Lettres à un Français - Avant-propos
Œuvres, Texte établi par James GuillaumeP.-V. Stock (Bibliothèque sociologique, N° 38)Tome II (p. 71-77).

AVANT-PROPOS



Dès les premières nouvelles des victoires allemandes (Wissembourg, 4 août ; Wœrth, Forbach, 6 août), Bakounine, qui voyait clairement tout ce qu’aurait de néfaste pour la civilisation et le socialisme le triomphe de Bismarck et de sa politique, ne songea plus qu’aux moyens de déchaîner en France la révolution sociale pour l’opposer à la dictature bismarckienne menaçante. Il commença aussitôt à rédiger l’exposé de ses idées et de son plan révolutionnaire, sous la forme d’une « Lettre à un Français » : la première partie de cette lettre fut envoyée par lui à Ozerof[1], à Genève, avec prière d’en faire des copies, de les expédier à diverses adresses, et de m’envoyer ensuite le manuscrit original, pour que j’en tirasse la substance d’une brochure que j’imprimerais. En même temps il écrivait à de nombreux correspondants pour leur faire part de ses projets. Le 11 août, il adresse à son ami Ogaref, à Genève, la lettre suivante (en russe), publiée dans sa Correspondance :

« Tu n’es rien que Russe, tandis que moi je suis international ; les événements qui se passent actuellement en Europe me donnent une véritable fièvre. Dans l’espace de trois jours, j’ai écrit exactement vingt-trois grandes lettres. En voici une petite vingt-quatrième. J’ai élaboré tout un plan : Ozerof te le fera voir, ou, ce qui vaudra mieux, il te lira une Lettre écrite par moi à un Français. »

De cette première partie de la Lettre à un Français — partie dont le manuscrit n’a pas été conservé — rien n’a été utilisé.

Une seconde partie, 24 pages, intitulées « Continuation, 25 août soir ou plutôt 26 matin », fut envoyée le 27 août à Ozerof, qui me la transmit. Le manuscrit de ces pages-là existe : il est resté en ma possession. Ces 24 pages n’ont pas été utilisées non plus, la rapidité avec laquelle les événements se succédaient leur ayant enlevé presque aussitôt leur intérêt.

Un troisième envoi, dont les pages, écrites du 27 au 30 août, sont numérotées de 1 à 26 et intitulées « Continuation, III, 27 août », fut fait le 31 août, non à Ozerof cette fois, mais à Ogaref. La lettre d’envoi (en russe), publiée dans la Correspondance, dit :

« Remets tout de suite à Ozerof, et de la main à la main, je t’en prie, les grands et nombreux feuillets ci-joints (pages 1-26). C’est la continuation de mon immense lettre à mes amis français (j’ai prié Ozerof de t’en lire ou de t’en donner à lire le commencement). Lis cette suite si tu veux, seulement ne la garde pas chez toi plus de quelques heures. Cette lettre doit être immédiatement copiée en plusieurs exemplaires et envoyée en différents lieux. Cette lettre démontre que si la révolution sociale en France ne sort pas directement de la guerre actuelle, le socialisme sera pour longtemps perdu dans l’Europe entière. Sans retard donc, donne au plus vite cette lettre à Ozerof, afin qu’il puisse en faire ce qu’il sait. J’envoie ces feuilles à ton adresse parce que je ne suis pas sûr qu’Ozerof soit à Genève. Dans le cas où il serait absent, je te prie de les envoyer immédiatement toi-même à Guillaume (Neuchâtel, Suisse, M. James Guillaume, Imprimerie, 14, rue du Seyon), en ajoutant que tu les lui envoies sur ma prière et que je vais lui écrire à ce sujet. »

À partir de ce troisième envoi, la suite du manuscrit me fut expédiée directement par l’auteur, en plusieurs fois : d’abord, le 1er septembre, les pages 27-66 de la « Continuation, III » (la page 27 porte la date du 30 août) ; puis, le 3 septembre, les pages 67-81 (la page 67 porte la date du 2 septembre ; au bas de la page 81 on lit : Continuation suit) ; le 4 septembre les pages 81 bis-96 (à la page 96, Bakounine a écrit en marge, le dimanche 4 septembre : « Fin après-demain ; et [mercredi 7, biffé] vendredi 9 septembre je pars ») ; enfin, le 8, les pages 97-112 (sur la page 112, l’auteur a écrit, le 8 : « Fin apporterai moi-même. Pars demain. Après-demain soir à Berne ; 11 soir ou 12 matin chez vous ; télégraphierai de Berne »).

Le 11 septembre au soir Bakounine arrivait en effet à Neuchâtel, apportant les pages 113-125 de son manuscrit. Nous convînmes de ce qui devait former le contenu de la courte brochure que j’allais imprimer. Toute la partie du manuscrit antérieure à la « Continuation, III », fut considérée comme périmée et laissée de côté ; je restituai en outre à Bakounine les pages 81 bis-112, qu’il emporta ainsi que les pages 113-125[2]. Tout ce qui devait passer dans la brochure devait être extrait des 81 premières pages de la « Continuation, III », qui restaient entre mes mains (je les possède encore) ; et je recevais plein pouvoir de tailler, de modifier, de disposer les matières dans l’ordre qui me paraîtrait le plus logique, et de supprimer ce qui ferait longueur. Bakounine repartit le lendemain, se rendant à Lyon par Genève, et je me mis immédiatement à l’œuvre.

Primitivement la brochure devait s’appeler Lettre à un Français, et former une lettre unique ; mais il me parut qu’il valait mieux en distribuer le contenu en plusieurs lettres distinctes et successives. Je lui donnai donc ce titre : Lettres à un Français sur la crise actuelle, avec la date Septembre 1870, et la divisai en six lettres, auxquelles j’attribuai arbitrairement des dates allant du 1er au 15 septembre (Lettre I, 1er septembre ; Lettre II, 5 septembre ; Lettre III, 6 septembre ; Lettre IV, 7 septembre ; Lettre V, 8 septembre ; Lettre VI, 15 septembre). J’ai fréquemment interverti l’ordre des matières de l’original : ainsi les pages qui forment la Lettre VI, que j’ai datée du 15 septembre, sont empruntées en majeure partie aux pages 14‑23 de la « Continuation, III » du manuscrit de Bakounine, écrites du 27 au 29 août, tandis que la Lettre IV, datée par moi du 7 septembre, est extraite des pages 53‑66 de ce manuscrit, écrites le 1er septembre.

J’ai conservé le manuscrit, tout entier de ma main (avec des renvois à diverses pages du manuscrit Bakounine), d’après lequel la brochure a été imprimée.

Ce fut vers le 20 septembre que l’impression fut achevée. La brochure (43 pages in‑16) ne portait ni nom d’auteur, ni nom d’imprimeur, ni indication de lieu[3]. Comme il avait été convenu, je l’envoyai en un ballot à Genève, à l’adresse d’un camarade sûr, Antoine Lindegger, commissionnaire-portefaix de son métier.

Bakounine était parti de Genève pour Lyon le 14 septembre au soir, emmenant avec lui deux amis, V. Ozerof et le jeune typographe polonais Valence Lankiewicz[4]. On sait comment fut organisé le Comité du Salut de la France, qui devait appeler le peuple au mouvement révolutionnaire dont les Lettres à un Français exposaient le caractère et le programme. C’est encore une lettre de Bakounine à Ogaref (en russe, publiée dans la Correspondance), écrite de Lyon le 25 septembre, qui nous dit de quelle façon la brochure fut expédiée de Suisse en France :

« Je t’enverrai immédiatement notre proclamation qui fait appel au peuple pour jeter bas tous les pouvoirs qui restent et qui gênent[5]. Cette nuit nous allons arrêter nos principaux ennemis ; demain la dernière bataille, et, nous l’espérons, le triomphe[6].

« Envoie Henry[7] chez Lindegger. Probablement Guillaume a déjà fait parvenir la brochure. Sinon, que Henry prie Lindegger de vous l’apporter aussitôt qu’il l’aura reçue. Et dès que tu l’auras reçue, que notre ami, le vaillant colonel, l’apporte immédiatement, sans perdre une minute, à Lyon. Directement chez Palix[8], Cours Vitton, 41, entrée par la rue Masséna, 20, au premier. La brochure est indispensable, nous l’attendons tous. »


On verra, dans l’Avant-propos de L’Empire knouto-germanique, quelle suite Bakounine donna aux Lettres à un Français, qui, dans sa pensée, ne formaient que la première partie d’un exposé général de ses idées sur la nécessité d’une révolution sociale et sur la situation de la France et de l’Allemagne.

En réimprimant les Lettres à un Français, j’avais l’obligation de reproduire telle quelle la brochure publiée en septembre 1870. Mais comme elle diffère considérablement, au point de vue de l’ordonnance générale, du manuscrit de Bakounine dont elle a été extraite, il m’a paru qu’il serait intéressant de la faire suivre de la reproduction littérale et complète de tout ce que je possède de ce manuscrit (seconde partie, « Continuation », 24 pages ; troisième partie, « Continuation, III », 81 pages), afin de permettre au lecteur de rapprocher et de comparer les deux textes. La nécessité de ne pas dépasser les limites fixées m’avait contraint, en 1870, de supprimer plus d’une page d’une réelle valeur, qu’on me remerciera sans doute de mettre au jour maintenant par la publication intégrale de l’original. On trouvera donc, en Appendice, à la suite de la reproduction du texte de la brochure, le texte complet du manuscrit de Bakounine en sa forme authentique.

J. G.
  1. V. Ozerof était un officier russe qui s’était affilié au parti révolutionnaire et avait pris part à l’insurrection polonaise de 1863. Il séjourna ensuite pendant quelques années à Paris, où il vivait d’un métier manuel et où il était connu sous le nom d’Albert, cordonnier. Il avait quitté Paris pour Genève au moment de l’affaire Netchaïef, et s’était intimement lié avec Bakounine.
  2. On trouve dans la biographie de Bakounine par Max Nettlau (page 449 et pages 503-506) une analyse de ces pages 81 bis‑125.
  3. Je n’en possède plus d’exemplaire. La réimpression actuelle est faite d’après l’exemplaire de la Bibliothèque nationale de Paris, dont la cote est Lb57 297, in‑8°.
  4. Lankiewicz fut tué l’année suivante à Paris pendant la Commune, en combattant les Versaillais aux avant-postes.
  5. Il s’agit de l’affiche rouge qui fut placardée le lendemain sur les murs de Lyon.
  6. Le mouvement que Bakounine annonçait pour le lendemain 26 n’eut lieu que le 28 septembre. Il échoua, non seulement à cause de la trahison du général Cluseret et de la couardise de certains membres du Comité du Salut de la France, mais encore et principalement par le manque d’une sérieuse organisation préalable. On trouvera un récit de la journée du 28 septembre 1871 au tome II de mon livre L’Internationale, Documents et Souvenirs (chapitre III de la Troisième partie).
  7. Henry Sutherland, alors âgé de dix-neuf ans, fils de Mrs Mary Sutherland, la seconde femme d’Ogaref.
  8. Louis Palix, tailleur, chez qui logeait Bakounine. Délégué aux Congrès de l’Internationale à Lausanne et à Bâle, en 1867 et en 1869, par les ouvriers lyonnais, Palix était un des plus nobles caractères du parti socialiste français. Il est mort en février 1871.