Œuvres - Tome VI.
CIRCULAIRE. À MES AMIS D'ITALIE


CIRCULAIRE


À MES AMIS D’ITALIE


À
L’OCCASION DU CONGRÈS OUVRIER


CONVOQUÉ À ROME
POUR LE Ier NOVEMBRE 1871


PAR LE PARTI MAZZINIEN[1]


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Mes chers amis,

Quiconque a lu la lettre véritablement perfide que Mazzini vient d’adresser aux représentants des ouvriers au Congrès de Rome[2] doit avoir compris désormais, s’il avait pu en douter jusqu’ici, que ce Congrès a été convoqué à Rome, à l’instigation de Mazzini, pour accomplir une surprise, un coup d’État, non révolutionnaire contre le système qui gouverne aujourd’hui l’Italie, mais réactionnaire contre les nouvelles idées et les nouvelles aspirations qui, depuis la glorieuse et féconde insurrection de la Commune de Paris, ont commencé à agiter d’une manière visible le prolétariat et la jeunesse de l’Italie.

Ai-je besoin de vous expliquer comment et pourquoi ces idées sont détestées de Mazzini ? Il l’a dit suffisamment lui-même dans tous les articles qu’il a publiés dans la Roma del Popolo, où il a calomnié sciemment la Commune de Paris, et notre belle et grande Association Internationale des Travailleurs, dont les principes et les actes, expression spontanée des aspirations populaires des multitudes d’Europe et d’Amérique, sont naturellement contraires à l’établissement en Italie de sa République théocratique, autoritaire et centralisée.

Mazzini s’est évidemment effrayé du nouveau mouvement qui se produit aujourd’hui en Italie. C’est en vain qu’il l’a combattu dans ses articles avec cette passion injuste et furieuse que vous savez, et qui a surpris et affligé jusqu’à ses partisans et à ses amis les plus intimes, dépassant dans ses injures et ses calomnies les journaux officiels de Versailles eux-mêmes.

Il avait espéré un moment que la grande autorité de son nom suffirait pour arrêter ce mouvement salutaire et fatal qui entraîne aujourd’hui tout ce qu’il y a de vivant en Italie, c’est-à-dire le prolétariat et la partie la plus intelligente et la plus généreuse de la jeunesse, à unir ses efforts à ceux de l’unique organisation qui, ne se proposant pas d’autre but que l’émancipation réelle et complète des masses, représente seule le mouvement révolutionnaire de l’Europe et de l’Amérique, — je veux dire de l’Association Internationale des Travailleurs, dans laquelle se confondent fraternellement les socialistes révolutionnaires de tous les pays, et dont les membres se comptent aujourd’hui par millions.

Elle est aujourd’hui combattue par tous les gouvernements, par tous les représentants religieux et profanes des intérêts réactionnaires politiques et économiques en Europe. Et elle est combattue avec non moins d’acharnement par Mazzini, parce que l’existence et la croissance formidable de l’Internationale détruisent et dissipent tous ses rêves ; parce qu’il voit l’Italie messianique et classique envahie par la barbarie étrangère ; parce qu’il veut élever autour d’elle une muraille, non de Chine, mais théologique, pour l’isoler du monde afin de pouvoir lui donner une « éducation nationale », fondée exclusivement sur les principes de sa nouvelle religion, et qui seule pourra la rendre capable d’accomplir, pour la troisième fois dans son histoire, la mission religieuse et mondiale qu’il a plu au Bon Dieu de lui infliger.

Mais laissons la plaisanterie, car la chose est très sérieuse.

Voyant que ses articles ne suffisaient pas pour arrêter le formidable courant, Mazzini s’est avisé d’un autre moyen ; et sur un mot d’ordre parti de Rome, plusieurs régions de l’Italie ont envoyé au Prophète et au Maître des adresses d’adhésion, condamnant Paris et la Commune comme l’avait fait Mazzini.

Ce fut là un fait grave et un scandale affligeant : des ouvriers italiens qui reniaient la fraternité internationale de leurs compagnons de misère, d’esclavage et de souffrance dans le monde entier, et qui calomniaient les nobles lutteurs, les martyrs de la Commune de Paris qui avaient fait leur révolution pour l’émancipation de tous ; et cela au moment même où les bourreaux de Versailles les mitraillaient et les fusillaient par centaines, les emprisonnaient, les insultaient et les torturaient par milliers, sans épargner les femmes et les enfants. Si ces adresses avaient été la fidèle expression des sentiments du prolétariat italien, c’eût été une infamie dont le prolétariat italien n’aurait jamais pu se laver, et qui aurait fait désespérer de l’avenir de ce pays. Heureusement il n’en était rien, car tout le monde sait de quelle façon ces adresses furent fabriquées.

Ce ne fut que la répétition d’un fait arrivé en Russie en 1863 au temps de la dernière insurrection polonaise. Les journaux dits patriotes de Saint-Pétersbourg et de Moscou maudissaient le soulèvement polonais, comme les journaux mazziniens ont maudit le soulèvement de la Commune de Paris. Ils dénonçaient l’alliance de tous les révolutionnaires d’Europe qui soutenaient la Pologne, comme les journaux mazziniens dénoncent aujourd’hui l’Internationale qui a soutenu la Commune de Paris, et qui, même lorsque celle-ci fut assassinée par les théologiens de Versailles, a eu le courage sublime de proclamer dans les pays les moins libres, comme en Allemagne sous le gouvernement militaire et triomphant de Bismarck, ses ardentes sympathies pour les principes et pour les héros de la Commune.

Seul le prolétariat italien se tut ; ou s’il a parlé, ce fut contre la Commune et contre l’Internationale. Mais ce n’est pas lui qui a parlé : c’est le monde officiel mazzinien qui a osé injurier et calomnier en son nom.

Comme en Russie, en 1863, des adresses rédigées en haut lieu et remplies d’invectives contre les malheureux mais toujours héroïques Polonais, et de bénédictions pour le tsar, partirent de Saint-Pétersbourg pour toutes les communes, villes et villages, avec recommandation aux autorités et aux prêtres de les faire, tant bien que mal, signer par le peuple ; de même en 1871, Rome, devenue le centre d’un double jésuitisme, — celui du pape et celui de Mazzini, — a recommandé à tout le personnel officiel mazzinien épars dans toutes les villes d’Italie, de suggérer et de dicter à toutes les associations ouvrières des adresses pleines d’invectives contre la Commune et contre l’Internationale, et de bénédictions pour Mazzini. Quelques associations ont signé ces adresses sans savoir ce qu’elles faisaient.

Mais ces adresses, isolées et en très petit nombre, ne produisirent aucun effet. Elles restèrent sans écho, enterrées dans les journaux mazziniens, que les partisans mêmes de Mazzini lisent plutôt par devoir que par plaisir. Alors Mazzini médita un grand coup, qui, s’il réussit, assurera sans doute, pour quelque temps au moins, à lui et à ses idées rétrogrades et liberticides, une espèce de pouvoir dictatorial en Italie.

Son plan est le suivant :

Il s’agit de réunir à Rome, — future capitale du monde, — le 1er novembre, un Congrès de représentants des ouvriers de toute l’Italie. Grâce aux intrigues des mazziniens, — intrigues qui sont impuissantes désormais à soulever l’Italie, mais qui sont très capables encore de favoriser partout la réaction, — répandus, et plus ou moins influents, dans toutes les villes d’Italie, on fera, on fait déjà, des efforts inouïs afin que les délégués envoyés à Rome par les associations ouvrières soient disposés à accepter la dictature de Mazzini. De cette façon on espère constituer un Congrès mazzinien, qui, au nom de douze millions de travailleurs italiens, devra prononcer l’anathème contre la Commune de Paris et contre l’Internationale, proclamer « Pensée nationale » le programme de Mazzini, et nommer une « Commission directrice », une espèce de gouvernement du prolétariat italien composé des mazziniens les plus aveuglément dévoués et soumis à la dictature absolue de Mazzini. Alors le prophète et son parti, forts de cette solennelle confirmation populaire, intimeront, non au gouvernement italien en présence duquel ils seront plus désarmés et impuissants que jamais, mais à la jeunesse italienne, aux rebelles de la libre-pensée, aux vrais révolutionnaires, aux athées, aux socialistes italiens, de courber la tête devant cette « Pensée nationale », sous peine d’être déclarés rebelles à la volonté du peuple, et traîtres à la patrie. Voilà le péril dont vous êtes menacés. Je sais bien qu’il n’est pas aussi grand pour vous que Mazzini se l’imagine. Je sais qu’il s’illusionne trop, comme toujours, sur les conséquences de ce Congrès, même à supposer que le résultat lui soit complètement favorable.

C’est qu’en vérité, en admettant que tout se passe comme il le désire, tout ce qui sera fait à Rome ne sera que fiction, et la réalité italienne, demeurant ce qu’elle est, continuera à être tout opposée aux rêves mazziniens.

Il est probable, au contraire, qu’après ce Congrès, par une sorte de réaction naturelle, le mouvement socialiste révolutionnaire devienne encore plus puissant en Italie.

Mais ce n’est pas là une bonne raison pour nous faire nous résigner philosophiquement au triomphe, même momentané, de Mazzini. D’abord, ce triomphe pourrait durer trop longtemps ; et puis, en règle générale, « il ne faut jamais permettre à ses ennemis de triompher, quand on a le pouvoir de les en empêcher ou au moins de diminuer leur triomphe ». Combattre son adversaire à outrance, et sans lui laisser jamais ni paix ni trêve, est une preuve d’énergie, de vitalité et de moralité, que tout parti vivant se doit à lui-même non moins qu’à tous ses amis. Un parti n’est digne de vivre, n’est capable de vaincre qu’à cette condition. Enfin, il y a une autre considération bien plus importante, et qui doit engager tous nos amis les plus ardents et les plus sincères à aller à Rome pour combattre Mazzini, ses calomnies et ses pernicieuses doctrines : c’est l’effet déplorable, funeste, que l’attitude de ce Congrès du prolétariat italien, si elle devait être conforme aux désirs de Mazzini, ne manquerait pas de produire en dehors de l’Italie, sur le prolétariat révolutionnaire du monde entier.

L’Italie, représentée cette fois non par son gouvernement ni par ses classes officielles et privilégiées, mais par des ouvriers délégués du peuple, se déshonorerait en prenant publiquement parti pour la réaction contre la révolution.

Imaginez quelles impressions devront éprouver les révolutionnaires socialistes de tous les pays, quand ils apprendront que ce Congrès populaire a injurié et maudit la Commune et l’Internationale, et que, en condamnant l’Italie à réaliser les idées de Mazzini, il a décidé de faire d’elle une nouvelle Chine théologique en Europe !

Voilà ce qu’il faut empêcher, ce que vous devez empêcher. Je vous dirai plus tard comment vous pourrez et devrez le faire ; pour le moment j’analyserai la circulaire de Mazzini.

Je n’ai jamais lu un écrit plus insinuant et plus perfidement jésuitique que celui-là. Il commence par faire des protestations de respect envers la volonté et la pensée spontanée du peuple :

Je ne m’arroge pas — dit Mazzini — le droit de vous diriger et de me constituer votre interprète (mensonge ! tout cet écrit tend vers ce seul but) ; trop d’hommes parlent aujourd’hui en votre nom et répètent la phrase impérieuse russe : « Il faut enseigner à l’ouvrier ce qu’il doit vouloir. » (Calomnie ! aucun socialiste russe n’a jamais dit cela, aucun socialiste révolutionnaire n’a pu le dire. C’est Mazzini, et non pas nous, qui enseigne les « devoirs », c’est-à-dire ce qu’on doit vouloir.) Mais il me semble — continue-t-il (écoutez ceci !) — que je puis vous dire ce que la partie bonne et sincèrement italienne de la nation attend de vous[3].

Que vous en semble ? Peut-on être plus jésuite, plus fourbe ? Mazzini ne veut pas diriger les ouvriers ; mais en même temps il leur déclare ce que les Italiens bons et sincères attendent d’eux.

N’est-ce pas là déclarer d’avance que, si les résolutions du Congrès sont contraires à ce que s’en promettent ces « bons », ou en sont seulement différentes, elles seront mauvaises et anti-italiennes ? Mais qu’entend-il donc par « diriger » ?

Et quelle est donc cette partie « bonne et sincèrement italienne » au nom de laquelle il se sent en droit de parler ?

Ce ne peut être certainement le prolétariat italien, attendu que les ouvriers délégués au Congrès doivent en connaître les aspirations et les désirs beaucoup mieux que Mazzini. Donc ce doit être la bourgeoisie italienne, à moins que ce ne soit le parti exclusivement mazzinien, c’est-à-dire Mazzini lui-même. Écoutons donc les conseils de Mazzini :

Il s’agit pour vous — dit-il — de ratifier de nouveau votre pacte, et de constituer, pour le représenter, une autorité qui ait la condition d’une vie vraie, forte et durable. Et c’est la chose la plus importante que vous puissiez faire. (Je le crois bien. Une autorité destructrice de toute liberté ! voilà au moins du mazzinianisme pur !) Du jour où vous l’aurez fait, commencera la vie collective des ouvriers italiens[4].

Donc la vie collective n’est pas dans la multitude populaire ; cette multitude, selon Mazzini, n’étant qu’un agrégat tout à fait mécanique d’individus, la collectivité n’existe que dans l’autorité, et ne peut être représentée que par elle. Nous en sommes toujours à cette maudite fonction de l’État, qui absorbe et concentre, en la détruisant, la collectivité naturelle du peuple, et qui probablement à cause de cela même est réputé la représenter, comme Saturne représentait ses fils à mesure qu’il les dévorait.

Vous aurez ainsi — continue Mazzini — constitué l’instrument pour marcher d’accord. (C’est-à-dire que vous vous serez donné un maître auquel appartiendra exclusivement toute initiative, et sans la permission duquel vous ne vous permettrez désormais aucun mouvement. Vous aurez transformé la totalité des ouvriers italiens en un instrument passif et aveugle aux mains du Prophète.) Et finalement vous pourrez alors (mais seulement alors, et pour cause) former avec vos frères des autres nations des liens d’alliance, que tous nous désirons et voulons (qui tous ? les mazziniens, selon le système ridicule, parce qu’impuissant, établi par l’Alleanza Repubblicana de Mazzini), mais du haut du concept national reconnu (c’est-à-dire conclu et accepté exclusivement par l’autorité centrale contre toute la masse ouvrière), et non en vous submergeant, individus, ou petits noyaux, dans de vastes sociétés étrangères mal organisées (c’est l’Internationale qui est visée), qui commencent à vous parler de liberté pour conclure inévitablement à l’anarchie et au despotisme d’un centre et de la ville dans laquelle ce centre est placé[5]. (L’anarchie, c’est nous, les partisans de l’abolition de l’État dans l’Internationale ; le despotisme, ce sont les internationaux allemands et le Conseil général de Londres, partisans de la centralisation, de l’État populaire.)

Mazzini aime le despotisme, il est trop prophète, trop prêtre, pour ne pas l’adorer ; seulement, par une concession à l’esprit moderne, il l’appelle « liberté ». Mazzini veut le despotisme de Rome, mais non celui de Londres ; mais nous, qui ne sommes ni prêtres, ni prophètes, nous repoussons également celui de Londres et celui de Rome.

Tout ce paragraphe vise évidemment à rendre impossible l’établissement de l’Internationale en Italie. Il interdit positivement, tant aux individus qu’aux associations ouvrières locales, de s’affilier à l’Internationale et de fraterniser directement avec elle : il n’accorde ce droit qu’à l’autorité directrice et centrale — que le bon Dieu la bénisse et que le diable l’emporte ! — qui sera instituée à Rome ; ce qui réduit nécessairement à rien l’autonomie, l’initiative, la vie spontanée, la pensée et l’action, en un mot la liberté, de toutes les associations locales et de tous les ouvriers italiens pris individuellement.

Quant à l’alliance avec l’Internationale, il n’y a pas de danger qu’une « Commission Centrale », inspirée et dirigée par Mazzini, fraternise avec cette association étrangère, qui professe des principes diamétralement opposés à ceux du Prophète italien. Il en résultera nécessairement l’isolement absolu du prolétariat italien, tenu en dehors de l’immense mouvement solidaire du prolétariat de l’Europe et de l’Amérique.

Et c’est précisément là ce que veut Mazzini. Ce sera la mort de l’Italie, mais en même temps ce sera le triomphe du Dieu mazzinien.

Craignant évidemment que quelque élément anti-mazzinien, que quelque pensée socialiste ou athée, ne pénètre dans le Congrès, Mazzini prend ses précautions. Il conseille de rédiger un ordre du jour progressiste, — ce mot « progressiste », à cette place, est véritablement ridicule, et il n’est évidemment employé que pour jeter de la poudre aux yeux des ouvriers, et pour répéter une fois de plus une des expressions favorites de la sacro-sainte théologie mazzinienne, — donc, un ordre du jour progressiste, qui aura pour objet d’exclure des discussions du Congrès toutes les questions religieuses, politiques et sociales : attendu que Mazzini croit n’avoir pas encore magnétisé suffisamment les ouvriers italiens et, par conséquent, craint de les voir n’obéir qu’à leurs instincts naturels et prendre parti pour la liberté contre le mensonge de la théologie mazzinienne.

Que quelques-uns d’entre vous — dit-il — formulent un ordre du jour progressiste, qui exclura, jusqu’à ce que le but (c’est-à-dire l’institution de la dictature mazzinienne) ait été atteint, toute discussion relative à des doctrines religieuses, politiques et sociales, sur lesquelles un Congrès, aujourd’hui, ne peut décider que par des déclarations inconsidérées et ridicules par leur impuissance. Une fois le but atteint, une fois achevée l’organisation interne de votre classe (la subordination absolue des ouvriers italiens à la dictature de Mazzini), vous discuterez, si vous en avez le temps, ce que vous voudrez.

Ce « si vous en avez le temps » est délicieux. Encore un tour de passe-passe vraiment stupéfiant ! Et toute la tactique de Mazzini n’est pas autre chose, comme je le démontrerai dans la série d’écrits que j’ai entreprise contre lui, qu’un jeu continuel d’escamotage, tendant à faire triompher, grâce au suffrage universel et à la puissance du bras populaire, un système théocratique autoritaire, absolument opposé aux instincts, aux besoins, à toutes les aspirations du peuple, et à créer, au nom du peuple et à ses dépens, un instrument d’oppression contre lui-même.

Si vous n’en avez pas le temps, vous laisserez à l’Autorité centrale le soin d’étudier les questions qui vous paraîtront importantes[6].

Est-ce assez clair ? Toutes les questions de principe seront résolues par la Commission Centrale, premier essai de l’État-Église mazzinien. La masse populaire, c’est-à-dire les associations locales, ne doit ni raisonner ni discuter : elle doit obéir et croire. C’est la vie de tous absorbée et faussée au centre, paralysée et morte sur toute la périphérie ; ainsi le veut le Dieu de Mazzini, qui éteint et dévore l’Italie.

Le pays (lisez : la bourgeoisie) vous regarde, — continue Mazzini, — inquiet, attentif, sévère (je le crois bien, que cette bourgeoisie a l’air sévère, puisqu’elle a pour représentants et anges gardiens les gendarmes) ; s’il trouve dans votre Congrès, comme dans les autres Congrès tenus hors de l’Italie, une tempête d’opinions divergentes (c’est-à-dire la vie, l’énergie, la passion de la pensée et de la volonté vivantes, ce que l’Italie avait à un si haut degré à l’époque de sa plus grande prospérité, au moyen âge, quand elle était vivante), la témérité effrénée des longs discours (mensonge ! dans les Congrès de l’Internationale, personne n’a le droit de parler plus d’un quart d’heure et plus de deux fois sur le même sujet) inutiles et sur des questions superficiellement traitées (autre mensonge ! Toutes les questions qui se traitent dans nos Congrès sont annoncées toujours trois mois avant le Congrès par le Conseil général, après que celui-ci a pris l’avis de toutes les nations ; puis les associations locales de tous les pays étudient et discutent ces questions pendant trois mois de suite, de façon que leurs délégués viennent presque toujours au Congrès avec des mandats impératifs. Défendre aux associations locales et aux Congrès populaires de discuter les questions les plus importantes et les plus vitales, c’est déclarer — chose d’ailleurs conforme au programme de Mazzini — que le peuple est incapable de les comprendre, et qu’il doit s’en remettre avec une foi aveugle aux décisions de la sacro-sainte autorité), le pays (c’est-à-dire la bourgeoisie, la tourbe des lâches privilégiés qui dépouillent et oppriment le peuple), vous tenant pour tout à fait inexpérimentés et malavisés, jugera prématurée (c’est-à-dire très dangereuse pour ses privilèges) l’entrée en ligne de votre élément[7].

Mais ce qui suit est vraiment magnifique et nous donne la mesure du jésuitisme de Mazzini. Après avoir interdit au Congrès de discuter les questions religieuses, politiques et sociales, et tout cela dans le dessein évident d’empêcher les anti-mazziniens d’exposer leurs idées, voilà qu’il recommande aux délégués du Congrès de faire deux « petites déclarations », qui doivent d’un seul coup résoudre ces questions dans un sens exclusivement mazzinien. C’est là un vrai tour de force d’habileté politique et théologique ! Écoutez :

Deux seules déclarations me semblent, comme préambule d’ordre et instruction générale donnée à l’autorité que vous devez élire (et qui est choisie depuis beau temps déjà dans la pensée du Comité secret mazzinien. Quel jésuitisme ! Une instruction générale que l’autorité mazzinienne a faite elle-même par le moyen d’un Congrès mazzinien ! Peut-on se moquer avec plus de fourberie et d’impudence de la bonne foi populaire ? Despotisme politique doublé d’hypocrisie religieuse — une vraie tactique de Tartufe !), exigées par les circonstances insolites dans lesquelles se trouve une grande partie de l’Europe. (Il s’agit donc d’opposer l’Italie comme digue réactionnaire au mouvement révolutionnaire de l’Europe. Mais alors tous les souverains d’Europe s’empresseront de commander le portrait de Mazzini, et après sa mort la sainte Église catholique l’adorera comme un saint.)

Il ne faut pas se faire d’illusions : le pays (la bourgeoisie, la Consorteria), qui commençait à regarder avec faveur vos progrès (où et quand la bourgeoisie a-t-elle jamais montré cette faveur ? Peut-être quand la Consorteria et le gouvernement ont introduit leurs affidés, ou leurs créatures, — préfets, policiers, canaille titrée officielle ou officieuse, — comme membres honoraires, dans toutes les associations ouvrières d’Italie ? En dehors de cette corruption systématique des associations ouvrières, quelle autre faveur leur a-t-on jamais témoignée ? Aucune, et Mazzini ne le sait que trop. Pourquoi donc ment-il ?), et à soumettre à un examen attentif ce qui s’écrivait, par nous et par d’autres, en faveur de votre juste et inévitable élévation (voilà encore un mensonge impudent, une odieuse effronterie. Tout le monde en Italie ne sait-il pas que les personnages officiels, et la bourgeoisie italienne, et Mazzini lui-même avec eux, n’ont commencé à se préoccuper de la question sociale que depuis l’insurrection de la Commune de Paris, et seulement grâce à la terreur salutaire que l’expansion toujours croissante de l’Internationale inspire à tous les privilégiés ? S’il n’y avait pas eu d’autres manifestations socialistes que les pauvres écrits de Mazzini, anti-socialistes au suprême degré, remplis d’illusoires promesses et de tromperies pour le peuple et de réelles consolations pour les riches bourgeois, personne ne se soucierait du mouvement du prolétariat, comme personne ne s’en était soucié auparavant. Et Mazzini ose réclamer pour lui et pour les siens l’honneur d’un fait qui est dû uniquement à l’action de cette Commune et de cette Internationale qu’il combat ! Quelle nature de théologien !), depuis les derniers événements de France (les seuls qui aient éveillé non l’intérêt moral, mais l’attention terrifiée du « pays » sur la question prolétaire), est en voie de reculer effrayé et disposé à appuyer la sotte et immorale théorie de la résistance, plus ou moins adoptée, à votre dommage, par tous les gouvernements[8].

On voit maintenant clairement que c’est la classe privilégiée que Mazzini appelle le « pays », puisqu’il confesse que ce « pays » commence lâchement à se mettre du côté de la réaction gouvernementale. Et c’est donc de ce « pays » officiel que Mazzini ose dire : « Le pays vous regarde inquiet, attentif » ? et c’est pour conjurer la terrible sévérité gendarmesque de cette vile canaille qui pour Mazzini constitue le « pays », et de laquelle il se constitue aujourd’hui lui-même le représentant, que le prolétariat d’Italie devra renier ses frères de la Commune de Paris et de l’Internationale, dont l’héroïsme et la puissance ont enfin réussi à secouer l’indifférence méprisante des bourgeois ? Et pour faire quoi ? Pour rendre aux bourgeois, par l’adoption du socialisme mazzinien, toute la sécurité qu’ils ont perdue, et qui leur est nécessaire pour jouir en paix de leurs privilèges. Mais véritablement l’odieux le dispute au ridicule dans ces paroles de Mazzini !

Une sauvage irruption je ne dirai pas de doctrines, mais d’arbitraires et irrationnelles négations de démagogues russes, allemands, français, est venue annoncer que pour être heureuse l’Humanité doit vivre sans Dieu, sans Patrie, sans propriété individuelle, et, pour les plus logiques et les plus hardis, sans la sainteté collective de la famille à l’ombre de la maison municipale de chaque commune ; et ces négations ont trouvé, soit par un désir insensé de nouveauté, soit par la fascination qu’a exercée la force déployée par les sectaires de Paris, un écho dans une minorité de notre jeunesse[9].

Voilà une dénonciation formelle, devant le prolétariat, contre l’élite de la jeunesse italienne. L’intention en est évidente. Du moment que cette jeunesse ne veut plus servir d’organe à la propagande des idées mazziniennes, Mazzini s’ingénie à la discréditer en la dépeignant comme athée, anti-patriote, ennemie de la propriété individuelle, de la famille, etc., sans s’apercevoir, sans même soupçonner, que ces idées couvent déjà depuis un certain temps dans les masses prolétaires, et qu’elles ne manqueront pas de s’y développer toujours plus. Et tout cela pour empêcher l’unique chose qui pourra sauver l’Italie, l’union de cette jeunesse avec le peuple.

L’Humanité regarde et passe (quelle belle phrase ! Qui est donc cette Humanité, s’il vous plaît ? Mazzini, Petroni, Saffi, Brusco, etc. ; seulement ils ne « passent » pas, mais s’arrêtent pour nous injurier et nous calomnier), mais la tiède, hésitante, tremblante, crédule génération bourgeoise de nos jours (le « Pays » !) s’effraie du moindre fantôme. La portion possédante (ah ! ah !) du Pays, depuis le grand propriétaire jusqu’au propriétaire d’une boutique, commence à suspecter dans tout mouvement ouvrier une menace aux capitaux (et elle a raison de le suspecter, parce qu’il n’y a pas d’émancipation possible du prolétariat sans un changement radical dans les rapports du capital et du travail), provenant parfois de l’héritage, plus souvent du travail (mensonge ! à moins que ce travail n’ait consisté à exploiter le travail du prolétariat ; mais dans ce cas les banquiers, les voleurs et les brigands travaillent eux aussi, et travaillent assidûment, et les députés au parlement sont aussi de zélés travailleurs), et elle a droit à être rassurée[10].

Mazzini s’est évidemment chargé de cette tâche, et il l’accomplit très bien ; si bien que, tant que les masses se laisseront diriger par lui, la bourgeoisie pourra dormir tranquillement sur les deux oreilles. Mais par contre, et en raison de cela même, le prolétaire restera un misérable esclave, sans autre soulagement que les lettres de change sur le ciel que lui donnera Mazzini.

Mais je sais — continue-t-il — que ces théories insensées ne sont pas les vôtres (il sait tout, ce bon saint !), et c’est pourquoi je vous dis : Il importe au progrès de votre mouvement ascendant (vers l’absurdité mazzinienne) et au Pays (la tiède, hésitante et tremblante bourgeoisie !) que vous le déclariez, il importe que tous sachent que vous vous séparez des hommes qui les prêchent (c’est-à-dire de la Commune de Paris, de l’Internationale, et de cette partie intelligente et généreuse de la jeunesse italienne qui seule, sans arrière-pensée, s’est vouée à la cause du peuple ; et que le peuple se jette aveuglément, stupidement, réactionnairement, par un espèce de suicide monstrueux, en se condamnant lui-même, et ses fils avec lui, à une misère et à un esclavage perpétuels, dans les bras saintement réactionnaires de Mazzini), qu’au sommet de votre foi se lit le mot sacré de « Devoir » (c’est-à-dire toute la théologie mazzinienne avec son socialisme mensonger), que vous visez à préparer l’avenir, et non à bouleverser le présent par la violence (la violence n’est permise que pour renverser le gouvernement actuel afin de le remplacer par un gouvernement mazzinien).

Et une seconde déclaration, impliquée déjà dans votre pacte de fraternité, devrait, me semble-t-il, réaffirmer que vous ne séparez pas le problème économique du problème moral (l’Internationale sépare si peu ces deux problèmes, qu’elle proclame le second une conséquence inséparable et immédiate du premier), que vous vous sentez avant tout des hommes italiens (il aurait fallu dire qu’étant des Italiens, ce que personne ne pourrait nier, vous vous sentez et vous voulez être avant tout des hommes) ; que, bien qu’appelés par vos circonstances à vous occuper plus spécialement d’une amélioration de conditions pour votre classe (voilà tout le socialisme de Mazzini !), vous ne pouvez ni ne voulez rester étrangers et indifférents à toutes les grandes questions qui embrassent l’universalité de vos frères (bourgeois) et le progrès collectif de l’Italie[11].

C’est pour cela, probablement, que Mazzini interdit au Congrès ouvrier de discuter les grandes questions religieuses et politiques. Au premier aspect, cette seconde déclaration proposée par Mazzini ne semble rien présenter de déraisonnable ; mais en y regardant de plus près, on y découvre un nouveau piège. Quelles sont les grandes questions qu’il place en dehors de la question économique, comme si elles lui étaient parfaitement étrangères, et comme si elles devaient intéresser les autres classes plus que les masses ouvrières ?

Ce sont la question religieuse et la question politique ; mais, résolues en dehors de la question économique, ces deux questions ne peuvent être résolues que contre le prolétariat, comme cela est toujours arrivé en réalité jusqu’à présent.

L’Internationale, elle, traite ces questions, et Mazzini ne peut lui pardonner tant d’audace ; mais elle les traite comme des questions inséparables de la question économique, et il en résulte qu’elle les résout en faveur du prolétariat.

L’Internationale ne repousse pas la politique d’une façon générale ; elle sera bien forcée de s’en mêler tant qu’elle sera contrainte de lutter contre la classe bourgeoise. Elle repousse seulement la politique bourgeoise et la religion bourgeoise, parce que l’une établit la domination spoliatrice de la bourgeoisie et que l’autre la sanctifie et la consacre. La bourgeoisie est sacrée. Ce que veut Mazzini, c’est atteler le prolétariat au char de la politique bourgeoise, et c’est ce que nous ne voulons pas du tout.

Mais, — continue Mazzini, — une fois confirmé de nouveau le pacte de fraternité, et faites ces deux déclarations, dont l’une vous sépare du mal (de la Commune, de l’Internationale, de la révolution mondiale), et l’autre rattache vos destinées à celles de l’Italie (à la politique autoritaire, théologique et bourgeoise), l’organisation intérieure, je l’espère, aura toute votre sollicitude.

Constituez à Rome une Commission Directrice Centrale (le gouvernement, l’État-Église du prolétariat) de cinq ouvriers pris parmi les meilleurs d’entre vous.

Élisez un Conseil composé de trente membres ou plus, choisis parmi les délégués des diverses localités représentées au Congrès et adhérentes au pacte, et auxquels sera confié le soin de veiller, chacun de la ville où il habite, sur les actes de la Commission Directrice[12].

Voilà une très sérieuse vigilance, ne trouvez-vous pas ? Une Commission Centrale munie de pleins pouvoirs pour résoudre toutes les questions, même celles de principe, une quasi-dictature, résidant à Rome ; et pour la surveiller, un Conseil composé de quelques dizaines d’ouvriers dispersés dans toutes les villes d’Italie, et privés par conséquent de tout moyen de s’entendre. Il est vrai que pour les questions les plus importantes la Commission Centrale a le devoir de les convoquer ; mais comme les convocations coûteront cher, et que les ouvriers en général et les ouvriers italiens en particulier ne sont point riches, il est certain que le Conseil ne sera jamais convoqué. Mazzini abandonne, pour les affaires courantes, au Conseil le droit de faire des propositions, pourvu toutefois que l’initiative en soit prise par un nombre déterminé de conseillers : ce qui suppose entre eux une correspondance continuelle et impossible pour des ouvriers. Évidemment tout ce que Mazzini propose pour limiter et surveiller le pouvoir dictatorial de la Commission Centrale est dérisoire, et la dictature subsiste dans son intégrité.

Mazzini propose, en outre, la création d’une publication hebdomadaire dirigée par la Commission, et organe officiel des travaux et des vœux de la classe ouvrière (c’est-à-dire la fondation d’un journal au moyen duquel, au nom des ouvriers d’Italie, Mazzini imposera dorénavant à toute la démocratie italienne sa politique théologique comme la pensée nationale).

Telle me paraît, pour aujourd’hui, — conclut Mazzini, — devoir être votre tâche. La mienne, si vous élisez la Commission, sera de déposer entre ses mains (et pourquoi pas entre celles du Congrès ?) le compte-rendu de la souscription ouverte par moi pour vous, et de lui présenter les suggestions que le cœur et l’esprit m’inspireront[13].

Voilà le dernier mot : Mazzini dictateur, et dans ses mains toute la classe ouvrière de l’Italie duement emmaillottée, paralysée, annihilée au profit de la Commission Directrice, dirigée elle-même par Mazzini et devenue un instrument de réaction théocratique républicaine.

Viennent enfin les phrases consacrées sur le substantif Amour et le verbe Aimer, déclinés et conjugués de toutes les manières, et le tour de passe-passe est accompli.

Mais entendons-nous bien, chers amis. J’ai accusé et j’accuse encore Mazzini de fourberie ; mais ce n’est pas en tant qu’individu, c’est en tant que politique et théologien. Comme individu, Mazzini reste toujours l’homme le plus pur, l’homme sans tache, incapable de faire la plus petite chose, non seulement injuste et vile, mais même généralement permise pour la satisfaction soit de ses intérêts propres, soit de sa vanité, soit de son ambition personnelle. Mais comme homme politique et comme théologien, c’est un fourbe au degré superlatif, peut-être parce que la politique et la théologie ne peuvent pas exister sans fourberie. Il croit donc devoir faire ce sacrifice pour le triomphe de son Dieu.

Résumons en quelques mots les propositions qu’il fait aux ouvriers de l’Italie :

1° Il leur propose de se déshonorer et de s’isoler du monde entier, de se séparer de la révolution, en prononçant solennellement l’anathème contre la Commune de Paris et contre l’Internationale. En compensation, remarquez-le, il ne leur permet même pas de se prononcer pour la République, et leur impose cette phrase ambiguë : « qu’ils ne prennent pas parti dans toutes les grandes questions politiques et morales qui agitent le pays » ;

2° Il propose aux ouvriers de l’Italie de s’anéantir eux-mêmes en renonçant à leurs pensées, à leur vie, au profit d’une Commission Centrale qui sera dirigée exclusivement par Mazzini.

Conséquences :

a) Le Congrès de Rome déshonorera l’Italie et la jettera dans le parti de la réaction contre la révolution ;

b) Il creusera un abîme entre la jeunesse avancée et révolutionnaire et le prolétariat de l’Italie, au grand détriment de l’un et de l’autre ;

c) Il paralysera tout mouvement de pensée et d’action, toute manifestation de vie spontanée au sein des masses ouvrières, attendu que le mouvement et la vie ne sont possibles que là où existe la pleine autonomie des associations locales ; et l’organisation intérieure proposée par Mazzini n’a évidemment pas d’autre but que de détruire cette autonomie, et de créer un monstrueux pouvoir dictatorial concentré à Rome entre ses mains. Une association locale ne pourra donc, dorénavant, ni entreprendre, ni discuter, ni vouloir, ni penser, sans la permission de cette néfaste autorité centrale. Elle n’aura pas même le droit de faire une proposition au centre, puisque ce droit appartient exclusivement aux trente membres du Conseil de vigilance. Elle aura encore bien moins le droit, je ne dis pas de se mettre en relation immédiate et directe avec des associations ouvrières d’autres pays, mais même de leur exprimer sa sympathie, attendu que ce droit n’appartient qu’à la Commission exécutive, et que l’Internationale aura été frappée d’anathème par le Congrès de Rome. Que restera-t-il donc aux associations locales ? L’insignifiance, la nullité, la corruption, la mort. Elles pourront bien, comme par le passé, se divertir par la pratique d’un peu de secours mutuels, et de tentatives de coopération de production et de consommation qui finiront par les dégoûter de toute association ;

d) Mais en compensation il donnera une grande puissance, au moins momentanée, à Mazzini, puisque le Congrès a pour but principal de transformer toute la masse ouvrière de l’Italie en un instrument passif et aveugle entre les mains du parti mazzinien pour chasser de la jeunesse italienne la libre-pensée et l’action révolutionnaire. C’est le dernier mot de ce Congrès.

Et maintenant je me demande : La jeunesse italienne laissera-t-elle faire ?

Non ; elle ne pourrait pas laisser faire sans être traîtresse, stupide, lâche ; sans se condamner elle-même à la plus honteuse et ridicule impuissance, sans se rendre complice, à tout le moins, d’un délit de lèse-patrie et de lèse-humanité.

Jusqu’à présent la jeunesse italienne s’est laissé paralyser par le respect, certainement légitime, que lui inspire la grande personnalité de Mazzini. Depuis longtemps déjà elle a repoussé les théories religieuses du Prophète ; mais elle a cru pouvoir séparer la religion de Mazzini de sa politique. Elle s’était dit : « Je repousserai ses fantasmagories mystiques ; mais je n’en obéirai pas moins à sa direction politique », sans comprendre que toute la politique du Patriote n’a jamais été et ne sera jamais autre chose que la traduction de la pensée religieuse du Prophète sur le terrain des faits.

Dans le fond, il n’y a rien de commun entre le programme de la jeunesse et du prolétariat, et le programme mazzinien. Le premier cherche naturellement la liberté et le développement de la prospérité dans la fédération ; le second cherche la grandeur et la puissance de l’État dans la centralisation ; le premier est socialiste, le second est théologien et bourgeois. Les buts étant si différents, comment les méthodes et les moyens d’action pourraient-ils jamais être identiques ?

Mazzini est avant tout l’homme de l’autorité.

Il veut, sans doute, que « les multitudes soient heureuses », et il exige de l’autorité qu’elle s’occupe sérieusement non seulement de leur éducation au point de vue de l’idéal éternel, mais encore, autant que possible, de leur prospérité matérielle ; mais il veut aussi que cette prospérité matérielle descende du haut en bas, de l’initiative de l’autorité sur les masses. Il n’accorde pas à celles-ci d’autre capacité, d’autre droit, que de choisir soit directement, soit indirectement, l’autorité qui doit les gouverner, le droit de se donner un maître, parce qu’il ne comprend pas et ne comprendra jamais que les masses puissent vivre sans maître.

Cela répugne à tous ses instincts religieux et politiques, qui sont bourgeois. Dans son système, je le sais bien, le maître ne sera pas individuel, mais collectif ; et les membres de cette collectivité gouvernante pourront être changés et remplacés par des membres nouveaux. Tout cela peut avoir un très grand intérêt pour les personnes et pour les classes qui pourront raisonnablement aspirer à être tôt ou tard appelées à faire partie du gouvernement ; mais pour le peuple, pour les masses populaires, ces changements n’auront jamais une importance réelle. On pourra bien changer les personnes qui constitueront ou représenteront l’autorité collective de la république ; mais l’autorité, le maître, resteront toujours. C’est lui, le maître, que le peuple déteste instinctivement, et qu’il a raison de détester : parce que qui dit « Maître » dit domination, et qui dit domination dit exploitation. La nature de l’homme est ainsi faite que si on lui donne la possibilité de faire le mal, c’est-à-dire d’alimenter sa vanité, son ambition, sa cupidité aux dépens d’autrui, il le fera. Nous sommes certainement des socialistes et des révolutionnaires sincères : eh bien, si on nous donnait le pouvoir et que nous le conservassions quelques mois seulement, nous ne serions plus ce que nous sommes maintenant. Comme socialistes, nous sommes convaincus, vous et moi, que le milieu social, la position, les conditions d’existence sont plus puissants que l’intelligence et la volonté de l’individu le plus fort et le plus énergique, et c’est pour cette raison, précisément, que nous demandons l’égalité non naturelle, mais sociale, des individus, comme condition de la justice et comme base de la moralité ; et c’est pour cela encore que nous détestons le pouvoir, tout pouvoir, comme le peuple le déteste.

Mazzini adore le pouvoir, l’idée du pouvoir, parce qu’il est bourgeois et théologien. Comme théologien, il ne comprend pas d’ordre qui ne soit ordonné et établi d’en haut ; comme politique ou bourgeois, il n’admet pas que l’ordre puisse être maintenu dans la société sans l’intervention active, sans le gouvernement, d’une classe dominante, de la bourgeoisie. Il veut l’État ; donc il veut la bourgeoisie. Il doit la vouloir, et, si la bourgeoisie actuelle cessait d’exister, il devrait en créer une nouvelle. Son inconséquence consiste à vouloir maintenir la bourgeoisie, et à vouloir en même temps que cette bourgeoisie n’opprime et n’exploite pas le peuple ; et il s’obstine à ne pas comprendre que la bourgeoisie n’est la classe dominante et exclusivement intelligente que parce qu’elle exploite et affame le peuple ; et que du moment où le peuple serait riche et instruit comme elle, elle ne pourrait plus dominer, et il n’y aurait plus de possibilité de gouvernement politique, parce que ce gouvernement se transformerait alors en une simple administration des affaires communes.

Mazzini ne comprend rien de tout cela, parce qu’il est idéaliste, et l’idéalisme consiste justement à ne jamais comprendre la nature et les conditions réelles des classes, mais à les fausser toujours en y introduisant une idée favorite quelconque. L’idéalisme est le despote de la pensée, comme la politique est le despote de la volonté. Seuls le socialisme et la science positive savent respecter la nature et la liberté des hommes et des choses.

Mazzini est donc anti-révolutionnaire par toute sa nature et par toute la tendance de ses sentiments et de ses idées ; et il a bien raison de reprocher à la jeunesse de l’accuser injustement en prétendant qu’il a changé, qu’il se met aujourd’hui en contradiction avec ses doctrines révolutionnaires. Non, il n’a pas changé, car il n’a jamais été révolutionnaire. Tant pis pour la jeunesse, si, — perdue dans les minuties de la conspiration mazzinienne éternellement avortée, et se payant du mot « République », qui peut signifier aussi bien esclavage que liberté du peuple, et qui dans le système mazzinien est tout à fait le contraire de la liberté, — elle ne s’est jamais donné la peine jusqu’à présent d’étudier plus sérieusement les écrits de Mazzini. Si elle l’eût fait, elle se serait convaincue que dès le début de sa propagande, Mazzini a été un ardent théologien, c’est-à-dire un adversaire absolu de l’émancipation réelle des masses populaires, un anti-révolutionnaire absolu.

Pour cette raison, dans tous les mouvements qu’il a je ne dirai pas accomplis, — parce qu’il n’en a véritablement accompli aucun, et pour cause, — mais seulement entrepris, Mazzini a toujours soigneusement évité de faire directement appel aux masses populaires. Il aurait consenti à subir le joug des Autrichiens et des Bourbons, et même du pape, plutôt que de faire appel contre eux aux passions du prolétariat. Et c’est là, selon ma ferme conviction, la cause principale de toutes ses douloureuses défaites. Il est grandement temps de le constater : à l’exception du magnifique soulèvement de l’Italie en 1848, dont le commencement si glorieux et la fin si déplorable furent dus bien plus au sentiment national, d’abord, et ensuite à la défaite de la révolution en France, qu’à la conspiration mazzinienne, et à l’exception encore de la guerre victorieuse de Garibaldi en Sicile et à Naples en 1860, guerre au succès de laquelle Cavour, comme vous le savez, ne fut pas étranger, aucun des soulèvements, aucune des expéditions et des prises d’armes dont l’initiative ait appartenu en propre à Mazzini n’a jamais réussi.

Son immense mérite est d’avoir maintenu vivant dans la jeunesse italienne le feu sacré pendant quarante ans ; de l’avoir formée, non pour la révolution, mais pour la lutte héroïque, et toujours inégale, contre les oppresseurs politiques de l’Italie, indigènes et étrangers, — contre les ennemis de son unité encore plus que de sa liberté. Sous ce rapport, mes chers amis, vous êtes tous ses fils, ou plutôt ses petits-fils, puisque la génération de ses fils est presque disparue, — les uns étant morts, les autres vivants mais corrompus, et très peu étant restés intacts, — et personne mieux que moi ne comprend le sentiment profond de reconnaissance et de piété que vous éprouvez tous pour Mazzini.

Seulement je vous prie de remarquer qu’il vous a élevés et formés à sa propre image : c’est déjà beaucoup, en effet, que vous commenciez aujourd’hui, non sans peine, à devenir révolutionnaires contre lui, et la majeure partie d’entre vous hésite encore. Il vous a élevés à combattre pour l’Italie, et à mépriser le peuple d’Italie ; non pas le peuple théologique et fictif, dont il parle toujours, mais les multitudes vivantes et réelles, si misérables et si ignorantes, et « pourtant si intelligentes dans leur misère et leur ignorance ».

Vous avez beau être jeunes et ardents, le système politique et soi-disant révolutionnaire qu’il vous a inoculé demeure encore comme un mal héréditaire dans la moelle de vos os, et pour l’en expulser il vous faudra beaucoup de bains dans la vie populaire. Ce système se résume en deux mots : « Tout pour le peuple ; rien par le peuple ». Dans ce système, la révolte contre l’ordre de choses établi, et la conspiration pour organiser cette révolte, doivent être faites — et le sont réellement — par la jeunesse bourgeoise, avec la participation très faible de quelques centaines d’ouvriers des villes. La masse du prolétariat, et spécialement le peuple des campagnes, doit en être exclue, parce qu’elle apporterait dans ce système idéal la barbarie de ces passions rudes et réelles qui pourraient déconcerter les petites idées d’une jeunesse généreuse, mais bourgeoise de la tête aux pieds. Du moment qu’on projette une révolution anodine, ayant pour but bien déterminé de substituer à l’autorité existante une nouvelle autorité, il est nécessaire de conserver à tout prix la passivité des masses, qui ne doivent pas perdre la précieuse habitude d’obéir, et la bonne humeur et la sécurité des bourgeois, qui ne doivent pas cesser de commander et de dominer. Par conséquent il faut éviter à tout prix la question économique et sociale.

Et en effet qu’avons-nous vu ? Les mouvements spontanés des multitudes populaires — et des mouvements très sérieux, comme ceux de Palerme en 1866, et celui encore plus formidable des paysans de beaucoup de provinces contre la loi inique du macinato[14] — n’ont trouvé aucune sympathie, ou bien peu, dans cette jeunesse révolutionnaire d’Italie. Si ce dernier mouvement eût été bien organisé et dirigé par des hommes intelligents, il aurait pu produire une formidable révolution. Faute d’organisation et de chefs, il n’a abouti à rien.

Mais un an plus tard, la jeunesse italienne, inspirée et dirigée par Mazzini, a pris sa revanche. Par le nombre des hommes engagés et par les sommes dépensées, ce fut peut-être une des plus formidables conspirations que Mazzini ait préparées. Eh bien, elle a misérablement échoué. Sur divers points du pays se sont levées des bandes de centaines de jeunes audacieux, et ces bandes se sont dissoutes non devant les troupes royales, mais devant l’indifférence profonde du peuple des campagnes et des villes. Cette issue fatale, mais naturelle, aurait dû ouvrir les yeux, non de Mazzini, qui ne les ouvrira jamais, mais de la jeunesse italienne qui, étant jeune, peut les ouvrir encore.

Ce n’est pas toutefois sur ce terrain de la pratique qu’elle a commencé à se séparer de Mazzini, mais sur celui de la théorie, grâce au développement de la libre-pensée. Je ne vous dirai pas ce que vous savez bien, à savoir comment sur tous les points de l’Italie se sont formés spontanément des groupes de libre-penseurs bourgeois. Mais, chose étrange en vérité, bien qu’ils se fussent émancipés intellectuellement du joug du Maître et du Prophète, la majeure partie d’entre eux continua et continue encore à subir le joug politique de Mazzini.

« Qu’il nous laisse notre libre-pensée, disent-ils encore aujourd’hui, et nous ne demandons pas mieux que de nous laisser diriger par son génie patriotique et révolutionnaire, par son expérience, dans la conspiration et dans les luttes pour la république. »

Et ils ne comprennent pas qu’il est impossible d’être réellement « libre-penseur » sans être en même temps largement socialiste ; qu’il est ridicule de parler de « libre-pensée » et de vouloir en même temps la république unitaire, autoritaire et bourgeoise de Mazzini.

Dans cette occasion aussi, Mazzini se montre logique, et beaucoup plus logique que la jeunesse qui s’appelle matérialiste et athée. Il a compris d’emblée que cette jeunesse-là ne pouvait pas et ne devait pas vouloir sa république à lui. Dans l’article « Tolérance et Indifférence », qu’il vient de publier dans le numéro 34 de La Roma del Popolo, il nous a dit clairement qu’il consentirait à passer la question sociale sous silence. Cela prouve qu’il a assez de perspicacité pour comprendre qu’on ne peut être matérialiste et athée sans être en même temps largement socialiste.

Ce n’est pas la logique de son propre développement qui a commencé à faire ouvrir les yeux à la jeunesse italienne : c’est l’insurrection et la révolution de la Commune de Paris d’abord, et ensuite la malédiction et la persécution unanime et furieuse de tous les gouvernements et de toutes les réactions de l’Europe, sans excepter Mazzini et le parti mazzinien, contre l’Internationale.

Sous ce rapport Mazzini nous a rendu un service immense. Il a démontré que du moment qu’elle s’était séparée de lui par la pensée, la jeunesse devait s’en séparer également dans l’action ; il l’a excommuniée, et il a eu mille fois raison. Il a été, cette fois, beaucoup plus franc et plus loyal envers elle qu’elle n’a osé, qu’elle n’ose encore l’être envers elle-même ; et il la provoque à se montrer sérieuse et virile.

Oui, cette jeunesse doit avoir aujourd’hui le courage de reconnaître et de proclamer sa pleine et définitive séparation de la politique, de la conspiration et des entreprises républicaines de Mazzini, sous peine de se voir annihilée et de se condamner à l’inertie et à une honteuse impuissance. Elle doit inaugurer sa politique à elle !

Quelle peut être cette politique ? En dehors du système mazzinien, qui est celui de la République-État, il n’y en a qu’une seule, celle de la République-Commune, de la République-Fédération, de la République socialiste et franchement populaire, celle de l’ANARCHIE. C’est là la politique de la révolution sociale, qui veut l’abolition de I’État, et l’organisation économique et pleinement libre du peuple, organisation de bas en haut par la voie de la fédération.

Voilà son but, le seul possible pour elle, si elle en a, si elle veut en avoir un. Si elle n’en a pas, ni ne veut en avoir aucun, tant pis pour elle, parce qu’alors elle serait mille fois plus inconséquente que le parti mazzinien : alors elle ne serait qu’une espèce de protestation impuissante contre la déraison, sur le terrain même de la déraison et de l’impuissance. La déraison mazzinienne a au moins pour elle l’énergie de la fièvre et de la folie ; elle bat la campagne et profère ses absurdités avec cette puissance de conviction qui finit toujours par entraîner les faibles ; tandis que la protestation rationnelle de la jeunesse athée, trop intelligente pour croire aux absurdités, mais trop peu énergique, trop peu convaincue et passionnée pour avoir le courage de savoir s’en détacher, serait quelque chose d’absolument négatif, c’est-à-dire l’impuissance absolue. Mais y a-t-il quelque chose au monde de plus vil, de plus dégoûtant et de plus honteux qu’une jeunesse impuissante, une jeunesse qui n’ose pas oser, qui ne sait plus se rebiffer ?

Donc, pour son honneur, pour son propre salut et pour le salut du peuple italien qui a besoin de ses services, la jeunesse matérialiste et athée, mettant sa volonté et ses actes d’accord avec sa libre-pensée, « doit vouloir » et inaugurer aujourd’hui la politique de la Révolution sociale.

J’ai déjà dit ce que c’est que cette politique, considérée au point de vue de la nouvelle organisation de la société après la victoire. Mais avant de créer, ou, pour mieux dire, avant d’aider le peuple à créer cette nouvelle organisation, il faut obtenir la victoire. Il faut renverser ce qui est, pour pouvoir établir ce qui doit être. Quoi qu’on en dise, le système actuellement dominant est fort, non par son idée et sa force morale intrinsèque, qui sont nulles, mais par toute l’organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière de l’État, par la science et la richesse des classes qui ont intérêt à le soutenir. Et l’une des perpétuelles illusions de Mazzini, et des plus ridicules, c’était justement celle d’imaginer qu’on pouvait abattre cette puissance avec quelques poignées de jeunes gens mal armés. Il conserve toutefois cette illusion, et doit la conserver, parce que, son système lui interdisant d’avoir recours à la révolution des masses, il ne lui reste comme moyen d’action que ces poignées de jeunes gens.

Maintenant, s’étant certainement aperçu que cette force est par trop insuffisante, il cherche à s’en créer une nouvelle dans les multitudes ouvrières. Il ose à la fin affronter la question sociale, et il espère pouvoir s’en servir, à son tour, comme moyen d’action. D’ailleurs il s’est décidé à faire ce pas, si périlleux pour lui, non de propos délibéré, mais parce qu’il y a été poussé par les événements. La révolution de la Commune de Paris n’a pas réveillé seulement la jeunesse, elle a réveillé aussi le prolétariat d’Italie. Ensuite est venue la propagande de l’Internationale : Mazzini s’est senti déconcerté, il a été affligé, et il a commencé alors ses attaques furieuses contre la Commune et contre l’Internationale.

C’est alors qu’il a conçu l’idée du Congrès de Rome, — dans lequel on doit prochainement traiter, ou plutôt « maltraiter » la question sociale, — et qu’il a adressé aux ouvriers italiens les paroles qui suivent[15] :

Vous, parce que vous l’avez mérité par le sacrifice ( !), parce que vous n’avez pas cherché à substituer votre classe aux autres, mais à vous élever avec tous (c’est-à-dire d’arriver à la bourgeoisie), parce que vous invoquez une condition économique différente, non par l’égoïsme des jouissances matérielles (phrase répugnante et horriblement calomniatrice lancée contre nos pauvres martyrs de la Commune et de l’Internationale), mais pour pouvoir vous améliorer moralement et intellectuellement (la première chose que réclame l’Internationale est l’instruction intégrale égale pour tous ; la première chose à laquelle ait pensé la Commune de Paris, au milieu de la lutte terrible que vous savez, a été l’institution d’excellentes écoles primaires pour les garçons et les filles, mais rationnelles, dirigées humainement, et sans prêtres), vous avez droit aujourd’hui à une Patrie de citoyens libres et égaux (Mazzini parle ici comme on parle aux enfants : « Mes chers petits, puisque vous avez été bien sages, nous vos papas, nous les bourgeois, nous vous donnerons un bonbon » ; et il oublie de dire aux ouvriers italiens qu’en fait de bonbons, de confitures et de pralines, la bourgeoisie n’a jamais donné au peuple que du plomb et de la mitraille — et qu’ils n’auront jamais rien que ce qu’ils auront revendiqué comme un droit, et non reçu comme un cadeau), dans laquelle vous aurez en commun avec tous vos frères (les bourgeois) l’Éducation. (Mazzini ne dit pas l’Instruction, qu’il distingue bien de l’Éducation, — voir son livre Doveri dell’ Uomo, — et dont il n’entend pas le moins du monde accorder au peuple la jouissance égale. Quant à cette éducation commune dont il parle tant, c’est là encore un mensonge. S’il entend par là l’enseignement officiel d’une morale commune, la chose se faisait depuis longtemps déjà dans l’Église catholique. Une éducation commune, non fictive, mais réelle, ne pourra exister que dans une société vraiment égalitaire. Mazzini ne pense certainement pas à détruire l’éducation dans la famille ; et, puisque l’éducation est donnée bien plus par la vie et par l’influence du milieu social, que par l’enseignement de tous les professeurs patentés du « devoir », du sacrifice, et de toutes les vertus, comment l’éducation pourra-t-elle jamais être commune dans une société où la situation sociale tant des individus que des familles est si diverse et si inégale ?), en commun le suffrage pour contribuer à l’avancement progressif du pays (pour vous donner un maître), en commun les armes pour en défendre la grandeur et l’honneur (qui vous écrasent sous leur poids, et dont vous serez éternellement le piédestal muet ou passif, et qui, ajouterons-nous, fournissent un prétexte pour porter la guerre, l’extermination, la misère chez des peuples frères, et pour affermir le joug et la domination bourgeoise sur les multitudes), exemptes de tout impôt direct ou indirect les choses nécessaires à la vie (Mazzini, par cette promesse, — toujours répétée, et jamais tenue, par tous les compétiteurs qui se disputent le pouvoir, — veut s’assurer l’adhésion des ouvriers. Mais il promet plus qu’il ne pourrait donner s’il arrivait au pouvoir, car la grandeur et la puissance de l’État coûtent cher), liberté du travail (elle existe déjà, et tout le système bourgeois est fondé sur cette liberté), et secours, si le travail fait défaut, ou si l’âge et les maladies empêchent de s’y livrer (promesse également inexécutable dans le système économique actuel), puis faveur (ah ! nous y voilà : faveurs ! grâces ! — pitié ! miséricorde ! — accordées par la bourgeoisie, qui ne les accordera jamais parce qu’elle les accorderait contre elle-même) et appui accordés, par le crédit, à vos tentatives pour substituer peu à peu (avec le système mazzinien, comme je le prouverai dans mes écrits, dans mille ans pour le moins) au système actuel du salariat le système de l’association volontaire fondée sur la réunion du travail et du capital dans les mêmes mains[16].

Il est clair que ce ne seront certainement pas les bourgeois qui accorderont aux ouvriers une semblable faveur, qui, si elle était concédée réellement, aboutirait à la ruine complète, à l’abolition de la classe bourgeoise, dont l’existence est fondée tout entière et exclusivement sur l’exploitation du travail du prolétariat au profit du capital concentré dans ses mains. Du moment où le crédit placerait largement le capital à la disposition de toutes les associations de production qui le demanderaient, les ouvriers n’auraient plus besoin d’aller féconder, en salariés exploités, le capital bourgeois ! Ce capital alors ne rapporterait plus ni bénéfices, ni intérêts. Les bourgeois les plus riches auraient bientôt fait de manger leurs fortunes, et ils descendraient très rapidement, et en moins de temps qu’on ne pense, au niveau du prolétariat.

N’est-il pas évident que la « classe possédante », la bourgeoisie, doit s’opposer de toutes ses forces à toute concession sérieuse de crédit aux associations de production formées par le prolétariat ? Qui donc leur accordera ce crédit ? L’État républicain de Mazzini ? Alors, de deux choses l’une : ou le crédit sera tellement dérisoire et mesquin, que, laissant subsister les choses comme elles sont, il ne servira qu’à tromper l’impatience des ouvriers, à les repaître d’illusions, jusqu’au moment où, las d’être trompés, ils se révolteront et, ou bien renverseront cet État, ou bien seront mis à la raison par la « mitraille patriotique » de la bourgeoisie mazzinienne ; ou, au contraire, ce crédit sera sérieux, capable réellement d’émanciper toute la masse ouvrière, et alors, menacée d’une ruine imminente, la bourgeoisie s’insurgera et renversera cet État sincèrement populaire de Mazzini, à moins qu’elle ne soit elle-même écrasée et détruite par lui.

Mais dans ce cas que resterait-il ? Il resterait l’État capitaliste et commanditaire de tout le travail national, c’est-à-dire précisément l’État communiste, centralisé, omnipotent, destructeur de toute liberté et de toute autonomie tant des individus que des communes, tel que le rêvent aujourd’hui les socialistes allemands de l’école de Marx, et que nous anarchistes combattons plus que ne le combat Mazzini, bien qu’à un tout autre point de vue.

Ne vous écartez pas de ce programme, — continue Mazzini, — ne vous éloignez pas de ceux, parmi vos frères, qui vous reconnaîtront ces droits (seulement ces droits-là ? c’est bien peu de chose, et tout se réduit à autant de mensonges. Mais qui sont donc ces « frères » si généreux ? En connaissez-vous beaucoup dans la classe bourgeoise ? Non. Il y a quelques dizaines de philanthropes inconséquents, ridicules et impuissants, rhéteurs sentimentaux des congrès bourgeois. Il y a la petite Église mazzinienne, qui, impuissante par elle-même, n’aura d’autre force que celle que consentira à lui donner l’aveuglement du prolétariat, ce qui veut dire que Mazzini supplie le prolétariat de s’anéantir, afin qu’il puisse, lui, au nom du prolétariat, consoler et rassurer les bourgeois), et qui s’emploieront à aplanir (avec la force de nous tous, dont ils se proposent de paralyser, de faire dévier et d’absorber la puissance) les voies à des institutions qui puissent les reconnaître ou les protéger. Quiconque vous a appelés à autre chose ne veut pas votre bien… Et prenez-y garde, la question réduite aux termes de la force pure reste douteuse[17]. »

Mais si la force ne fait pas obtenir justice au prolétariat, qui la lui fera obtenir ? Un miracle ? Nous ne croyons pas aux miracles, et celui qui en parle au prolétariat est un menteur, un empoisonneur. La propagande morale ? La conversion morale de la bourgeoisie sous l’influence de la parole de Mazzini ? Mais le seul fait d’en parler, de bercer le prolétariat d’une illusion ridicule, est de la part de Mazzini, qui doit bien connaître l’histoire, une mauvaise action. Y a-t-il jamais eu, à n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays, un seul exemple d’une classe privilégiée et dominante qui ait fait des concessions librement, spontanément, et sans y être contrainte par la force ou par la peur ? La conscience de la justice de sa propre cause est sans doute nécessaire au prolétariat pour s’organiser en puissance capable de vaincre. Eh bien, cette conscience aujourd’hui ne lui manque pas ; et là où elle lui fait encore défaut, notre devoir est de la susciter dans son sein : cette justice est devenue incontestable aux yeux mêmes de nos adversaires. Mais la seule conscience de la justice ne suffit pas : il est nécessaire que le prolétariat y joigne l’organisation de sa force, puisque — n’en déplaise à Mazzini — le temps est passé où les murailles de Jéricho s’écroulaient au seul son de la trompette ; aujourd’hui, pour vaincre et repousser la force, il n’y a que la force. Mazzini d’ailleurs le sait très bien, puisque, quand il s’agit de substituer son État à l’État monarchique, lui-même fait appel à la force.

Voici ses propres paroles dans Doveri dell’ Uomo : « Il s’agit de renverser, par la force, la force brutale (c’est-à-dire l’État monarchique) qui s’oppose aujourd’hui à toute tentative d’amélioration ».

Donc lui aussi invoque la force contre ce qu’il veut sérieusement abattre. Mais comme il n’a pas le moins du monde l’intention d’abattre la domination de la bourgeoisie, ni d’abolir ses privilèges économiques, privilèges qui sont l’unique base de l’existence de cette classe, il cherche à persuader aux ouvriers qu’il n’est pas nécessaire et qu’il n’est pas permis d’employer contre elle d’autres armes que la trompette de Jéricho, c’est-à-dire les moyens moraux, anodins, innocents de la propagande mazzinienne. Peut-on supposer qu’il s’illusionne lui-même à un tel point ? Il y a déjà quarante ans qu’il prêche sa « loi de la vie », la nouvelle révélation. A-t-il persuadé et moralisé la bourgeoisie italienne ? Tout au contraire, nous avons vu et nous voyons une foule de ses disciples et de ses apôtres d’autrefois, qui se sont laissé convertir et gagner aux croyances bourgeoises. La portion officielle et officieuse de l’Italie en est pleine. Qui, parmi la canaille gouvernementale et consortesca qui malmène aujourd’hui la malheureuse Italie, n’a pas été dans sa jeunesse plus ou moins mazzinien ? Combien reste-t-il aujourd’hui de mazziniens purs, comme Saffi, Petroni, Brusco, qui suivent et croient comprendre les dogmes de la théologie mazzinienne ? Deux, trois, au maximum cinq douzaines. Et n’est-ce pas là une preuve de stérilité et d’impuissance lamentables contre la doctrine et la propagande de Mazzini ? Et après avoir eu — et l’avoir déploré certainement avec amertume — cette preuve de l’inconsistance de ses doctrines, Mazzini ose venir dire aux ouvriers, à des millions d’esclaves opprimés : « Ne comptez pas sur votre droit humain, ni sur votre force, qui est grande assurément, mais qui me déplaît beaucoup parce qu’elle implique la négation de mon Dieu et qu’elle épouvante trop mes bons bourgeois, vos frères aînés, comme dit Gambetta. Confiez-vous uniquement dans les effets miraculeux de ma propagande. » Voilà l’élixir de vie, remède assuré pour tous les maux, en fioles à double entente !

Nous, au contraire, nous disons aux ouvriers : La justice de votre cause est certaine ; seule la canaille peut la nier ; ce qui vous manque, c’est l’organisation de votre force : organisez-la, et ensuite renversez tout ce qui s’oppose à la réalisation de votre justice. Commencez par abattre et jeter par terre tous ceux qui vous oppriment. Puis, après vous être bien assurés de la victoire, et avoir détruit ce qui faisait la force de vos ennemis, cédez à un mouvement d’humanité et relevez ces pauvres diables abattus et désormais inoffensifs et désarmés, reconnaissez-les pour vos frères et invitez-les à vivre et à travailler avec vous et comme vous, sur le terrain inébranlable de l’égalité.

Les soutiens de l’ordre actuel — dit plus loin Mazzini — ont une organisation consacrée par les siècles, puissante par une discipline et des ressources dont nulle Association Internationale, combattue sans relâche et forcée d’agir en secret, ne pourra jamais disposer[18].

Pauvre Internationale ! il n’y a pas d’artifice de langage ni d’argument auquel Mazzini n’ait eu recours pour la perdre dans l’opinion des ouvriers italiens.

Le croirait-on ? Lui, le vieux conspirateur, qui pendant quarante ans n’a jamais fait autre chose que de fonder en Italie société secrète sur société secrète, accuse maintenant l’Internationale, précisément, d’être une société secrète ! Il la dénonce comme telle au gouvernement italien, et, se frottant les mains comme un homme qui a la conscience d’avoir fait une bonne action et qui est content de lui, il dit ensuite à lui-même et aux ouvriers italiens qui l’écoutent : « Ne parlons plus de l’Internationale : persécutée par tous les gouvernements et par moi, elle est réduite à se cacher ; elle n’est plus qu’une société secrète, donc elle ne peut plus rien, elle est perdue. »

Monsieur Mazzini, dites-vous la même chose à vos conspirateurs ? Et à le supposer même, serait-ce la vérité ? Mais vous ne pouvez ignorer que ce que vous dites est un mensonge, ou mieux, l’expression d’une espérance, d’un désir et non d’une réalité. Il y eut un moment où les gouvernements crurent, comme vous, que l’Internationale pouvait être supprimée ; mais aujourd’hui ils ne le croient plus ; et si vous êtes resté seul à le croire, parmi vos nouveaux amis de la réaction, tant pis pour votre perspicacité.

Non seulement l’Internationale n’a pas été supprimée, mais, depuis la défaite de la Commune, elle s’est développée en Europe et en Amérique, plus solide, plus vaste, plus puissante que jamais. Elle existe, elle s’agite et se propage publiquement en Amérique, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Espagne, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Danemark et dans les Pays-Bas. C’est en France seulement qu’elle est aujourd’hui forcée d’agir en secret, grâce aux républicains vos amis, et ennemis de la Commune. Mais ne vous imaginez pas que pour cela elle soit devenue moins puissante. Rappelez-vous que vous-même, quand vous étiez persécuté et que vous n’étiez pas encore devenu un persécuteur, vous avez répété mille fois à vos amis et disciples : « La persécution centuple la passion et par conséquent la puissance des persécutés ». Soyez-en certain, la même chose arrivera en Italie quand le gouvernement, cédant à sa frayeur et à vos suggestions, se mettra, comme il le fait déjà, à suivre l’exemple du gouvernement français.

Maintenant voulez-vous savoir quelle est la cause principale de la puissance sans cesse croissante de l’Internationale ? Je vous expliquerai ce secret ; car votre intelligence, magnifique sans doute, mais aveuglée par un système d’absurdités que vous appelez « votre foi », est devenue incapable de le deviner.

L’Internationale est puissante parce qu’elle n’impose au peuple aucun dogme absolu, aucune doctrine infaillible ; parce que son programme ne formule pas autre chose que les instincts propres, les aspirations réelles du peuple. Elle est puissante parce qu’elle ne cherche pas du tout, comme vous avez toujours fait, à former une puissance infaillible en dehors du peuple ; et qu’elle ne fait autre chose que d’organiser la puissance du peuple. Et elle peut le faire ; parce que, comme elle n’a pas la prétention d’imposer au peuple un programme reçu d’en haut, et par là même étranger et contraire aux instincts populaires, elle ne peut rien craindre de l’organisation de cette puissance spontanée de la force numérique des masses. Vous, par la raison contraire, vous ne pouvez et ne devez pas le faire, sachant bien que la première manifestation de cette force sera la destruction de tout votre système.

Aujourd’hui — poursuit Mazzini — votre mouvement est saint parce qu’il s’appuie précisément sur la loi morale qui est niée, sur le progrès historique révélé par la tradition de l’humanité, sur un concept d’éducation, d’association, d’unité de la famille humaine préfixé par Dieu à la vie[19].

En lisant tout cela, on est forcé de s’écrier : Est-ce du charlatanisme, est-ce de la poésie, ou bien de la folie ? De quel mouvement des ouvriers italiens parle Mazzini en le déclarant saint ? Peut-être de celui des sociétés de secours mutuels, qui jusqu’à présent n’a absolument rien produit ? Et s’imagine-t-il vraiment qu’un seul parmi les ouvriers italiens comprendra jamais rien aux phrases sophistiques, ampoulées, amphibologiques et à l’enfilade de paroles creuses transcrites tout à l’heure ? Pour comprendre cela il faut des esprits profonds comme MM. Saffi et Brusco ; le pauvre ouvrier italien serait bien étonné si on lui disait que c’est de lui qu’il s’agit dans ces grands mots. Le fait est que le mouvement des ouvriers italiens, grâce aux narcotiques que Mazzini leur administre, a été nul jusqu’à présent. Ils ont dormi, et durant leur sommeil lourd et douloureux seuls Mazzini et les mazziniens se sont agités ; et comme il arrive souvent à des personnes qui ont peu de critique, ceux-ci ont pris leur propre mouvement pour le mouvement de ceux qui les entouraient. Mais voici que le peuple cesse de dormir ; il s’éveille et paraît vouloir se mettre en mouvement ; et Mazzini, effrayé de ce réveil et de ce mouvement qu’il n’a ni commandé ni prévu, cherche tous les moyens et se donne toutes les peines possibles pour rendormir le peuple, afin de pouvoir de nouveau s’agiter lui seul au nom de celui-ci.

Il crie aux ouvriers italiens ;

Votre loi est une croisade ! (Certainement il vaut mieux dormir que de s’entendre dire de pareilles sottises, qui sont capables de faire perdre la tête aux plus malins et aux plus éveillés). Si vous la convertissez en rébellion (oh ! mais vous ne le voulez pas !), en menaces d’intérêts contre d’autres intérêts (qui, d’intérêts justes, qui représentent le droit de tous, contre des intérêts injustes qui en représentent la négation inique ; menaces de la liberté contre le despotisme, de l’égalité contre le privilège, du travail contre les voleurs du travail, de la vérité contre le mensonge, de l’Humanité contre Dieu), vous ne pourrez plus compter que sur vos seules forces[20].

Et si les ouvriers écoutent Mazzini, leur apportera-t-il, en récompense, des forces nouvelles ? Et lesquelles ? Serait-ce par hasard celles du parti mazzinien, qui a donné de lui-même une si pauvre idée dans toutes les entreprises de Mazzini ? ou bien leur promet-il sérieusement le concours des forces bourgeoises ? Ces forces, qui furent autrefois réellement formidables, sont aujourd’hui devenues chancelantes et nulles, si nulles que, menacées aujourd’hui par le prolétariat, qui leur fait terriblement peur, nous les voyons dans tous les pays d’Europe se réfugier à l’ombre et sous la protection de la dictature militaire.

L’effrayante progression de cette décadence intellectuelle et morale de la classe bourgeoise peut s’étudier jusque dans la jeunesse. Sur cent jeunes gens pris dans cette classe, ce sera beaucoup si vous en rencontrez cinq qui ne soient pas des jeunes « vieux » ! Les autres, étrangers à toutes les grandes choses qui se passent autour d’eux, perdus dans la banalité de leurs petits plaisirs, de leurs petits calculs intéressés ou de leurs vanités et de leurs mesquines ambitions, ne sentent rien, ne comprennent rien et ne veulent rien. Quand la jeunesse d’une classe en est arrivée là, c’est une preuve évidente que cette classe est déjà morte, et il ne reste plus qu’à l’enterrer. Les plus vivants, dans cette classe, se sentent déconcertés et perdus, le terrain leur manque sous les pieds ; et pourtant ils ne savent pas se décider à abandonner cette société qui croule de toutes parts, mais se sentent entraînés avec elle vers l’abîme. Maintenant, mes amis, il n’y a — pour votre intelligence, pour votre conscience, pour votre dignité, pour votre virilité et pour l’utilité de votre existence — d’autre salut que de tourner résolument le dos à cette classe bourgeoise à laquelle vous appartenez par la naissance, mais que votre intelligence et votre conscience condamnent à mort, et de vous jeter tête baissée dans le peuple, dans la révolution populaire et sociale, dans laquelle vous trouverez la vie, la force, le terrain et le but qui aujourd’hui vous manquent. Ainsi vous serez des hommes ; autrement, avec vos bourgeois radicaux, avec Mazzini et les mazziniens, vous deviendrez bien vite des momies comme eux. Désormais la force, la vie, l’intelligence, l’humanité, tout l’avenir est dans le prolétariat. Donnez-lui toute votre pensée, et il vous donnera sa vie et sa force, et, unis, vous ferez la révolution qui sauvera l’Italie et le monde.

Mais voilà qu’appuyé sur ses béquilles théologiques, et suivi de pauvres malades de l’esprit et du cœur, — les Saffi, les Petroni, les Brusco, les Campanella, les Mosto, etc., — le vieux Mazzini s’approche de ce jeune géant, le seul fort et vivant de ce siècle, le prolétariat, et lui dit : « Je t’apporte la force et la vie. La vie me vient du Bon Dieu ; la force ? la bourgeoisie voudra bien me la prêter. Je t’en apporte le concours, à condition que tu sois sage, et que, te contentant de mes petits palliatifs pour adoucir tes souffrances, tu consentes comme par le passé à servir cette pauvre et décrépite bourgeoisie qui ne demande qu’à t’aimer, à te protéger, et — en même temps — à te dépouiller un peu ! »

Le ridicule le dispute à l’odieux.

Donc : « si vous convertissez la loi morale en rébellion, en menace d’intérêts contre d’autres intérêts, vous ne pourrez plus compter que sur vos seules forces ».

Eh bien, cela n’est pas vrai. Mazzini oublie l’Internationale, qu’il avait cru enterrer, mais qui pour cela n’est pas morte le moins du monde. L’Internationale, c’est-à-dire la puissance organisée du prolétariat d’Europe et d’Amérique, c’est quelque chose de plus consolant et de plus rassurant, et évidemment de plus moral aussi, que l’alliance du prolétariat italien avec la bourgeoisie italienne, et par l’intermédiaire de celle-ci avec la bourgeoisie d’Europe et d’Amérique, avec la réaction contre la révolution et contre le prolétariat du monde entier.

« Êtes-vous bien sûrs qu’elles suffisent, vos forces ? » demande Mazzini. Certainement, elles suffisent ! le prolétariat en a plus qu’il n’en faut pour faire crouler le monde bourgeois avec toutes ses Églises et tous ses États. Mais le Prophète s’écrie : « Et quand même elles seraient suffisantes, est-ce que vous n’auriez pas souillé votre victoire du sang de vos frères, versé dans de longues et terribles batailles civiles ? » Ah ! voilà donc la question ! Mazzini, oubliant que tous les grands triomphes de l’humanité — mais tous, absolument tous — ont été obtenus par de grandes batailles, propose aux ouvriers d’expérimenter encore une fois les effets prodigieux de sa flûte enchantée ou de sa trompette de Jéricho. Mais il est, pour le moins, ridicule ; et s’il n’est pas ridicule, je prouverai qu’il est odieux : car tant d’humanité apparente cache un sous-entendu de réaction et de trahison envers le prolétariat. L’homme d’État se fait sirène pour endormir la vigilance du peuple et pour triompher de sa légitime défiance.

Mazzini est-il vraiment un si grand ennemi des batailles ? Dans son appel à la jeunesse, il appelle — très ridiculement, il est vrai — Spartacus, l’esclave rebelle, le « premier saint de la religion républicaine ». Et qu’a donc fait Spartacus ? Il a soulevé ses frères d’esclavage, et, autant qu’il l’a pu, il a exterminé sans cérémonies les patriciens de Rome. Il les a contraints à se battre entre eux comme des gladiateurs. Tels ont été les faits et gestes d’un des saints de Mazzini.

Mazzini, comme Dante, s’agenouille devant l’ancienne grandeur de la Rome républicaine. Mais s’il y a eu une grandeur fondée dans des batailles sanglantes et interminables, ce fut certainement celle de l’ancienne République romaine.

Voyons maintenant la seconde grandeur qu’il impose à notre adoration, non dans le présent certainement, — parce qu’il en a une autre à vous proposer pour aujourd’hui, — mais dans le passé : la grandeur de la Rome des papes ! Ne s’est-elle pas, elle aussi, baignée dans le sang, n’est-ce pas dans le sang que, comme la précédente, elle a fondé sa puissance ?

Je ne vous parlerai pas des batailles de la Réforme, ni de celles de la Révolution, parce que Mazzini les déteste également l’une et l’autre. Mais les trois exemples ci-dessus suffisent, je pense, à vous montrer qu’il ne déteste pas les batailles, mais qu’il les adore quand elles visent à la fondation d’une grande puissance. Ce qu’il déteste, c’est la révolte, et c’est certainement par une méprise que Spartacus a pris place parmi les saints de son paradis.

Ce que Mazzini redoute, c’est la guerre civile, qui détruit l’unité nationale :

Négation de la Patrie, de la Nation ! s’exclame-t-il avec désespoir. La Patrie vous a été donnée par Dieu, pour que, dans un groupe de vingt-cinq millions de Frères liés plus étroitement à vous par le nom, la langue, la foi ( ?), les aspirations communes (mensonges sur mensonges !), et un long et glorieux développement de traditions, de culte des sépultures de chers disparus (écho du mysticisme païen classique), de souvenirs solennels de martyrs tombés pour affirmer la Nation, vous trouviez un appui robuste pour le plus facile accomplissement d’une MISSION, pour la part de travail que vous assignent votre position géographique et vos aptitudes spéciales. Qui la supprimerait, supprimerait toute l’immense quantité de forces créées par la communauté des moyens et par l’activité de ces millions, et vous fermerait toute voie pour la croissance et le progrès. À la Nation l’Internationale substitue la Commune, la Commune indépendante appelée à se gouverner elle-même[21].

Cette longue tirade renferme autant de mensonges que de mots. Il est par conséquent absolument nécessaire que j’en fasse la critique.

Ainsi, Mazzini dit : « Négation de la Patrie, de la Nation ». Non, mais négation de l’État national et patriotique, et cela parce que l’État patriotique signifie l’exploitation du peuple d’un pays à l’avantage exclusif d’une classe privilégiée de ce pays ; la richesse, la liberté, la culture de cette classe fondées sur la misère, la servitude et la barbarie forcées de ce peuple.

Mazzini prétend que les vingt-cinq millions qui forment la nation italienne sont des « frères » qui ont la même foi et des aspirations communes.

Est-il nécessaire que je prouve que c’est là un mensonge effronté ou stupide ? En Italie, il y a au moins cinq nations :

1° Tout le clergé, du pape jusqu’à la dernière béguine ;

2° La Consorteria, ou la haute bourgeoisie, y compris la noblesse ;

3° La moyenne et la petite bourgeoisie ;

4° Les ouvriers des fabriques et des villes ;

5° Les paysans.

Or, je vous demande comment on peut prétendre que ces cinq nations — et au besoin j’en énumérerais encore davantage, par exemple : a) la cour ; b) la caste militaire ; c) la caste bureaucratique — aient la même foi et une communauté d’aspirations ?

Considérons-les l’une après l’autre.

1° Le clergé ne constitue pas, à proprement parler, une classe héréditaire, mais il n’en est pas moins une classe permanente. Formée au sommet par les princes de l’Église, qui se recrutent pour la plus grande partie dans la haute aristocratie nobiliaire, assise dans sa base sur le peuple des campagnes qui lui fournit la masse des prêtres subalternes, renouvelée artificiellement par les séminaires, et obéissant aujourd’hui comme une armée bien disciplinée à la Compagnie de Jésus, c’est une caste qui a son histoire et ses traditions tout italiennes et aussi une espèce de patriotisme italien. Et c’est là une des raisons pour lesquelles Mazzini, malgré toutes les divergences théoriques et politiques, nourrit une tendresse secrète et comme involontaire pour cette caste. Une autre raison, c’est que c’est la caste des prêtres ; et bien que le Prophète soit tout à fait disposé à substituer aux prêtres de la vieille Église catholique ceux de sa nouvelle Église mazzinienne, il n’en respecte pas moins d’instinct, et aussi consciemment, leur caractère sacerdotal, et il fulmine contre ceux qui les attaquent : contre la Commune de Paris, contre l’Internationale, contre les libres-penseurs et Garibaldi. Le patriotisme particulier du clergé italien consiste toujours dans la tendance à subordonner le clergé des autres pays au clergé de l’Italie, et à faire dominer la pensée religieuse italienne, l’ultramontanisme, dans les conciles œcuméniques, à commencer par le concile de Trente jusqu’au concile le plus récent, celui du Vatican.

Ai-je besoin de vous démontrer, à vous Italiens, que cette caste, quoique parfaitement italienne par les coutumes, par la langue, par la culture même de son esprit, a toujours été et est tout à fait étrangère et hostile à toutes les aspirations de la grande nation italienne ? Du reste, malgré son patriotisme spécial, par sa position et ses dogmes cette caste est internationale.

2° Voyons la Consorteria. C’est une classe nouvelle, créée par l’unification de l’Italie ; elle comprend dans son sein toute la bourgeoisie riche, et toute cette partie de la noblesse plus ou moins riche qui n’est pas inféodée à la caste cléricale. La puissance de cette classe se résume dans la grande propriété et dans les grandes transactions industrielles, commerciales, financières, et surtout dans la Banque. C’est à ses fils qu’appartiennent tous les plus hauts et les plus lucratifs emplois de l’État ; c’est par excellence la caste de l’État ; je n’ai qu’à ouvrir vos journaux pour savoir ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Ce n’est donc pas autre chose qu’une vaste association d’« honnêtes gens » pour mettre systématiquement au pillage la pauvre Italie. C’est elle qui représente particulièrement l’unité et la puissante centralisation de l’État, parce que centralisation signifie grandes affaires, grandes spéculations, vols colossaux. C’est une classe qui n’a aucune foi, mais qui serait prête à se réconcilier et à s’allier avec la caste cléricale, parce qu’elle se persuade toujours davantage que le peuple ne saurait se passer de religion.

Rappelez-vous bien, en 1866 ou 1867, l’affaire Ricasoli, et le fameux projet financier-clérical de Cambray-Digny pour le rachat des biens de l’Église. C’était l’alliance de la Banque avec la sacristie.

La Consorteria, d’ailleurs, n’est point hautaine et exclusive ; comme l’aristocratie anglaise, et beaucoup plus facilement encore que celle-ci, elle admet volontiers dans son sein toutes les intelligences qui, si elles restaient en dehors d’elle, pourraient lui devenir dangereuses, tandis qu’admises dans son sein elles lui apportent de nouvelles forces contre le pays qu’il s’agit d’exploiter, celui-ci étant assez riche pour nourrir quelques centaines de fripons privilégiés de plus.

Je n’ai pas besoin de vous dire que cette classe n’est nullement patriote ; elle l’est moins que la caste cléricale, et elle est plus cosmopolite que celle-ci. Créée par la civilisation moderne, elle ne reconnaît pas d’autre patrie que la spéculation mondiale, et chacun de ses membres exploiterait et pillerait volontiers tout autre pays que sa chère Italie. Cette classe n’a d’autre aspiration que d’enfler ses poches au détriment de la prospérité nationale.

3° Passons à la troisième caste, à celle de la moyenne et petite bourgeoisie. C’est elle qui par la culture, la liberté et le progrès a formé toute l’histoire passée de l’Italie : arts, sciences, littérature, langues, industrie, commerce, institutions municipales, elle a tout créé. C’est elle enfin qui, dans un effort suprême, le dernier, a conquis l’unité politique de l’Italie. Elle fut donc la classe patriotique par excellence, et c’est dans son sein que Mazzini et Garibaldi, et bien avant eux les Pepe, les Balbo, les Santa Rosa, ont recruté les soldats, les martyrs, les héros de la révolution italienne. Vous voyez donc, chers amis, que je rends pleine justice à cette classe, et que je m’incline respectueusement et sincèrement devant son passé. Mais ce même esprit de justice me fait reconnaître qu’elle est aujourd’hui complètement épuisée, stérile et desséchée, comme un citron dont une si longue et si mémorable histoire a exprimé tout le suc ; qu’aujourd’hui elle est morte et que nul miracle, pas même l’héroïsme dictatorial du général Garibaldi, ni les prestidigitations théologiques de Mazzini, ne pourra la ressusciter. Elle est morte, et devient chaque jour plus impuissante, plus vile, plus immorale, plus bestiale. C’est un corps immense qui se désagrège par la putréfaction. Vous pouvez en juger par l’immense majorité de sa jeunesse, et par le Parlement italien, qui sort presque exclusivement de son sein.

La bourgeoisie moyenne — dans laquelle je placerai aussi la classe des propriétaires ruraux, nobles ou non nobles, qui, sans être très riches, vivent dans l’aisance — subit aujourd’hui économiquement, et par conséquent politiquement aussi, le joug de la Consorteria, qui la domine également par la vanité, passion peut-être la plus puissante de toutes dans cette portion de la bourgeoisie italienne, en tout cas aussi puissante que la soif du gain. Cette classe est doublement inféodée à l’ordre de choses existant, qui, tout en la tenant enchaînée, la ruine insensiblement. Pour toutes ses entreprises industrielles et commerciales, elle a besoin du crédit, et le crédit est entre les mains de la Banque, c’est-à-dire de la fraction la plus huppée de la Consorteria. Aucune affaire, si peu considérable qu’elle soit, ne peut aujourd’hui être conclue sans le consentement de la Consorteria, — exemple, l’affaire toute récente des eaux de Naples, — et la Consorteria n’accorde son crédit et sa haute protection qu’à qui vote pour elle. L’autre lien qui l’unit étroitement à l’État est celui-ci : les fils de cette classe occupent tous les emplois bureaucratiques, judiciaires, policiers, militaires de l’État ; leur avancement dépend de la bonne conduite de leurs parents, c’est-à-dire de leur soumission politique. Or, quel père serait assez dénaturé pour voter contre la « carrière » de son propre fils ?

L’État italien est ruineux et ruiné. Il ne se soutient à grand peine qu’en écrasant le pays d’impôts, et tout ce qui reste encore de richesse à celui-ci sert de pâture à la Consorteria, en sorte qu’il n’y a plus pour la bourgeoisie moyenne que des miettes : et la vie se fait de jour en jour plus chère, et le luxe plus raffiné, et avec le luxe se raffine aussi la vanité bourgeoise. Cette vanité, jointe à l’étroitesse de ses ressources, la fait vivre dans des embarras continuels, qui l’abattent, la démoralisent, lui troublent le cœur et lui enlèvent le peu de dignité et d’esprit qui lui restent.

Et je le répète : cette classe, qui fut un temps si puissante, si intelligente et si prospère, et qui aujourd’hui s’achemine lentement, mais fatalement, vers sa ruine, est déjà morte intellectuellement et moralement. Elle n’a plus ni foi, ni pensée, ni aspirations d’aucune espèce. Elle ne veut ni ne peut revenir en arrière, mais elle n’ose néanmoins pas regarder en avant ; de sorte qu’elle végète au jour le jour, dans les angoisses de la détresse financière et de la vanité sociale, qui désormais se disputent son cœur.

De cette classe sortent encore, mais en nombre toujours plus restreint, les derniers partisans de Mazzini et de Garibaldi, pauvres jeunes gens pleins d’aspirations généreuses et idéales, mais excessivement ignorants, désorientés, et perdus au milieu de la réalité desséchée, servile et corrompue qui constitue aujourd’hui la vie de la société bourgeoise de l’Italie.

Rendons-leur justice. De toutes les jeunesses bourgeoises de l’Europe occidentale, la jeunesse italienne est peut-être celle qui produit le plus de héros. Sa dernière expédition en France, sous la conduite du magnanime Garibaldi, l’a prouvé encore une fois, et de la façon la plus manifeste. Mais tout en lui rendant cette justice, reconnaissons en même temps que la majeure partie de cette jeunesse héroïque souffre d’une grande maladie qui, si elle ne s’en guérit pas, la tuera, et commencera par rendre tout son héroïsme ridicule et stérile. Cette maladie peut être définie : absence de toute pensée vivante et sérieuse ; absence absolue de tout sentiment de la réalité au milieu de laquelle elle veut agir et elle se meut.

J’ai dit qu’elle est excessivement ignorante ; mais ce n’est pas sa faute. Les universités et les écoles de l’Italie, qui furent jadis les premières de l’Europe, sont restées en arrière d’un siècle, même si on les compare à celles de la France. Depuis une dizaine d’années à peine, et grâce à quelques professeurs venus de Suisse et d’Allemagne, comme les Moleschott, les Schiff et d’autres, tant injuriés par Mazzini, quelques lueurs de la science positive moderne ont un peu rayonné sur des auditoires destinés jusqu’alors à la respectable pénombre des études rétrospectives, mystiques, classiques, métaphysiques, juridiques, dantesques et romaines, et ont apporté un souffle d’air frais à ces jeunes poitrines qui étouffaient dans cette atmosphère étroitement et stupidement historique. Une autre cause d’ignorance, c’étaient les conspirations permanentes et les continuels soulèvements de cette jeunesse, plus encore pour l’unité politique que pour la liberté de la patrie, toujours pour l’État et jamais pour le peuple.

S’étant habituée à ne pas chercher sa pensée ailleurs que dans la pensée de Mazzini, et à ne chercher sa volonté que dans l’initiative héroïque de Garibaldi, elle est devenue une jeunesse pleine de cœur et d’héroïsme, mais privée tout à fait de volonté propre et presque sans cervelle.

Le pis est qu’elle s’est accoutumée à ne considérer les multitudes populaires qu’avec mépris, et sans s’occuper d’elles le moins du monde. Le patriotisme abstrait dont elle s’est nourrie pendant tant d’années à l’école de ses deux grands chefs, Mazzini et Garibaldi, et qui tend uniquement et quasi-exclusivement à l’établissement de l’indépenpendance, de la grandeur, de la puissance, de la gloire, de l’honneur, et, si vous voulez, de la liberté politique de l’État unitaire, en même temps qu’il lui inspirait le plus généreux et le plus héroïque sacrifice d’elle-même et de ses propres intérêts, lui a fait considérer le peuple comme une espèce de matière plastique à la disposition de l’État, comme une masse passive, plus ou moins inintelligente et brutale, qui devait s’estimer très honorée et très heureuse de servir d’instrument plus ou moins aveugle, et de se sacrifier — à quoi ? à la grandeur et à ce que, dans le jargon garibaldino-mazzinien, on appelle la « liberté » de l’Italie.

La jeunesse mazziniano-garibaldienne ne s’était jamais posé cette question : Que représente effectivement cet État italien pour le peuple ? Pourquoi doit-il l’aimer et tout lui sacrifier ? Quand on posait cette question à Mazzini, — et on ne la lui posait que bien rarement, tant elle semblait simple et facile, — il répondait par des grands mots : « Patrie donnée par Dieu ! Sainte mission historique ! Culte des tombeaux ! Souvenirs solennels des martyrs ! Long et glorieux développement de traditions ! Rome ancienne ! Rome des papes ! Grégoire VII ! Dante ! Savonarole ! Rome du peuple ! » Et c’était si nébuleux, si beau, et en même temps si absurde, que cela suffisait pour éblouir et étourdir des jeunes esprits plus faits d’ailleurs pour l’enthousiasme et la foi que pour la raison et la critique. Et la jeunesse italienne, en se faisant tuer pour cette patrie abstraite, maudissait la brutalité et le matérialisme des masses, des paysans en particulier, qui ne se sont jamais montrés disposés à se sacrifier pour la grandeur non plus que pour l’indépendance de cette Patrie politique, de l’État.

Si la jeunesse avait pris la peine de réfléchir, elle aurait compris peut-être depuis longtemps que cette indifférence bien décidée des masses populaires pour les destinées de l’État italien, non seulement n’est point un déshonneur pour elles, mais prouve tout au contraire leur intelligence instinctive, qui leur fait deviner que cet État unitaire et centralisé leur est, par sa nature même, non seulement étranger, mais hostile, et qu’il est profitable seulement aux classes privilégiées, dont il garantit, à leur détriment, la domination et la richesse. La prospérité de l’État, c’est la misère de la nation réelle, du peuple ; la grandeur et la puissance de l’État sont l’esclavage du peuple. Le peuple est l’ennemi naturel et légitime de l’État ; et bien qu’il se soumette — trop souvent, hélas ! — aux autorités, toute autorité lui est odieuse. L’État n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie. Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c’est un amour naturel, réel ; le patriotisme du peuple n’est pas une idée, mais un fait ; et le patriotisme politique, l’amour de l’État, n’est pas l’expression juste de ce fait, mais une expression dénaturée au moyen d’une abstraction mensongère, et toujours au profit d’une minorité exploitante. La Patrie, la nationalité, comme l’individualité, est un fait naturel et social, physiologique et historique en même temps ; ce n’est pas un principe. On ne peut appeler un principe humain que ce qui est universel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité les sépare : elle n’est donc pas un principe. Mais ce qui est un principe, c’est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l’individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait, et, pour parler le langage de Mazzini, elle devient un principe sacré chaque fois qu’elle est menacée et violée. Et c’est pour cela que je me sens franchement et toujours le patriote de toutes les patries opprimées.

La Patrie représente le droit incontestable et sacré de tout homme, de tout groupe d’hommes, associations, communes, régions, nations, de vivre, de sentir, de penser, de vouloir et d’agir à leur manière, et cette manière est toujours le résultat incontestable d’un long développement historique.

Nous nous inclinons donc devant la tradition, devant l’histoire ; ou plutôt nous les reconnaissons, non parce qu’elles se présentent à nous comme des barrières abstraites, élevées métaphysiquement, juridiquement et politiquement par de savants interprètes et professeurs du passé, mais seulement parce qu’elles ont réellement passé dans le sang et la chair, dans les pensées réelles et la volonté des populations actuelles. On nous dit : Tel pays — le canton du Tessin, par exemple — appartient évidemment à la famille italienne : langue, mœurs, il a tout en commun avec les populations lombardes, donc il doit faire partie de la grande unité italienne. Et nous répondons que c’est là une conclusion complètement fausse. Si réellement il existe entre le Tessin et la Lombardie une identité sérieuse, il n’est pas douteux que le Tessin s’unira spontanément à la Lombardie, S’il ne le fait pas, s’il n’en ressent pas le moindre désir, cela prouve seulement que l’histoire réelle, qui s’est continuée de génération en génération dans la vie réelle du peuple tessinois, et qui l’a fait ce qu’il est, est différente de l’histoire écrite dans les livres.

D’autre part, il faut remarquer que l’histoire réelle des individus, comme des peuples, ne procède pas seulement par le développement positif, mais très souvent par la négation du passé et par la révolte contre lui ; et c’est là le droit de la vie, le droit inaliénable des générations présentes, la garantie de leur liberté. Des provinces qui ont été unies pendant longtemps ont toujours le droit de se séparer les unes des autres ; et elles peuvent y être poussées par diverses raisons, religieuses, politiques, économiques. L’État prétend au contraire les tenir réunies de force, et en cela il a grand tort. L’État, c’est le mariage forcé, et nous levons contre lui la bannière de l’union libre.

De même que nous sommes convaincus qu’en abolissant le mariage religieux, le mariage civil et juridique, nous rendons la vie, la réalité, la moralité au mariage naturel fondé uniquement sur le respect humain et sur la liberté des deux personnes, homme et femme, qui s’aiment ; qu’en reconnaissant à chacun d’eux la liberté de se séparer de l’autre quand il voudra, et sans avoir besoin d’en demander la permission à qui que ce soit ; qu’en niant également la nécessité d’une permission pour s’unir, et repoussant d’une façon générale toute intervention de n’importe quelle autorité dans leur union, nous les rendrons plus étroitement unis, beaucoup plus fidèles et loyaux l’un envers l’autre ; de même nous sommes également convaincus que lorsqu’il n’y aura plus la maudite puissance de l’État pour contraindre les individus, les associations, les communes, les provinces, les régions, à vivre ensemble, elles seront beaucoup plus étroitement liées, et constitueront une unité beaucoup plus vivante, plus réelle, plus puissante que celle qu’elles sont forcées de former aujourd’hui, sous la pression pour tous également écrasante de l’État.

Mazzini et tous les unitaires se mettent en contradiction avec eux-mêmes lorsque d’un côté ils vous parlent de la fraternité profonde, intime, qui existe dans ce groupe de vingt-cinq millions d’Italiens unis par la langue, les traditions, les mœurs, la foi, et la communauté d’aspirations, et que de l’autre côté ils veulent maintenir, que dis-je ? exagérer la puissance de l’État, nécessaire — disent-ils — au maintien de l’unité. Mais s’ils sont effectivement si indissolublement liés, les forcer à l’union est un luxe, un non-sens ; si au contraire vous croyez nécessaire de les contraindre, cela veut dire que vous êtes convaincus qu’ils ne sont pas bien liés, et que vous mentez, que vous voulez les induire en erreur sur eux-mêmes, quand vous leur parlez de leur union. L’union sociale, résultat réel de la combinaison des traditions, des habitudes, des coutumes, des idées, des intérêts présents et des communes aspirations, est l’unité vivante, féconde, réelle. L’unité politique, l’État, est la fiction, l’abstraction de l’unité ; et non seulement elle recèle la discorde, mais elle la produit encore artificiellement là où, sans cette intervention de l’État, l’unité vivante ne manquerait pas d’exister.

Voilà pourquoi le socialisme est fédéraliste, et pourquoi toute l’Internationale a salué avec enthousiasme le programme de la Commune de Paris. D’autre part, la Commune a proclamé explicitement dans ses manifestes que ce qu’elle voulait n’était nullement la dissolution de l’unité nationale de la France, mais sa résurrection, sa consolidation, sa vivification, et la pleine et réelle liberté populaire. Elle voulait l’unité de la nation, du peuple, de la société française, non celle de l’État.

Mazzini a poussé sa haine de la Commune jusqu’à l’imbécillité. Il prétend que le système proclamé par la dernière révolution de Paris nous ramènerait au moyen âge, c’est-à-dire à la division de tout le monde civilisé en une quantité de petits centres étrangers les uns aux autres, et s’ignorant les uns les autres. Il ne comprend pas, le pauvre homme, qu’entre la Commune du moyen âge et la Commune moderne, il y a toute la différence qu’a produite non seulement dans les livres, mais dans les mœurs, dans les aspirations, dans les idées, dans les intérêts et dans les besoins des populations, une histoire de cinq siècles. Les Communes d’Italie, à leur origine, furent réellement isolées, centres d’autant d’existences politiques et sociales tout à fait indépendantes, non solidaires, et qui devaient forcément se suffire à elles-mêmes.

Quelle différence aujourd’hui ! Les intérêts matériels, intellectuels, moraux, ont créé entre tous les membres d’une même nation, que dis-je, entre les différentes nations elles-mêmes, une unité sociale tellement puissante et réelle, que tout ce que les États font aujourd’hui pour la paralyser et la détruire reste impuissant. L’unité résiste à tout, et elle survivra aux États.

Quand les États auront disparu, l’unité vivante, féconde, bienfaitrice tant des régions que des nations, et de l’internationalité de tout le monde civilisé d’abord, puis de tous les peuples de la terre, par la voie de la libre fédération et de l’organisation de bas en haut, se développera dans toute sa majesté, non divine, mais humaine.

Le mouvement patriotique de la jeunesse italienne sous la direction de Garibaldi et de Mazzini fut légitime, utile et glorieux ; non parce qu’il a créé l’unité politique, l’État unitaire italien, — ce fut au contraire sa faute, parce qu’il ne put créer cette unité sans sacrifier la liberté et la prospérité du peuple, — mais parce qu’il a détruit les différentes dominations politiques, les différents États qui avaient artificiellement et violemment empêché l’unification sociale populaire de l’Italie.

Après avoir accompli cette œuvre glorieuse, la jeunesse italienne est appelée à en accomplir une autre encore plus glorieuse. Elle doit aider le peuple italien à détruire l’État unitaire italien qu’elle a fondé de ses propres mains. Elle doit opposer à la bannière unitaire de Mazzini la bannière fédérale de la nation italienne, du peuple italien.

Mais il convient de distinguer fédéralisme et fédéralisme.

Il existe en Italie la tradition d’un fédéralisme régional, qui est devenu aujourd’hui un mensonge politique et historique. Disons-le une fois pour toutes : le passé ne revit jamais ; et ce serait un grand malheur qu’il pût revivre. Le fédéralisme régional ne pourrait être qu’une institution aristocratico-consortesque, parce que, par rapport aux communes et aux associations ouvrières, industrielles et agricoles, ce serait encore une organisation politique de haut en bas. L’organisation vraiment populaire commence au contraire par un fait d’en bas, par l’association et par la commune. Organisant ainsi de bas en haut, le fédéralisme devient alors l’institution politique du socialisme, l’organisation libre et spontanée de la vie populaire.

J’ai dit plus haut que ce fut d’abord grâce à la libre-pensée que la partie la plus intelligente de la jeunesse républicaine commença à se séparer de Mazzini. Mais la libre-pensée, en l’arrachant à ses préoccupations et à ses préjugés, raviva en son sein deux nouveaux instincts : celui de la liberté réelle, pratique, et celui de la réalité vivante. Ces deux instincts lui avaient déjà fait faire un pas en avant : bien avant 1870 et 1871, dès 1866 et 1867 elle avait commencé à devenir et à se sentir fédéraliste, sans toutefois le dire tout haut de peur de déplaire à Garibaldi et surtout à Mazzini. D’autre part, son fédéralisme n’avait pas encore trouvé sa base, le socialisme, et, sans cette base, il ne pouvait être formulé d’une manière claire sans qu’on tombât en d’insolubles contradictions.

Le soulèvement de la Commune de Paris, son programme en même temps socialiste et fédéraliste, sa lutte et sa fin héroïque, ont produit une salutaire révolution dans la conscience et dans les sentiments de cette élite de la jeunesse italienne. Devenue socialiste, elle a trouvé la base qui manquait à son fédéralisme.

Oui, elle est devenue socialiste, et le devient toujours plus, et grâce lui en soit rendue. Elle est devenue socialiste : ce qui signifie qu’elle a ouvert son cœur généreux — mais jusqu’alors dévoyé par les aberrations théologiques, métaphysiques et politiques de Mazzini, et endurci par le culte monstrueusement ambitieux de l’État — à la vie, aux souffrances et aux aspirations réelles du peuple. Maintenant, elle ne le méprise plus : elle l’aime, et elle est devenue capable de servir sa grande et sainte cause. Et maintenant qu’elle a cessé d’être suspendue, la tête en bas, entre le ciel et la terre, comme le sont encore les fidèles mazziniens, maintenant qu’elle a trouvé et se sent sous les pieds un terrain solide, — intelligente, ardente, héroïque et dévouée jusqu’à la mort, comme elle l’est, on peut être certain qu’elle fera de grandes choses. Quant à la jeunesse qui reste mazzinienne, après de vains efforts et de stériles agitations elle périra avec la bourgeoisie, à laquelle Mazzini la force aujourd’hui à rendre des services de gendarme.

Je reviens à l’examen des classes et des nations différentes qui constituent l’Italie moderne. J’ai peu à dire sur la petite bourgeoisie. Elle diffère peu du prolétariat, étant presque aussi malheureuse que lui. Ce n’est pas elle qui commencera la révolution sociale, mais elle s’y jettera la tête baissée.

Le prolétariat des villes et les paysans sont le vrai peuple. Le premier est naturellement plus avancé que les seconds.

4o  Le prolétariat des villes a un passé patriotique qui, dans quelques villes d’Italie, remonte jusqu’au moyen âge. Tel est celui de Florence, par exemple, qui se distingue aujourd’hui entre tous par une certaine apathie et une absence très prononcée d’énergiques et fortes passions. On dirait que sa grande tâche historique l’a épuisé, au moins partiellement, comme elle a épuisé complètement la bourgeoisie florentine, dont la sceptique indifférence s’exprime d’une façon si pittoresque par son Che ! Che ! Le prolétariat des villes d’Italie, essentiellement, exclusivement municipal, séparé profondément, dans toute l’histoire de l’Italie, de la grande masse des paysans, forme une classe certainement très malheureuse, très opprimée, mais une classe tout de même, héréditaire et bien caractérisée. Comme classe, il est soumis à la loi historique et fatale qui détermine la carrière et la durée de chacune d’après ce qu’elle a fait et la façon dont elle a vécu dans le passé. Individualités collectives, toutes les classes finissent par s’épuiser, comme les individus. La même chose peut se dire des peuples considérés dans leur ensemble, avec cette différence que chaque peuple, embrassant toutes les classes et les masses mêmes qui ne sont pas encore parvenues à se constituer en classes, est infiniment plus ample, a considérablement plus de matières et par conséquent une course plus longue à fournir que toutes les classes qui se sont formées dans son sein. C’est l’individualité collective la plus puissante et la plus riche ; mais à la longue elle finit, elle aussi, par s’épuiser.

Et, précisément, cet épuisement physiologique, historique et fatal, explique la nécessité historique du double mouvement qui, aujourd’hui, pousse d’un côté les classes à se confondre dans les grandes masses populaires, et de l’autre amène les peuples et les nations à se créer une vie nouvelle, plus féconde et plus large dans l’Internationale. L’avenir, un long avenir, appartient en première ligne à la constitution de l’Internationalité européo-américaine. Plus tard, mais beaucoup plus tard, cette grande Nation européo-américaine se confondra organiquement avec l’agglomération asiatique et africaine[22]. Mais ceci est d’un avenir trop lointain pour que nous puissions en parler maintenant d’une façon quelque peu positive et précise. Je reviens donc au prolétariat italien.

Plus votre prolétariat a pris une part politique dans votre passé historique, et moins il a d’avenir comme classe séparée de la masse de vos paysans. J’ai montré que la participation du prolétariat florentin au développement et aux luttes municipales du moyen âge l’a pour longtemps assoupi. Depuis le commencement du dix-neuvième siècle, après un sommeil forcé de trois siècles au moins, le prolétariat lombard, vénitien, génois, et de toute l’Italie moyenne particulièrement, a pris une part plus ou moins active aux soulèvements, aux conspirations et aux expéditions patriotiques, dont sont pleines les annales de la jeunesse bourgeoise des soixante-dix dernières années ; et, comme résultat, il s’est formé dans son sein un parti, une minorité mazziniano-garibaldienne très prononcée qui s’est complètement inféodée à la politique de la République unitaire bourgeoise. Si tout le prolétariat italien avait suivi cet exemple, c’en serait fait de lui, et il faudrait chercher ailleurs l’avenir de l’Italie, c’est-à-dire dans la masse seule des paysans, masse informe et brute, mais intacte et riche d’éléments qui n’ont pas été exploités par l’histoire.

Heureusement, le prolétariat des villes, sans en excepter celui qui jure par les noms de Mazzini et de Garibaldi, n’a jamais pu se mazziniser et se garibaldiser d’une façon complète et sérieuse ; et il ne l’a pas pu par la simple raison qu’il est le prolétariat, c’est-à-dire la masse opprimée, spoliée, maltraitée, misérable, affamée, qui, contrainte par la faim à travailler, a nécessairement la moralité et la logique du travail.

Les ouvriers mazziniens et garibaldiens auront beau accepter les programmes de Mazzini et de Garibaldi ; dans leur ventre, dans la lividité décharnée de leurs enfants et de leurs compagnes de misère et de souffrances, dans leur esclavage réel de tous les jours, il y aura toujours quelque chose qui appelle la révolution sociale ! Ils sont tous des socialistes malgré eux, excepté seulement quelques individus — peut- être un sur mille — qui à force d’habileté, de chance et de fourberie, sont arrivés ou ont l’espoir d’arriver à entrer dans les rangs de la bourgeoisie. Tous les autres, je veux dire la masse des ouvriers mazziniens et garibaldiens, ne sont tels que par imagination, ou encore par habitude, mais en réalité ils ne peuvent être que des révolutionnaires socialistes.

Et c’est aujourd’hui votre devoir, chers amis, que d’organiser une propagande intelligente, honnête, sympathique, et surtout persévérante, pour le leur faire comprendre. Pour cela, vous n’aurez pas besoin de faire autre chose que de leur expliquer le programme de l’Internationale, en leur faisant toucher du doigt ce qu’il dit. Et si, pour cela, vous vous organisez dans toute l’Italie, et que vous le fassiez de bonne harmonie, fraternellement, sans reconnaître d’autre chef que votre jeune collectivité elle-même, je vous jure qu’au bout d’une année il n’y aura plus d’ouvriers mazziniens ni garibaldiens ; que tous seront devenus socialistes révolutionnaires, patriotes sans doute, mais dans le sens le plus humain de ce mot, c’est-à-dire patriotes et internationaux en même temps. Vous aurez ainsi créé la base inébranlable d’une prochaine révolution sociale qui sauvera l’Italie et lui rendra la vie, l’intelligence, et toute l’initiative qui lui appartient parmi les nations les plus humainement progressistes de l’Europe.

Et quand vous aurez accompli ce grand acte, les ouvriers qui auparavant étaient mazziniens et garibaldiens deviendront eux-mêmes des apôtres très précieux de « notre religion » sans Dieu, puisque, et par leur nature, et par leur intelligence développée, quoique aujourd’hui déviée, et par l’expérience qu’ils ont acquise dans les luttes passées, sous les bannières de Mazzini et de Garibaldi, ils sont certainement les plus énergiques, les plus dévoués et les plus capables de tout le prolétariat d’Italie. Ils ont l’habitude de la conspiration et de l’organisation, et cette habitude vous rendra de précieux services.

Organisés, non individuellement, mais collectivement par groupes intimes, ils deviendront alors les chefs de la grande masse du prolétariat, tant des villes que des campagnes. Cette grande masse, que les programmes politiques de Mazzini et de Garibaldi n’ont jamais pu enthousiasmer, ne saura pas et ne pourra pas résister à la propagande de notre programme, qui est l’expression la plus simple de ses instincts les plus profonds et les plus intimes, et qui peut se résumer ainsi en peu de mots :

Paix, émancipation et bonheur à tous les opprimés !

Guerre à tous les oppresseurs et spoliateurs !

Restitution complète aux travailleurs : les capitaux, les fabriques, tous les instruments de travail et les matières premières aux associations ; la terre à ceux qui la cultivent de leurs bras.

Liberté, justice, fraternité à tous les êtres humains qui naissent sur la terre.

Égalité pour tous.

Pour tous indistinctement, tous les moyens de développement, d’éducation et d’instruction, et possibilité égale de vivre en travaillant.

Organisation de la société par la libre fédération, de bas en haut, des associations ouvrières tant industrielles qu’agricoles, tant scientifiques qu’artistiques et littéraires, dans la commune d’abord ; fédération des communes dans les régions, des régions dans les nations, et des nations dans l’Internationalité fraternelle.

Quant au mode d’organisation de la vie sociale, du travail et de la propriété collective, le programme de l’Internationale n’impose rien d’absolu. L’Internationale n’a ni dogmes, ni théories uniformes. Sous ce rapport, comme dans toute société vivante et libre, beaucoup de théories différentes s’agitent dans son sein. Mais elle accepte comme base fondamentale de son organisation le développement et l’organisation spontanée de toutes les associations et de toutes les communes en complète autonomie, à la condition toutefois que les associations et les communes prennent pour base de leur organisation les principes généraux tout à l’heure exposés, principes qui sont obligatoires pour tous ceux qui veulent faire partie de l’Internationale. Quant au reste, l’Internationale compte sur l’action salutaire de la propagande libre des idées et sur l’identité et l’équilibre naturel des intérêts.

5° Les paysans, c’est l’immense majorité de la population italienne demeurée presque complètement vierge, parce qu’elle n’a pas eu encore d’histoire d’aucune espèce, toute l’histoire de votre pays, comme je l’ai déjà fait observer et comme vous le savez mieux que moi, s’étant jusqu’à présent concentrée uniquement et exclusivement dans les villes bien plus encore que cela n’est arrivé dans aucun autre pays d’Europe. Vos paysans n’ont pas pris part à cette histoire, et ne la connaissent pas autrement que par les coups qu’ils en ont reçus à chaque nouvelle phase de son développement, par la misère, l’esclavage et les souffrances sans nombre qu’elle leur a imposés. Tous ces malheurs leur étant venus des villes, les paysans, naturellement, n’aiment pas les villes ni leurs habitants, y compris les ouvriers eux-mêmes, ceux-ci les ayant toujours traités avec un certain dédain, que les paysans leur ont rendu en défiance. C’est cette relation historiquement négative à l’égard de la politique des villes, et non la religion des paysans italiens, qui constitue la puissance des prêtres dans les campagnes. Vos paysans sont superstitieux, mais ils ne sont pas du tout religieux ; ils aiment l’Église parce qu’elle est excessivement dramatique et qu’elle interrompt, par ses cérémonies théâtrales et musicales, la monotonie de la vie campagnarde. L’Église est pour eux comme un rayon de soleil dans une vie d’efforts et de travail homicide, de douleurs et de misère.

Les paysans ne détestent pas les prêtres, dont la majorité d’ailleurs — et précisément ceux qui vivent dans les campagnes — sont sortis de leur sein. Il n’est presque pas de paysan qui n’ait dans l’Église un parent plus ou moins rapproché, ou pour le moins un cousin éloigné. Les prêtres, tout en les exploitant en douceur, et en faisant des enfants à leurs femmes et à leurs filles, partagent leur vie et en partie aussi leur misère. Ils n’ont pas pour les paysans ce superbe dédain que leur témoignent les bourgeois, mais vivent familièrement avec eux en bons diables, et souvent en jouant le rôle d’amuseurs. Le paysan, souvent, se moque d’eux, mais il ne les déteste pas, car ils lui sont familiers comme les insectes qui pullulent innombrables sur sa tête, parmi ses cheveux.

D’autre part, il est bien certain que dès que la révolution sociale éclatera, beaucoup de ces prêtres s’y jetteront tête baissée. Ils l’ont déjà fait en Sicile et dans le Napolitain pour la révolution politique. Et que se passera-t-il pour la révolution sociale ? La révolution politique étant une révolution abstraite, métaphysique, illusoire et trompeuse pour les masses populaires, le prêtre de campagne, qui est peuple par toute sa nature, et par la plus grande partie des conditions de son existence, ne peut y trouver des attraits et des satisfactions qui lui conviennent. Mais la révolution sociale, qui est la révolution de la vie, l’entraînera invinciblement comme elle entraînera tout le peuple des campagnes.

Ce n’est pas la propagande de la libre-pensée, mais la révolution sociale seule qui pourra tuer la religion dans le peuple. La propagande de la libre-pensée est certainement très utile ; elle est indispensable, comme un moyen excellent pour convertir les individus déjà avancés ; mais elle ne fera pas brèche dans le peuple, parce que la religion n’est pas seulement une aberration, une déviation de la pensée, mais encore et spécialement une protestation du naturel vivant, puissant, des masses contre les étroitesses et les misères de la vie réelle. Le peuple va à l’église comme il va au cabaret, pour s’étourdir, pour oublier sa misère, pour se voir en imagination, pour quelques instants au moins, libre et heureux à l’égal de tous les autres. Donnez-lui une existence humaine, et il n’ira plus ni au cabaret, ni à l’église. Eh bien, cette existence humaine, la révolution sociale devra et pourra seule la lui donner.

Le paysan, dans la plus grande partie de l’Italie, est misérable, plus misérable encore que l’ouvrier des villes. Il n’est pas propriétaire comme en France, et c’est un grand bonheur certainement au point de vue de la révolution ; et il ne jouit d’une existence supportable, comme métayer, que dans peu de régions. Donc la masse des paysans italiens constitue déjà une armée immense et toute-puissante pour votre révolution sociale. Dirigée par le prolétariat des villes, et organisée par la jeunesse socialiste révolutionnaire, cette armée sera invincible.

Par conséquent, chers amis, ce à quoi vous devez vous appliquer, en même temps qu’à l’organisation des ouvriers des villes, c’est aux moyens à employer pour rompre la glace qui sépare le prolétariat des villes du peuple des campagnes, pour unir et organiser ces deux peuples en un seul. C’est de là que dépend le salut de l’Italie. Toutes les autres classes doivent disparaître de son sol, non comme individus, mais comme classes. Le socialisme n’est pas cruel, il est mille fois plus humain que le jacobinisme, je veux dire que la révolution politique. Il n’en veut nullement aux personnes, même les plus scélérates, sachant très bien que tous les individus, bons ou mauvais, ne sont que le produit fatal de la position sociale que l’histoire et la société leur ont créée. Les socialistes, il est vrai, ne pourront certainement pas empêcher que dans le premier élan de sa fureur le peuple ne fasse disparaître quelques centaines d’individus parmi les plus odieux, les plus acharnés et les plus dangereux ; mais une fois cet ouragan passé, ils s’opposeront de toute leur énergie à la boucherie hypocrite, politique et juridique, organisée de sang-froid.

Le socialisme fera une guerre inexorable aux « positions sociales », non aux hommes ; et une fois ces positions détruites et brisées, les hommes qui les avaient occupées, désarmés et privés de tous les moyens d’action, seront devenus inoffensifs et beaucoup moins puissants, je vous l’assure, que le plus ignorant ouvrier ; car leur puissance actuelle ne réside pas en eux-mêmes, dans leur valeur intrinsèque, mais dans leur richesse et dans l’appui de l’État.

La révolution sociale, donc, non seulement les épargnera, mais, après les avoir abattus et privés de leurs armes, les relèvera et leur dira : « Et maintenant, chers compagnons, que vous êtes devenus nos égaux, mettez-vous bravement à travailler avec nous. Dans le travail, comme en toute chose, le premier pas est difficile, et nous vous aiderons fraternellement à le franchir. » Ceux, alors, qui, robustes et valides, ne voudront pas gagner leur vie par le travail, auront le droit de mourir de faim, à moins de se résigner à subsister humblement et misérablement de la charité publique, qui ne leur refusera certainement pas le strict nécessaire.

Quant à leurs enfants, il ne faut nullement douter qu’ils deviendront de vaillants travailleurs et des hommes égaux et libres. Dans la société, il y aura certainement moins de luxe, mais incontestablement beaucoup plus de richesse ; et, de plus, il y aura un luxe aujourd’hui ignoré de tous, le luxe de l’humanité, la félicité du plein développement et de la pleine liberté de chacun dans l’égalité de tous.

Tel est notre idéal.

Donc, toutes les classes que j’ai énumérées doivent disparaître dans la révolution sociale, excepté les deux masses, le prolétariat des villes et celui des campagnes, devenus propriétaires, probablement collectifs, — sous des formes et des conditions diverses, qui seront déterminées dans chaque localité, dans chaque région et dans chaque commune par le degré de civilisation et par la volonté des populations, — l’un des capitaux et des instruments de travail, l’autre de la terre qu’il cultive de ses bras ; et qui s’organiseront en s’équilibrant mutuellement, naturellement, nécessairement, poussés par leurs besoins et leurs intérêts réciproques, d’une manière homogène et en même temps parfaitement libre.

La science, qui n’aura d’autre autorité que celle de la raison et de la démonstration rationnelle, ni d’autre moyen d’action que la libre propagande, la science, qui fait des pédants à cette heure, sera devenue libre et les aidera dans ce travail.

Voilà donc, en Italie comme partout, ce qui est la nation vivante, le peuple de l’avenir, le prolétariat des villes et des campagnes. Tout le reste est mourant, ou déjà mort, desséché ou corrompu.

Voulez-vous être vivants ? Êtes-vous fatigués de tourner inutilement dans un cercle vicieux ? De penser sans rien inventer ? De crier aux quatre vents en répétant toujours la même chose à un public qui ne vous écoute plus ? De vous agiter incessamment sans rien faire ? Voulez-vous échapper à la condamnation qui est suspendue sur le monde où vous êtes nés ? Voulez-vous enfin vivre, penser, inventer, agir, créer, être hommes ? Renoncez définitivement au monde bourgeois, à ses préjugés, à ses sentiments, à ses vanités, et mettez-vous à la tête du prolétariat. Embrassez sa cause, dévouez-vous à cette cause, donnez-lui votre pensée, et lui vous donnera la force et la vie.

Au nom du socialisme révolutionnaire, organisez le prolétariat des villes, et, en faisant cela, unissez-le dans une même organisation préparatoire avec le peuple des campagnes. Le soulèvement du prolétariat des villes ne suffit plus ; avec lui nous n’aurions qu’une révolution politique, qui aurait nécessairement contre elle la réaction naturelle, légitime du peuple des campagnes, et cette réaction, ou seulement l’indifférence des paysans, étoufferait la révolution des villes, comme il est arrivé dernièrement en France. Seule la révolution universelle est assez forte pour renverser et briser la puissance organisée de l’État, soutenue par toutes les ressources des classes riches. Mais la révolution universelle, c’est la révolution sociale, c’est la révolution simultanée du peuple des campagnes et de celui des villes. C’est là ce qu’il faut organiser, — parce que sans une organisation préparatoire, les éléments les plus puissants sont impuissants et nuls.

Nous parlerons de cette organisation une autre fois.

L’Internationale vous en donne les bases ; élargissez-la à toute l’Italie, et le reste viendra de soi.

L’Internationale ne détruit pas les nationalités, les nations ; elle les embrasse toutes, sans en supprimer aucune. Elle ne peut faire autrement, parce que son principe fondamental est la plus vaste liberté. L’Internationale ne fait pas la guerre aux patries naturelles ; elle la fait seulement aux patries politiques, aux États ; et elle doit faire cette guerre : parce que, voulant sérieusement l’émancipation pleine et définitive du prolétariat, elle doit tendre nécessairement à l’abolition de toutes les classes, c’est-à-dire de tous les privilèges économiques, et les États ne sont que l’organisation et la garantie des privilèges économiques et de la domination politique des classes. Faisant la guerre aux classes, elle doit la faire aux États. Mazzini veut non seulement la conservation, mais encore l’agrandissement de l’État italien : donc il doit vouloir et il veut la conservation de la classe bourgeoise ; donc il doit craindre et détester l’Internationale, et il la craint et la déteste. Il la calomnie et cherche à la perdre ; il voudrait la tuer dans l’opinion du prolétariat italien. Ses malédictions, ses lamentations de Jérémie épouvanté et indigné le prouvent suffisamment. En fin de compte il se montre ce qu’il est, un républicain bourgeois, fanatiquement politique et religieusement exalté. Voici comment il termine son appel aux ouvriers contre l’Internationale :

Éduquez-vous, instruisez-vous du mieux que vous pourrez (mais spécialement aux bonnes sources, et gardez-vous de prêter l’oreille aux sirènes étrangères) ; ne séparez jamais vos destinées de celles de la patrie (à cela les ouvriers devraient répondre : « Nous ne pouvons pas nous séparer de notre patrie, parce que désormais la patrie c’est nous, la collectivité des travailleurs italiens, en dehors desquels, dans notre pays, nous ne reconnaissons que des ennemis de la patrie. Nous sommes Italiens, c’est là un fait ; mais ce fait ne nous sépare nullement des travailleurs des pays étrangers : ils sont nos frères, tandis que les bourgeois de notre pays sont nos ennemis. Voilà dans quel sens nous voulons faire partie de l’Internationale, qui constitue la patrie universelle des travailleurs contre la patrie universelle des spoliateurs et des oppresseurs du travail »), mais associez-vous fraternellement à toute entreprise qui vise à la faire libre et grande. (Il y a liberté et liberté. Il y a la liberté populaire, qui ne peut être conquise que par la révolution sociale et la suppression de l’État ; mais il y a aussi la liberté bourgeoise, fondée sur l’esclavage du prolétariat, et qui tend nécessairement à cette grandeur de l’État dont parle Mazzini. Il invite donc le prolétariat à fraterniser avec la politique bourgeoise, qui a pour but principal et constant de le rendre esclave.) Multipliez vos associations, et unissez dans leur sein, là où c’est possible, l’ouvrier de l’industrie et l’ouvrier du sol, la ville et la campagne. (C’est la première fois, je crois, que Mazzini donne de semblables conseils aux ouvriers des villes et, en général, qu’il daigne s’occuper des paysans. Je me rappelle du moins qu’à Londres, quand je voulais lui faire observer que je croyais nécessaire de révolutionner les paysans italiens, il me répondait toujours : « Pour le moment, il n’y a rien à faire dans les campagnes ; la révolution devra se faire d’abord exclusivement dans les villes ; puis quand nous l’aurons faite, nous nous occuperons des campagnes. » Alors je ne comprenais pas ce que j’appelais l’aveuglement de Mazzini ; mais maintenant je me rends très bien compte de sa façon de penser. Il n’était point aveugle du tout, il voyait au contraire parfaitement clair. Ne voulant qu’une révolution politique, non point la destruction de l’État, mais son remplacement par une autre domination ou un autre État, il a mille raisons pour ne pas vouloir la révolution des paysans, puisque cette révolution ne peut être que sociale, comme l’ont prouvé les soulèvements récents contre la loi du macinato. Mazzini le sait, et c’est pour cela qu’il s’adressait exclusivement au prolétariat des villes, qu’il espère « embourgeoiser », tandis qu’ « embourgeoiser » les paysans lui paraissait impossible. Maintenant, il semble espérer pouvoir agir sur les paysans aussi, non pas directement, mais au moyen des associations des villes, qui lui seront dévouées. Étrange illusion !) Appliquez-vous à créer en plus grand nombre des sociétés coopératives et de consommation. (Il a été prouvé par la science économique, et par de nombreuses expériences faites depuis 1848 en France, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, et dernièrement en Italie et en Espagne, que les sociétés de consommation organisées sur une petite échelle peuvent bien apporter une légère amélioration à la situation si pénible des ouvriers ; mais aussitôt qu’elles se développent, et qu’elles réussissent à faire diminuer le prix des denrées de première nécessité d’une manière sensible et constante, il en résulte nécessairement et toujours une baisse des salaires. Ce fait généralement constaté s’explique d’ailleurs facilement. La masse des ouvriers, obligée de vendre son travail pour se garantir de la faim, s’accroît dans une proportion toujours plus grande que les capitaux qui servent à la salarier. Les ouvriers se font donc mutuellement concurrence dans l’offre du travail, qui dépasse presque toujours la demande, ce qui les force à vendre leur travail au plus bas prix possible. Mais ils ne peuvent pas exiger moins de ce qui est absolument nécessaire pour leur subsistance. D’où il résulte que lorsque le prix des denrées monte, ils doivent demander davantage ; si au contraire il s’abaisse, ils peuvent consentir à demander moins, et ils sont toujours forcés d’y consentir par la concurrence qu’ils se font entre eux. On comprend donc que lorsque les sociétés de consommation se sont assez développées pour faire diminuer d’une manière constante, générale et sensible le prix des denrées de première nécessité, les salaires doivent s’abaisser. Ce fait a été établi par l’expérience, et démontré en théorie par les économistes les plus distingués de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Belgique et de la France, Lassalle, l’illustre socialiste révolutionnaire allemand, le fondateur de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, association communiste, a fondé principalement sur ce fait sa polémique victorieuse et écrasante contre Schultze-Delitzsch, le socialiste bourgeois, premier et principal fondateur des sociétés coopératives en Allemagne. Voilà donc à quoi se réduit tout le socialisme de Mazzini : à une grande illusion pour les ouvriers et à une grande tranquillité pour les bourgeois. Après quoi il dit au prolétariat italien : Confiez-vous en l’avenir (c’est-à-dire en moi, qui serai le général dont vous serez les soldats) ; unissez-vous compacts, serrés, à la façon d’une armée[23].

Aujourd’hui vous n’existez pas. (Bravo ! aux seuls qui existent, il déclare qu’ils n’existent pas ! Le fantôme vient dire à la réalité : « Tu n’es rien ! » Il faut bien être un incorrigible bourgeois pour oser dire pareille chose au prolétariat, et pour le dire avec conviction, comme le fait certainement Mazzini.) Vos sociétés sont moralement reliées par les tendances communes (et ces tendances réelles, instinctives, et ayant pour base non la théorie de Mazzini, mais la position sociale des ouvriers d’Italie, sont l’opposé de ce que Mazzini désire et espère), mais nul n’a mandat de parler sinon en son nom personnel, nul ne peut faire entendre devant le pays la voix de toute la classe des artisans, pour exprimer des besoins et des vœux, nul ne peut dire avec autorité : Voilà ce que veulent, voilà ce que repoussent les ouvriers d’Italie. (C’est ce droit-là que Mazzini espère conquérir au Congrès de Rome. Et une fois qu’il lui sera accordé, malheur à la jeunesse athée, socialiste et révolutionnaire d’Italie. Armé de ce droit fictif, mais qui ne manquera pas d’exercer une grande puissance sur l’imagination superstitieuse des ouvriers eux-mêmes, il l’écrasera au nom de la fiction du prolétariat. Il lui dira : « Fils des bourgeois, soumettez-vous au peuple d’Italie ! ») Sans un pacte de fraternité (d’esclavage), sans un centre directeur, vous ne pouvez acquérir ni faire acquérir aux autres la conscience de la force qui est en vous. (C’est toujours la même négation de la force collective réelle au profit de l’autorité ! Mazzini dit par là aux ouvriers : « Mes enfants, prêtez-moi, je vous prie, votre force. J’en ai besoin pour vous enchaîner, sans quoi vous pourriez devenir dangereux pour l’existence de mes bons bourgeois. » C’est là ce qui s’appelle : Pacte National.)

Rome, la cité mère, est aujourd’hui à nous ; mais elle n’est à nous qu’à moitié, elle ne l’est que matériellement, et il nous incombe à tous de verser en elle l’âme de la Patrie (bourgeoise), et de recevoir d’elle (par l’intermédiaire du Prophète, du Pape de la nouvelle religion) la consécration de la voie que nous devons suivre (toujours selon la nouvelle religion mazzinienne) pour que s’accomplissent nos destinées, et qu’une manifestation puissante de la vie italienne fasse sainte et féconde l’Union (Alléluia !). Pourquoi ne pas vous empresser d’accourir à Rome au Congrès, pour y recevoir le nouveau baptême de votre Fraternité ? Peut-être, outre l’immense avantage qui en résultera pour vous, vous rappellerez à l’Italie, par l’exemple et en quelque sorte comme initiateurs (ah ! ah !), que de Rome doit sortir un autre et plus large Pacte, le Pacte National, définition de votre vie à venir (lit de Procuste préparé par le dogmatisme de Mazzini pour y enfermer tout l’avenir de la malheureuse Italie), sans lequel Rome et l’Italie ne sont que de vains noms[24].

Voilà qui est clair : si on n’accepte pas le programme mazzinien, Rome et l’Italie ne sont plus dignes de vivre, elles ne sont rien.

J’en ai fini avec les citations de Mazzini. Ce que j’ai cité suffit pour vous révéler son but. Il veut devenir véritablement le nouveau Pape, et il convoque à Rome les ouvriers d’Italie afin qu’ils élèvent le trône pontifical du haut duquel, pour manifester sa nouvelle puissance, il fulminera ex cathedrâ, au nom de tout le prolétariat italien, l’excommunication majeure contre la Commune de Paris, contre l’Internationale, contre la jeunesse athée, et contre moi, « pauvre barbare », qui ai eu l’audace de prendre la défense de l’Humanité, de la vérité et de la justice contre lui, représentant de Dieu sur la terre.

Votre tâche, votre devoir, mes chers amis, me semblent bien tracés. Mazzini lui-même a pris la peine de vous les indiquer, et vous a forcés, pour ainsi dire, à vous déclarer ouvertement pour l’Internationale. Observez, d’autre part, l’accord singulier qui aujourd’hui se manifeste entre les jésuites, la Consorteria et Mazzini. Les jésuites disent et publient dans tous leurs écrits : « Ou le jésuitisme ou l’Internationale, il n’y a pas de moyen terme ». La Consorteria répète la même phrase et le même argument d’une autre façon : « Si vous ne maintenez pas et ne renforcez pas le gouvernement entre nos mains, vous êtes perdus. Entre le pouvoir et le triomphe de l’Internationale, il n’y a pas de milieu. » Enfin Mazzini dit aux ouvriers d’Italie : « L’Internationale est le Mal ; je suis le Bien ; choisissez ».

Tous donc, les jésuites, la Consorteria et Mazzini, s’unissent pour dire, chacun de leur côté, que l’Internationale est leur absolu contraire. Or, comme vous ne voulez être ni des jésuites, ni des consorti, et comme, vu vos croyances anti-religieuses, vous ne pouvez plus être des apôtres de la théologie politique de Mazzini, il vous faut donc, si vous voulez être quelque chose, devenir des travailleurs de l’Internationale.

Mazzini vous y pousse de toutes ses forces, avec toute son ardente éloquence. Beaucoup d’entre vous, par amour du repos et par crainte du scandale, mais surtout à cause de l’affection légitime et si bien méritée que vous avez pour Mazzini, préféreraient rester, à son égard, dans la position équivoque dans laquelle vous avez vécu dans ces dernières années, c’est-à-dire mazziniens non en théorie, mais mazziniens en pratique. Mais plus logique et plus énergique que vous, il vous a maintenant prouvé jusqu’à l’évidence que désormais cela est devenu impossible, et il vous contraint à choisir entre ces deux partis : ou bien le complet suicide, l’anéantissement intellectuel, moral, politique et social ; ou bien la révolte ouverte contre lui.

Si vous choisissez le premier de ces deux partis, vous deviendrez les collaborateurs responsables de la ruine, de l’avilissement, du déshonneur et de l’esclavage de votre patrie ; si vous choisissez le second, vous deviendrez les promoteurs de sa libération.

Pouvez-vous donc hésiter ?

Une des causes, et, je crois, la principale, de votre hésitation, c’est la crainte de l’immense responsabilité que vous assumerez certainement en rompant publiquement et définitivement non seulement avec les théories, mais encore avec l’action politique de Mazzini, vous mettant ainsi en opposition avec toute la démocratie, ou plutôt avec tout le parti républicain de votre pays, accoutumé à ne plus penser, à ne plus sentir, à ne plus vouloir par lui-même, et à suivre aveuglément la direction que lui impriment ses deux grands chefs, Mazzini et Garibaldi. Ce parti, pris dans son ensemble, sera naturellement stupéfait, et éprouvera une horreur superstitieuse, en voyant de jeunes « inconnus » — c’est le grand argument de tous les sots, vous le savez — oser se révolter contre leurs vénérables chefs, et prendre l’audacieuse initiative d’une nouvelle politique, indépendante de l’un et de l’autre. Au premier moment, ils s’éloigneront peut-être de vous, comme d’une poignée de malfaiteurs, de traîtres, de pestiférés. On vous combattra avec tout le perfide et stupide acharnement dont les mazziniens ont donné tant de preuves dans leurs luttes, et qui révèle leur nature de théologiens et de prêtres. On cherchera à faire le vide autour de vous, et on fera sûrement tout ce qu’on pourra pour éloigner de vous les masses ouvrières. En un mot, vous aurez à passer un mauvais quart d’heure, et pour en sortir avec honneur il vous faudra mettre en jeu toute votre intelligence, tout votre cœur, toute votre foi et toute votre action la plus persévérante et la plus énergique.

C’est une entreprise et une épreuve qui exigent un héroïsme d’une bien autre trempe que celui qui est nécessaire pour batailler sous l’étendard de Garibaldi. Là, il suffit d’un peu de tempérament, d’un peu de courage physique, et de la capacité de supporter des privations et des fatigues pendant quelques semaines, pendant quelques mois tout au plus ; ici, au contraire, on prend un engagement pour toute la vie, et, comme vient de le faire notre ami Fortunio dans son Gazzettino Rosa[25], on jure de la vouer entièrement au grand combat, à la lutte suprême pour l’émancipation du prolétariat. Un semblable engagement est des plus sérieux, car il entraîne avec lui, comme conséquence inévitable, la rupture définitive et complète avec tout le passé, avec tout le monde bourgeois, avec tous les amis du passé, et l’alliance à la vie et à la mort avec le prolétariat.

Aurez-vous le courage de consommer, avec toute la logique que demande une si grande œuvre, et avec toute l’énergie nécessaire pour la mener à terme, cette rupture et cette alliance ?

Si j’interroge la position que vous vous êtes faite vous-mêmes en vous déclarant matérialistes, athées, partisans de la Commune et de l’Internationale, socialistes et révolutionnaires en un mot, il me semble que vous ne pouvez plus hésiter, sous peine de vous annihiler ; vous devez aller de l’avant, et, acceptant non seulement en théorie, mais encore en pratique, toutes les conséquences de cette nouvelle profession de foi, vous unir à nous contre Mazzini.

Quand j’interroge la profonde sincérité de vos convictions, de votre pensée et de vos sentiments, il me paraît encore plus évident que vous devez prendre ce parti, qui seul vous reste, sous peine de vous condamner vous-mêmes au mépris.

Qu’est-ce qui pourrait encore vous faire hésiter ? La modestie ? Mais la modestie devient une grande sottise, une folie, un crime, quand il s’agit d’accomplir un grand devoir. Il n’y a qu’une seule chose qui pourrait encore vous faire reculer : ce serait la défiance que vous auriez en vous-mêmes.

Voici, en effet, le raisonnement que vous seriez peut-être tentés de faire :

« Rompre d’un coup avec le passé et avec tous les anciens amis est chose facile, et il n’est pas moins facile d’annoncer que nous voulons inaugurer une politique nouvelle. Mais où trouverions-nous les moyens et les forces pour accomplir une semblable promesse ? Nous sommes pauvres, peu nombreux, et presque inconnus. Le public, nos anciens amis, les ouvriers eux-mêmes pour qui nous aurons fait ce sacrifice, surmonté ce pas difficile, tenté ce saut périlleux, nous railleront. Nous sommes seuls, impuissants, et incapables de tenir nos promesses ; nous serons ridicules, et le ridicule nous tuera. »

C’est ainsi que vous raisonnerez si votre passion pour la justice et pour l’humanité n’est pas suffisamment forte, si elle n’est qu’une passion imaginaire, idéale, et non une de ces passions suprêmes qui embrassent toute la vie. La passion réelle et sérieuse ne raisonne jamais de la sorte, elle va toujours de l’avant, elle agit toujours sans calculer ses moyens ni compter les obstacles, créant les uns et détruisant les autres, poussée par une force invincible, qui justement fait d’elle une passion.

Je trouve que le raisonnement de chacune de ces deux passions différentes est exact en son genre. La première a raison de se défier d’elle-même : parce que, d’abord, elle n’est jamais constante ni de longue durée ; elle est stérile et ne peut rien créer, ni moyens, ni amis, et s’abat le plus souvent devant le premier obstacle ; elle est impuissante, et ne pourrait, sans folie, avoir foi en elle-même. Mais la seconde, au contraire, a très souvent raison d’avoir foi en sa propre puissance, puisqu’elle crée tous les moyens dont elle a besoin pour atteindre son but, et entraîne et attire invinciblement à elle les amis, à la condition qu’elle soit une passion sociale et non égoïste.

Je suppose, je dois croire que telle est votre passion, et c’est en partant de cette base que je raisonnerai avec vous. Vous dites que vous êtes pauvres, inconnus, peu nombreux, et vous demandez quels sont les moyens dont vous pourriez disposer pour imprimer à l’opinion publique de votre pays la seule direction qui vous semble bonne et juste ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout déterminer de quelle opinion publique il s’agit. Si vous voulez parler de l’opinion publique bourgeoise, oh ! alors je serai le premier à vous dire : « Renoncez à une illusion si ridicule ; laissez-la à Mazzini, et qu’il s’amuse à convertir la bourgeoisie ». Car ce que vous dites est bien vrai, qu’elle ne pourra être progressivement convertie que par le fait de l’organisation progressive, et de plus en plus menaçante, de la puissance du prolétariat, et qu’elle ne pourra l’être définitivement que par la révolution sociale, qui, pour la guérir tout-à-fait, lui fera prendre des bains d’égalité économique et sociale.

Mais vous avez un autre public, immense, qui est le prolétariat, qui est votre peuple. Celui-là a tous les instincts de vos idées, et par conséquent il vous comprendra et vous suivra nécessairement. Mais le peuple, direz-vous, ne lit pas : pour qui donc écririons-nous ? Je vous dirai une autre fois pour qui ; en ce moment, je vous dirai seulement que si le peuple ne lit pas, il faut aller le trouver pour lui lire vos articles. Et puis, dans toutes les villes il y a dans le peuple des hommes qui savent lire, et qui pourront les comprendre et les expliquer à leurs compagnons illettrés. Mais vous n’écrirez pas vos articles pour le peuple seulement.

Dans la bourgeoisie même, vous trouverez des lecteurs sympathiques, hommes et femmes : car tous ne sont pas également corrompus et stérilisés, mais tous sont entravés et paralysés par les conditions de la société dans laquelle ils vivent. Au moyen de vos journaux, donc, vous attirerez à vous tout ce qui est vivant dans cette classe, et vous pourrez organiser ces éléments parallèlement à l’organisation des masses populaires, comme d’utiles alliés, soit du côté des moyens pécuniaires, soit du côté de la propagande. Naturellement vous n’en trouverez pas des milliers ; il n’y en a pas assez pour qu’on puisse les organiser en une puissance ; mais le nombre en est suffisant pour vous donner un secours précieux dans la grande œuvre d’organisation de la puissance populaire.

Votre seule armée est le peuple, le peuple entier, tant des villes que des campagnes. Mais comment arriver à ce peuple ? À la ville vous serez entravés par le gouvernement, par la Consorteria, et par les mazziniens. À la campagne, vous rencontrerez les prêtres. Et néanmoins, chers amis, il existe une puissance capable de vaincre tout cela. C’est la collectivité. Si vous étiez isolés, si chacun de vous n’en voulait faire qu’à sa tête, vous seriez certainement impuissants ; mais unis, et organisant vos forces — quelque minimes qu’elles puissent être au début — pour une seule action collective, inspirée de la même pensée, de la même position, allant au même but, vous serez invincibles.

Trois hommes seulement, unis de la sorte, forment déjà, selon moi, un sérieux commencement de puissance. Que sera-ce quand vous serez arrivés à vous organiser dans votre pays au nombre de quelques centaines ? Et il se trouvera certainement en Italie quelques centaines de jeunes gens intelligents, énergiques, dévoués, capables de se convertir à vos idées, et d’aimer et de vouloir avec une sérieuse passion ce que vous aimez et voulez. Et ne voyez-vous pas qu’ils commencent déjà à se montrer sur presque tous les points de votre pays ? Et c’est pour les éveiller en plus grand nombre, pour les créer en quelque sorte en éclairant leur pensée, pour les chercher et pour les trouver, que vous écrivez vos journaux, n’est-il pas vrai ? Eh bien, je vous le jure, et vous le savez bien vous-mêmes, vous finirez par en trouver des centaines en Italie, naturellement avec des degrés divers d’intelligence, de dévouement, de conviction, d’énergie et de capacité d’action. Quelques centaines de jeunes gens de bonne volonté ne suffisent certainement pas pour constituer une puissance révolutionnaire en dehors du peuple : c’est là encore une illusion qu’il faut laisser à Mazzini ; et Mazzini semble lui-même s’en apercevoir aujourd’hui, puisqu’il s’adresse directement aux masses ouvrières. Mais ces quelques centaines suffiront pour organiser la puissance révolutionnaire du peuple.

Le temps des grandes individualités politiques est passé. Tant qu’il s’était agi de faire des révolutions politiques, elles étaient à leur place. La politique a pour objet la fondation et la conservation des États ; mais qui dit « État », dit domination d’un côté et assujettissement de l’autre. Les grandes individualités dominantes sont donc absolument nécessaires dans la révolution politique ; dans la révolution sociale, elles ne sont pas seulement inutiles, elles sont positivement nuisibles, et incompatibles avec le but même que cette révolution se propose, c’est-à-dire l’émancipation des masses.

Aujourd’hui, dans l’action révolutionnaire comme dans le travail, la collectivité doit remplacer les individualités. Sachez qu’en vous organisant, vous serez plus forts que tous les Mazzini et tous les Garibaldi du monde ; et qu’en vous inspirant mutuellement et en appuyant toutes vos pensées, d’une part sur la science positive, sur l’observation réelle et sans Dieu, et d’autre part sur la vie populaire dans toute sa profondeur, dont vous ne ferez que formuler les instincts, vous aurez plus d’esprit et plus de génie que ces deux grands hommes du passé. Vous penserez, vous vivrez, vous agirez collectivement, ce qui d’ailleurs n’empêchera nullement le plein développement des facultés intellectuelles et morales de chacun. Chacun des vôtres vous apportera son trésor, et en vous unissant vous centuplerez votre valeur. Telle est la loi de l’action collective. Deux seules choses seront absolument interdites parmi vous : le développement de la vanité et celui de l’ambition personnelle, et par conséquent de l’intrigue, qui en est toujours l’inévitable résultat. Premièrement, en vous donnant la main pour cette action commune, vous vous promettrez une fraternité mutuelle : ce qui sera, pour débuter, un engagement, une sorte de libre contrat entre des hommes sérieux, également dévoués, également convaincus. Procédant ensuite collectivement à l’action, vous commencerez nécessairement par pratiquer cette fraternité entre vous, et, après quelques mois de pratique incessante, cette fraternité, qui n’était d’abord qu’une promesse, un contrat, deviendra une réalité, votre nature collective : et alors votre union sera réellement indissoluble.

Divisés en groupes régionaux, vous commencerez, au moyen des organisations régionales et locales, à étendre avec toujours plus d’ampleur vos rangs dans le peuple. Vous vous heurterez à vos ennemis, aux agents des préfets, aux prêtres, aux mazziniens : mais vous sachant unis, sachant que vos compagnons, épars non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, font la même chose que vous faites, qu’ils vous regardent, vous applaudissent, vous appuient, vous aiment, vous trouverez en vous-mêmes des forces que vous n’auriez jamais imaginées, si chacun de vous avait agi individuellement, à sa tête, et non ensuite d’une résolution unanime préalablement discutée et acceptée. Et croyez-moi, vous triompherez de tous vos adversaires d’autant plus facilement, que vous porterez au peuple, non des paroles tombées d’en haut au nom soit d’une révélation, soit d’une politique doctrinaire, mais des idées qui n’exprimeront autre chose que ses propres instincts, ses propres aspirations, ses propres besoins.

Et aujourd’hui même, au Congrès de Rome, s’il est possible et s’il en est encore temps, vous devriez livrer la première bataille. Aux propositions de Mazzini vous devez opposer hardiment vos contre-propositions. Vous serez probablement en minorité ; mais que cela ne vous effraie pas, pourvu que cette minorité soit bien convaincue, compacte, et par là même respectable. Vous ne trouverez certainement pas de meilleure occasion pour annoncer votre programme à l’Italie et à l’Europe.

Et maintenant, chers amis, j’ai terminé. Excusez-moi si je vous ai ennuyés : je voulais être bref, mais je n’ai pas su l’être. Le sujet lui-même m’a entraîné. Mais en compensation vous avez ma pensée tout entière. Analysez-la, prenez-en ce qui vous conviendra, laissez ce qui ne vous conviendra pas, et dites-moi, avec la même franchise avec laquelle je vous ai parlé, ce que vous en pensez, vos adhésions ou vos objections.

C’est de cette manière seulement que nous arriverons à nous entendre et à former entre nous une libre Union.


Michel BAKOUNINE.



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  1. Retraduit sur la version italienne.
  2. Lettre publiée par La Roma del Popolo du 12 octobre 1871 et le Dovere du 15 octobre 1871.
  3. « Non mi arrogo dirigervi e costituirmi interprete vostro ; troppi uomini parlano oggi in vostro nome e ripetono la frase imperiosa russa : bisogna insegnare all’ operaio ciò che DEVE volere. Ma mi pare di potervi dire ciò che la parte buona e sinceramente italiana aspetta da voi. »
  4. « Si tratta per voi di ratificare nuovamente il vostro patto, e di costituire a rappresentarlo un’ Autorità, che abbia condizione di vera, forte e perenne vita. Ed è la cosa più importante che possiate fare. Dal giorno in cui l’avrete fatto comincierà la vita collettiva degli opérai italiani. »
  5. « Avrete cosi costituito lo strumento per progredire concordi. E finalmente potrete allora stringere coi vostri fratelli delle altre nazioni vincoli d’alleanza, che tutti intendiamo e vogliamo, ma dall’alto del concetto Nazionale riconosciuto, non sommergendovi, individui, o piccoli nuclei, in vaste male ordinale società straniere, che cominciano a parlarvi di libertà per conchiudere inevitabilmente nell’anarchia e nel dispotismo d’un centro e della città, nella quale quel centro è posto. »
  6. « Alcuni fra voi formolino un ordine del giorno progressivo, che escluda, finchè il fine non sia raggiunto, ogni discussione intorno a dottrine religiose, politiche e sociali, che un Congresso oggi non puù decidere se non con dichiarazioni avventate e ridicole per impotenza. Raggiunto il fine, compito l’ordinamento interno della vostra classe, discuterete, se avrete tempo, ciò che vorrete. Dove no, commetterete allo studio dell’Autorità centrale le questioni che vi parranno importanti. »
  7. « Il paese guarda a voi trepido, attento, severo ; se troverà nel vostro, come in altri congressi tenuti fuori d’italia, tempesta di pareri diversi, avventatezza sfrenata di lunghe parole inutili e su questioni superficialmente trattate, giudicherà il paese, per voi tutti inesperti e malavveduti, è prematuro il sorgere del vostro elemento. »
  8. « Due sole dichiarazioni mi sembrano, quasi preambolo d’ordinamento e istruzione générale data all’ autorità che dovete eleggere, volute dalle insolite circostanze nelle quali versa gran parte di Europa. Non giova illudersi, il Paese, che cominciava a guardare con favore ai vostri progressi e sottoporre ad attente esame ciò che da noi e da altri si scrive per voi a pro del vostro giusto ed inevitabile sorgere, è dagli ultimi eventi di Francia in poi, sulla via di retrocedere impaurito e tendente ad appoggiare la stolta immorale teoria di resistenza, più o meno adottata a danno vostro da tutti i governi. »
  9. « Una selvaggia irruzione non dirô di dottrine, ma d’arbitrarie irrazionali negazioni di demagoghi russi, tedeschi, francesi, è venuta per annunziare che per essere felice l’Umanità deve vivere senza Dio, senza Patria, senza proprietà individuale, e pei piu logici e arditi senza santità collettiva di famiglia all’ ombra della Casa Municipale di ogni Comune ; e quelle negazioni hanno trovato, tra per insana vaghezza di novità, tra pel fascino esercitato dalla forza spiegata da quei settari di Parigi, un eco in una minoranza dei nostri giovani. »
  10. « L’Umanità guarda e passa ; ma la tiepida, tentennante, tremante, credula generazione borghese dei nostri giorni impaurisce d’ogni fantasma. La parte abbiente del Paese, dal gran proprietario al proprietario d’una bottega, comincia a sospettare che in ogni moto operaio havvi una minaccia ai capitali raccolti talora per crédita, più s’esso dal lavoro, e ha diritto di essere rassicurata. »
  11. « Ma so che quelle insensate teorie non sono vostre, e però vi dico : Importa al progresse del vostro moto ascendente ed al Paese che lo dichiarate, importa che sappiano tutti che voi vi separate dagli uomini che le predicono, che in cima alla vostra fede sta la sacrosanta parola « Dovere », che voi mirate a iniziare l’avvenire, non a sconvolgere con violenza il présente.
    « E una seconda dichiarazione, implicita gia nel vostro patto di fratellanza, dovrebbe, parmi, riaffermare che voi non separate il problema economico dal problema morale ; che vi sentite anzitutto uomini italiani ; comunque chiamali dalle vostre circostanze a occuparvi più specialmente di un miglioramento di condizione per la classe vostra, non potete nè volete rimarre estranei e indifferenti a tutte le grandi questioni che abbracciano l’universalità dei vostri fratelli e il progresse collettivo di Italia. »
  12. « Ma riconfermato il patto di fratellanza, compite queste due dichiarazioni, l’una delle quali vi sépara dal male, l’altra inanella i vostri ai fati d’Italia, l’ordinamento interne, spero, avrà tutte le vostre cure.
    « Costituite a Roma una Commissione Direttiva Centrale di cinque opérai fra i migliori di voi.
    « Eleggete un Consiglio composto di trenta o più individui scelti fra i delegati delle diverse località rappresentate nel Congresso e aderenti al patto, ai quali sia commesso l’ufficio d’invigilare, ciascuno dalla città in cui vive, sugli atti della Commissione Direttiva. »
  13. « Questo parmi in oggi il còmpito vostro. Il mio, se eleggete la Commissione, sarà quello di deporre nelle sue mani il rendiconto délia sottoscrizione da me iniziata per voi, e di porgere ad essa via via i suggerimenti che il cuore e l’intelletto m’ispireranno ».
  14. L’impôt sur la mouture.
  15. G. Mazzini, Agli opérai italiani (Unità Italiana du 23 juillet 1871).
  16. « Voi, perché mertaste col sacrificio, perchè non cercaste di sostituire alle altre la vostra classe, ma d’innalzarsi con tutti ; perché invocate una diversa condizione economica, non per egoismo di godimenti materiali, ma per poter migliorarvi moralmente e intellettualmente, avete oggi il diritto ad una Patria di liberi e d’eguali, nella quale abbiate comune con tutti i vostri fratelli l’Educazione, comune il voto per contribuire all’ avviamento progressivo del Paese, comuni l’armi per difenderne la grandezza e l’onore, esente da ogni tributo diretto o indiretto il necessario alla vita, libertà di lavoro, e aiuti, ove manchi, o dove lo vietino gli anni e le malattie, poi favore e agevolezza di credito nei vostri tentativi per sostituire a poco a poco al sistema attuale del salariato il sistema dell’ associazione voluntaria fundata nell’ unione del lavoro e del capitale nelle stesse mani. »
  17. « Non vi sviate da quel programma, non vi allontanate da quei tra i vostri fratelli che riconosceranno questi vostri diritti e si adopreranno a spianare le vie a istituzioni che possano riconoscerli o tutelarli. Chi vi chiamô ad altro non può giovarvi… E badate, la questione ridotta nei termini della pura forza pende dubbiosa. »
  18. « I sostenitori dell’ ordine attuàle hanno ordinamento vecchio di secoli, potente di disciplina e di mezzi che nessuna Società Internazionale, combattuta d’ora in ora e costretta d’operare nel segreto, potrà raggiungere mai. »
  19. « Oggi il vostro moto è santo perché si appoggia appunto sulla legge morale negata, sulla progressione storica revelata dalla Tradizione della Umanità, sopra un concetto di educazione, di associazione, di unità della famiglia umana prefisso da Dio alla vita. »
  20. « La vostra legge è crociata ! Convertitela in ribellione, in minaccia d’interessi contro interessi, voi non potrete più far calcolo che su forze vostre. »
  21. « Negazione della Patria, della Nazione ! La Patria vi fu data da Dio, perché in un gruppo di venticinque millioni di Fratelli affini più strettamente a voi per nome, lingua, fede, aspirazioni comuni, e lungo glorioso sviluppo di tradizioni e culto di sepolture di cari spariti e ricordi solenni di martiri caduti per affermare la Nazione, trovaste più facile e valido aiuto al compimento d’una MISSIONE, alla parte di lavoro che la posizione geografica e le attitudini speciali vi assegnano. Chi la sopprimesse, sopprimerebbe tutta quanta l’immensa somma di forze creata dalla comunione di mezzi e dall’ attività di quel millioni e vi chiuderebbe ogni via all’ incremento e al progresso. Alla Nazione l’Internazionale sostituisce il Comune, il Comune indipendente chiamato a governarsi da sè. »
  22. En 1871, les États australiens n’entraient pas encore, comme on le voit, dans les préoccupations des socialistes d’Europe.
  23. « Educatevi, istruitevi come meglio potete ; non dividete mai i vostri dai fati della vostra patria, affratellatevi con ogn impresa che miri a farla libera e grande. Moltiplicate le vostre associazioni, e inanellate in esse, dovunque è possibile, l’operaio dell’ industria con quello del suolo, città e contado. Adoperatevi a creare più frequenti le società coopérative e di consumo. E fidate nell’avvenire. Ma unitevi compatti, serrati, a modo di esercito. »
  24. « Oggi non siete. Le vostre società sono moralmente collegate dalle comuni tendenze : ma nessuno ha mandate per parlare se non nel proprio nome, nessuno può far suonare davanti al paese la voce di tutta la classe artigiana ad esprimere bisogni e voti, nessuno può dire autorevolmente : Questo vogliono, questo respingono gli operai d’Italia. Senza un patto di fratellanza, senza un centro direttivo, voi non potete acquistare ne infondere in altri coscienza della forza che è in voi.
    « Roma, la città madre, è oggi nostra ; ma nostra a mezzo, nostra materialmente soltanto, e incombe a noi tutti di versare in essa l’anima della Patria et da essa ricevere la consecrazione alla via che dobbiamo correre perche si compiano i nostri fati, e une manifestazione potente della vita italiana faccia santa e féconda l’Unione.
    « Perché non vi affrettate a raccogliervi in Roma a Congresso, e attingervi nuovo battesimo alla vostra Fratellanza ? Forse oltre all’ immenso vantaggio per voi, ricorderete coll’ esempio e quasi iniziatori all’ Italia che da Roma deve uscire un altro e più largo Patto, il Patto Nazionale, definizione della vostra vita avvenire, senza il quale Roma e l’Italia sono vòti nomi. »
  25. Fortunio était le pseudonyme d’Achille Bizzoni, rédacteur en chef et propriétaire du Gazzettino Rosa, qui, bien qu’il n’ait jamais appartenu à l’organisation intime des amis de Bakounine, avait, sous l’influence de Vincenzo Pezza, consenti à mettre son journal à la disposition des internationalistes italiens.