Œuvres - Tome VI.
LETTRE À LA SECTION DE L'ALLIANCE DE GENÈVE


LETTRE DE BAKOUNINE
À LA SECTION
DE L’ALLIANCE DE GENÈVE



Le 6 août 1871. Locarno.


Aux amis de la Section de l’Alliance de Genève.


Amis et Frères,

Notre ami James vient de m’écrire qu’il vous a envoyé une lettre de Robin (lettre que je vous prie de m’envoyer au plus vite, comme il vous l’a recommandé, je pense) qui lui annonce qu’un orage formidable, longuement préparé par nos sales ennemis de Genève, de concert avec les autoritaires communistes de l’Allemagne, menace de fondre non seulement sur l’Alliance, mais sur toute la Fédération des Montagnes, et qu’il ne s’agit de rien de moins que d’exclure cette Fédération, la seule qui représente le vrai esprit de l’Internationale en Suisse, de la communion internationale des travailleurs.

Justement inquiété par cette nouvelle, l’ami James, qui vous a envoyé en même temps l’acte du Conseil général qui reconnaît la légitimité de notre Section, vous a donné le conseil de profiter de cette nouvelle déclaration du Conseil général pour faire ce qu’il appelle un coup de maître, et qui ne serait à mes yeux qu’un acte de défaillance malhabile. Il vous conseille de déclarer volontairement votre dissolution, et de demander comme conséquence de ce suicide généreux votre rentrée dans la Section centrale.

Il s’imagine sans doute que ce qui vous sépare de vos ennemis de Genève n’est qu’une question d’organisation, tandis que tous les principes et toutes les organisations ne sont pour eux rien que des prétextes qui leur servent à masquer leurs haines féroces, leurs ambitions, leurs intérêts et leurs vanités personnelles. Votre acte de dissolution notifié par vous au Comité fédéral de Genève serait accepté par eux sans doute avec joie comme un aveu public de votre faute supposée et comme un désaveu de notre principe[1], et votre demande de rentrée aurait pour conséquence infaillible, je vous le jure sur ma tête, la réponse suivante : « Nous consentons généreusement à recevoir dans le bercail tous nos frères égarés et repentants de l’Alliance, moins Perron, Jouk, Bakounine et Sutherland, qui ont été expulsés de la Section centrale pour différents délits, par un jugement en règle[2]. » Au besoin, ce que je ne pense pas, ils pourraient consentir à nous accorder une amnistie, — ils ne nous l’accorderont pas, j’en suis sûr, leurs haines sont trop vivaces et ils nous craignent trop pour cela, — mais en supposant même qu’ils nous l’accordent, je vous déclare, pour mon compte, que moi au moins je ne l’accepterai pas. Leurs intrigues et leurs calomnies contre nous, ce jugement odieux, ridicule, et l’expulsion prononcée contre nous, ont été autant d’infamies, et je ne consentirai jamais à me mettre dans la position de recevoir un pardon lorsque c’est moi qui dois pardonner.

Qu’on ne dise pas que je dois faire un sacrifice pour la paix, pour le bien de l’Internationale. Jamais aucun bien ne pourra être obtenu par une lâcheté[3]. Nous n’avons pas le droit de nous abaisser devant eux, parce qu’en nous abaissant nous abaisserions notre cause et notre principe, et pour sauver l’apparence, le mensonge de l’Internationale, nous en sacrifierions la vérité et la réalité.

Je pense en général que ce n’est pas par une politique de lâches concessions et de chrétienne humilité, mais seulement par le ferme et franc maintien de notre droit, que nous pourrons triompher de nos ennemis, pour le bien même de l’Internationale. Notre droit n’est-il pas assez clair ? N’avons-nous pas souffert depuis plus d’un an toutes les attaques, toutes les calomnies, toutes les intrigues, sans nous défendre et sans même répondre ? Notre silence a été une grande faute[4], notre dissolution serait un suicide honteux.

Voici le plan que je vous propose en opposition à celui de Guillaume :

1° Adressons un Mémoire justificatif au Comité fédéral de Saint-Imier, le seul que nous puissions reconnaître[5] ; — j’ai déjà envoyé la première partie d’un projet de mémoire à James, je lui en enverrai dans ces jours la fin ; il est trop long, mais il contient tous les éléments de notre défense, et il sera facile soit à Jouk, soit à Perron, soit à James, d’en faire un mémoire très court ; — et, après y avoir établi par des faits la justice de notre cause, notre droit, déclarez, si vous le trouvez bon et le décidez à l’unanimité (quoique vraiment je n’en voie aucune nécessité), déclarez que pour le bien de l’Internationale (ce qui serait toujours un aveu implicite que vous avez été le mal) vous voulez bien vous dissoudre, mais pas avant qu’on ait publiquement reconnu, soit dans un Congrès, soit dans cette Conférence de Londres, votre droit, l’injustice des attaques qu’on a soulevées contre vous, et la généreuse grandeur de votre dissolution volontaire.

2° La Fédération des Montagnes peut-elle, doit-elle faire le même sacrifice ? doit-elle aussi se dissoudre pour se soumettre à la despotique direction du Comité fédéral de Genève, baisser pavillon devant Outine, Perret, Becker et compagnie[6] ? Il me paraît que poser cette question, c’est la résoudre. C’est comme si l’on demandait : Faut-il, sous le prétexte de faire une unité apparente dans l’Internationale de la Suisse romande, sacrifier son esprit, et tuer le seul corps qui soit constitué selon son esprit ?

Je vous répète ce que j’ai écrit à Guillaume. Un tel sacrifice serait une lâcheté gratuite, mais nullement obligatoire.

Enfin, mes chers amis, croyez-vous vraiment que l’Internationale soit arrivée à ce point en Europe qu’on ne puisse plus vivre, respirer, agir dans son sein que par une série d’actes humiliants mais diplomatiques, que par la lâcheté, que par l’intrigue ? S’il en était ainsi, l’Internationale ne vaudrait plus un sou, il faudrait vite la dissoudre comme une institution bourgeoise ou dépravée par l’esprit bourgeois. Mais ne lui faisons pas cette injure. Ce n’est pas elle qui est devenue mauvaise, c’est nous qui sommes devenus lâches et faibles. Nous renfermant dans le sentiment de notre droit, nous nous sommes tus comme de prudents martyrs, tandis que nous devions traîner nos calomniateurs au grand jour et leur rendre coup pour coup[7]. Nous ne l’avons pas fait parce qu’intérieurement nous étions divisés, et que dans le moment critique chacun sembla vouloir tirer son épingle du jeu, boudant sous sa tente comme Achille. Je ne fais pas de personnalités, je fais de l’histoire. Et les ennemis n’ont que trop bien profité de nos divisions et de notre silence. Il en a été de même de la Fédération des Montagnes, non qu’elle ait été divisée, — par bonheur elle fut et reste unie comme une famille de frères, — mais parce qu’elle a eu le malheur d’adopter la politique de Notre Seigneur Jésus-Christ, politique de patience, d’humilité volontaire et de pardon des injures[8]. Est-ce que cela a touché nos ennemis ? Point du tout, ils n’en ont profité que pour la mieux calomnier et salir. N’est-ce pas une preuve qu’il faut mettre fin à cette politique de chrétiens, de crétins ! Que faut-il donc faire ? Une seule chose, renouveler notre combat au grand jour. Ne craignez pas de tuer par là l’Internationale. Si quelque chose peut la tuer, c’est précisément la diplomatie et l’intrigue, c’est la pratique souterraine, celle qui constitue maintenant tout le jeu de nos ennemis non seulement de Genève, mais de Londres aussi. La lutte au grand jour rendra à l’Internationale la vie et la force, d’autant plus qu’au grand jour ce ne pourra être une lutte de personnes, cela deviendra nécessairement une grande lutte de deux principes ; celui du communisme autoritaire et celui du socialisme révolutionnaire.

Je propose donc que le Comité fédéral de Saint-Imier, après avoir reçu votre mémoire, rédige un mémoire pour son compte, où, en racontant tous les faits qui se sont passés au Congrès de la Chaux-de-Fonds et depuis, il démontrera victorieusement le droit de la Fédération des Montagnes.

a) Le mémoire doit être adressé à Londres, et une copie doit en être envoyée en Belgique, en Italie, en Espagne, en France, — ou plutôt à l’émigration française, — et en Allemagne aussi ;

b) Le Comité fédéral de Saint-Imier doit s’adresser à l’Internationale belge et la prier de prendre sur elle le rôle d’arbitre dans ce débat ;

c) Enfin, puisqu’une Conférence sournoise, une sorte de Congrès anonyme et au petit pied, doit se réunir à Londres, il faut que les Montagnes y envoient absolument un délégué, et ce délégué, selon moi, ne doit être autre que James Guillaume[9]. Combien cela peut-il coûter ? Quatre cents francs ? Eh bien, je tâcherai d’en trouver au moins deux cents. J’en ai déjà écrit à nos amis italiens et russes. Vous trouverez bien le moyen de réunir aussi quelque chose. Mais il me paraît absolument nécessaire que Guillaume parte. Il passerait par Bruxelles où il s’entretiendrait préalablement avec les Belges. Eh bien, chers amis, je suis convaincu, moi, que si Guillaume se présente à Londres, il remportera et fera remporter à notre organisation des Montagnes, aussi bien qu’à l’Alliance, une victoire éclatante. Nos ennemis seront littéralement écrasés, car la justice est de notre côté et leurs intrigues ne sont malfaisantes que dans la nuit, non au grand jour.

Enfin, mon dernier mot : cessons d’avoir honte de nous-mêmes, de notre droit, de notre principe ; n’ayons pas l’air de demander pardon d’exister ; ne faisons plus de lâcheté sous le prétexte de sauver l’union dans l’Internationale ; ne tuons pas l’âme de cette dernière sous le prétexte de faire vivre son corps. Ne cherchons pas notre force dans l’habileté et dans la diplomatie, où nous serons toujours les plus faibles parce que nous ne sommes pas des coquins. Luttons et triomphons au nom de notre principe.


Votre ami et frère,

M. BAKOUNINE.


  1. Ma thèse était, au contraire, que la dissolution volontaire de la Section de l’Alliance, bien loin de constituer un « aveu » ou un « désaveu », pouvait être prononcée sans que personne y vît une défaite ou une reculade, puisque le Conseil général avait été contraint de reconnaître publiquement la régularité de la situation de cette Section. Le désaveu était pour Marx, Engels et leurs agents, qui avaient osé prétendre, en mars 1871, que jamais la Section de l’Alliance n’avait été admise par le Conseil général ; et une fois ce désaveu-là bien acquis et dûment enregistré, la Section de l’Alliance n’avait plus rien à faire qu’à disparaître, son rôle à Genève étant fini depuis longtemps. Mon opinion sur l’inutilité de cette Section de l’Alliance était bien connue de Bakounine, de Perron et de Joukovsky. Dans une lettre à ce dernier, du 4 juin 1870, j’avais écrit : « Que font donc Joukovsky, Perron, Brosset ? nous demande-t-on de toutes parts. Pas un signe de vie ; plus un mot de l’Alliance (Tant mieux !). » Ce Tant mieux — cri du cœur qui m’était échappé — fut certainement répété par la plupart des Jurassiens, lorsqu’ils apprirent, en août 1871, que la Section de l’Alliance, satisfaite d’avoir vu Marx « pris en flagrant délit de mensonge, et son acte authentiquement constaté » (Robin), se retirait du champ de bataille, et que désor- mais on n’entendrait plus parler d’elle.
  2. Voir ci-dessus, p. 4.
  3. Il ne s’agissait aucunement de sacrifice, et encore moins de lâcheté. La déclaration du Conseil général du 25 juillet 1871 avait donné entière satisfaction à Bakounine et à ses amis en ce qui concernait la situation de la Section de l’Alliance dans l’Internationale ; et on pouvait penser que la Section centrale de Genève, dont l’esprit, croyais-je, était en train de se modifier par suite de l’arrivée des réfugiés de la Commune, révoquerait spontanément son vote inique du 13 août 1870.
  4. Notre silence avait été la conséquence forcée de la guerre et de la Commune, non le résultat de notre volonté.
  5. Le Comité fédéral des sections des Montagnes, qui s’était trouvé placé à la Chaux-de-Fonds pendant la première année, avait été transféré à Saint-Imier en mai 1871.
  6. Il n’a jamais été question de semblable chose ; Bakounine formule ici une hypothèse absurde, pour se donner l’avantage d’une réfutation facile, réfutation au moyen de laquelle il sera censé avoir démontré que la Section de l’Alliance ne doit pas être dissoute. C’est un artifice de rhétorique, qui lui permettra d’ailleurs de dire des choses fort éloquentes.
  7. Bakounine, ici, ne parle que de ce qui s’est passé à Genève, et de l’attitude, en effet très singulière, des membres de l’Alliance comme Brosset, Perron, Joukovsky, qui se tinrent cois au lendemain de la scission de 1870, sans que rien pût les tirer de leur apathie.
  8. Il existe une lettre de Bakounine à Joukovsky, du 28 juillet 1870, où il loue la réponse faite par la Solidarité du 23 juillet à la résolution du Conseil général condamnant la Fédération des Montagnes (Nettlau, Biographie, II, 403). À ce moment, il ne voyait pas en nous des chrétiens humbles et patients.
  9. « Je refusai catégoriquement d’accepter une semblable mission. Je pressentais qu’a Londres je me serais trouvé en présence d’une majorité prévenue, parfaitement résolue à fermer l’oreille à tout plaidoyer ; ma situation, comme représentant des Sections des Montagnes, aurait été celle d’un accusé comparaissant devant des juges dont il reconnaît la compétence et dont il accepte la sentence ; ne valait-il pas mieux, puisque nous étions condamnés d’avance, qu’on ne pût pas se prévaloir de ce qu’un avocat de notre cause aurait esquissé le simulacre d’une vaine défense, et qu’il fût, au contraire, bien constaté qu’on nous condamnait sans nous avoir entendus ? » L’Internationale, Documents et Souvenirs, t. II, p. 188.)