L’Unità Italiana (nos 219, 222, 225), qui, ainsi que je devais m’y attendre, s’est dressée furieuse pour la défense des doctrines de son maître, vient de faire une grande découverte.
Elle prétend que la doctrine matérialiste et athée, dont j’ai le grand tort de me déclarer partisan, exclut l’utilité, la possibilité, et enfin l’idée même de l’éducation. Pour être conséquente avec elle-même, l’Unità Italiana aurait dû ajouter que cette doctrine profane exclut également l’idée et la possibilité de la croissance et du développement des choses naturelles, et que, sans l’intervention perpétuelle de Dieu, les animaux, par exemple, ne pourraient pas croître, se multiplier, développer les facultés spéciales à leur organisme ; que les semences végétales ne pourraient jamais se transformer en une plante, ni la plante porter des feuilles, des fleurs et des fruits, et que le monde en général, privé d’organisation, d’ordre, de lois, ne pourrait exister. Et pourtant la science positive enseigne que le développement naturel du monde organique, végétal et animal, constitue l’éducation naturelle de ce monde, comme l’histoire, c’est-à-dire le développement naturel et fatal de la société humaine, constitue l’éducation des hommes tant collectivement qu’individuellement ; et que tous les systèmes d’éducation individuelle, connus et non connus, ne sont et ne peuvent être que des reflets, des conséquences et des applications diverses de cette ample éducation collective qui s’appelle l’histoire.
Ce que nous nions, ce n’est donc pas l’éducation du genre humain ; car au contraire c’est sur elle que nous fondons toutes nos espérances.
Elle nous donne la certitude du triomphe, précisément parce qu’elle ne consiste pas dans l’œuvre de quelques individus plus ou moins inspirés, hommes de génie, couronnés de vertu, et qui croient avoir reçu leur mission d’en haut, mais qu’elle s’accomplit par la logique fatale des faits, par le développement naturel et nécessaire de la société, développement dont les individus qui sont inspirés, non de haut en bas, mais de bas en haut, ne sont rien que les instruments plus ou moins conscients, plus ou moins pensants.
Ce que nous nions, c’est l’intervention de Dieu dans cette éducation, tout comme nous nions cette intervention dans les mouvements et dans le développement naturel des mondes. Toute la question se réduit toujours à cela. Nos adversaires prétendent que sans un Dieu, il ne pourrait y avoir ni éducation, ni développement, ni monde, tandis que nous affirmons, au contraire, que tout cela ne pourrait exister avec Dieu. Voilà ce que je me suis engagé[2] à démontrer.
L’Unità Italiana et beaucoup de personnes, à ce qu’on m’écrit d’Italie, ont été surprises de la témérité avec laquelle j’ai énoncé publiquement de tels principes. Il me sera permis d’exprimer à mon tour la surprise que j’éprouve à voir que la franche exposition de principes si vrais, si simples, si salutaires, ait pu produire un tel effet. Croit-on vraiment qu’il soit si difficile de les prouver ? S’il y a une difficulté, elle ne peut être que la suivante :
On éprouve évidemment un certain embarras à démontrer aux hommes que 2 et 2 font quatre, et à leur faire entendre que dans la plupart de leurs raisonnements 2 et 2 font cinq. Je doute presque que l’Unità Italiana le comprenne jamais. L’habitude est un terrible despote, et l’Unità Italiana s’est tellement absorbée dans l’arithmétique et dans la logique de la théologie, que l’absurde lui paraît naturel, et le naturel absurde. Son mal est presque incurable.
Si donc je tiens ma parole, en démontrant du mieux que je pourrai que l’existence d’un Dieu est incompatible avec l’existence de la vraie morale et de la liberté (ce que j’essaierai de faire dans la suite de ces articles), ce ne sera pas dans l’espoir de guérir l’Unità Italiana. Mes articles ne seront de quelque utilité qu’à ceux dont l’épiderme seul est attaqué de cette horrible maladie théologique, malédiction traditionnelle historique des hommes, et qui sont beaucoup moins religieux qu’ils ne le pensent eux-mêmes. Ceux-là, loin d’aimer les hommes pour l’amour de Dieu, ne s’accrochent à l’auteur divin que pour cette seule raison, qu’ils regardent son existence comme nécessaire au salut des hommes. En résumé, mes articles ne seront utiles qu’à ceux pour qui la religion n’est pas une doctrine dominante, une dépravation systématique de l’esprit, mais seulement l’aberration d’un cœur aimant, qui cherche et veut le triomphe de la justice, de la liberté et de l’humanité.
Beaucoup de mes amis m’ont conseillé de laisser de côté toutes les autres questions et de consacrer ce second article exclusivement aux démonstrations anti-divines, afin, disent-ils, de prouver au public que j’ai pris ma tâche au sérieux et que je suis réellement disposé à tenir ma promesse. L’Unità Italiana elle-même, après avoir cité, avec une horreur bien sincère, la thèse anti-théologique que j’ai osé affirmer, s’est écriée avec indignation : « Mais où sont ses preuves ? Qu’il nous montre donc le critère de ses déductions ! » Eh, Messieurs, un peu de patience. Il est impossible d’énoncer une thèse et de la démontrer tout ensemble. Je ne manquerai pas, soyez-en bien persuadés, de vous communiquer bientôt mon critère et mes preuves. Mais, de grâce, laissez-moi la liberté de développer mes idées de la manière qui me semblera la plus conforme au but.
Contrairement à l’opinion de mes amis, je considère comme beaucoup plus urgent de répondre avant tout aux attaques de Mazzini contre l’Internationale. Cette association, étant un être réel et vivant, doit avoir la priorité, tandis que le Bon Dieu, n’étant qu’une chose imaginaire, un être fictif, peut attendre. D’autre part, comme l’Internationale exclut par sa nature l’idéalisme, tant métaphysique et religieux que politique, en même temps qu’elle affirme la science positive, la philosophie de l’humanité et la révolution populaire et sociale, en parlant d’elle j’arriverai naturellement à démontrer mes principes matérialistes et athées, qui ont si fort offensé l’Unità Italiana.
Mais qu’elle se rassure. Je n’ai jamais eu la ridicule prétention d’avoir inventé ces principes. Ils ont été élaborés par les siècles, et recueillis de nos jours par une main puissante. Ils ont pénétré dans les masses, dont ils formulent fidèlement les instincts, en sorte qu’on peut bien dire qu’aujourd’hui ils constituent le patrimoine universel. Tout mon mérite, si mérite il y a, est d’avoir osé exprimer à haute voix, en appelant les choses par leur nom, des sentiments et des pensées que tous se disent à l’oreille. Dans le camp de la démocratie, nous ne connaissons ni révélateurs, ni initiateurs, ni dictateurs, ni tuteurs, ni maîtres. Nous croyons sincèrement à l’instinct moral de chacun, nous cherchons à le deviner, à y puiser nos inspirations et à les formuler.
Je ne revendique pour moi qu’un seul mérite, celui d’être profondément convaincu de la justesse des principes que j’ai eu l’audace d’opposer aux croyances religieuses de Mazzini.
Je le répète encore, ce n’est pas de gaîté de cœur que je me suis engagé dans cette polémique avec le grand agitateur italien.
J’ai obéi, en m’y décidant, à un sentiment de devoir ; mais, du moment que je m’y suis décidé, je ne reculerai pas d’un pas, et je ne m’arrêterai pas avant d’avoir fait tout mon possible pour démolir jusqu’au bout ces théories qui, selon ma conviction intime, sont aussi fausses au point de vue de la logique et de la science positive, que funestes dans leur application pratique.
Il n’est pas probable que je trouve nécessaire ou utile de m’entretenir une seconde fois avec l’Unità Italiana. Je préfère m’adresser directement au Maître. Non pas que je n’estime beaucoup ce respectable journal. J’en reconnais le caractère dévoué, honnête, constant et fidèle jusqu’à l’absurde. Mais que répondre à sa rédaction, si au lieu de produire des raisons, elle agite les bras, roule les yeux, les lève au ciel, pousse des cris de surprise, de douleur, de colère, d’indignation ? Un tel système peut être très dramatique, mais il n’est certainement pas raisonnable. Son premier argument contre moi, c’est que je suis Russe ! — C’est un fait que je peux déplorer beaucoup, mais qu’y faire ? Impossible de changer ma nationalité.
Dans cette disgrâce involontaire et irréparable, une réflexion me console.
Supposons que je fusse un Italien de la religion de Mazzini et, en cette qualité, un rédacteur attitré de l’Unità Italiana : serais-je pour cela plus vrai, plus raisonnable, plus juste, plus sympathique à la jeunesse italienne, et plus profondément dévoué à la sainte cause de l’émancipation réelle du peuple ? Il me semble que non ; mais alors je préfère rester ce que je suis, et ne pas risquer un changement qui pourrait me faire du tort.
J’espère que la jeunesse italienne, moins humanitaire peut-être, mais certainement plus humaine que l’école mazzinienne, laquelle semble avoir inventé le dogme de l’humanité (verbe de Dieu, comme on sait) seulement pour en faire un piédestal non pour la nation vivante, mais pour un État-Église italien, c’est-à-dire mazzinien, — j’espère que cette jeunesse, en lisant mes écrits, ne demandera pas si mes pensées sont allemandes, françaises, turques, russes, chinoises, japonaises ou italiennes, mais si elles sont justes, oui ou non. C’est là tout ce qu’il lui importe de savoir. Autrement elle ne serait plus la jeunesse, mais la vieillesse, non l’intelligence qui conquiert l’avenir, mais la réflexion routinière qui s’ensevelit dans le passé. Incapable de comprendre et de dire des paroles vivantes, elle radoterait alors comme l’Unità Italiana.
Pauvre Unità ! Elle a été tellement épouvantée par ce simple exposé de principes qui aujourd’hui courent le monde, que, croyant sans doute voir apparaître le Diable, elle s’est mise à réciter, en guise d’exorcisme, le symbole non du Concile de Nicée, mais de la nouvelle Église mazzinienne :
« Nous croyons en Dieu Père, Intelligence et Amour, Créateur et Éducateur de l’Humanité ;
« En une loi providentielle donnée par Lui à la vie, loi de progrès indéfini, fondé et mesuré sur nos œuvres ;
« En l’Humanité, seule interprète de la loi de Dieu sur la terre ;
« En l’unité de la vie, entrevue selon nous par la philosophie[3] des deux derniers siècles ;
« En l’unité de la loi pour les manifestations tant collectives qu’individuelles de la vie ;
« En l’immortalité du Moi, qui n’est rien autre que l’application de la loi du progrès, révélée incontestablement désormais par la tradition historique, par la science et par les aspirations de l’âme à la vie manifestée dans l’individu ;
« En la liberté, sans laquelle ne peuvent exister ni responsabilité, ni conscience, ni mérite de progrès ;
« En l’unité du genre humain et en légalité morale de tous les fils de Dieu, sans distinction de sexe, de couleur, de condition, et qui ne peut être interrompue que par la faute ;
« En l’idée sainte et dominatrice du Devoir, unique règle de la vie : Devoir qui embrasse pour chacun, selon la sphère dans laquelle il se trouve et les moyens qu’il possède, la Famille, la Patrie, l’Humanité : la Famille, autel de la Patrie ; la Patrie, sanctuaire de l’Humanité ; l’Humanité, portion de l’Univers et temple érigé à Dieu qui le crée pour qu’il gravite vers Lui ; Devoir qui commande de favoriser le progrès d’autrui, pour pouvoir opérer son propre progrès, et son propre progrès pour aider celui d’autrui ; Devoir sans lequel il n’existe pas de Droit et qui crée la vertu du sacrifice, seule preuve réellement efficace et sacrée, la plus splendide qui couronne, en la sanctifiant, l’âme humaine.
« Et finalement nous croyons non au dogme actuel, mais à une manifestation religieuse fondée sur les principes ci-dessus indiqués, qui sortira, à son heure, de l’initiative d’un peuple vraiment libre et croyant, peut-être de Rome, si Rome comprend sa propre mission, et qui, recueillant la portion de vérité déjà conquise par les religions antérieures, en révélera une autre portion, et, étouffant dans leur germe tout privilège, toute intolérance de caste, ouvrira la voie au Progrès futur. »
Ouf ! Quel coup de massue ! Contre un semblable exorcisme il n’est diable qui résiste, et je confesse que les cheveux me dressent sur la tête chaque fois que j’entends réciter cette si logique enfilade d’absurdités colossales. Et dire qu’en plein dix-neuvième siècle une grande intelligence comme celle de Mazzini a pu inventer ça et se contenter de ça ! c’est à désespérer de l’humanité, n’est-il pas vrai ?
Contre la monomanie religieuse il n’y a que deux remèdes efficaces, l’un théorique, l’autre pratique : le premier est la science positive, avec sa méthode sévère et qui n’admet pas d’ autres synthèses que celles qui sont fondées sur l’analyse, l’observation et l’expérience ; le second, tout à fait pratique, est d’exercer le plus souvent possible l’esprit et le cœur à se modeler sur l’esprit et sur l’intérêt réel des masses. Il y a encore un troisième remède encore plus efficace que le premier : c’est la révolution.
Il paraît bien que l’Unità Italiana n’a jamais dû faire usage d’aucun de ces trois moyens. Aussi peut-elle répéter avec fierté ces paroles de Tertullien : Credo quia absurdum, « Je le crois parce que c’est absurde » ; et elle pourrait encore ajouter : « Plus une chose est absurde et plus j’y crois ! » C’est là en effet la base principale, la condition pratique, nécessaire, de toute théologie sincère et ardente. La passion théologique, c’est le culte, l’adoration, la frénésie de l’absurde. Faut-il s’étonner, après cela, qu’il suffise d’un seul rayon de vérité pure, de la simple répétition de cet axiome arithmétique que 2 et 2 font quatre, pour mettre en fureur tous les théologiens sincères ?
Je ne doute pas de la sincérité de l’Unità Italiana, et je lui pardonne de bon cœur ses injures et sa colère ; ses transports contre ce qu’elle appelle mon « tsarisme philosophique », en le comparant aux hésitations modestes et aux réticences plus prudentes que sincères de l’illustre Littré, représentant actuel de la philosophie positive d’Auguste Comte.
Je ne ferai pas à l’Unità Italiana l’injure de supposer qu’elle prend au sérieux ces réticences du savant disciple de Comte. Pour peu que les rédacteurs de ce journal honnête, mais atteint de cécité, aient lu avec quelque attention les écrits de Littré, ils ont dû se convaincre que l’illustre académicien est un matérialiste, un athée profondément et scientifiquement convaincu. Pourquoi donc ces déclarations à double sens et ces échappatoires selon moi indignes d’une intelligence consacrée au culte de la vérité, et qui évidemment n’ont d’autre but que de laisser dans l’incertitude les personnes de peu de pénétration qui les lisent ? C’est que M. Littré peut être considéré comme le chef d’une école éminemment aristocratique. Les positivistes français, fidèles en cela aux préceptes d’Auguste Comte, leur maître, tendent évidemment à former une autre aristocratie, qui, selon moi, serait la plus détestable, la plus insolente, la plus nuisible de toutes : l’aristocratie de l’intelligence et de la science, la caste scientifique, qui, s’organisant en un pouvoir spirituel, prétendrait gouverner, de concert avec les banquiers, représentants et directeurs du pouvoir temporel, les masses théologisées. On conçoit qu’avec de pareilles prétentions, les positivistes doivent nécessairement penser que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire au peuple.
Pour moi, socialiste révolutionnaire, ennemi juré de toutes les aristocraties, de toutes les tutelles, de tous les tuteurs, je pense au contraire qu’il faut tout dire au peuple, parce que c’est le seul moyen de provoquer son émancipation prompte et complète.
Encore un mot pour terminer cette conversation, probablement la dernière, avec l’Unità Italiana. Qu’elle se fâche contre mon tsarisme philosophique et contre ma nationalité tartare et cosaque, je trouve cela, de son point de vue théologiquement humanitaire, parfaitement naturel et licite. Mais pourquoi m’attribuer des paroles qui jamais ne sont sorties ni de ma bouche, ni de ma plume ? Où a-t-elle vu que j’aie accusé Mazzini d’avoir calomnié et maudit le peuple français ?
J’aurais bien pu constater dans tous les écrits de Mazzini une répugnance très marquée contre la nation française en général, à laquelle il semble ne pas pouvoir pardonner d’avoir usurpé pour quelque temps une initiative qui, selon sa profonde conviction, appuyée sur une prophétie de Dante, doit appartenir exclusivement à l’Italie, non populaire, mais mazzinienne, c’est-à-dire à l’État-Église de Mazzini. Il est très probable que je reviendrai encore une fois sur ce point, mais dans mon premier article [du 14 août] je n’en ai pas dit un seul mot. J’ai parlé de la colère de Mazzini non contre le peuple français en général, mais contre les ouvriers de Paris qui se sont insurgés en juin 1848 et qui, par cette insurrection mémorable et féconde, bien que vaincue, ont inauguré l’ère des révolutions sociales ; et j’ai dit que Mazzini avait maudit ce mouvement et avait calomnié les ouvriers qui en furent tout à la fois les héros et les martyrs, tout comme aujourd’hui il a calomnié et maudit le mouvement, les héros et les nobles martyrs de la Commune de Paris.
L’Unità Italiana m’a défié de lui citer une seule preuve. Eh bien, j’accepte le défi ! Je citerai non pas un seul document, mais plusieurs, à l’appui de cette affirmation positive. Seulement, comme je n’ai actuellement sous la main qu’une très petite partie des écrits de Mazzini, je prie l’Unità italiana de m’accorder un peu de temps, et je puis l’assurer qu’elle ne perdra rien pour avoir attendu.
Après cette réponse que j’ai cru devoir faire à l’austère et pieux journal mazzinien, je prends respectueusement congé. Je continuerai à le lire, mais je ne lui répliquerai que lorsqu’il aura remplacé ses sarcasmes plus colériques que méchants et ses exclamations dramatiques par une argumentation sérieuse et appuyée sur des faits.