Œuvres - Tome IV.
MANUSCRIT DE 114 PAGES — AVANT-PROPOS


AVANT-PROPOS



Ainsi qu’il a été dit dans la préface de ce volume, le manuscrit dont le contenu est reproduit ci-après — manuscrit inachevé, sans titre, et que nous intitulons, faute de mieux, Manuscrit de 114 pages — a été rédigé à Marseille dans la première quinzaine d’octobre 1870.

Bakounine affectionnait la forme épistolaire. Il avait, en août et septembre, adopté cette forme pour exposer à ses amis de France son programme révolutionnaire ; une lettre à Esquiros, qu’on trouvera plus loin, nous apprend que, dans sa pensée, les Lettres à un Français étaient adressées « au citoyen Gaspard Blanc, de Lyon ». Cette fois encore, c’est une lettre qu’il écrit ; il l’adresse à un autre Lyonnais, le tailleur Louis Palix, chez lequel il avait logé pendant les jours qui précédèrent le mouvement du 28 septembre ; et il emprunte le début de son manuscrit à une lettre réellement écrite par lui à Palix, au moment de quitter Lyon où le procureur de la République Andrieux avait lancé contre lui un mandat d’amener.

Cette lettre à Palix est un document connu de ceux qui se sont occupés de l’histoire de l’Internationale. Oscar Testut en a publié les quatre premières pages (avec plusieurs grossières erreurs de lecture) dans son livre L’internationale et le Jacobinisme au ban de l’Europe, t. II, p. 280 ; Max Nettlau l’a reproduite intégralement dans sa biographie de Bakounine, avec quelques incorrections. Nous croyons à propos de donner ici ce document, d’après le brouillon (6 pages in-8o, avec de nombreuses ratures), retrouvé dans les papiers de Bakounine. Ce texte annule le texte incorrect et incomplet qui se trouve au tome II, page 271 des Œuvres.


|1 « Ce 28[1] septembre 1870. Lyon.


« Mon cher Palix,

« Je ne veux point partir de Lyon, sans t’avoir dit un dernier mot d’adieu. La prudence m’empêche de venir te serrer la main une dernière fois. — Je n’ai plus rien à faire ici. J’étais venu à Lyon pour combattre ou pour mourir avec vous. J’y étais venu parce que je suis profondément convaincu que la cause de la France est redevenue, à cette heure où il y va de son existence ou de sa non-existence, celle de l’humanité, et que la défaite définitive de la France, sa chute, son asservissement sous la baïonnette des Prussiens et sous un gouvernement imposé par les Prussiens sont le plus grand malheur qui puisse arriver, au point de vue de la liberté, à l’Europe tout entière. — J’ai pris part au mouvement d’hier et j’ai signé mon nom sous les résolutions du Comité du salut de la France, parce qu’il est évident pour moi qu’après la destruction réelle et de fait de toute votre machine admini |2 strative et gouvernementale, il n’y a plus que l’action immédiate et révolutionnaire du peuple qui puisse sauver la France. Tous ces tronçons de l’ancienne administration du pays, ces municipalités composées pour la plus grande partie de bourgeois ou d’ouvriers convertis à la bourgeoisie, gens routiniers s’il en fut, dénués d’intelligence et d’énergie et manquant de bonne foi ; tous ces procureurs de la République et surtout ces préfets, commissaires extraordinaires munis de pleins pouvoirs militaires et civils, c’est-à-dire investis de la pleine dictature par l’autorité fabuleuse et fatale de ce tronçon de gouvernement provisoire qui siège à Tours, — tout cela n’est bon que pour paralyser les derniers efforts de la France et pour la livrer aux Prussiens.

« Le mouvement d’hier, s’il s’était maintenu triomphant, — et il se serait maintenu tel si le général Cluseret n’avait pas trahi la cause du peuple, — |3 en remplaçant votre municipalité à moitié réactionnaire et à moitié incapable par un comité révolutionnaire émanant directement de la volonté du peuple, ce mouvement aurait pu sauver Lyon, et avec Lyon la France.

« Peut-être en serait-il temps encore. Je ne doute pas que si le peuple lyonnais le voulait bien, il pourrait encore imposer sa volonté à toutes ces autorités qui se sont improvisées pour le malheur de la France. Mais je crains que le peuple de Lyon ne le comprenne que lorsqu’il sera trop tard pour sauver Lyon et lorsque Lyon sera tombé au pouvoir des Prussiens, ce qui ne manquera pas d’arriver, si l’état de choses actuel n’est point changé en vingt-quatre heures : la France sera perdue. Elle n’aura plus, pour sauver non son existence comme grande nation libre et indépendante, mais simplement sa dignité, son honneur, que la démocratique cité de la Méditerranée, Marseille. Marseille ne tombera pas au pouvoir des Prussiens, j’en suis sûr, mais Marseille ne pourra point sauver la France.

« Je quitte Lyon, cher ami, le cœur plein de tristesse et de prévisions sombres. Je commence à penser maintenant que c’en est fait de la France. Elle deviendra une |4 vice-royauté de l’Allemagne, et sa voix jadis si puissante, cette voix qui annonçait la liberté au monde, ne comptera plus pour rien dans les conseils de l’Europe.

« À la place de son socialisme vivant et réel, nous aurons le socialisme doctrinaire des Allemands, qui ne diront plus que ce que les baïonnettes prussiennes retournant triomphantes leur permettront de dire.

« L’intelligence bureaucratique et militaire de la Prusse unie au knout du tsar de Saint-Pétersbourg vont assurer la tranquillité et l’ordre public au moins pour cinquante ans sur le continent de l’Europe.

« Adieu la liberté, le socialisme, la justice pour le peuple et le triomphe de l’humanité. Tout cela pouvait sortir du désastre actuel de la France. Tout cela en serait sorti si le peuple de France, si le peuple de Lyon l’avait voulu.

« Enfin, n’en parlons plus. Ma conscience me dit que j’ai rempli mon devoir jusqu’au bout. Mes amis de Lyon le savent aussi, — et je dédaigne le reste.

|5 « Maintenant, cher ami, je passe à une question toute personnelle. Tu sais qu’hier[2] j’avais été arrêté à l’hôtel de ville par un monsieur fort laid habillé en civil, qui m’avait fait empoigner par des gardes nationaux de compagnies bourgeoises, je ne saurais dire au juste lesquelles. Le fait est que ces Messieurs ont fouillé toutes mes poches avec un aplomb et une habileté qui m’ont prouvé qu’ils ne sont pas étrangers au métier. L’un d’eux a répondu à un autre, qui lui recommandait de me bien fouiller : « Ne crains rien, je connais mon métier ». C’était probablement un sergent de ville impérial déguisé en garde national de la république. Les uns m’ont brutalisé de toutes les manières, me bousculant, me poussant, me pinçant, me tordant les bras et les mains ; je dois pourtant reconnaître que d’autres criaient : « Ne lui faites point de mal ! » Enfin Messieurs les bourgeois se sont montrés ce qu’ils sont toujours et partout : brutaux et lâches — car tu n’ignores pas que j’ai été délivré par quelques francs-tireurs qui avaient |6 mis en fuite un nombre triple ou même quadruple de ces héroïques boutiquiers armés de leurs chassepots. J’ai été délivré. Mais de tous les objets qui m’avaient été dérobés par ces Messieurs, je n’ai pu retrouver que mon revolver. Mon carnet et ma bourse qui contenait cent soixante-cinq francs et quelques sous sont sans doute restés entre les mains de ces Messieurs. Les bourgeois commenceraient-ils à faire du communisme ? Ce serait instructif et curieux.

« Dans tous les cas, cher ami, je l’autorise et je te prie de les réclamer en mon nom. Tu me les enverras quand on te les aura rendus,

« Il ne me reste qu’à t’embrasser et à faire des vœux avec toi pour cette pauvre France, abandonnée par son peuple lui-même.

« Ton dévoué,
« Michel Bakounine. »


Le manuscrit de 114 pages était déjà commencé et passablement avancé le 8 octobre, jour où Bakounine, du petit logement du quartier du Pharo, à Marseille, où il se tenait caché, écrivait à son jeune ami Emilio Bellerio, à Locarno, une lettre où il dit : « Au sujet de tous ces événements je termine une brochure très détaillée que je vous enverrai bientôt. Vous a-t-on envoyé de Genève, comme je l’ai bien recommandé, une brochure sous ce titre : Lettres à un Français ? »

Quinze jours plus tard, le 23 octobre (la veille de son départ de Marseille), écrivant à son ami le médecin espagnol Gaspar Sentiñon, Bakounine disait : « Les bourgeois sont odieux. Ils sont aussi féroces que stupides. Et comme la nature policière est dans leurs veines ! On dirait des sergents de ville et des procureurs généraux en herbe. À leurs infâmes calomnies je m’en vais répondre par un bon petit livre où je nomme toutes les personnes par leur nom. »

De retour à Locarno vers le 27 ou 28 octobre, Bakounine, laissant de côté son manuscrit de Marseille, en commença un nouveau, en tête duquel il plaça également les deux premières pages de sa lettre à Palix, plus librement paraphrasée. C’est ce manuscrit de Locarno, trois fois remanié au cours de l’hiver 1870-1871, qui devait devenir L’Empire knouto-germanique (voir tome II, pages 275 et suivantes). Le manuscrit de Marseille doit donc être considéré, à la fois, comme chaînon un intermédiaire rattachant les Lettres à un Français à L’Empire knouto-germanique, et comme une première ébauche de ce second écrit, conçu d’abord comme une simple brochure, mais que Bakounine, six mois plus tard (lettre du 16 avril 1871 à Ogaref), appellera « mon premier et dernier livre, mon testament ».

Au séjour à Marseille appartient aussi un court fragment intitulé Le Réveil des peuples, début d’un écrit dont Bakounine ne traça que les premières lignes. Je le place à la suite du Manuscrit de 114 pages.

J. G.

  1. Cette date du 28 est le résultat d’un simple lapsus. La lettre a été écrite le 29, car, en parlant de la manifestation du 28 septembre, elle l’appelle « le mouvement d’hier ». — J. G.
  2. Après le mot « hier », le brouillon porte les mots « vers trois heures à peu près », qui ont été biffés ensuite. — J. G.