Œuvres, Texte établi par James GuillaumeP.-V. Stock (Bibliothèque sociologique, N° 42)tome IV (p. v-xii).
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PRÉFACE




Les divers manuscrits, au nombre de sept, publiés — cinq d’entre eux pour la première fois — dans ce tome IV se rattachent tous, excepté un, le sixième, au grand ouvrage de Bakounine, à celui dont les Lettres à un Français formèrent le commencement, et dont la suite fut intitulée L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale.

En voici l’énumération :

1o Les pages 81 bis-125 du manuscrit (inachevé) des Lettres à un Français, pages écrites à Locarno du 3 au 9 septembre 1870 et restées inédites jusqu’à ce jour (voir Œuvres, t. II, pages 74 et 274). J’avais annoncé (t. II, p. 268, note) que ces pages seraient publiées au tome III des Œuvres ; mais il n’a pas été possible de les placer là ;

2o Le Manuscrit de 114 pages (inachevé, inédit) rédigé à Marseille dans la première quinzaine d’octobre 1870 ; le début en est emprunté à une lettre réellement écrite à Palix, le 29 septembre, au moment où Bakounine allait quitter Lyon (voir t. II, p. 274 ; on trouvera le texte de cette lettre à la p. 76 du présent volume). Cet écrit forme à la fois une suite des Lettres à un Français, et un premier essai de rédaction de ce qui devait devenir, après que l’auteur s’y fut repris à quatre fois successives, d’octobre 1870 à janvier 1871, L’Empire knouto-germanique ;

À ce manuscrit est joint un feuillet isolé intitulé Le Réveil des peuples ;

3o Une Lettre (inachevée, inédite, 9 pages) datée des « environs de Marseille », le 20 octobre 1870, adressée à Alphonse Esquiros, administrateur supérieur des Bouches-du-Rhône, et qui n’a vraisemblablement pas été envoyée à son destinataire ;

4o Un Préambule (inachevé, 14 pages) écrit du 5 au 23 juin 1871, à Locarno, pour être placé en tête de la seconde livraison de L’Empire knouto-germanique, que Bakounine comptait publier dès que l’argent nécessaire aurait été réuni. En avril 1878, Élisée Reclus inséra dans le dernier numéro de la revue mensuelle le Travailleur, de Genève, le commencement de ce Préambule, en lui donnant ce titre, imaginé par lui : La Commune de Paris et la notion de l’État. En 1892, Bernard Lazare, à qui le manuscrit avait été prêté, l’imprima en totalité dans les Entretiens politiques et littéraires, à Paris. Le manuscrit ayant été perdu depuis, c’est le texte publié par Bernard Lazare qui est reproduit, dans le présent volume ; j’ai restitué à ces pages le titre que leur avait donné l’auteur. J’avais annoncé (t. II, p. 284) que le Préambule pour la seconde livraison serait publié au tome III des Œuvres ; mais il a fallu renoncer à le placer là, pour ne pas enfler démesurément le volume ;

5o Un Avertissement pour L’Empire knouto-germanique (inachevé, inédit, 75 pages), qui devait remplacer le Préambule interrompu le 23 juin. Cet Avertissement, écrit à Locarno du 25 juin au 3 juillet 1871, ne fut pas terminé lui non plus. Il n’a pas été possible de l’insérer dans le tome III ; je le publie ici à la suite du Préambule, d’après le manuscrit original qui est conservé ;

6o Une Lettre au journal la Liberté, de Bruxelles (inachevée, 31 pages), datée du 5 octobre 1872. Cette lettre, n’ayant pas été terminée, ne fut pas envoyée. Elle a été publiée, vingt-deux ans plus tard, dans le numéro de juillet-août 1894 de la Société Nouvelle, de Bruxelles, mais d’une façon incorrecte ; le texte que contient le présent volume a été collationné sur l’original pour la partie dont le manuscrit existe encore ;

7o Un Fragment (inédit, 75 feuillets) rédigé en novembre et décembre 1872. Ce devait être une suite de L’Empire knouto-germanique, comme l’auteur l’a indiqué dans un passage de son manuscrit (feuillet 58). C’est la dernière fois, à ma connaissance, que Bakounine ait repris la plume pour travailler à ce livre qu’en avril 1871 il avait appelé son « testament », et qu’il renonça à terminer, bien que, depuis décembre 1872, il ait vécu encore trois ans et demi. En 1873, il entreprit encore un grand ouvrage, en russe, Gosoudarstvennost i Anarkhia (Étatisme et Anarchie), dont il n’écrivit que la première partie ; il semble que depuis son installation à la Baronata (octobre 1873), sa veine ait tari.

Ces divers écrits ne le cèdent en intérêt à aucun de ceux qui sont contenus dans les trois volumes précédents, et on y trouvera quelques-unes des meilleures pages que Bakounine ait écrites.

Dans la suite des Lettres à un Français, l’auteur se demande, à un moment, ce que deviendrait le socialisme en Europe, si la France était vaincue ; il entreprend de passer en revue la situation du mouvement ouvrier dans les principaux pays. Il montre qu’en Italie, le socialisme n’est pas organisé ; les campagnes sont plus avancées que les villes ; le pays est à la veille d’une révolution ; mais il faudra que l’initiative soit reçue du dehors. Pour la Suisse, Bakounine l’exécute en une phrase dédaigneuse : « Si le monde humain allait mourir, ce n’est pas la Suisse qui le ressusciterait. Passons. » Il s’arrête ensuite à l’Allemagne, où le Parti ouvrier de la démocratie socialiste, récemment fondé, s’est constitué sur la base du socialisme d’État ; Bakounine fait une critique serrée du programme de ce parti, mais en même temps il rend hommage à son chef, Marx, « une grande intelligence armée d’une science profonde, et dont la vie tout entière, on peut le dire sans flatterie, a été vouée exclusivement à la plus grande cause qui existe aujourd’hui, celle de l’émancipation du travail et des travailleurs ».

Il faut signaler, dans le Manuscrit de 114 pages rédigé à Marseille, un passage bien remarquable (dont une première version se trouve déjà, à l’état d’ébauche, dans la suite des Lettres à un Français) sur le rôle historique de la France. Bakounine déplore l’infortune de cette « grande nation », à ce moment « menacée du sort de la Pologne », de cette France « dont l’histoire depuis 1789 et 1793 n’a été rien qu’une protestation énergique et qu’une lutte incessante de la lumière contre les ténèbres, du droit humain contre les mensonges du droit divin et du droit juridique ». Il montre que l’asservissement de la France et le triomphe de l’Allemagne feraient retomber toute l’Europe dans la misère et dans l’esclavage des siècles passés : « Il me semble que quand ce grand soleil de la France s’éteindra, il y aura éclipse partout, et que toutes les lanternes plus ou moins bigarrées qu’allumeront les savants raisonneurs de l’Allemagne ne sauront compenser cette grande et simple clarté que versait sur le monde l’esprit de la France ».

Dans le Préambule (pour la seconde livraison de L’Empire knouto-germanique), la Commune de Paris est glorifiée. Bakounine écrit : « Je suis un partisan de la Commune de Paris, qui, pour avoir été massacrée, étouffée dans le sang par les bourreaux de la réaction monarchique et cléricale, n’en est devenue que plus vivace, plus puissante dans l’imagination et dans le cœur du prolétariat de l’Europe ; j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien prononcée, de l’État. » Et il prend la défense des quelques socialistes qui, membres de la Commune, ont été blâmés par des « théoriciens sévères » pour ne s’être pas montrés suffisamment avancés. Bakounine avait eu des rapports d’amitié personnelle avec Varlin, pour lequel il avait une profonde estime ; et c’est en lui qu’il personnifie cette minorité socialiste, de laquelle il parle en ces termes : « Quiconque a eu le bonheur de connaître Varlin, pour ne nommer que celui dont la mort est certaine, sait combien, en lui et ses amis, les convictions socialistes ont été passionnées, réfléchies et profondes. C’étaient des hommes dont le zèle ardent, le dévouement et la bonne foi n’ont jamais pu être mis en doute par aucun de ceux qui les ont approchés. Mais précisément parce qu’ils étaient des hommes de bonne foi, ils étaient pleins de défiance envers eux-mêmes en présence de l’œuvre immense à laquelle ils avaient voué leur pensée et leur vie : ils se comptaient pour si peu ! Ils avaient d’ailleurs cette conviction que dans la Révolution sociale, diamétralement opposée, en ceci comme dans tout le reste, à la révolution politique, l’action des individus était presque nulle et l’action spontanée des masses devait être tout… Varlin et tous ses amis, comme tous les socialistes sincères, et en général comme tous les travailleurs nés et élevés dans le peuple, partageaient au plus haut degré cette prévention parfaitement légitime contre l’initiative continue des mêmes individus, contre la domination exercée par des individualités supérieures : et, comme ils étaient justes avant tout, ils tournaient aussi bien cette prévention, cette défiance contre eux-mêmes que contre toutes les autres personnes. Contrairement à cette pensée des communistes autoritaires, qu’une Révolution sociale peut être décrétée et organisée soit par une dictature, soit par une assemblée constituante issue d’une révolution politique, nos amis les socialistes de Paris ont pensé qu’elle ne pouvait être faite et amenée à son plein développement que par l’action spontanée et continue des masses, des groupes et des associations populaires. »

La Commune, affirmation de l’idée fédéraliste, n’avait rien de commun avec l’État socialiste ou Volksstaat que la Sozial-Demokratie marxiste inscrivait sur son programme. Par quelle étrange contradiction Marx se déclara-t-il, lui aussi, le partisan de la Commune de Paris ? C’est, explique Bakounine dans sa Lettre à la Liberté, qu’il ne pouvait pas faire autrement :

« Par cette insurrection, dont le trait principal est la révolte de la Commune et des associations ouvrières contre l’État, la France est remontée d’un seul coup à son rang, et la capitale de la révolution mondiale, Paris, a repris sa glorieuse initiative à la barbe et sous le canon des Allemands bismarckianisés. L’effet en fut si formidable partout, que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent plus : à l’envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés, et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution avait provoquée en tout le monde avait été puissante. »

L’important fragment de 75 feuillets qui termine le volume me paraît une des choses les plus intéressantes qui soient sorties de la plume de Bakounine. Dans les premières pages, il montre, avec une grande vigueur de pensée, le danger que fait courir à l’Internationale la tentative dictatoriale de Karl Marx, et cette idée funeste de vouloir imposer au prolétariat universel un programme d’action politique uniforme, résumé dans cette formule : « La conquête du pouvoir politique est le premier devoir des travailleurs organisés ». Le fait sur lequel l’Internationale s’est constituée, c’est la revendication solidaire par les travailleurs de la plénitude de leurs droits économiques contre l’exploitation oppressive de la bourgeoisie. Le prolétariat s’est trouvé, par là, placé en dehors de l’action et du jeu politique de tous les partis de l’État, et constitué en un monde nouveau, celui de l’avenir. C’est là une position bien nette. Le prolétariat, ainsi organisé pour la lutte, ne peut avoir qu’une politique négative, une politique de démolition du monde bourgeois : mais, en sa qualité de démolisseur de la civilisation historique actuelle, il se trouve par là même « le créateur obligé d’une civilisation nouvelle ». Le programme de l’Internationale est « l’organisation de la solidarité internationale pour la lutte économique du travail contre le capital » » ; et « de cette base, d’abord exclusivement matérielle, doit surgir tout le monde social, intellectuel et moral nouveau ». Quiconque a suivi le développement de l’Internationale a pu constater comment ce travail s’effectue lentement au sein du prolétariat, par trois voies différentes, mais indissolublement unies : l’organisation et la fédération des caisses de résistance et la solidarité internationale des grèves ; l’organisation et la fédération internationale des corps de métiers ; et enfin « le développement spontané et direct des idées philosophiques et sociologiques dans l’Internationale, accompagnement inévitable et conséquence pour ainsi dire forcée de ces deux premiers mouvements ». Bakounine se proposait de traiter successivement de l’action accomplie par chacune de ces trois voies différentes ; mais à peine a-t-il commencé à parler des caisses de résistance et des grèves, qu’une digression l’entraîne loin de son sujet : il le perd bientôt de vue, et n’y revient plus dans la partie du manuscrit qu’il a rédigée. Il disserte pendant quarante-cinq feuillets encore sur toute sorte de questions, puis cesse brusquement d’écrire, nous privant ainsi de l’avantage de connaître ce qu’il s’était proposé de nous montrer : comment toutes les pensées, toutes les tendances philosophiques et sociales qui naissent au sein du prolétariat « ont pour point de départ principal, sinon exclusif, cette revendication économique qui constitue l’essence et le but de l’Internationale ».

J. G.


Nota. — Dans ce volume comme dans les précédents, les chiffres inférieurs placés, dans le texte et dans les notes, à côté d’une barre verticale, indiquent les feuillets (ou les pages du manuscrit de Bakounine.




ERRATA


TOME II. — Notice biographique, p. XXXVII, ligne 7 d’en bas. — Dans cette ligne, supprimer le mot « saxon » : W. Liebknecht n’était pas Saxon ; il est né à Giessen, dans le grand-duché de Hesse.

Tome IV, page 81, lignes 7-8. — Au lieu de : « comme chaînon un intermédiaire », lire « comme un chaînon intermédiaire ».

Ibid, page 170, note. — Le commencement de la note doit être rédigé ainsi : « Il s’agit du procès (que Bakounine appelle par erreur procès des Treize) intenté aux organisateurs de la manifestation faite sur la tombe du représentant Baudin ». — Le procès dit des Treize est celui qui aboutit à la condamnation, le 6 août 1864, de treize républicains (Garnier-Pagès, H. Carnot, Ch. Floquet, J. Ferry, Hérold, etc.) qui avaient participé à une association non autorisée de plus de vingt personnes.