Bajazet (éditions Didot, 1854)

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BajazetDidot (p. 173-195).
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BAJAZET,


TRAGÉDIE. — 1672.




PREMIÈRE PRÉFACE.

Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans aucune histoire imprimée, il est pourtant très-véritable. C’est une aventure arrivée dans le sérail il n’y a pas plus de trente ans. M. le comte de Cézy était alors ambassadeur à Constantinople. Il fut instruit de toutes les particularités de la mort de Bajazet ; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir entendu conter lorsqu’il fut de retour en France. M. le chevalier de Nantouillet est du nombre de ces personnes, et c’est à lui que je suis redevable de cette histoire, et même du dessein que j’ai pris d’en former une tragédie. J’ai été obligé pour cela de changer quelques circonstances ; mais comme ce changement n’est pas fort considérable, je ne pense pas aussi qu’il soit nécessaire de le marquer au lecteur. La principale chose à quoi je me suis attaché, ç’a été de ne rien changer ni aux mœurs ni aux coutumes de la nation ; et j’ai pris soin de ne rien avancer qui ne fût conforme à l’histoire des Turcs et à la nouvelle Relation de l’empire ottoman, que l’on a traduite de l’anglais. Surtout je dois beaucoup aux avis de M. de la Haye, qui a eu la bonté de m’éclaircir sur toutes les difficultés que je lui ai proposées.

SECONDE PRÉFACE.

Sultan Amurat, ou sultan Morat[1], empereur des Turcs, celui qui prit Babylone en 1638, a eu quatre frères. Le premier, c’est à savoir Osman, fut empereur avant lui, et régna environ trois ans, au bout desquels les janissaires lui ôtèrent l’empire et la vie. Le second se nommait Orcan. Amurat, dès les premiers jours de son règne, le fit étrangler. Le troisième était Bajazet, prince de grande espérance : et c’est lui qui est le héros de ma tragédie. Amurat, ou par politique, ou par amitié, l’avait épargné jusqu’au siége de Babylone. Après la prise de cette ville, le sultan victorieux envoya un ordre à Constantinople pour le faire mourir : ce qui fut conduit et exécuté à peu près de la manière que je le représente. Amurat avait encore un frère, qui fut depuis le sultan Ibrahim, et que ce même Amurat négligea comme un prince stupide, qui ne lui donnait point d’ombrage. Sultan Mahomet, qui règne aujourd’hui, est fils de cet Ibrahim, et, par conséquent, neveu de Bajazet.

Les particularités de la mort de Bajazet ne sont encore dans aucune histoire imprimée. M. le comte de Cézy était ambassadeur à Constantinople lorsque cette aventure tragique arriva dans le sérail. Il fut instruit des amours de Bajazet, et des jalousies de la sultane ; il vit même plusieurs fois Bajazet, à qui on permettait de se promener quelquefois à la pointe du sérail, sur le canal de la mer Noire. M. le comte de Cézy disait que c’était un prince de bonne mine. Il a écrit depuis les circonstances de sa mort : il y a encore plusieurs personnes de qualité qui se souviennent de lui en avoir entendu faire le récit lorsqu’il fut de retour en France.

Quelques lecteurs pourront s’étonner qu’on ait osé mettre sur la scène une histoire si récente ; mais je n’ai rien vu dans les règles du poëme dramatique qui dût me détourner de mon entreprise. À la vérité, je ne conseillerais pas à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie ; ni de mettre des héros sur le théâtre qui auraient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous : « major e loginquo reverentia ». L’éloignement des pays répare, en quelque sorte, la trop grande proximité des temps : car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre ; on les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre.

C’était à peu près de cette manière que les Persans étaient anciennement considérés des Athéniens. Aussi le poëte Eschyle ne fit point de difficulté d’introduire dans une tragédie la mère de Xerxès, qui était peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d’Athènes la désolation de la cour de Perse, après la déroute de ce prince. Cependant ce même Eschyle s’était trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès avait été vaincu ; et il s’était trouvé encore à la défaite des lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de Marathon : car Eschyle était homme de guerre, et il était frère de ce fameux Cynégire, dont il est tant parlé dans l’antiquité, et qui mourut si glorieusement en attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.




PERSONNAGES.
BAJAZET, frère du sultan Amurat.
ROXANE, sultane favorite du sultan Amurat.
ATALIDE, fille du sang ottoman.
ACOMAT, grand vizir.
OSMIN, confident du grand vizir.
ZATIME, esclave de la sultane.
ZAÏRE, esclave d’Atalide.
gardes.


La scène est à Constantinople, autrement dite Byzance, dans le sérail du Grand Seigneur.




ACTE PREMIER.




Scène première.

ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT.

Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.
Je pourrai cependant te parler et t’entendre.

OSMIN.

Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux
Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.

ACOMAT.

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardait à mon impatience !
Et que d’un œil content je te vois dans Byzance !
Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris
Un voyage si long pour moi seul entrepris.
De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère ;
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,
Dépendent les destins de l’empire ottoman.
Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?

OSMIN.

Babylone, seigneur, à son prince fidèle,
Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle ;
Les Persans rassemblés marchaient à son secours,
Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.
Lui-même, fatigué d’un long siége inutile,
Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ;
Et sans renouveler ses assauts impuissants,
Résolu de combattre, attendait les Persans ;
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Byzance ;
Mille obstacles divers m’ont même traversé :
Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.

ACOMAT.

Que faisaient cependant nos braves janissaires ?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
Dans le secret des cœurs, Osmin, n’as-tu rien lu ?
Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?

OSMIN.

Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et semblait se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C’est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires
Il se rend accessible à tous les janissaires :
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours ;
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours :
Ses caresses n’ont point effacé cette injure.
Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.

ACOMAT.

Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?

OSMIN.

Le succès du combat réglera leur conduite :
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
Quoiqu’à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois ;
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années ;
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l’heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez, soumis, rapporter dans Byzance
L’exemple d’une aveugle et basse obéissance ;
Mais si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant,
S’il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,
Et n’expliquent, seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s’il en faut croire la renommée,
Il a depuis trois mois fait partir de l’armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet :

On craignait qu’Amurat, par un ordre sévère,
N’envoyât demander la tête de son frère.

ACOMAT.

Tel était son dessein : cet esclave est venu ;
Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.

OSMIN.

Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage
Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?

ACOMAT.

Cet esclave n’est plus : un ordre, cher Osmin,
L’a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.

OSMIN.

Mais le sultan, surpris d’une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous ?

ACOMAT.

Que lui répondrez-vous ? Peut-être avant ce temps
Je saurai l’occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine ;
Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.
Tu vois, pour m’arracher du cœur de ses soldats,
Qu’il va chercher sans moi les siéges, les combats :
Il commande l’armée ; et moi, dans une ville
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.
Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir !
Mais j’ai plus dignement employé ce loisir :
J’ai su lui préparer des craintes et des veilles ;
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.

OSMIN.

Quoi donc ? qu’avez-vous fait ?

ACOMAT.

Quoi donc ? qu’avez-vous fait ? J’espère qu’aujourd’hui
Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

OSMIN.

Quoi ! Roxane, seigneur, qu’Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l’Europe et l’Asie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?
Car on dit qu’elle seule a fixé son amour ;
Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,
Avant qu’elle eût un fils, prît le nom de sultane.

ACOMAT.

Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
Qu’elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang.
L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance :
Indigne également de vivre et de mourir,
On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
L’autre, trop redoutable, et trop digne d’envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfants des sultans.
Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l’as vu courir dans les combats,
Emportant après lui tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.
Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu’un fils naissant eût rassuré l’État,
N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine,
Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,
Lui montrai d’Amurat le retour incertain,
Les murmures du camp, la fortune des armes ;
Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes,
Qui, par un soin jaloux dans l’ombre retenus,
Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
Que te dirai-je enfin ? la sultane éperdue
N’eut plus d’autre désir que celui de sa vue.

OSMIN.

Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?

ACOMAT.

Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle
De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.
La sultane, à ce bruit feignant de s’effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ;
De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent ;
Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.
Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire
L’ordre dont elle seule était dépositaire.
Bajazet est aimable ; il vit que son salut
Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert, et cette intelligence,
Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,
L’embarras irritant de ne s’oser parler,
Même témérité, périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,
Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.

OSMIN.

Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme

Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?

ACOMAT.

Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;
Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux ;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
Et veut bien, sous son nom, qu’il aime la sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,
L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

OSMIN.

Quoi ! vous l’aimez, seigneur ?

ACOMAT.

Quoi ! vous l’aimez, seigneur ? Voudrais-tu qu’à mon âge
Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?
Qu’un cœur qu’ont endurci la fatigue et les ans
Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?
C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue :
J’aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,
Me va contre lui-même assurer un appui.
Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage ;
À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ;
Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ;
Ses périls tous les jours réveillent ma tendresse :
Ce même Bajazet, sur le trône affermi,
Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,
S’il ose quelque jour me demander ma tête…
Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Je sais rendre aux sultans de fidèles services ;
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.
Voilà donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,
Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.
Invisible d’abord elle entendait ma voix,
Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;
Mais enfin bannissant cette importune crainte
Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
Elle-même a choisi cet endroit écarté,
Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur un esclave me guide,
Et… Mais on vient : c’est elle et sa chère Atalide.
Demeure ; et s’il le faut, sois prêt à confirmer
Le récit important dont je vais l’informer.


Scène II.

ROXANE, ATALIDE, ACOMAT, OSMIN, ZATIME, ZAÏRE.
ACOMAT.

La vérité s’accorde avec la renommée,
Madame. Osmin a vu le sultan et l’armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet ;
Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
D’une commune voix ils l’appellent au trône.
Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps au pied de son rempart,
Devaient de la bataille éprouver le hasard.
Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées ;
Et même si d’Osmin je compte les journées,
Le ciel en a déjà réglé l’événement,
Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous, madame, et rompons le silence :
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance ;
Et sans nous informer s’il triomphe ou s’il fuit,
Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.
S’il fuit, que craignez-vous ? s’il triomphe au contraire,
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi, j’ai déjà su par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacrés interprètes :
Je sais combien, crédule en sa dévotion,
Le peuple suit le frein de la religion.
Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière ;
Déployez en son nom cet étendard fatal[2],
Des extrêmes périls l’ordinaire signal.
Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
Savent que sa vertu le rend seule coupable.
D’ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance
Transporter désormais son trône et sa présence.
Déclarons le péril dont son frère est pressé ;
Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé,
Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,
Et fasse voir ce front digne du diadème.

ROXANE.

Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.
Allez, brave Acomat, assembler vos amis :
De tous leurs sentiments venez me rendre compte ;
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,

Sans savoir si son cœur s’accorde avec le mien.
Allez, et revenez.


Scène III.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXANE.

Allez, et revenez. Enfin, belle Atalide,
Il faut de nos destins que Bajazet décide.
Pour la dernière fois je le vais consulter ;
Je vais savoir s’il m’aime.

ATALIDE.

Je vais savoir s’il m’aime. Est-il temps d’en douter,
Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.
Vous avez du vizir entendu le langage :
Bajazet vous est cher : savez-vous si demain
Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?
Peut-être en ce moment Amurat en furie
S’approche pour trancher une si belle vie.
Et pourquoi de son cœur doutez-vous aujourd’hui ?

ROXANE.

Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?

ATALIDE.

Quoi, madame ! les soins qu’il a pris pour vous plaire,
Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,
Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,
Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas ?
Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.

ROXANE.

Hélas ! pour mon repos que ne puis-je le croire !
Pourquoi faut-il au moins que, pour me consoler,
L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?
Vingt fois, sur vos discours pleine de confiance,
Du trouble de son cœur jouissant par avance,
Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,
Et l’ai fait en secret amener devant moi.
Peut-être trop d’amour me rend trop difficile ;
Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,
Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur
Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.
Enfin, si je lui donne et la vie et l’empire,
Ces gages incertains ne me peuvent suffire.

ATALIDE.

Quoi donc ! à son amour qu’allez-vous proposer ?

ROXANE.

S’il m’aime, dès ce jour il me doit épouser.

ATALIDE.

Vous épouser ! Ô ciel ! que prétendez-vous faire ?

ROXANE.

Je sais que des sultans l’usage m’est contraire ;
Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi
De ne point à l’hymen assujettir leur foi.
Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,
Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse ;
Mais, toujours inquiète avec tous ses appas,
Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras,
Et sans sortir du joug où leur loi la condamne,
Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.
Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour,
A voulu que l’on dût ce titre à son amour.
J’en reçus la puissance aussi bien que le titre ;
Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.
Mais ce même Amurat ne me promit jamais
Que l’hymen dût un jour couronner ses bienfaits :
Et moi, qui n’aspirais qu’à cette seule gloire,
De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.
Toutefois, que sert-il de me justifier ?
Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.
Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,
Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire :
Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit ;
En un mot, vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.
Grâces à mon amour, je me suis bien servie
Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.
Bajazet touche presque au trône des sultans :
Il ne faut plus qu’un pas ; mais c’est où je l’attends.
Malgré tout mon amour, si dans cette journée
Il ne m’attache à lui par un juste hyménée ;
S’il ose m’alléguer une odieuse loi ;
Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi ;
Dès le même moment, sans songer si je l’aime,
Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer
Dans l’état malheureux d’où je l’ai su tirer.
Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce :
Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui
Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui :
Je veux que, devant moi, sa bouche et son visage
Me découvrent son cœur sans me laisser d’ombrage,
Que lui-même, en secret amené dans ces lieux,
Sans être préparé se présente à mes yeux.
Adieu. Vous saurez tout après cette entrevue.


Scène IV.

ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.

Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue !

ZAÏRE.

Vous ?

ATALIDE.

Vous ? Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.
Mon unique espérance est dans mon désespoir.

ZAÏRE.

Mais, madame, pourquoi ?

ATALIDE.

Mais, madame, pourquoi ? Si tu venais d’entendre
Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
Quelles conditions elle veut imposer !
Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.
S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?
Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?

ZAÏRE.

Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir,
Votre amour, dès longtemps, a dû le pressentir.

ATALIDE.

Ah, Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ?
Tout semblait avec nous être d’intelligence :
Roxane, se livrant tout entière à ma foi,
Du cœur de Bajazet se reposait sur moi,
M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,
Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ;
Et je croyais toucher au bienheureux moment
Où j’allais par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.
Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?
À l’erreur de Roxane ai-je dû m’opposer,
Et perdre mon amant pour la désabuser ?
Avant que dans son cœur cette amour fût formée,
J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.
Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,
L’amour serra les nœuds par le sang commencés.
Élevée avec lui dans le sein de sa mère,
J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;
Elle-même avec joie unit nos volontés :
Et quoique après sa mort l’un de l’autre écartés,
Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire,
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,
À ses desseins secrets voulut m’associer,
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
Elle courut lui tendre une main favorable.
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
Lui rendit des respects : pouvait-il faire moins ?
Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux, par sa facilité,
À la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse :
D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
Opposait un empire à mes faibles attraits ;
Mille soins la rendaient présente à sa mémoire ;
Elle l’entretenait de sa prochaine gloire :
Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tout discours,
N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.
Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes :
Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd’hui
Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.
Hélas ! tout est fini : Roxane méprisée
Bientôt de son erreur sera désabusée.
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher ;
Je connais sa vertu prompte à s’effaroucher.
Il faut qu’à tous moments, tremblante et secourable,
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! si comme autrefois
Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
Au moins, si j’avais pu préparer son visage !
Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage ;
D’un mot ou d’un regard je puis le secourir.
Qu’il l’épouse, en un mot, plutôt que de périr.
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.
Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure ;
Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie,
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.

ZAÏRE.

Ah ! dans quels soins, madame, allez-vous vous plonger ?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?
Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez ou cachez l’ennui qui vous dévore :
N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,
Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale,
Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.
Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,
Et de leur entrevue attendre le succès.

ATALIDE.

Eh bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
De deux jeunes amants veut punir l’artifice,
Ô ciel, si notre amour est condamné de toi,
Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi !




ACTE SECOND.





Scène première.

BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.

Prince, l’heure fatale est enfin arrivée
Qu’à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus ; et je puis, dès ce jour,
Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.
Non que, vous assurant d’un triomphe facile,
Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis :

J’arme votre valeur contre vos ennemis,
J’écarte de vos jours un péril manifeste ;
Votre vertu, seigneur, achèvera le reste.
Osmin a vu l’armée : elle penche pour vous ;
Les chefs de notre loi conspirent avec nous ;
Le vizir Acomat vous répond de Byzance ;
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,
Peuple que dans ces murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant : c’est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.
Vous n’entreprenez point une injuste carrière,
Vous repoussez, seigneur, une main meurtrière :
L’exemple en est commun ; et parmi les sultans,
Ce chemin à l’empire a conduit de tous temps.
Mais, pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre
D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l’univers, en m’attachant à vous,
Que quand je vous servais, je servais mon époux ;
Et par le nœud sacré d’un heureux hyménée,
Justifiez la foi que je vous ai donnée.

BAJAZET.

Ah ! que proposez-vous, madame ?

ROXANE.

Ah ! que proposez-vous, madame ? Eh quoi, seigneur !
Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?

BAJAZET.

Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…
Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire !

ROXANE.

Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,
Bajazet, d’un barbare éprouvant les fureurs,
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
Et par toute l’Asie à sa suite traînée,
De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.
Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires ;
Et sans vous rappeler des exemples vulgaires,
Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux
Dont l’univers a craint le bras victorieux,
Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane),
Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier,
À son trône, à son lit daigna l’associer,
Sans qu’elle eût d’autres droits au rang d’impératrice,
Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.

BAJAZET.

Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.
Soliman jouissait d’une pleine puissance :
L’Égypte ramenée à son obéissance ;
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
De tous ses défenseurs devenu le cercueil ;
Du Danube asservi les rives désolées ;
De l’empire persan les bornes reculées ;
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisaient taire les lois devant ses volontés.
Que suis-je ? J’attends tout du peuple et de l’armée :
Mes malheurs font encor toute ma renommée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner ?
Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ?
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
Au meurtre tout récent du malheureux Osman[3].
Dans leur rébellion les chefs des janissaires,
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez.
Que vous dirai-je enfin ? maître de leur suffrage,
Peut-être avec le temps j’oserai davantage.
Ne précipitons rien ; et daignez commencer
À me mettre en état de vous récompenser.

ROXANE.

Je vous entends, seigneur. Je vois mon imprudence ;
Je vois que rien n’échappe à votre prévoyance :
Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger
Où mon amour trop prompt allait vous engager.
Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites ;
Et je le crois, seigneur, puisque vous me le dites.
Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,
Les périls plus certains où vous vous exposez ?
Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire ?
Que c’est à moi surtout qu’il importe de plaire ?
Songez-vous que je tiens les portes du palais ;
Que je puis vous l’ouvrir ou fermer pour jamais ;
Que j’ai sur votre vie un empire suprême ;
Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?
Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?

BAJAZET.

Oui, je tiens tout de vous ; et j’avais lieu de croire
Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,
En voyant devant moi tout l’empire à genoux,
De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m’en défends point ; ma bouche le confesse,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse :
Je vous dois tout mon sang ; ma vie est votre bien.
Mais enfin voulez-vous…

ROXANE.

Mais enfin voulez-vous… Non, je ne veux plus rien.

 
Ne m’importune plus de tes raisons forcées :
Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées.
Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir :
Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.
Car enfin qui m’arrête ? et quelle autre assurance
Demanderais-je encor de ton indifférence ?
L’ingrat est-il touché de mes empressements ?
L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?
Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
Que mes propres périls t’assurent de ta grâce ;
Qu’engagée avec toi par de si forts liens,
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère ;
Il m’aime, tu le sais ; et malgré sa colère,
Dans ton perfide sang je puis tout expier,
Et ta mort suffira pour me justifier.
N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même…
Bajazet, écoutez ; je sens que je vous aime :
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir :
Le chemin est encore ouvert au repentir.
Ne désespérez point une amante en furie.
S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.

BAJAZET.

Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains :
Peut-être que ma mort, utile à vos desseins,
De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,
Vous rendra dans son cœur votre première place.

ROXANE.

Dans son cœur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudrait bien,
Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,
D’une si douce erreur si longtemps possédée,
Je puisse désormais souffrir une autre idée,
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse :
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J’affectais à tes yeux une fausse fierté :
De toi dépend ma joie et ma félicité :
De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie !
Tu soupires enfin, et sembles te troubler :
Achève, parle.

BAJAZET.

Achève, parle. Ô ciel ! que ne puis-je parler !

ROXANE.

Quoi donc ! que dites-vous ? et que viens-je d’entendre ?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre ?
Quoi ! de vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?

BAJAZET.

Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir :
Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime ;
Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime.

ROXANE.

Ah, c’en est trop enfin, tu seras satisfait.
Holà, gardes, qu’on vienne.


Scène II.

BAJAZET, ROXANE, ACOMAT.
ROXANE.

Holà, gardes, qu’on vienne. Acomat, c’en est fait.
Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.
Du sultan Amurat je reconnais l’empire :
Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.


Scène III.

BAJAZET, ACOMAT.
ACOMAT.

Seigneur, qu’ai-je entendu ? quelle surprise extrême !
Qu’allez-vous devenir ? que deviens-je moi-même ?
D’où naît ce changement ? qui dois-je en accuser ?
Ô ciel !

BAJAZET.

Ô ciel ! Il ne faut point ici vous abuser.
Roxane est offensée, et court à la vengeance :
Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
Vizir, songez à vous, je vous en averti ;
Et sans compter sur moi, prenez votre parti.

ACOMAT.

Quoi !

BAJAZET.

Quoi ! Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.
Je sais dans quels périls mon amitié vous jette ;
Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.
Mais, c’en est fait, vous dis-je ; il n’y faut plus penser.

ACOMAT.

Et quel est donc, seigneur, cet obstacle invincible ?
Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?

BAJAZET.

Elle veut, Acomat, que je l’épouse !

ACOMAT.

Elle veut, Acomat, que je l’épouse ! Eh bien !
L’usage des sultans à ses vœux est contraire ;
Mais cet usage, enfin, est-ce une loi sévère
Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
La plus sainte des lois, ah ! c’est de vous sauver,
Et d’arracher, seigneur, d’une mort manifeste
Le sang des Ottomans, dont vous faites le reste !

BAJAZET.

Ce reste malheureux serait trop acheté,
S’il faut le conserver par une lâcheté.

ACOMAT.

Et pourquoi vous en faire une image si noire ?

L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?
Cependant Soliman n’était point menacé
Des périls évidents dont vous êtes pressé.

BAJAZET.

Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie
Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.
Soliman n’avait point ce prétexte odieux :
Son esclave trouva grâce devant ses yeux ;
Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,
Il lui fit de son cœur un présent volontaire.

ACOMAT.

Mais vous aimez Roxane.

BAJAZET.

Mais vous aimez Roxane. Acomat, c’est assez.
Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces ;
J’osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ;
Et l’indigne prison où je suis renfermé
À la voir de plus près m’a même accoutumé ;
Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée :
Elle finit le cours d’une vie agitée.
Hélas ! si je la quitte avec quelque regret…
Pardonnez, Acomat ; je plains avec sujet
Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées
M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.

ACOMAT.

Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous,
Seigneur : dites un mot, et vous nous sauvez tous.
Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
De la religion les saints dépositaires,
Du peuple byzantin ceux qui plus respectés
Par leur exemple seul règlent ses volontés,
Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée
D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.

BAJAZET.

Eh bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,
Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher ;
Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte ;
Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
Que chargé malgré moi du nom de son époux.
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
Par un beau désespoir me secourir moi-même ;
Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,
Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.

ACOMAT.

Eh ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?
Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,
Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux ?
Promettez : affranchi du péril qui vous presse,
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

BAJAZET.

Moi !

ACOMAT.

Moi ! Ne rougissez point : le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Consultez ces héros que le droit de la guerre
Mena victorieux jusqu’au bout de la terre :
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
L’intérêt de l’État fut leur unique loi ;
Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée
Que sur la foi promise et rarement gardée.
Je m’emporte, seigneur.

BAJAZET.

Je m’emporte, seigneur. Oui, je sais, Acomat,
Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.
Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie,
Ne la rachetaient point par une perfidie.

ACOMAT.

Ô courage inflexible ! ô trop constante foi,
Que même en périssant j’admire malgré moi !
Faut-il qu’en un moment un scrupule timide
Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?


Scène IV.

BAJAZET, ATALIDE, ACOMAT.
ACOMAT.

Ah, madame ! venez avec moi vous unir.
Il se perd.

ATALIDE.

Il se perd. C’est de quoi je viens l’entretenir.
Mais laissez-nous : Roxane, à sa perte animée,
Veut que de ce palais la porte soit fermée.
Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas :
Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.


Scène V.

BAJAZET, ATALIDE.
BAJAZET.

Eh bien ! c’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.
Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse ;
Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :
Il fallait ou mourir, ou n’être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte.
Je vous l’avais prédit : mais vous l’avez voulu ;
J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
Daignez de la sultane éviter la présence :
Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux,
Et ne prolongez point de dangereux adieux.

ATALIDE.

Non, seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner :
Il faut vous rendre ; il faut me quitter et régner.

BAJAZET.

Vous quitter !

ATALIDE.

Vous quitter ! Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,
Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi
Que Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
Je me représentais l’image douloureuse,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s’était pas montrée :
Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence ;
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs :
Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide ;
Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide ;
Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs !

BAJAZET.

Et que deviendrez-vous, si dès cette journée,
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

ATALIDE.

Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, seigneur, j’obéirai.
Que sais-je ? à ma douleur je chercherai des charmes.
Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
Qu’à vous perdre pour moi vous étiez résolu ;
Que vous vivez ; qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.

BAJAZET.

Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
plus vous me commandez de vous être infidèle,
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi ! cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence ;
Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter ;
Mes serments redoublés de ne vous point quitter :
Tout cela finirait par une perfidie !
J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)
Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
Qui présente à mes yeux des supplices tout prêts ;
Qui m’offre, ou son hymen, ou la mort infaillible,
Tandis qu’à mes périls Atalide sensible,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour ?
Ah, qu’au jaloux sultan ma tête soit portée,
Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée !

ATALIDE.

Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

BAJAZET.

Parlez : si je le puis, je suis prêt d’obéir.

ATALIDE.

La sultane vous aime ; et malgré sa colère,
Si vous preniez, seigneur, plus de soin de lui plaire ;
Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
Qu’un jour…

BAJAZET.

Qu’un jour… Je vous entends : je n’y puis consentir.
Ne vous figurez point que dans cette journée
D’un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d’un trône où je pourrais monter,
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J’écoute trop peut-être une imprudente audace ;
Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J’espérais que, fuyant un indigne repos,
Je prendrais quelque place entre tant de héros.
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain pour me sauver je vous l’aurais promis :
Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis,
Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,
Feraient par leur désordre un effet tout contraire ;
Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés.
Ô ciel ! combien de fois je l’aurais éclaircie,
Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie ;
Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux
N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !
Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse !
Je me parjurerais ! et par cette bassesse…
Ah ! loin de m’ordonner cet indigne détour,
Si votre cœur était moins plein de son amour,
Je vous verrais sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière,
Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte.

ATALIDE.

Et je vous quitte. Et moi, je ne vous quitte pas.
Venez, cruel, venez ; je vais vous y conduire ;
Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,
Roxane, malgré vous, nous joindra l’un et l’autre :
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ;
Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.

BAJAZET.

Ô ciel ! que faites-vous ?

ATALIDE.

Ô ciel ! que faites-vous ? Cruel ! pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?
Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler.
Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?
Mais on me présentait votre perte prochaine.
Pourquoi faut-il, ingrat ! quand la mienne est certaine,
Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?
Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux :
Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
Vous-même, vous voyez le temps qu’elle vous donne.
A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?
Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?
Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse,
Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?
Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les armes de la main.
Allez, seigneur, sauvez votre vie et la mienne.

BAJAZET.

Eh bien… Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?

ATALIDE.

Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.
Allez : entre elle et vous je ne dois point paraître ;
Votre trouble ou le mien nous ferait reconnaître.
Allez : encore un coup, je n’ose m’y trouver.
Dites… tout ce qu’il faut, seigneur, pour vous sauver.




ACTE TROISIÈME.





Scène première.

ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.

Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée ?

ZAÏRE.

Je vous l’ai dit, madame : une esclave empressée,
Qui courait de Roxane accomplir le désir,
Aux portes du sérail a reçu le vizir.
Ils ne m’ont point parlé ; mais mieux qu’aucun langage,
Le transport du vizir marquait sur son visage
Qu’un heureux changement le rappelle au palais,
Et qu’il y vient signer une éternelle paix.
Roxane a pris sans doute une plus douce voie.

ATALIDE.

Ainsi, de toutes parts, les plaisirs et la joie
M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
J’ai fait ce que j’ai dû ; je ne m’en repens pas.

ZAÏRE.

Quoi, madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?

ATALIDE.

Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement
Bajazet a pu faire un si prompt changement ?
Roxane en sa fureur paraissait inflexible ;
A-t-elle dans son cœur quelque gage infaillible ?
Parle. L’épouse-t-il ?

ZAÏRE.

Parle. L’épouse-t-il ? Je n’en ai rien appris.
Mais enfin s’il n’a pu se sauver qu’à ce prix ;
S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire ;
S’il l’épouse, en un mot…

ATALIDE.

S’il l’épouse, en un mot… S’il l’épouse, Zaïre !

ZAÏRE.

Quoi ! vous repentez-vous des généreux discours
Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?

ATALIDE.

Non, non : il ne fera que ce qu’il a dû faire.
Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire :
Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés ;
Respectez ma vertu qui vous a surmontés ;
À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre ;
Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,
Laissez-moi sans regrets me le représenter
Au trône où mon amour l’a forcé de monter.
Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.
Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre ; il m’aime :
Et du moins cet espoir me console aujourd’hui
Que je vais mourir digne et contente de lui.

ZAÏRE.

Mourir ! Quoi ! vous auriez un dessein si funeste ?

ATALIDE.

J’ai cédé mon amant ; tu t’étonnes du reste !
Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
Une mort qui prévient et finit tant de pleurs ?
Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute ;
Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.
Je n’examine point ma joie ou mon ennui :
J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce cœur, qui de ses jours prend un funeste soin,
L’aime trop pour vouloir en être le témoin.
Allons, je veux savoir…

ZAÏRE.

Allons, je veux savoir… Modérez-vous, de grâce :
On vient vous informer de tout ce qui se passe.
C’est le vizir.


Scène II.

ATALIDE, ACOMAT, ZAÏRE.
ACOMAT.

C’est le vizir. Enfin, nos amants sont d’accord,
Madame ; un calme heureux nous remet dans le port.
La sultane a laissé désarmer sa colère ;
Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;
Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté
Du prophète divin l’étendard redouté,
Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
Je vais de ce signal faire entendre la cause,
Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.
N’attendez point de moi ces doux emportements,
Tels que j’en vois paraître au cœur de ces amants ;
Mais si, par d’autres soins, plus dignes de mon âge,
Par de profonds respects, par un long esclavage,
Tel que nous le devons au sang de nos sultans,
Je puis…

ATALIDE.

Je puis… Vous m’en pourrez instruire avec le temps.
Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?

ACOMAT.

Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?

ATALIDE.

Non ; mais, à dire vrai, ce miracle m’étonne.
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?
L’épouse-t-il enfin ?

ACOMAT.

L’épouse-t-il enfin ? Madame, je le croi.
Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi :
Surpris, je l’avoûrai, de leur fureur commune,
Querellant les amants, l’amour et la fortune,
J’étais de ce palais sorti désespéré.
Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé,
Chargeant de mon débris les reliques plus chères,
Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au palais rappelé,
Plein de joie et d’espoir, j’ai couru, j’ai volé.
La porte du sérail à ma voix s’est ouverte,
Et d’abord une esclave à mes yeux s’est offerte ;
Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement
Où Roxane attentive écoutait son amant.
Tout gardait devant eux un auguste silence :
Moi-même, résistant à mon impatience,
Et respectant de loin leur secret entretien,
j’ai longtemps, immobile, observé leur maintien.
Enfin, avec des yeux qui découvraient son âme,
L’une a tendu la main pour gage de sa flamme ;
L’autre, avec des regards éloquents, pleins d’amour,
L’a de ses feux, madame, assurée à son tour.

ATALIDE.

Hélas !

ACOMAT.

Hélas ! Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.
« Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.
« Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
« Allez lui préparer les honneurs souverains ;
« Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple :
« Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé :
Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé :
Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,
De leur paix, en passant, vous conter la nouvelle,
Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds !
Je vais le couronner, madame, et j’en réponds.


Scène III.

ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.

Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.

ZAÏRE.

Ah ! madame, croyez…

ATALIDE.

Ah ! madame, croyez… Que veux-tu que je croie ?
Quoi donc ! à ce spectacle irai-je m’exposer ?
Tu vois que c’en est fait, ils se vont épouser ;
La sultane est contente ; il assure qu’il l’aime.
Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.
Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi,
Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi ;
Lorsque son cœur, tantôt, m’exprimant sa tendresse,
Refusait à Roxane une simple promesse ;
Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir ;
Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir,
Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?
Ah ! peut-être, après tout, que, sans trop se forcer,
Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.
Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle ;
Elle aura devant lui fait parler ses douleurs ;
Elle l’aime ; un empire autorise ses pleurs :
Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.
Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !

ZAÏRE.

Mais ce succès, madame, est encore incertain.
Attendez.

ATALIDE.

Attendez. Non, vois-tu, je le nîrais en vain.
Je ne prends point plaisir à croître ma misère ;

Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.
Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,
Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas :
Mais après les adieux que je venais d’entendre,
Après tous les transports d’une douleur si tendre,
Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer
La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.
Toi-même, juge-nous, et vois si je m’abuse :
Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?
Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?
À me chercher lui-même attendrait-il si tard,
N’était que de son cœur le trop juste reproche
Lui fait peut-être, hélas ! éviter cette approche ?
Mais non, je lui veux bien épargner ce souci :
Il ne me verra plus.

ZAÏRE.

Il ne me verra plus. Madame, le voici.


Scène IV.

BAJAZET, ATALIDE, ZAÏRE.
BAJAZET.

C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.
Vous n’avez plus, madame, à craindre pour ma vie ;
Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur,
Ne me reprochaient point mon injuste bonheur ;
Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne,
Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.
Mais enfin je me vois les armes à la main ;
Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,
Non plus par un silence aidé de votre adresse,
Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse,
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers,
Lui disputer les cœurs du peuple et de l’armée,
Et pour juge entre nous prendre la renommée.
Que vois-je ? qu’avez-vous ? Vous pleurez !

ATALIDE.

Que vois-je ? qu’avez-vous ? Vous pleurez ! Non, seigneur,
Je ne murmure point contre votre bonheur :
Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle :
Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins
Que votre seul péril occupait tous mes soins ;
Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,
C’est sans regret aussi que je la sacrifie.
Il est vrai, si le ciel eût écouté mes vœux,
Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux :
Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale ;
Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale ;
Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux
Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.
Roxane s’estimait assez récompensée :
Et j’aurais en mourant cette douce pensée,
Que vous ayant moi-même imposé cette loi,
Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse,
Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.

BAJAZET.

Que parlez-vous, madame, et d’époux et d’amant ?
Ô ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,
Madame ! Ah ! croyez-vous que, loin de le penser,
Ma bouche seulement eût pu le prononcer ?
Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire :
La sultane a suivi son penchant ordinaire,
Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour
Comme un gage certain qui marquait mon amour,
Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre,
À peine ai-je parlé, que, sans presque m’entendre,
Ses pleurs précipités ont coupé mes discours :
Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,
Et se fiant enfin à ma reconnaissance,
D’un hymen infaillible a formé l’espérance.
Moi-même rougissant de sa crédulité,
Et d’un amour si tendre et si peu mérité,
Dans ma confusion, que Roxane, madame,
Attribuait encore à l’excès de ma flamme,
Je me trouvais barbare, injuste, criminel.
Croyez qu’il m’a fallu, dans ce moment cruel,
Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,
Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.
Cependant, quand je viens, après de tels efforts.
Chercher quelque secours contre tous mes remords,
Vous-même contre moi je vous vois, irritée,
Reprocher votre mort à mon âme agitée ;
Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement…
Madame, finissons et mon trouble et le vôtre.
Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.
Roxane n’est pas loin : laissez agir ma foi :
J’irai, bien plus content et de vous et de moi,
Détromper son amour d’une feinte forcée,
Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.
La voici.

ATALIDE.

La voici. Juste ciel ! où va-t-il s’exposer ?
Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.


Scène V.

BAJAZET, ROXANE, ATALIDE, ZAÏRE.
ROXANE.

Venez, seigneur, venez : il est temps de paraître,
Et que tout le sérail reconnaisse son maître :

Tout ce peuple nombreux dont il est habité,
Assemblé par mon ordre, attend ma volonté.
Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,
Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
L’auriez-vous cru, madame, et qu’un si prompt retour
Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?
Tantôt, à me venger fixe et déterminée,
Je jurais qu’il voyait sa dernière journée :
À peine cependant Bajazet m’a parlé ;
L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.
J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse :
J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.

BAJAZET.

Oui, je vous ai promis et j’ai donné ma foi
De n’oublier jamais tout ce que je vous doi ;
J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,
Vous répondront toujours de ma reconnaissance.
Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,
Je vais de vos bontés attendre les effets.


Scène VI.

ROXANE, ATALIDE, ZAÏRE.
ROXANE.

De quel étonnement, ô ciel ! suis-je frappée ?
Est-ce un songe ? et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?
Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé
Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?
Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,
Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?
J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort
Son amour me laissait maîtresse de son sort.
Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?
Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?
Ah !… Mais il vous parlait : quels étaient ses discours,
Madame ?

ATALIDE.

Madame ? Moi, madame ! il vous aime toujours.

ROXANE.

Il y va de sa vie, au moins, que je le croie.
Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie,
Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer
Ce chagrin qu’en sortant il m’a fait remarquer ?

ATALIDE.

Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.
Il m’a de vos bontés longtemps entretenue,
Il en était tout plein quand je l’ai rencontré ;
J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.
Mais, madame, après tout, faut-il être surprise
Que, tout près d’achever cette grande entreprise,
Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper
Quelques marques des soins qui doivent l’occuper ?

ROXANE.

Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême :
Vous parlez mieux pour lui qu’il ne parle lui-même.

ATALIDE.

Et quel autre intérêt…

ROXANE.

Et quel autre intérêt… Madame, c’est assez.
Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.
Laissez-moi : j’ai besoin d’un peu de solitude,
Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude :
J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,
Et je veux un moment y penser sans témoins.


Scène VII.

ROXANE.

De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?
Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
Ô ciel ! à cet affront m’auriez-vous condamnée ?
De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?
Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits ;
Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
N’aurai-je tout tenté que pour une rivale ?
Mais peut-être qu’aussi, trop prompte à m’affliger,
J’observe de trop près un chagrin passager :
J’impute à son amour l’effet de son caprice.
N’eût-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?
Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi ! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?
Non, non, rassurons-nous : trop d’amour m’intimide.
Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide ?
Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?
Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?
Mais, hélas ! de l’amour ignorons-nous l’empire ?
Si par quelque autre charme Atalide l’attire,
Qu’importe qu’il nous doive et le sceptre et le jour ?
Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l’amour ?
Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,
Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?
Ah ! si d’une autre chaîne il n’était point lié,
L’offre de mon hymen l’eût-il tant effrayé ?
N’eût-il pas sans regret secondé mon envie ?
L’eût-il refusé, même aux dépens de sa vie ?
Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?
Que veut-on ?


Scène VIII.

ROXANE, ZATIME.
ZATIME.

Que veut-on ? Pardonnez si j’ose vous troubler :

Mais, madame, un esclave arrive de l’armée ;
Et quoique sur la mer la porte fût fermée,
Les gardes, sans tarder, l’ont ouverte à genoux,
Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.
Mais ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.

ROXANE.

Orcan !

ZATIME.

Orcan ! Oui, de tous ceux que le sultan emploie,
Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
Madame, il vous demande avec impatience.
Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance ;
Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas,
Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.

ROXANE.

Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
Quel peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ?
Il n’en faut point douter, le sultan inquiet
Une seconde fois condamne Bajazet.
On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre :
Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?
Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?
Jai trahi l’un ; mais l’autre est peut-être un ingrat.
Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?
Allons, employons bien le moment qui nous reste.
Ils ont beau se cacher, l’amour le plus discret
Laisse par quelque marque échapper son secret.
Observons Bajazet ; étonnons Atalide ;
Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.




ACTE QUATRIÈME.





Scène première.

ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.

Ah ! sais-tu mes frayeurs ? sais-tu que dans ces lieux
J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?
En ce moment fatal, que je crains sa venue !
Que je crains… Mais, dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?
Qu’a-t-il dit ? se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?
Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?

ZAÏRE.

Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande :
Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.
Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.
J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.
Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.

ATALIDE, lit :

« Après tant d’injustes détours,

« Faut-il qu’à feindre encor votre amour me convie !

« Mais je veux bien prendre soin d’une vie
« Dont vous jurez que dépendent vos jours:

« Je verrai la sultane; et, par ma complaisance,
« Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,

« J’apaiserai, si je puis, son courroux.

« N’exigez rien de plus : ni la mort, ni vous-même
« Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

« Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

Hélas ! que me dit-il ? croit-il que je l’ignore ?
Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?
Est-ce ainsi qu’à mes vœux il sait s’accommoder ?
C’est Roxane, et non moi, qu’il faut persuader.
De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie !
Funeste aveuglement ! perfide jalousie !
Récit menteur, soupçons que je n’ai pu celer,
Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler !
C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente:
J’étais aimée, heureuse; et Roxane contente.
Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas :
Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas :
Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime :
Qu’elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,
Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !
Mais à d’autres périls je crains de le commettre.

ZAÏRE.

Roxane vient à vous.

ATALIDE.

Roxane vient à vous. Ah ! cachons cette lettre !


Scène II.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXANE, à Zatime.

Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.

ATALIDE, à Zaïre.

Va, cours ; et tâche enfin de le persuader.


Scène III.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME.
ROXANE.

Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée.
De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

ATALIDE.

On m’a dit que du camp un esclave est venu :
Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

ROXANE.

Amurat est heureux : la fortune est changée,
Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.

ATALIDE.

Eh quoi, madame ! Osmin…

ROXANE.

Eh quoi, madame ! Osmin… Était mal averti ;
Et depuis son départ cet esclave est parti.
C’en est fait.

ATALIDE, à part.

C’en est fait. Quel revers !

ROXANE.

C’en est fait. Quel revers ! Pour comble de disgrâce,
Le sultan, qui l’envoie, est parti sur ses traces.

ATALIDE.

Quoi ! les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?

ROXANE.

Non, madame, vers nous il revient à grands pas.

ATALIDE.

Que je vous plains, madame ! et qu’il est nécessaire
D’achever promptement ce que vous vouliez faire !

ROXANE.

Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.

ATALIDE, à part.

Ô ciel !

ROXANE.

Ô ciel ! Le temps n’a point adouci sa rigueur.
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.

ATALIDE.

Et que vous mande-t-il ?

ROXANE.

Et que vous mande-t-il ? Voyez : lisez vous-même.
Vous connaissez, madame, et la lettre et le seing.

ATALIDE.

Du cruel Amurat je reconnais la main.

(elle lit.)
« Avant que Babylone éprouvât ma puissance,

« Je vous ai fait porter mes ordres absolus :
« Je ne veux point douter de votre obéissance,
« Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
« Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
« Et confirme en partant mon ordre souverain.
« Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
« Ne vous montrez à moi que sa tête à la main. »

ROXANE.

Eh bien ?

ATALIDE, à part.

Eh bien ? Cache tes pleurs, malheureuse Atalide !

ROXANE.

Que vous semble ?

ATALIDE.

Que vous semble ? Il poursuit son dessein parricide.
Mais il pense proscrire un prince sans appui :
Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui ;
Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme ;
Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

ROXANE.

Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez… Moi, madame !
Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr ;
Mais…

ATALIDE.

Mais… Quoi donc ? qu’avez-vous résolu ?

ROXANE.

Mais… Quoi donc ? qu’avez-vous résolu ? D’obéir.

ATALIDE.

D’obéir !

ROXANE.

D’obéir ! Et que faire en ce péril extrême ?
Il le faut.

ATALIDE.

Il le faut. Quoi ! ce prince aimable… qui vous aime…
Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

ROXANE.

Il le faut ; et déjà mes ordres sont donnés.

ATALIDE.

Je me meurs.

ZATIME.

Je me meurs. Elle tombe, et ne vit plus qu’à peine.

ROXANE.

Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine ;
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.


Scène IV.

ROXANE.

Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.
Voilà sur quelle foi je m’étais assurée !
Depuis six mois entiers j’ai cru que, nuit et jour,
Ardente, elle veillait au soin de mon amour :
Et c’est moi qui, du sien ministre trop fidèle,
Semble depuis six mois ne veiller que pour elle ;
Qui me suis appliquée à chercher les moyens
De lui faciliter tant d’heureux entretiens ;
Et qui même souvent, prévenant son envie,
Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
Ce n’est pas tout : il faut maintenant m’éclaircir
Si dans sa perfidie elle a su réussir ;
Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?
Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?
Vois-je pas, au travers de son saisissement,
Un cœur dans ses douleurs content de son amant ?
Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,
Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.
N’importe : poursuivons. Elle peut, comme moi,
Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.
Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piége.
Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je !
Quoi donc ! à me gêner appliquant mes esprits,
J’irai faire à mes yeux éclater ses mépris ?
Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
D’ailleurs, l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.

Il faut prendre parti : l’on m’attend. Faisons mieux :
Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux ;
Laissons de leur amour la recherche importune ;
Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune :
Voyons si, par mes soins sur le trône élevé,
Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé,
Et si, de mes bienfaits lâchement libérale,
Sa main en osera couronner ma rivale.
Je saurai bien toujours retrouver le moment
De punir, s’il le faut, la rivale et l’amant :
Dans ma juste fureur observant le perfide,
Je saurai le surprendre avec son Atalide ;
Et d’un même poignard les unissant tous deux,
Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.
Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre.
Je veux tout ignorer.


Scène V.

ROXANE, ZATIME.
ROXANE.

Je veux tout ignorer. Ah ! que viens-tu m’apprendre,
Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?
Vois-tu, dans ses discours, qu’ils s’entendent tous deux ?

ZATIME.

Elle n’a point parlé : toujours évanouie,
Madame, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs et des gémissements
Qu’il semble que son cœur va suivre à tous moments.
Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,
Ont découvert son sein pour leur donner passage.
Moi-même, avec ardeur secondant ce dessein,
J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein :
Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,
Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.

ROXANE.

Donne… Pourquoi frémir ? et quel trouble soudain
Me glace à cet objet, et fait trembler ma main ?
Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée ;
Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée :
«…………… Ni la mort, ni vous-même,
« Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

« Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

Ah ! de la trahison me voilà donc instruite !
Je reconnais l’appât dont ils m’avaient séduite !
Ainsi donc mon amour était récompensé,
Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé !
Ah ! je respire enfin ; et ma joie est extrême
Que le traître, une fois, se soit trahi lui-même.
Libre des soins cruels où j’allais m’engager,
Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.
Qu’il meure : vengeons-nous. Courez : qu’on le saisisse,
Que la main des muets s’arme pour son supplice ;
Qu’ils viennent préparer ces nœuds infortunés
Par qui de ses pareils les jours sont terminés.
Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.

ZATIME.

Ah, madame !

ROXANE.

Ah, madame ! Quoi donc ?

ZATIME.

Ah, madame ! Quoi donc ? Si, sans trop vous déplaire,
Dans les justes transports, madame, où je vous vois,
J’osais vous faire entendre une timide voix :
Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,
Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre ;
Mais, tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui
Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?
Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?
Des cœurs comme le sien, vous le savez assez,
Ne se regagnent plus quand ils sont offensés,
Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère,
Devient de leur amour la marque la plus chère.

ROXANE.

Avec quelle insolence et quelle cruauté
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !
Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !
Tu ne remportais pas une grande victoire,
Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
Qui lui-même craignait de se voir détrompé !
Moi qui, de ce haut rang qui me rendait si fière,
Dans le sein du malheur t’ai cherché la première
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
Aux périls dont tes jours étaient environnés.
Après tant de bontés, de soins, d’ardeurs extrêmes,
Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !
Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?
Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devais pleurer
Lorsque, d’un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée.
Tu pleures ! et l’ingrat, tout prêt à te trahir,
Prépare les discours dont il veut t’éblouir ;
Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie…
Ah ! traître, tu mourras !… Quoi ! tu n’es point partie ?
Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas :
Qu’il me voie, attentive au soin de son trépas,
Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux.
Qu’elle soit cependant fidèlement servie ;
Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie.
Ah ! si pour son amant facile à s’attendrir,
La peur de son trépas la fit presque mourir,
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,

De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
Va, retiens-la. Surtout, garde bien le silence.
Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?


Scène VI.

ROXANE, ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT.

Que faites-vous, madame ? en quels retardements
D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?
Byzance, par mes soins presque entière assemblée,
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée ;
Et tous pour s’expliquer, ainsi que mes amis,
Attendent le signal que vous m’aviez promis.
D’où vient que, sans répondre à leur impatience,
Le sérail cependant garde un triste silence ?
Déclarez-vous, madame ; et sans plus différer…

ROXANE.

Oui, vous serez content, je vais me déclarer.

ACOMAT.

Madame, quel regard, et quelle voix sévère,
Malgré votre discours, m’assurent du contraire ?
Quoi ! déjà votre amour, des obstacles vaincu…

ROXANE.

Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.

ACOMAT.

Lui !

ROXANE.

Lui ! Pour moi, pour vous-même, également perfide,
Il nous trompait tous deux.

ACOMAT.

Il nous trompait tous deux. Comment !

ROXANE.

Il nous trompait tous deux. Comment ! Cette Atalide,
Qui même n’était pas un assez digne prix
De tout ce que pour lui vous avez entrepris…

ACOMAT.

Eh bien !

ROXANE.

Eh bien ! Lisez : jugez, après cette insolence,
Si nous devons d’un traître embrasser la défense.
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur ;
Et livrant sans regret un indigne complice,
Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.

ACOMAT, lui rendant le billet.

Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,
Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,
Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
Montrez-moi le chemin, j’y cours.

ROXANE.

Montrez-moi le chemin, j’y cours. Non, Acomat :
Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.
Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Je vais tout préparer. Vous, cependant, allez
Disperser promptement vos amis assemblés.


Scène VII.

ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT.

Demeure : il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.

OSMIN.

Quoi ! jusque-là, seigneur, votre amour vous transporte !
N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?
Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?

ACOMAT.

Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule
Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ?
Moi, jaloux ! plût au ciel qu’en me manquant de foi
L’imprudent Bajazet n’eût offensé que moi !

OSMIN.

Et pourquoi donc, seigneur, au lieu de le défendre…

ACOMAT.

Eh ! la sultane est-elle en état de m’entendre ?
Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,
Que j’allais avec lui me perdre ou me sauver ?
Ah ! de tant de conseils événement sinistre !
Prince aveugle ! ou plutôt trop aveugle ministre,
Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains,
Chargé d’ans et d’honneurs, confié tes desseins,
Et laissé d’un vizir la fortune flottante
Suivre de ces amants la conduite imprudente !

OSMIN.

Eh ! laissez-les entre eux exercer leur courroux ;
Bajazet veut périr ; seigneur, songez à vous.
Qui peut de vos desseins révéler le mystère,
Sinon quelques amis engagés à se taire ?
Vous verrez par sa mort le sultan adouci.

ACOMAT.

Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi :
Mais moi qui vois plus loin ; qui, par un long usage,
Des maximes du trône ai fait l’apprentissage ;
Qui, d’emplois en emplois, vieilli sous trois sultans,
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,
Et qu’une mort sanglante est l’unique traité
Qui reste entre l’esclave et le maître irrité.

OSMIN.

Fuyez donc.

ACOMAT.

Fuyez donc. J’approuvais tantôt cette pensée.
Mon entreprise alors était moins avancée ;
Mais il m’est désormais trop dur de reculer.

Par une belle chute il faut me signaler,
Et laisser un débris du moins après ma fuite,
Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner ?
Acomat de plus loin a su le ramener.
Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême,
Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
A retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connais peu l’amour, mais j’ose te répondre
Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre ;
Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

OSMIN.

Enfin, que vous inspire une si noble audace ?
Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place :
Ce palais est tout plein…

ACOMAT.

Ce palais est tout plein… Oui, d’esclaves obscurs,
Nourris, loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.
Mais toi, dont la valeur, d’Amurat oubliée,
Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,
Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?

OSMIN.

Seigneur, vous m’offensez : si vous mourez, je meurs.

ACOMAT.

D’amis et de soldats une troupe hardie
Aux portes du palais attend notre sortie ;
La sultane d’ailleurs se fie à mes discours :
Nourri dans le sérail, j’en connais les détours ;
Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure ;
Ne tardons plus, marchons ; et s’il faut que je meure,
Mourons ; moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,
Comme le favori d’un homme tel que moi.




ACTE CINQUIÈME.





Scène première.

ATALIDE.

Hélas ! je cherche en vain ; rien ne s’offre à ma vue.
Malheureuse ! comment puis-je l’avoir perdue ?
Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
Que, pour dernier malheur, cette lettre fatale
Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
J’étais en ce lieu même, et ma timide main,
Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée ;
Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée :
J’ai senti défaillir ma force et mes esprits ;
Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris ;
À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah ! trop cruelles mains, qui m’avez secourue,
Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains ;
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains !
Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?
Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?
Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m’arrête, on me tient enfermée…
On ouvre ; de son sort je vais être informée.


Scène II.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME, gardes.
ROXANE, à Atalide.

Retirez-vous.

ATALIDE.

Retirez-vous. Madame… excusez l’embarras…

ROXANE.

Retirez-vous, vous dis-je ; et ne répliquez pas.
Gardes, qu’on la retienne.


Scène III.

ROXANE, ZATIME.
ROXANE.

Gardes, qu’on la retienne. Oui, tout est prêt, Zatime :
Orcan et les muets attendent leur victime.
Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort ;
Je puis le retenir ; mais s’il sort, il est mort.
Vient-il ?

ZATIME.

Vient-il ? Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;
Et, loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
Il m’a paru, madame, avec empressement
Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

ROXANE.

Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,
Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?
Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?
Quoi ! ne devrais-tu pas être déjà vengée ?
Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?
Sans perdre tant d’efforts sur ce cœur endurci,
Que ne le laissons-nous périr ?… Mais le voici.


Scène IV.

BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.

Je ne vous ferai point des reproches frivoles :
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.

Mes soins vous sont connus ; en un mot, vous vivez ;
Et je ne vous dirais que ce que vous savez.
Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,
Je n’en murmure point ; quoiqu’à ne vous rien taire,
Ce même amour, peut-être, et ces mêmes bienfaits,
Auraient dû suppléer à mes faibles attraits.
Mais je m’étonne enfin que, pour reconnaissance,
Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,
Vous ayez si longtemps, par des détours si bas,
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

BAJAZET.

Qui ? moi, madame ?

ROXANE.

Qui ? moi, madame ? Oui, toi. Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?
Ne prétendrais-tu point, par tes fausses couleurs,
Déguiser un amour qui te retient ailleurs ;
Et me jurer enfin, d’une bouche perfide,
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?

BAJAZET.

Atalide, madame ! Ô ciel ! qui vous a dit…

ROXANE.

Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

BAJAZET, après avoir regardé la lettre.

Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère
D’un malheureux amour contient tout le mystère ;
Vous savez un secret que, tout prêt à s’ouvrir,
Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
J’aime, je le confesse ; et devant que votre âme.
Prévenant mon espoir, m’eût déclaré sa flamme,
Déjà plein d’un amour dès l’enfance formé,
À tout autre désir mon cœur était fermé.
Vous me vîntes offrir et la vie et l’empire ;
Et même votre amour, si j’ose vous le dire,
Consultant vos bienfaits, les crut, et, sur leur foi,
De tous mes sentiments vous répondit pour moi.
Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?
Je vis en même temps qu’elle vous était chère.
Combien le trône tente un cœur ambitieux !
Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage,
L’heureuse occasion de sortir d’esclavage,
D’autant plus qu’il fallait l’accepter ou périr ;
D’autant plus que vous-même, ardente à me l’offrir,
Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée ;
Que même mes refus vous auraient exposée ;
Qu’après avoir osé me voir et me parler,
Il était dangereux pour vous de reculer.
Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes,
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?
Songez combien de fois vous m’avez reproché
Un silence témoin de mon trouble caché :
Plus l’effet de vos soins et ma gloire étaient proches,
Plus mon cœur interdit se faisait de reproches.
Le ciel qui m’entendait, sait bien qu’en même temps
Je ne m’arrêtais pas à des vœux impuissants ;
Et si l’effet enfin, suivant mon espérance,
Eût ouvert un champ libre à ma reconnaissance,
J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,
Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,
Que vous-même peut-être…

ROXANE.

Que vous-même peut-être… Et que pourrais-tu faire ?
Sans l’offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire ?
Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits ?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?
Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,
Et même de l’État, qu’Amurat me confie,
Sultane, et, ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,
Souveraine d’un cœur qui n’eût aimé que moi :
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?
Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,
Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,
De mon rang descendue à mille autres égale,
Ou la première esclave enfin de ma rivale ?
Laissons ces vains discours ; et, sans m’importuner,
Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner ?
J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.
Mais tu n’as qu’un moment : parle.

BAJAZET.

Mais tu n’as qu’un moment : parle. Que faut-il faire ?

ROXANE.

Ma rivale est ici, suis-moi sans différer ;
Dans la main des muets viens la voir expirer ;
Et, libre d’un amour à ta gloire funeste,
Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.

BAJAZET.

Je ne l’accepterais que pour vous en punir ;
Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire
L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.
Mais à quelle fureur me laissant emporter,
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
De mes emportements elle n’est point complice,
Ni de mon amour même et de mon injustice ;
Loin de me retenir par des conseils jaloux,
Elle me conjurait de me donner à vous.
En un mot, séparez ses vertus de mon crime.
Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime ;
Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir :
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
Amurat avec moi ne l’a point condamnée :
Épargnez une vie assez infortunée.
Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,
Madame ; et si jamais je vous fus cher…

ROXANE.

Madame ; et si jamais je vous fus cher… Sortez.


Scène V.

ROXANE, ZATIME.
ROXANE.

Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,
Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.

ZATIME.

Atalide à vos pieds demande à se jeter,
Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,
Madame ; elle vous veut faire l’aveu fidèle
D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.

ROXANE.

Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort ;
Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.


Scène VI.

ROXANE, ATALIDE.
ATALIDE.

Je ne viens plus, madame, à feindre disposée,
Tromper votre bonté si longtemps abusée ;
Confuse, et digne objet de vos inimitiés,
Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds.
Oui, madame, il est vrai que je vous ai trompée :
Du soin de mon amour seulement occupée,
Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,
Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.
Je l’aimai dès l’enfance ; et dès ce temps, madame,
J’avais par mille soins su prévenir son âme.
La sultane sa mère, ignorant l’avenir,
Hélas ! pour son malheur, se plut à nous unir.
Vous l’aimâtes depuis : plus heureux l’un et l’autre,
Si, connaissant mon cœur, ou me cachant le vôtre,
Votre amour de la mienne eût su se défier !
Je ne me noircis point pour le justifier.
Je jure par le ciel qui me voit confondue,
Par ces grands Ottomans dont je suis descendue,
Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,
Pour le plus pur du sang qu’ils ont transmis en nous,
Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,
Madame, à tant d’attraits n’était pas invincible.
Jalouse, et toujours prête à lui représenter
Tout ce que je croyais digne de l’arrêter.
Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,
Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;
Ce jour même, des jours le plus infortuné,
Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,
Et de ma mort enfin le prenant à partie,
Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,
Qu’arrachant malgré lui des gages de sa foi,
Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?
Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées :
C’est moi qui l’y forçai. Les nœuds que j’ai rompus
Se rejoindront bientôt quand je ne serai plus.
Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,
N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,
Et ne vous montrez point à son cœur éperdu,
Couverte de mon sang par vos mains répandu :
D’un cœur trop tendre encore épargnez la faiblesse
Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,
Madame ; mon trépas n’en sera pas moins prompt.
Jouissez d’un bonheur dont ma mort vous répond ;
Couronnez un héros dont vous serez chérie :
J’aurai soin de ma mort ; prenez soin de sa vie.
Allez, madame, allez : avant votre retour,
J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.

ROXANE.

Je ne mérite pas un si grand sacrifice :
Je me connais, madame, et je me fais justice.
Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui
Par des nœuds éternels vous unir avec lui :
Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
Levez-vous. Mais que veut Zatime toute émue ?


Scène VII.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME.
ZATIME.

Ah ! venez vous montrer, madame, ou désormais
Le rebelle Acomat est maître du palais :
Profanant des sultans la demeure sacrée,
Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.
Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,
Doutent si le vizir vous sert ou vous trahit.

ROXANE.

Ah ! les traîtres ! Allons et courons le confondre.
Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.


Scène VIII.

ATALIDE, ZATIME.
ATALIDE.

Hélas ! pour qui mon cœur doit-il faire des vœux ?
J’ignore quel dessein les anime tous deux.
Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,
Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
Trahisse en ma faveur Roxane et son secret ;
Mais, de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.
L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien à craindre ?

ZATIME.

Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.

ATALIDE.

Quoi ! Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?

ZATIME.

Madame, le secret m’est surtout ordonné.

ATALIDE.

Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.

ZATIME.

Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.

ATALIDE.

Ah ! c’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main
Lui donne de ton zèle un gage plus certain ;
Perce toi-même un cœur que ton silence accable,
D’une esclave barbare esclave impitoyable ;
Précipite des jours qu’elle me veut ravir :
Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.
Tu me retiens en vain, et dès cette même heure,
Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.


Scène IX.

ATALIDE, ACOMAT, ZATIME.
ACOMAT.

Ah ! que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,
Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?
Je cours tout le sérail ; et même dès l’entrée
De mes braves amis la moitié séparée
A marché sur les pas du courageux Osmin :
Le reste m’a suivi par un autre chemin.
Je cours, et je ne vois que des troupes craintives
D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.

ATALIDE.

Ah ! je suis de son sort moins instruite que vous.
Cette esclave le sait.

ACOMAT.

Cette esclave le sait. Crains mon juste courroux,
Malheureuse ! réponds.


Scène X.

ATALIDE, ACOMAT, ZATIME, ZAÏRE.
ZAÏRE.

Malheureuse ! réponds. Madame…

ATALIDE.

Malheureuse ! réponds. Madame… Eh bien, Zaïre ?
Qu’est-ce ?

ZAÏRE.

Qu’est-ce ? Ne craignez plus : votre ennemie expire.

ATALIDE.

Roxane ?

ZAÏRE.

Roxane ? Et ce qui va bien plus vous étonner,
Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.

ATALIDE.

Quoi ! lui ?

ZAÏRE.

Quoi ! lui ? Désespéré d’avoir manqué son crime,
Sans doute il a voulu prendre cette victime.

ATALIDE.

Juste ciel, l’innocence a trouvé ton appui !
Bajazet vit encor : vizir, courez à lui.

ZAÏRE.

Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite.
Il a tout vu.


Scène XI.

ATALIDE, ACOMAT, OSMIN, ZAÏRE.
ACOMAT.

Il a tout vu. Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?
Roxane est-elle morte ?

OSMIN.

Roxane est-elle morte ? Oui, j’ai vu l’assassin
Retirer son poignard tout fumant de son sein.
Orcan, qui méditait ce cruel stratagème,
La servait à dessein de la perdre elle-même ;
Et le sultan l’avait chargé secrètement
De lui sacrifier l’amante après l’amant.
Lui-même, d’aussi loin qu’il nous a vus paraître :
« Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître ;
« De son auguste seing reconnaissez les traits,
« Perfides, et sortez de ce sacré palais. »
À ce discours, laissant la sultane expirante,
Il a marché vers nous ; et d’une main sanglante
Il nous a déployé l’ordre dont Amurat
Autorise ce monstre à ce double attentat.
Mais, seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,
Transportés à la fois de douleur et de rage,
Nos bras impatients ont puni ce forfait,
Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.

ATALIDE.

Bajazet !

ACOMAT.

Bajazet ! Que dis-tu ?

OSMIN.

Bajazet ! Que dis-tu ? Bajazet est sans vie.
L’ignoriez-vous ?

ATALIDE.

L’ignoriez-vous ? Ô ciel !

OSMIN.

L’ignoriez-vous ? Ô ciel ! Son amante en furie,
Près de ces lieux, seigneur, craignant votre secours,
Avait au nœud fatal abandonné ses jours.
Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,
Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste :
Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré
De morts et de mourants noblement entouré,
Que, vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,
Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.
Mais puisque c’en est fait, seigneur, songeons à nous.

ACOMAT.

Ah ! destins ennemis, où me réduisez-vous ?
Je sais en Bajazet la perte que vous faites,

Madame ; je sais trop qu’en l’état où vous êtes
Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui
De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui :
Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,
Je vais, non point sauver cette tête coupable,
Mais, redevable aux soins de mes tristes amis,
Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.
Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée
Nous allions confier votre tête sacrée,
Madame, consultez : maîtres de ce palais,
Mes fidèles amis attendront vos souhaits ;
Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,
Je cours où ma présence est encor nécessaire ;
Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,
Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.


Scène XII.

ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.

Enfin c’en est donc fait ; et par mes artifices,
Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,
Je suis donc arrivée au douloureux moment
Où je vois par mon crime expirer mon amant !
N’était-ce pas assez, cruelle destinée,
Qu’à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée ?
Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs
Je ne pusse imputer sa mort qu’à mes fureurs ?
Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie ;
Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie :
Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux
Dont tu viens d’éprouver les détestables nœuds.
Et je puis sans mourir en souffrir la pensée,
Moi qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,
Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !
Ah ! n’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?
Mais c’en est trop : il faut, par un prompt sacrifice,
Que ma fidèle main te venge et me punisse.
Vous, de qui j’ai troublé la gloire et le repos,
Héros, qui deviez tous revivre en ce héros ;
Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance
Me confias son cœur dans une autre espérance ;
Infortuné vizir, amis désespérés,
Roxane, venez tous, contre moi conjurés,
Tourmenter à la fois une amante éperdue ;
Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.

(Elle se tue.)
ZAÏRE.

Ah ! madame !…… Elle expire. Ô ciel ! en ce malheur
Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !

  1. Amurat IV, surnommé l’Intrépide, fils d’Achmet Ier, salué empereur au mois de septembre 1623, à l’âge de quinze ans. Il mourut à quarante-deux, des suites de ses débauches, le 8 février 1640. (G.)
  2. Cet étendard fatal est la bannière de Mahomet, gardée religieusement dans le trésor du prince. Lorsqu’elle est arborée, tous les sujets, depuis l’âge de sept ans, sont obligés de prendre les armes et de se ranger sous ce drapeau. (L. B)
  3. Osman II, étranglé par les janissaires en 1622, et successeur de Mustapha II, frère d’Achmet Ier, père d’Osman, et mort en 1617.