cyclonique où ils avaient lutté durant deux heures, ils aperçurent la côte européenne sans pouvoir reconnaître exactement leur position. Craignant à la suite de la vidange des 200 litres largués au départ de se trouver en difficulté dans une région dangereuse, ils se posèrent le 14 juin, à 19 h. 48, sur la plage de Comillas, en Espagne, à 45 kilomètres de Santander. Ils étaient les premiers Français à avoir traversé sans escale l’Atlantique-Nord.

Lorsque après une escale à Mimizan, ils rallièrent Paris le surlendemain 16 juin, l’accueil de la capitale fut inoubliable et je me souviens d’avoir été dans le jardin des Tuileries où il avait été exposé, admirer longuement le beau monoplan orange qui ne portait aucune immatriculation et que ceignait seulement, barrant le fuselage, une banderole aux couleurs françaises. Après une tournée de propagande en Europe, qui leur fit parcourir près de {{unité|10000|kilomètres} en 20 jours, les trois amis se séparèrent provisoirement ; tandis que Lotti et Lefèvre s’embarquaient pour New-York où il leur restait quelques affaires à régler, Assollant, le 14 décembre, reprenait son service sur la ligne Paris-Strasbourg.

Il devait bientôt devenir chef-pilote d’essai des avions Bernard et directeur du service aviation de la Standard Oil, avant de mettre au point, en 1931, le Bernard-Hispano de la Coupe Schneider avec lequel il atteignit 551 kilomètres à l’heure.

Pilote d’acrobatie, il représenta la France au meeting de Cleveland où il se classa second et en juillet 1933, lorsque Lefèvre sera revenu de ses magnifiques voyages à travers l’Empire, l’équipage célèbre se reformera à nouveau.

Durant ces trois années, Lefèvre est devenu, sans conteste, notre premier pilote de grand tourisme.

Tête froide, il ne s’est pas laissé griser par sa jeune gloire ni par les propositions les plus enthousiastes des agences de publicité américaines et, après une semaine à New-York, il débarque le 27 décembre à Vigo du paquebot « Alphonse XIII ». Au travail maintenant. Devenu pilote, Lefèvre est l’un des aviateurs les plus complets qui, en ce début de 1930, va se lancer sur les grandes routes aériennes impériales. Il n’a pas oublié les premiers récits d’Assollant revenant du Maroc, et le ciel d’Afrique le tente.

Après quelques réceptions dont l’une, à Bruxelles, fut particulièrement réussie, Lefèvre, qui a acquis un Potez-36 et invité Lotti à l’accompagner, commence un Tour de la Méditerranée. Assollant qui n’a pu les accompagner sera néanmoins du voyage, car son nom s’étale glorieusement sur le fuselage du petit appareil. Une panne entre Tunis et Tripoli, alors que les deux camarades avaient déjà survolé l’Espagne, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, mit fin à ce premier voyage mais, lorsque Lefèvre, le 23 avril 1930, descendit à Marseille du « Champollion » qui les avait « rapatriés », il jura que c’était la dernière fois qu’il terminait en bateau un voyage commencé en avion. Il devait tenir parole. Ayant monté sur le Potez-36 un nouveau moteur 95 CV Renault, il reprit le 30 mai la route d’Algérie et son œuvre magnifique de propagande qu’il n’a cessé depuis de poursuivre, débute par une série de baptêmes de l’air donnés à Constantine, Bône et Sétif. Il a jeté au cours de ce voyage, les bases de son premier projet : relier, avec un petit appareil, la France à Madagascar.

Lotti qui a passé, lui aussi, son brevet et a acquis un appareil identique ne peut malheureusement l’accompagner, car il vient de se marier dans des conditions très aéronautiques d’ailleurs.

Le 26 août, un petit Potez aux couleurs de l’avion Bernard du raid, s’était posé en pleine campagne, à proximité de Saint-Ange du Torcy, un charmant petit village d’Eure-et-Loir. Armand Lotti et sa fiancée en descendirent ; après la cérémonie, les jeunes époux décollèrent vers le Midi en un voyage de noces bien moderne.

Lefèvre proposa donc à Pierre Desmazières, l’un des pionniers du tourisme aérien, de raccompagner dans un voyage de reconnaissance des grands itinéraires transafricains ; l’originalité du voyage consistait dans le fait que, comme leurs camarades de l’Aéropostale dans le survol de la côte occidentale, chaque aviateur était à bord de son propre appareil afin de pouvoir se porter immédiatement au secours du pilote en panne ou du moins de pouvoir signaler sa position. Partis de Paris à bord de deux Potez-36 Renault de 95 CV, Lefèvre et Desmazières, malgré un très mauvais temps dans le Midi et en Méditerranée, s’engageaient le 2 décembre sur la grande piste saharienne et par Colomb-Béchar, Reggan, Gao et Zinder atteignaient le Tchad le 6 janvier. Suivant strictement l’itinéraire du futur avion-courrier, repérant les terrains de secours possibles, les deux pilotes effectuèrent une reconnaissance approfondie du parcours. Arrivés au bord du canal de Mozambique, large de 450 kilomètres, ils chargèrent leurs petits appareils sur un cargo qui les conduisit le 27 mars de Berra à Majunga.

Dès lors, à travers toute l’île, ils donnèrent des baptêmes, inaugurèrent des terrains et créèrent une telle ambiance aéronautique que les premières bases du futur réseau intérieur malgache furent jetées dès cette époque ; l’Aéro-Club de Madagascar, immédiatement fondé, connut une première mise de fonds originale : ce fut la recette des baptêmes de l’air donnés par Lefèvre et nombreux furent les néophytes qui tinrent à faire leur premier vol avec le grand aviateur transatlantique.

Après un séjour de plus de deux mois, durant lequel ils prospectèrent toute la Grande Île, Lefèvre et Desmazières rentrèrent en France par bateau, car il était indispensable de faire réviser entièrement moteurs et cellules après 16 000 kilomètres parcourus dans de telles conditions ; cependant, ayant repris à Marseille leurs petits avions, ils atterrissaient au Bourget le 3 juillet 1931, après environ 8 mois d’absence.

Cette randonnée devait révéler Pierre Desmazières qui devint, quelques années plus tard, pilote d’essai de l’une de nos Sociétés Nationales de Constructions Aéronautiques et, à ce poste, le héros de l’un des plus beaux exploits qui illustrèrent les jours sombres de mai-juin 1940 : le 24 mai, alors qu’il effectuait la réception d’une série de Bloch-152 de chasse sur le terrain de son usine, près de Châteauroux, un vol de bombardiers ennemis est annoncé. Desmazières décolle en patrouille avec deux de ses camarades, à bord des appareils armés qui constituaient l’escadrille de défense du centre. Quatorze bombardiers survolent la base et Desmazières en abat un dont les cinq occupants sont faits prisonniers, puis, l’alerte terminée, il reprend, en toute quiétude, le travail interrompu.

René Lefèvre était revenu enthousiaste de son voyage et de son séjour à Madagascar et c’est quelques semaines plus tard, le 23 août, qu’il annonçait à Assollant et Lotti son désir de tenter une nouvelle randonnée, plus rapide cette fois et intégralement aérienne.

Ce jour-là la population de Mimizan, petit village des Landes, sur la plage duquel ils s’étaient posés à leur retour de Comillas, le 16 juin 1929, les avait invités à l’inauguration d’un monument érigé à l’endroit même où l’ «Oiseau-Canari » avait posé ses roues sur le sol de France, après avoir été le premier avion français vainqueur de l’Atlantique-Nord. Au cours d’une cérémonie très simple, fut dévoilée la stèle qui, face à la mer, dressait vers le ciel deux ailes stylisées.

Le 1er décembre, à 11 h. 45, un minuscule appareil, tiré par un moteur Salmson de 40 CV roulait sur la piste d’Orly : le Mauboussin-F-AJUL prenait le départ pour le vol le plus audacieux qui ait jamais encore été tenté par un avion de cette catégorie. René Lefèvre avait fait installer dans l’étroite carlingue des réservoirs supplémentaires qui portaient le rayon d’action à 1 200 kilomètres, l’autonomie à 10 heures de vol.

Le grand pilote avait décidé de choisir une nouvelle route, la plus directe et, après avoir traversé la Méditerranée suivant l’itinéraire qu’avait choisi Garros en 1913, c’est-à-dire partant de Cannes en survolant la Corse et longeant les côtes de Sardaigne, il avait par Tunis, Gabès, Benghazi, Tobrouk, Héliopolis et Wadi-Halfa gagné le Soudan Égyptien puis, onze jours et demi après son envol de France il se posait à Tananarive le 14 décembre. La traversée des 450 kilomètres d’océan du canal de Mozambique avait été réalisée en 3 h. 20, sans que Lefèvre jugeât même nécessaire de faire le détour par l’îlot Juan de Nova, seule escale possible.

Les calculs entrepris par l’aviateur, après son arrivée dans la Grande-Île, donnèrent de curieux renseignements sur ce voyage de grand tourisme, le Mauboussin-Salmson avait consommé 11 litres d’essence aux cent kilomètres et le prix total de l’essence, et de l’huile consommées ne dépassait pas 4 000 francs.

Sur la demande du Gouverneur Général Cayla, le pilote entreprit dès son arrivée des liaisons postales entre les diverses grandes villes de la colonie, emportant parfois jusqu’à 80 kilos de courrier.

Entre Tananarive et Morondava la route aérienne est longue de 380 kilomètres, mais durant la saison des pluies, le voyage entre ces deux villes ne peut s’effectuer que par porteur et demande 18 jours. En saison sèche la route carrossable de {{unité|1500 kilomètres est effectuée en 5 jours. René Lefèvre, parti d’Ivato, atterrissait à Morondava 3 heures et 10 minutes plus tard ; le lendemain même il était de retour à Tananarive avec les réponses. 10 000 kilomètres furent ainsi parcourus en janvier.

Malheureusement, à la suite d’une crise de dysenterie, compliquée de paludisme, il dut garder la chambre durant deux mois et demi et envisagea même de se faire rapatrier par bateau. L’histoire de sa guérison est assez curieuse. Arrivée à Tananarive en février 1932, Maryse Hilz trouva René Lefèvre couché depuis plusieurs jours. Son moral et son physique étaient également déficients ; avec une psychologie bien féminine, notre glorieuse aviatrice jugea qu’en soignant le premier l’on obtiendrait peut-être une amélioration du second. Avec l’aide de quelques amis, on leva le malade et on le conduisit en voiture à Ivato où le Mauboussin attendait fidèlement l’heure des grandes envolées. La vue de son appareil soigneusement entretenu fit visiblement plaisir à Lefèvre qui, après avoir renouvelé deux ou trois fois cette promenade-pèlerinage se sentit nettement plus « en forme ». Un matin, il se leva seul et arriva au terrain où il fit sortir le petit avion ; comme il racontait au bar du « Fumaroli », le grand hôtel de Tananarive, cette visite et envisageait comme proche son premier vol, la conversation tenue à la table voisine attira son attention.

Un industriel racontait comment ayant vendu un camion de 50 000 francs à une entreprise d’Ihosy, ville du sud malgache, celle-ci avait brusquement fait faillite. « Pour récupérer la somme ou tout au moins le camion », disait avec rage l’industriel, « il me faudrait, avec cette sacrée saison des pluies, quinze bons jours de voyage. Quand j’arriverai là-bas tout sera liquidé… »

— Excusez-moi, interrompit l’aviateur, si un hasard m’a fait surprendre votre conversation, mais je puis vous conduire à Ihosy en quatre heures… Le lendemain le Mauboussin-Salmson prenait la route du Sud et deux jours plus tard, l’affaire heureusement réglée, Lefèvre et son passager atterrissaient à Ivato. Le 6 mai il mettait le cap sur la France où il atterrissait le 1er juin. En manteau de ville et béret basque il descendit de son petit appareil le lendemain 2 juin sur l’aérodrome du Bourget où de nombreuses personnalités étaient venues l’accueillir. Comme on le félicitait, il se mit très simplement à discuter des avantages respectifs des trois routes vers l’Île Rouge car… il était revenu cette fois par la côte ouest et le Rio de Oro, ayant auparavant survolé d’Elisabethville à Brazzaville la forêt équatoriale. 35 000 kilomètres avaient été effectués en plus de 300 heures de vol ; la note totale de carburant et d’huile se montait à 13 000 francs. De nombreux projets : un Tour d’Europe, un vol record vers Madagascar, un autre vers l’Indochine retinrent alors l’attention de Lefèvre, qui se décida pour la Coupe du Président de la République, mise en compétition sur Paris-Saïgon et qu’il résolut d’enlever avec le Mauboussin du voyage précédent.

Invité par Balbo à Rome il eut la coquetterie de se rendre en Italie avec son petit appareil et fut, durant plusieurs jours, l’hôte du ministre de l’Air italien. Comme après une semaine à Rome et à Pise on lui demandait de prolonger son séjour, le grand pilote s’excusa : « Je suis très touché de votre insistance, dit-il, mais ne puis demeurer plus longtemps, j’ai promis d’assister demain à l’inauguration du terrain de Mimizan et je tiens à me trouver au rendez-vous de mes amis de là-bas, les premiers Français qui nous aient accueillis, lors de notre vol transatlantique ».

Le samedi 20 août, à 19 heures, le Mauboussin roulait sur le terrain de Mimizan où il était le premier à se poser et, le lendemain, toute la journée Lefèvre « baptisa » sans arrêt les nombreux estivants.

Une première tentative sur Paris-Saïgon échoua près de Smyrne où Lefèvre dut se poser en campagne ; ramené par bateau à Athènes le F-AJUL était rapidement réparé et décollait d’Orly à nouveau vers l’Extrême-Orient, le 18 décembre 1932, en pleine nuit, à 2 h. 43. Deux détours commandés par des questions d’interdiction de survol ou des conditions atmosphériques portèrent à près de 14 000 kilomètres la distance réellement franchie. Le 28 décembre, en fin de matinée, un orage très violent l’obligea à quitter la ligne droite Rangoon-Saïgon et à se poser à Bangkok. Contournant la dépression il arrivait cependant sur le terrain de Saigon Bien-Hoa le soir même à 18 h. 10 et se posa, en pleine nuit à la lueur des phares.

Le voyage ayant été effectué avant le 1er janvier 1933 par un pilote seul à bord d’un avion français équipé d’un moteur français et ce en moins de quinze jours, René Lefèvre remportait brillamment… le vase de Sèvres offert généreusement par le chef de l’État pour cette magnifique performance.

Il rentra en France en touriste après de nombreux vols en Indochine, utilisant tout le long du parcours son petit avion comme une voiture. Son arrivée à Orly était prévue pour 16 heures seulement, le samedi 18 mars ; le pilote qui venait de Madrid, a passé la nuit à Mont-de-Marsan où il était, une fois de plus l’hôte de l’Aéro-Club des Landes, est allé prendre l’apéritif à Bordeaux, a déjeuné à Poitiers et comme quatre heures sonnaient à la pendule du pavillon Roland Garros, le petit monoplan vert et argent apparaissait dans le ciel d’Orly et terminait par un atterrissage impeccable une randonnée de 25 000 kilomètres.

Dès Je lendemain, René Lefèvre roule vers Issy-les-Moulineaux où se termine, aux usines Caudron, le montage de son F-AMGB, un magnifique Phalène à moteur Hispano de 150 CV avec lequel il doit, dès le début de mai, rallier une fois de plus Madagascar.

Ce raid ne le mènera d’ailleurs que jusqu’à Karthoum, car Lefèvre apprend en route que le Bernard-81 Grand Raid, qui a été utilisé au cours de différentes tentatives contre les records de durée et de distance par Paillard, Mermoz et Mailloux, est mis à sa disposition et à celle d’Assollant pour un vol sans escale vers la Sibérie.

Le 14 juin, après un retour par le Caire, Tunis et Alger, il arrive au Bourget, visite l’appareil sur lequel il fait faire quelques modifications et tandis qu’Assolant effectue plusieurs vols à Istres, prépare la grande randonnée.

Le 6 août, ils vont avec le Phalène de Lefèvre, reconnaître la plage sur laquelle, entre Sangatte et Calais, ils ont décidé de prendre le départ, mais le soir même, quelques minutes après leur atterrissage au Bourget, ils voient passer le « Joseph-le-Brix » de Codos et Rossi, décollés la veille de New-York et qui, à 20 h. 22, survolaient Paris, annonçant leur désir de poursuivre vers Alep et Bagdad.

Après l’atterrissage, le lendemain à 18 h. 10 du Blériot-110 sur le terrain de Rayack (Syrie), le record du monde de distance atteignait 9 500 kilomètres, ce qui semblait être l’extrême limite des possibilités de leur appareil.

D’ultimes modifications apportées par l’ingénieur à l’ « Oiseau-Canari II » permettaient à Assollant et Lefèvre d’emporter 8 600 litres d’essence ce qui, à 160 kilomètres/heure de moyenne leur donnait un rayon d’action de 11 000 kilomètres. Les deux amis se penchèrent sur les cartes de Louis Kahn et décidèrent de tenter leur chance avant la fin de 1933 sur l’un des trois itinéraires : Paris-Tokio, Oran-Saïgon, Oran-Rio de Janeiro. Lefèvre proposa même un Tour du Monde en quatre étapes : New-York-Moscou-Tokio et Vancouver. Mais des raisons financières — la maison Bernard traversait une crise très grave — poussèrent l’équipage à rallier Oran d’où ils décollent le 4 novembre à 5 h. 45 du matin vers l’Indochine.

Assollant qui, chef-pilote de la firme qui avait construit le grand monoplan, en avait assuré les essais, décolla magnifiquement l’appareil chargé à 11 tonnes, soit 137 kilos par mètre carré de surface portante alors que les précédentes tentatives avaient été faites à un poids total de 9 300 kilos.

Tout alla bien à bord durant les 37 premières heures : une moyenne de 180 kilomètres avait été soutenue depuis Oran, lorsqu’on apprit l’atterrissage du Bernard à Karatchi après 6 600 kilomètres.

Assollant et Lefèvre revenaient en France pour prendre un nouveau départ lorsque le constructeur, sans explication, leur retira l’appareil ; or, les pilotes avaient avancé comme garantie une somme de 200 000 francs à M. Bernard et assuré eux-mêmes les frais de la tentative qui se montaient à 60 000 francs.

Le procès qui clôtura ce pénible incident ne prit fin qu’en décembre 1936 par la condamnation du constructeur, qui dut verser aux deux pilotes une indemnité de 80 000 francs.

Tout à l’espoir de conquérir, cette année-là les records, Lefèvre allait préparer un nouveau voyage à bord de son Phalène-Hispano lorsque, au début de décembre 1933, le Gouverneur Général Cayla, en congé dans la Métropole, lui rappela sa promesse de lui apprendre à piloter. C’est au cours de ces leçons que René Lefèvre présenta son plan de liaison aéropostale France-Madagascar en utilisant de Paris à Broken Hill la grande artère impériale britannique Londres-Le Cap et en assurant avec du matériel et du personnel français la ligne Broken Hill-Tananarive en correspondance avec les courriers anglais, en attendant que la ligne transafricaine du commandant Dagnaux puisse permettre l’établissement de la ligne entièrement française.

Les choses vont vite avec des organisateurs de la trempe de Lefèvre. Avant la fin de 1933 le projet présenté par le Gouverneur Cayla à M. Pierre Cot, ministre de l’Air, est accepté. Le ministère fournira les avions ou plutôt les « louera un franc par an » — ô sainte administration ! — au Gouvernement de Madagascar.

Assollant sollicité aussitôt et qui a quitté sa place de chef-pilote chez Bernard, à la suite des incidents qui ont mis fin aux tentatives de record de l’ « Oiseau-Canari II », accepte d’enthousiasme. L’équipage est une troisième fois reconstitué : seul la mort le dissociera.

Ce fut l’époque où un ami commun me présenta à René Lefèvre et c’est ainsi que la première étude parue dans la presse française sur le projet Tananarive-Broken Hill fut publiée en février 1934 dans Monde et Voyages, puis quelques mois plus tard, intégrée dans un article de la Revue des Deux-Mondes, consacré aux Lignes Impériales de l’Aviation Française.

Le grand pilote, que l’on avait lui-même chargé de trouver les deux trimoteurs qui lui étaient nécessaires, avait découvert dans les hangars de Villacoublay un vieil SPCA-Salmson datant de 1929 ; le second appareil identique avait, il le savait, été utilisé avec succès dans des conditions parfaites par le capitaine Wauthier lors de son exploration aérienne du Ténéré en 1933. René Lefèvre le convoya d’Alger à Oran le 16 janvier 1934. Il était le 17 à Barcelone où il apprit la catastrophe de l’ « Émeraude ». Venu à Paris pour assister aux obsèques de ses camarades et du Gouverneur Pasquier qui avait été son hôte en Indochine, il convoya quelques jours plus tard le trimoteur à Istres où les deux avions subirent dans les ateliers de la S.P.C.A. les modifications d’aménagement nécessitées par leur nouvelle utilisation.

Les dernières démarches auprès des autorités britanniques et portugaises ayant été terminées le 13 mai, Jean Assollant et René Lefèvre quittaient Paris prosaïquement par le train le 12 juin au soir pour rallier Istres où les attendaient avec les deux appareils parfaitement au point les seuls collaborateurs qu’ils emmenaient pour la réalisation de leur ligne : les mécaniciens Chollet et Vye.

Décollés de Cannes le 16 juin, à 7 h. 45, les deux avions se posaient à Tunis-El Aouina après neuf heures de vol et repartaient le lendemain pour Tripoli où les équipages furent les hôtes d’honneur du Maréchal Italo Balbo, grand admirateur de René Lefèvre, dont il aimait l’audace raisonnée et les remarquables qualités d’homme de l’air.

Après un voyage d’une belle régularité, les deux SPCA arrivaient à Tananarive le 14 juillet à midi ; sur l’aire d’atterrissage d’Ivato le Gouverneur Cayla, l’Inspecteur Général Moretti, M. Hennebicque, président de l’Aéro-Club, qui avait volé dès 1927 sur Farman au-dessus de la capitale et le capitaine Dire, commandant l’aviation malgache, accueillirent avec plus de 3 000 personnes les avions qui allaient désormais mettre la Grande Île à 10 jours de Paris.

Assollant et Lefèvre avaient tenu à attendre à Broken Hill le courrier parti de France le 30 juin qui était distribué le soir même à Tananarive. Le 29 juillet, René Lefèvre, accompagné de son mécanicien Chollet, assurait le premier courrier Tananarive - Maintirano - Mozambique - Tête -Broken Hill, repris le mardi par l’avion des Imperial Airways, il était à Paris le 7 août, 9 jours et 16 heures après son départ.

Trente kilos de poste avaient ainsi gagné plus de trois semaines sur l’horaire normal et lorsque les industriels et commerçants de Madagascar eurent, le 19 août, les réponses à leurs lettres du 28 juillet, ils comprirent quel auxiliaire précieux était pour eux la ligne aérienne et en devinrent les plus fidèles clients.

Le second courrier, piloté par Assollant, dut malheureusement atterrir dans une plantation de canne à sucre, le 9 août, sur les rives du Zambèze ; arrivé trop tôt à Quelimane, noyée dans la brume, le pilote avait dû se poser en campagne à bout d’essence et avait endommagé une hélice. La pièce de rechange lui fut apportée par Lefèvre avec le courrier suivant et les deux courriers ainsi décalés — un dans chaque sens — furent durant les seize premiers mois les seuls qui n’arrivèrent pas strictement à l’heure.

Or il fallut attendre le 13 mai 1935 pour qu’un premier trimoteur de relève pût être utilisé sur la ligne ; durant dix mois, ces quatre hommes assurèrent seuls le service de la ligne qui fut sans doute la première au monde à ne pas avoir de bureaux, d’administration ni de comptabilité ; les frais d’exploitation, très faibles, étant couverts par le Gouvernement Général de Madagascar.

Au début de l’exploitation, Assollant et Lefèvre se posaient sur une plage à Andrafiavele, avant de franchir le canal de Mozambique et, de l’autre côté ils atterrissaient sur une lagune asséchée, car Mozambique ne possédait pas alors de terrain d’atterrissage.

Le mécanicien et le pilote disposaient de 36 heures à Broken Hill pour réviser leur appareil et se reposer avant de repartir le jeudi matin avec le courrier arrivé de France la veille au soir ; tandis que l’équipage de repos à Tananarive avait durant une semaine procédé aux réparations essentielles et aux visites d’entretien.

Dès octobre 1934, après trois mois d’expérience, René Lefèvre apportait de nouvelles améliorations à son horaire et le courrier, mis à Paris le mercredi 3 octobre dans la soirée, fut distribué à Tananarive le 13. Il avait été acheminé en 8 jours et 18 heures.

Tandis que leurs mécaniciens passaient le brevet de radio-navigant, Assollant et Lefèvre amélioraient l’infrastructure de leur parcours. Le 21 décembre 1934, Lefèvre inaugurait à son retour à Broken Hill avec le 20e courrier Paris-Tananarive, le terrain Goulette, sur l’îlot Juan de Nova, situé à 280 kilomètres de la côte d’Afrique et à 142 de la rive malgache du canal de Mozambique ; ce terrain fut baptisé du nom de Goulette, en hommage à l’aviateur qui, le premier, s’était posé dans l’îlot en 1929. La piste, de 600 mètres de long, avait été préparée en huit jours par quarante prisonniers sous la conduite d’un sous-officier ; en France s’en établissement et sa reconnaissance officielle eussent demandé des années.

Au 31 décembre 1934, 45 courriers avaient été assurés : Lefèvre et Assollant avaient couvert 115 000 kilomètres en trafic régulier, et lorsque le mercredi 16 janvier, René Lefèvre accueillit, sur le terrain de Broken Hill, leur ami Armand Lotti qui venait les rejoindre et travailler avec eux, il put lui annoncer qu’il avait porté la veille à 30 heures le record du parcours Tananarive-Broken Hill ; la semaine suivante les 2 500 kilomètres étaient couverts par Assollant en 29 h. 23. Aussitôt arrivé à Tananarive, Lotti se mit au travail ; avec un Potez-58 il commença de prospecter les terrains de l’Île et fut bientôt nommé par le Gouverneur Cayla directeur du service de l’infrastructure.

Cependant la saison des pluies rendait dramatique plus d’un voyage ; la crue du Zambèze avait rendu inutilisable le terrain de Tête — le fameux « terrain Dagnaux » — où René Lefèvre avait failli capoter le 15 décembre ; et Jean Assollant, la semaine suivante, dut rallier la ligne anglaise à Salisbury d’où il put, au retour, rejoindre directement Quelimane. Cinq touques d’essence furent chargées à bord du SPCA et Vyé dut les verser dans les réservoirs en plein vol.

Les trimoteurs ne pouvant se poser sur tous les terrains durant la saison des pluies, Lefèvre fit venir — et en grande partie à ses frais — le Phalène-Hispano F-AMGB qui assura dès la fin de janvier et durant de, longs mois le service Mozambique-Broken-Hill et retour, sans aucune relève possible et volant quatre jours par semaine’.

Cependant, en France, l’on discutait vainement des types d’appareils monomoteur ou bimoteur qui devaient être envoyés à Madagascar ; Lefèvre et Assollant, sans un mot de récrimination, continuèrent d’assurer leur trafic. En mars 1935, Lefèvre écrivait seulement :

— Il ne faudrait pas qu’on nous laissât longtemps avec mon seul Phalène sur Mozambique-Broken Hill, car le vol y est très dur avec un monomoteur : forêt, montagne, marais, la moindre panne serait mortelle. Il y aurait urgence à demander aux Portugais de faire quelque chose de sérieux pour les terrains de Mozambique, Tête et Quelimane ; ils sont presque impraticables durant cette saison et il serait indispensable d’y construire des bandes d’atterrissage, »

Une lettre du 3 février adressée au ministère de l’Air avait trouvé écho auprès de l’ingénieur en chef Volpert, qui promit l’affectation à la ligne, de deux trimoteurs Marcel Bloch-120, identiques à ceux utilisés par la Régie Air-Afrique pour ses vols d’expérience Alger-Brazzaville.

Il était temps, car la situation commençait de devenir tragique. Le 21e courrier du 26 février 1935 avait été mouvementé. Le F-AKDZ, piloté par René Lefèvre, accompagné du mécanicien-radio Vyé — Chollet, co-équipier habituel de Lefèvre est retenu à la chambre par un fort accès de paludisme — a décollé d’Andrafiavelo pour la traversée du canal par beau temps et ciel clair. Passé Juan de Nova les conditions météorologiques se sont aggravées subitement et le poste de Majunga qui suit l’appareil, n’est plus entendu par Vyé. Les masses nuageuses qui se dressent devant l’avion, tout à l’heure éparses, se sont soudées ; Lefèvre descend à 200 mètres, croyant passer sous le système, mais il se heurte à un rideau de pluie très dense. Sur le revêtement métallique des ailes c’est un crépitement qui domine le bruit des trois moteurs.

Depuis la dernière émission de Vyé, près d’une heure s’est écoulée et Majunga qui devait rappeler une demi-heure plus tard n’a pu être reçu. Lefèvre hésite une seconde à faire demi-tour, mais il n’est plus qu’à 100 kilomètres de la côte d’Afrique, sa provision d’essence ne lui suffirait pas à rejoindre Madagascar et, dans cette crasse, il n’est nullement certain de trouver Juan de Nova.

Une heure plus tard, la côte apparaît, mais avec les nombreux changements de cap dans la tornade, le pilote et le radio ne savent plus où ils se trouvent. Le SPCA a-t-il abordé au sud ou au nord de Mozambique, Lefèvre opine pour le sud et, longeant le rivage au ras des arbres, remonte vers le nord-est. Vyé, qui a touché seize fois la côte dans ces parages ne retrouve aucun point de repère ; au bout de dix minutes de vol, Lefèvre ; pensant s’être trompé, fait demi-tour ; la pluie est si dense que les ailes du trimoteur frôlent parfois les cimes presque invisibles des longs philaos recourbés par le vent et que le pilote n’aperçoit et n’évite qu’au dernier moment. Vingt minutes, trente s’écoulent et la lagune de Mozambique n’apparaît toujours pas ; plusieurs fois déjà, Lefèvre a cru reconnaître l’embouchure de l’une des nombreuses rivières qui se jettent dans l’Océan, au nord de la ville, mais elles se ressemblent toutes.

De peur de manquer d’essence, le pilote décide enfin de se poser sur le premier coin de plage atterrissable qu’il pourra repérer ; justement trois indigènes marchent au bord de l’eau, courbés sous les rafales, la tête protégée de sacs. Vyé les a aperçus et montrés à Lefèvre qui vire et revient ; la trace de leurs pas sur le sable semble sèche, le sol doit être dur. Réduit à fond, mais les mains sur les manettes, prêt à remettre les gaz si les roues s’enfonçaient, le pilote amène le grand trimoteur à la limite de la perte de vitesse ; manche au ventre, puis aussitôt au sol, un coup de frein : victoire, les roues n’ont pas enfoncé d’un centimètre. Les indigènes apeurés, se sont couchés à plat ventre le long de la falaise qui longe la plage.

Après de longs palabres et l’énumération de tous les noms qui ornent la carte dans un rayon de 100 kilomètres autour de Mozambique, les aviateurs se rendent compte qu’ils sont au sud de Mozambique, à quelques kilomètres au nord d’Angoche. Mais il faut repartir : dans un geste instinctif Lefèvre a coupé les moteurs et Vyé s’aperçoit avec terreur que la mer monte rapidement.

Tous deux gonflent avec ardeur la bouteille d’air comprimé du démarreur, les vingt kilos de pression sont tellement longs à obtenir que le pilote empoigne un indigène, le hisse dans la carlingue et lui fait pomper le Viet[2] : l’aiguille du manomètre atteint le trait rouge fatidique : « contact sur le moteur central ».

Celui-ci part sans difficulté. Puis le gauche. Par contre, le groupe de droite refuse obstinément de tourner.

Tandis que les aviateurs gonflent et redégonflent par deux fois la bouteille d’air, la mer, traîtreusement monte ; comme Lefèvre demande par un signe à l’un des indigènes la hauteur qu’atteint le flux, la réponse est nette : le noir se dresse contre la falaise et élevant le bras indique une ligne virtuelle qui arrive au niveau des moteurs. Il faut faire vite. À la quatrième tentative, le moteur droit démarre enfin, la roue gauche au ras des, vagues qui viennent se briser sur la plage, le bout de l’aile droite à un mètre à peine de la falaise, Lefèvre met les gaz. En cent cinquante mètres l’appareil décolle ; demi-tour et cap nord-est à nouveau. La pluie a cessé, mais le vent du sud heureusement est favorable et une demi-heure plus tard le 318 Madagascar-France se posait sur la lagune qui servait de terrain à Mozambique… dans dix centimètres d’eau. Le lendemain 27 février 1935 il décollait pour Tête et Broken Hill.

Promis pour la fin d’avril, le premier Bloch-120 « Ville de Paris » arriva à Tananarive dansées premiers jours de mai. Il était piloté par Plamond, que la Régie Air-Afrique mettait à la disposition du Gouvernement Général de Madagascar durant l’absence de René Lefèvre.

Celui-ci devait en effet venir à Paris, traiter des questions urgentes du matériel et de la « soudure » avec la ligne Alger-Brazzaville. Il voulut être le premier à effectuer de bout en bout sur un avion français et, suivant le trajet de la ligne future, le voyage Tananarive-Paris. Aussi, après avoir assuré sur Tananarive-Broken Hill le 41e courrier avec son Phalène personnel, le grand pilote prit place à bord du Bloch-120 de Plamond et rentra avec lui à Tananarive.

Le 13 mai il quittait la capitale malgache à bord de ce même appareil, reprenait à Broken Hill son Phalène-Hispano, avec lequel il ralliait Brazzaville le vendredi 17 mai à 15 heures. Le lendemain il embarquait à bord du trimoteur d’Air-Afrique piloté par Avignon, qui le conduisait à Alger le jeudi 23 dans la soirée. Le courrier régulier Alger-Paris le déposait au Bourget le vendredi avec le Potez-62 piloté par Laulhé.

Pour la première fois un « passager » avait effectué Tananarive-Paris en moins de onze jours, n’utilisant que des lignes commerciales françaises.

C’était l’époque où j’envisageai un voyage rapide vers Madagascar à bord d’un bimoteur « Goéland », en compagnie de Logerot, l’un des plus brillants pilotes du réseau continental d’Air-France. Lefèvre, qui avait bien voulu s’intéresser à ce projet, tenta de le mettre sur pied durant son séjour en France, mais le Caudron-Renault-440, qui devait devenir l’un de nos meilleurs appareils de transport, n’était pas alors parfaitement au point et Air-Madagascar ne put conclure le marché de ce bimoteur moderne et économique qu’elle devait attendre encore trois ans.

Après avoir bataillé durant deux mois contre les bureaux et obtenu l’assurance que la liaison avec la ligne Dagnaux serait réalisée avant la fin de l’année à Elisabethville, cité du Congo Belge, à 350 kilomètres dans le nord-ouest de Broken Hill, René Lefèvre repartait pour Madagascar le 19 juillet, avec un nouveau trimoteur.

Quelques jours auparavant, le 11 juillet, avait eu lieu sur le terrain du Bourget, une émouvante cérémonie : le baptême, en présence de nombreuses personnalités et d’un grand nombre de pilotes, de cet appareil. C’était doublement une fête ce jour-là, car l’Officiel du matin avait publié la promotion d’Assollant et de Lefèvre au grade d’Officiers de la Légion d’Honneur. Mais la plus belle récompense fut certainement pour le pionnier de la ligne malgache, la présence de Mermoz, qui avait tenu à venir lui annoncer lui-même son intention de tenter une liaison rapide sur le parcours France-Madagascar avec le Comet mis à sa disposition par le ministre de l’Air.

Ce projet de l’Archange n’eut pas de suite, mais il montre assez à quel point il avait compris que l’esprit qui animait sur Tananarive-Broken Hill, Lefèyre, Assollant, Chollet et Vyé était bien le même qui avait sur la ligne France-Amérique du Sud, insufflé une abnégation et une passion mystiques aux hommes du « courrier-sud ».

La veille de son départ de Paris, René Lefèvre m’avait adressé à 22 h. 50 un télégramme me donnant rendez-vous le lendemain 19 juillet 1935 « vers onze heure trente sur le terrain de Marignane ». Or, si je me souviens avec une telle précision de détails qui devaient rester fixés dans ma mémoire, c’est que le 10 juillet, à onze heures, en vol de brevet sur le parcours Orange-Istres, le Morane-230 no 253 était doublé par le trimoteur « Ville de Tananarive » dont le glorieux pilote ne pouvait évidemment deviner les motifs qui soudain firent « tourner » un « tonneau » d’honneur au modeste monoplan vert-olive du caporal-chef R. de N…

Le lendemain, emmenant à son bord le général Féquant, Inspecteur des Forces Aériennes d’Outre-Mer, le Bloch-120 reliait Alger à Gao, de conserve avec le courrier d’Air-Afrique ; celui-ci ayant eu un léger accident, c’est d’ailleurs le « Ville de Tananarive » qui, rattrapant sur Gao-Brazzaville la journée de retard ainsi causée, apportait les sacs de poste le 24 dans la capitale de l’A. E. F., puis continuant son voyage, atterrissait le dimanche 28 juillet sur le terrain d’Ivato, ayant mis Paris à neuf jours de la capitale malgache. Il y avait exactement un an que, sur cette même piste, Lefèvre avait décollé avec le premier courrier Madagascar-France et l’accueil enthousiaste qui attendait le grand pilote à son arrivée était traduit le lendemain par tous les journaux locaux qui imprimaient en manchette :

« Dès le mois prochain, par la ligne Lefèvre, ouverte aux passagers, nous pourrons rallier Paris en moins de dix jours ».

Le 5 août, six passagers embarquaient à bord du Bloch-120 de service et le 7, Assollant accueillait sur le terrain de Broken Hill ses deux premiers passagers venus de France par les Imperial Airways : un médecin et une journaliste parisienne. Lorsque celle-ci reconnut, descendant d’une camionnette Ford, Lotti et sa femme qui prospectaient des terrains de secours pour « leur ligne » elle pouvait à juste titre télégraphier à Paris-Soir : « Le Tout-Paris s’est aujourd’hui donné rendez-vous — au Mozambique ! » ; sous les ailes, à la lueur du photophore, six convives, que l’on se fût plutôt attendu à rencontrer au Fouquet’s, savourèrent le menu suivant, assis sur des bidons d’essence vides et devant une planche jetée en travers de deux caisses d’huile d’avion : omelette aux piments, riz portugaise, poulet au kari, le tout arrosé d’un petit vin du pays dont les ceps avaient muri par 15° de latitude sud.

Le dimanche 17 novembre, à 11 heures, René Lefèvre atterrissait une fois de plus sur la piste d’Ivato.

C’était une arrivée de courrier comme les autres et pourtant toutes les personnalités de Tananarive étaient là pour le saluer, car le 688 courrier France-Madagascar, parti de Paris le 8 novembre, avait été transporté depuis Alger jusqu’à Elisabethville par le trimoteur de l’équipage du chef-pilote Poulin de la Régie Air-Afrique ; la ligne française était née et l’inspecteur en chef Hirschauer, qui en avait été, lui aussi, l’un des pionniers, avait tenu à en effectuer entièrement le vol inaugural.

Le cran, l’esprit d’initiative, les hautes qualités d’organisateur et de pilote qui caractérisent René Lefèvre trouvaient dans la réalisation de son œuvre magnifique sa plus belle récompense.

Lefèvre et Assollant n’étaient pas gens à se reposer sur ce premier succès : ils mirent aussitôt sur pied un projet de lignes intérieures qui, en correspondance avec les courriers de France, desserviraient les principaux centres de la colonie.

Quelques jours après son arrivée, l’ingénieur en chef Hirschauer effectuait avec René Lefèvre, à bord du Phalène, deux missions d’études, l’une au sud de l’île vers Manjary, Fort-Dauphin, Tuléar et Morondava, l’autre vers le nord sur Majunga, Nossi-Bé, Diégo-Suarez et Tamatave. Cette rapide tournée de 4 000 kilomètres apporta la preuve qu’un réseau aérien postal assuré par des Simoun, par exemple, pourrait être facilement établi, le nombre des terrains étant très important et les gains de temps ainsi réalisés justifiant amplement les dépenses à engager.

Seules les difficultés qui surgirent au moment de l’incorporation de leur ligne dans le réseau d’Air-Afrique et une malchance persistante de Jean Assollant, au début de 1936, en retardèrent ; la réalisation.

La saison des pluies fut particulièrement orageuse cette année-là, et les autorités portugaises n’ayant apporté aucune amélioration à l’infrastructure de leur Afrique orientale, les accidents se succédèrent : le 9 janvier le « Ville de Paris » décollant de la lagune de Mozambique, se mit en pylône : bâti et moteur centraux furent gravement endommagés. À trois heures du matin, Lefèvre décolla de Tananarive, embarqua le courrier et rejoignit Elisabethville avant le départ du trimoteur belge qui assurait cette semaine-là le service vers Oran et Paris.

Durant la réparation, le service fut assuré avec le seul trimoteur Bloch-120 restant ; c’est à bord du « Ville de Tananarive » que le 23 janvier, Jean Assollant, après avoir couvert en P.S.V. le trajet Tananarive-Maintirano en plus de trois heures — au lieu d’une heure quarante-cinq — fut contraint de faire demi-tour entre la côte malgache et le terrain de l’îlot Juan de Nova ; ce courrier — le 78e — dut être bloqué avec le suivant et n’atteignit Paris que le 7 février. Le fait se produisait pour la première fois depuis août 1934.

De nouveaux déboires devaient encore freiner l’exploitation de la ligne : le 14 mars, le « Ville de Paris », dont c’était le premier voyage depuis sa remise en état, dut se poser sur un terrain de secours, à Lusaka, par suite d’une panne d’essence. Le jour même, à Elisabethville où il était venu néanmoins prendre deux passagers et le courrier de France, Assollant ne pouvait décoller du terrain détrempé ; le trimoteur « passait sur le nez » au delà des balises et les occupants étaient très légèrement blessés.

Durant près de trois mois le second trimoteur assura seul le service et même, Assollant, décidément dans une mauvaise passe, s’étant luxé l’épaule dans une chute de cheval, Lefèvre vola sans interruption du 30 avril au 19 mai sur Tananarive-Elisabethville et retour, couvrant durant ces trois semaines, 16 656 kilomètres, dont 3 300 au-dessus du canal de Mozambique, les mécaniciens-radios Chollet et Vyé ayant quelques heures pour réviser le « Ville de Tananarive » qui accomplit ainsi une performance sans doute unique dans les annales de l’aviation mondiale.

Le pilote Plamond étant venu à nouveau le relayer, Lefèvre vint en congé en France au début de juin 1936 ; passager d’Assollant puis, à partir d’Elisabethville du trimoteur d’Avignon, il arrivait à Alger le 10 et le soir du 11 juin, sept jours après son départ de Tananarive, il dînait à Paris avec des amis qui lui exposaient… quelles sombres combinaisons politiques et financières risquaient de lui faire perdre au moment de son entrée dans la Régie Air-Afrique, le bénéfice de ses trente-trois mois d’efforts et de magnifiques réalisations.

Avant de s’occuper de sa situation personnelle qui, dans cette affaire, était en jeu, le grand pilote obtenait du ministre de l’Air le prêt à sa ligne de l’un des Bloch-120 militaires de l’aviation d’A.O.F. car depuis six mois le « Ville de Tananarive » était toujours seul en lice ; avec une rapidité inattendue, la décision fut exécutée et le second appareil qu’Assollant était venu chercher jusqu’à Brazzaville, était à son port d’attache d’Ivato le 16 août.

Rassuré de ce côté, René Lefèvre demanda seulement au ministre de l’Air l’honneur de rester, malgré son rattachement à la grande Compagnie d’État, à la tête du tronçon Elisabethville-Tananarive : au même moment le Gouverneur Cayla le confirmait dans ses fonctions de Chef de Service de la Navigation Aérienne de Madagascar.

Reprenant son uniforme de lieutenant de l’Armée de l’Air, le grand pilote effectuait une période de réserve et emmenant comme passager le « capitaine Cayla », il entreprenait un Tour de la Méditerranée, qui les conduisit à bord d’un Bréguet-27 du Bourget au Bourget en six jours par Istres, Madrid, Oran, Alger, Tunis et Rome.

Désirant depuis longtemps expérimenter le bimoteur « Goéland » Caudron-Renault économique de 440 CV, Lefèvre accepta de conduire l’Inspecteur Général Coursin, à Johannesburg, où le Congrès international des Transports Aériens se tenait du 7 au 14 septembre : tous deux devaient y représenter officiellement la France.

Ce fut l’occasion d’un magnifique voyage de grand tourisme au cours duquel furent conduits à Elisabethville où était toujours le « Ville de Paris » accidenté, un ingénieur et un mécanicien spécialisés. Le vol aller fut effectué en moins de sept jours, le voyage retour dans les mêmes conditions ; l’expérience était concluante : ce type d’appareil convenait parfaitement à une ligne coloniale comportant des étapes de moins de 1 000 kilomètres. Sans un incident, le petit bimoteur avait accompli un vol de 22 000 kilomètres dans des conditions parfois très dures.

Je me souviens que j’étais allé l’attendre au Bourget pour lui demander de la part de Mermoz de collaborer à notre numéro spécial d’Aviation de France, qu’il accepta même de venir dédicacer à notre stand du Salon.

Je voudrais citer ici la conclusion de cet article :

« L’aviation transforme chaque jour la vie coloniale, elle modifie le climat moral d’une colonie ; outil merveilleux, elle permet en outre de visiter les territoires les plus isolés et de mieux connaître les besoins de leur population ; c’est l’outil impérial par excellence. Grâce à elle nous assistons à une seconde conquête, toute pacifique cette fois, de nos possessions lointaines. »

Dans la même revue, le commandant Dagnaux annonçait le nouvel horaire que la liaison avec la « ligne Lefèvre » permettait, depuis le 1er novembre : le courrier et les passagers partant le samedi soir de Paris, atteignaient Tananarive le samedi suivant vers midi.

Lorsque le 28 novembre 1936, Lefèvre repartait pour Madagascar, il avait tout réglé à Paris pour la mise au point définitive de sa ligne et la création du réseau intérieur malgache ; Assollant qui prenait à son tour un congé en France, fut mis rapidement au courant des démarches à réaliser pour l’achat des Caudron-Simoun destinés à cette nouvelle exploitation et le 31 octobre 1937, les deux premières lignes étaient inaugurées avec les pilotes Assollant et Ringel, les mécaniciens Chollet et Beaupeux. Depuis huit mois Lefèvre et Ringel ayant « retapé » les deux vieux SPCA avaient effectué « en attendant » 150 000 kilomètres.

Le succès fut tel qu’un troisième pilote, Lecœur, dut être engagé, et que le remplacement des monomoteurs par des « Goélands », qui purent assurer le transport des passagers, fut réalisé en 1938.

Un seul accident endeuilla le service malgache : celui de Ringel, qui se tua sur Simoun, le 3 avril 1939, au décollage de Morondava. Chollet, le fidèle mécanicien de René Lefèvre depuis la création des lignes, fut grièvement blessé. Ringel, pilote de grande classe, très peu connu du grand public, était bien digne d’entrer dans l’équipe des lignes de Madagascar. Né à Paris en 1903, il s’engage dans la marine en mars 1921, fait la guerre du Rif, puis les lignes Farman.

Lorsqu’en 1928 il entre à l’Aéropostale, il est affecté au parcours méditerranéen sur lequel il va, durant huit ans, effectuer plus de 800 traversées ; lorsqu’en 1936 il est engagé par Lefèvre pour compléter leur équipe de bâtisseurs de ligne, il totalise plus de 900 000 kilomètres. Il devait être la première victime de ce réseau sur lequel il couvrit en trois ans près de 400 000 kilomètres.

Quinze jours plus tard, le 18 mars, Assollant décollait du Bourget pour Tananarive avec le premier « Goéland » ; sur sa proue s’inscrivait le nom glorieux de « Jacques Ringel ».

Dès lors, jusqu’à la guerre, Assollant, devenu grand directeur de l’aviation malgache et Lefèvre sous-directeur d’Air-Afrique, vont s’attacher à poursuivre, l’un à Paris et l’autre à Tananarive, la réalisation parfaite de leur œuvre.

L’idée de prolonger jusqu’à la Réunion l’artère impériale devait être réalisée après l’armistice de 1940 par Assollant et leur parfaite collaboration ne cessera jamais.

Lorsqu’en 1938, Lefèvre, appelé à Paris pour prendre ses nouvelles fonctions, quitta pour la dernière fois Tananarive, une foule immense était venue lui apporter les adieux de l’Île à laquelle il avait tant donné de lui-même. Dans les nuages d’un ciel d’orage, ce mercredi 5 janvier, le « Goéland » qui venait de décoller revint, train rentré sur la piste d’Ivato. Lefèvre, très bas, inclina son avion sur l’aile gauche et faisant glisser la glace du poste de pilotage, salua de la main ; tandis que le vrombissement des moteurs dominait les cris de la foule, il entrevit une dernière fois réunis, tous ceux qui avaient été ses compagnons et avaient collaboré avec lui : le Gouverneur Cayla, le commandant Dire, des colons, des fonctionnaires et la multitude des Hovas, drapés dam leurs lambas blancs et pour lesquels il avait symbolisé si souvent le rapprochement merveilleux de la métropole et de la terre malgache. Un dernier virage le ramena vers Tananarive dont le Rova émergeait au-dessus des nuages ; le 14 janvier, il était à Paris, le 20, à son bureau de la rue Saint-Didier, il exposait au commandant Dagnaux les possibilités, avec un nouveau matériel, de gagner près de deux jours sur l’horaire actuel de la ligne Alger-Tananarive.

Une nouvelle tâche s’offrait, tout aussi prenante et à laquelle il se consacra tout entier.

Après les essais assez décevants d’un prototype français, Lefèvre se rendit aux U.S.A. d’où il revint avec le premier Lockheed-14, destiné aux lignes d’Air-Afrique. Monté au Havre, le Lockheed volait le 2 mars 1939 de Tréville à Villacoublay avec Lefèvre et le chef-pilote du constructeur Marshall Hedle. Le 16 avril, le second de ces appareils était mis en service sur la ligne et le voyage était effectué par René Lefèvre à 315 kilomètres de moyenne commerciale. Deux mois plus tard les trois avions modernes étaient en service et le voyage France-Madagascar était réduit à 4 jours.

Les hostilités allaient permettre cependant la continuation des vols jusqu’en juin 1940. Lefèvre et Assollant avaient été tous deux mobilisés ; utilisant l’amitié bien connue du maréchal Balbo pour René Lefèvre, le ministre de l’Air avait affecté celui-ci comme adjoint à l’attaché français à Rome.

Huit jours avant la déclaration de guerre de l’Italie à la France, le maréchal Balbo donnait à Tripoli un banquet en l’honneur du capitaine René Lefèvre et celui-ci couchait, le soir, au palais du gouverneur de Lybie, comme lors de chacune de ses visites, dans la chambre réservée au roi.

Quant à Assollant, le 10 octobre 1939 il avait passé à Lecœur les consignes de Directeur de l’Aviation malgache et demandait à être affecté à une escadrille de chasse où il se distingua : avec la croix de guerre ornée de deux palmes, il gagna les galons de capitaine et lorsque je revis sur le terrain d’Alger, ce 25 juin 1940, les deux amis réunis par hasard dans, cette débâcle incroyable de notre aviation, tous deux eurent le même mot :

— Nous avons encore malgré tout, nous aviateurs français, notre mot à dire.

Assollant demanda à rejoindre son poste et le 7 novembre, à bord du « Ville de Saint-Pierre » piloté par Codos et Dabry, il ralliait Madagascar avec le général Guillemet.

Les appareils se trouvant alors dans la Grande Île étaient deux Simouns, quatre Goélands et par la suite trois avions de tourisme : un Phalène, un Caudron-Pélican et un Puss-Moth de tourisme.

Quatre pilotes : Assollant, Vyé, l’ancien radio-mécanicien Lecœur et Bouchard, quatre radios de bord : Robert, Chateau, Frédéric et Billon ; trois mécaniciens de piste : Beaupreux, Boniteau et Malhuret.

Madagascar qui vivait depuis l’armistice en économie fermée ne pouvait avoir de relations qu’avec la Réunion qui se trouvait dans le même cas : de juillet 1940 à décembre 1941, 466 000 kilomètres ont été parcourus sur les lignes intérieures qui transportèrent pendant ce temps 1 900 passagers. Mais les vols vers la Réunion furent l’œuvre personnelle de Jean Assollant : dès son arrivée il y transporte des médicaments, apportés de France par la « Ville-de-Saint Pierre », puis le 9 décembre, à bord du « Jacques Ringel », il effectue en 3 heures 37 le vol de 800 kilomètres : Tananarive-Saint-Denis-de-la-Réunion. Un voyage par mois est réalisé jusqu’en juillet 1941, puis, faute de carburant, l’activité est réduite aux liaisons sanitaires.

L’on connaît la disparition tragique d’Assollant le 7 mai 1942 dans le ciel de Diégo-Suarez. Son corps ne devait être retrouvé qu’au début de septembre, à douze kilomètres dans le sud-ouest d’Antsirane, la base navale de la Grande Île.

Il tomba à son poste de combat, soldat qui ne connaît que son devoir obscur d’exécutant irresponsable ; il avait été le héros de l’une des plus belles pages qui illustrèrent l’aviation française par sa traversée héroïque de l’Atlantique en 1929 puis par sa participation à l’épopée des ailes malgaches.

Trois semaines après la disparition d’Assollant je recevais à Nîmes la visite de René Lefèvre :

— Qu’allez-vous faire maintenant en attendant la fin des hostilités ?

— Attendre ! Il ne faut jamais attendre. Il faut agir. Je pars la semaine prochaine pour Lisbonne où je dois envisager avec les autorités portugaises la possibilité d’une ligne transatlantique réalisable dès que possible. Il nous faut défendre la carte française sur l’océan…

Quelques semaines plus tard, les événements s’étant précipités, Lefèvre passa en Angleterre pour reprendre la lutte et c’est à l’une des escadrilles françaises engagées sur le front italien que je devais le retrouver en octobre 1944 ; il est aujourd’hui l’un des dirigeants d’Air-France-Transatlantique.

Je me souviens de cette phrase que me disait voici trois ans l’un de nos amis communs qui l’avait vu à l’œuvre à Tananarive :

« Tant que des hommes comme celui-là, issus de notre sol, pétris de notre culture et de notre civilisation travailleront à faire rayonner notre prestige : notre patrie conservera sa place dans le concert des grandes nations. »

En ces jours de joie et de résurrection où je signe ces lignes, écrites dans le deuil de l’oppression, comment pourrais-je mieux finir ?

Josselin, janvier 1944.

Paris, octobre 1944.

  1. Lorsque ce chapitre fut écrit au début de 1944, René Lefèvre se trouvait en Sardaigne et ma seule source fut constituée par ma documentation personnelle. Le grand pilote voulut bien à Paris, en septembre 1944, lire ces pages et les approuver intégralement.
  2. Viet : démarreur à air comprimé qui précéda les démarreurs électriques.