BAnQ/Émeutes de Québec de 1918/Témoignage d’Armand Lavergne, avocat

Émeutes de Québec de 1918 - Témoignage d’Armand Lavergne, avocat
(p. 1-39).

Témoignage d’Armand Lavergne, avocat[1]


ARMAND LAVERGNE.



ARMAND LAVERGNE, de la cité de Québec, avocat, âgé de trente huit ans, étant dûment assermenté sur les Saints Évangiles dépose ainsi qu’il suit :

INTERROGÉ par le Coroner.


Q. Voulez-vous dire aux jurés M. Lavergne, ce que vous connaissez des évènements de la semaine dernière, c’est-à-dire l’émeute et la part que vous pouvez y avoir pris vous-même soit dans une entrevue auprès des autorités militaires ou autrement ?


R. Vous désirez que je raconte tout ce que j’en sais ?


Q. Oui ?


R. La première nouvelle que j’en ai eu, c’est vendredi matin en lisant le Chronicle. J’ai lu que des officiers de la Police Fédérale avaient été assaillis. Je n’en n’ai pas été surpris, étant donné que je savais par une certaine expérience que j’avais eue dans les causes d’exemptions que toutes espèces d’injustices avaient été commises : des individus dont je peux citer les noms avaient demandé leur exemption, leur cause était pendante et ils avaient été arrêtés, enrôlés et envoyés au front malgré mes avertissements.


Le Major Barclay. — Envoyés au front ?


R. Oui.


Le Major Barclay. — Donnez les noms ?


R. Eugène Carbonneau, Edmond Buteau, Pierre Gagnon et Arthur Boutet. Même dans la cause de Pierre Gagnon qui est venu devant le juge, il n’a pas pu rendre son jugement parce qu’il ne peut pas avoir le conscrit qui est parti pour l’Angleterre, — Arthur Boutet — j’ai moi-même notifié le Régistraire le jour du départ d’Arthur Boutet — j’ai été informé qu’il partait — ou la veille plutôt on m’a informé qu’on notifierait le Colonel Pluze, mais je sais qu’il est parti — et un autre individu dont j’oublie le nom dans le moment mais que je pourrai vous donner plus tard. Il y en a un autre, toujours. Je n’ai pas porté plus d’attention à cela qu’à une nouvelle ordinaire.


Q. Vous croyiez que c’était dans l’ordre des choses ?


R. Dans l’ordre des choses sinon prévues, du moins très possibles. Je suis allé à mon bureau et vers midi et demi ou une heure, évidemment toutes espèces de rumeurs couraient les rues, que le poste de police était dans un état pitoyable. Je suis passé à St. Roch avec un ami vers une heure et demie et je suis allé voir les dégats au poste de police. J’ai constaté qu’il y avait certains dégats, mais les fenêtres étaient bouchées par des planches et je n’ai pas pu voir l’intérieur. Ça ne m’a pas paru extraordinaire. J’ai entendu dire sur la Place Jacques Cartier, et tout le jour en ville, que l’Auditorium serait attaqué le soir. J’ai cru que c’était une rumeur comme beaucoup d’autres et je n’y ai pas attaché une importance excessive. Je vas dire ma pensée. Je ne croyais pas qu’on aurait le courage de le faire. Le soir j’ai téléphoné à MM. Gauvin & Courchesne, vers neuf heures. On m’avait informé — un ami m’avait téléphoné qu’il y avait beaucoup de monde devant l’Auditorium. Vers huit heures et demi ou neuf heures j’ai téléphoné chez Gauvin & Courchesne, Marchands de Musique, et ils m’ont dit que tout était paisible. Je suis repassé à onze heures pour aller au train chercher un ami. J’ai passé au travers la foule, entre les soldats et la foule. Les soldats étaient là qui faisaient un cordon. Le feu paraissait sous contrôle. Les pompiers travaillaient et la foule regardait le feu comme dans un incendie ordinaire.


A. Paisiblement ?


R. Paisiblement. C’est tout ce que j’en sais pour ce jour là. Le lendemain, samedi, j’ai dîné au Club de Réforme avec le Reporter de la Gazette, M. Vineberg, le reporter du Star, M. Playfair, et le reporter de la Presse, je crois xxxxx M. Cinq Mars. Nous avons discuté les grands problèmes du jour et réglé plusieurs questions. Ensuite nous sommes sortis pour voir ce qui se passait. Nous sommes allés en face du Manège Militaire. Il y avait quelques soldats qui faisaient la garde, quelques officiers et c’est tout. Nous avons entendu certains cris sur la rue St. Jean. Nous sommes descendus sur la rue St. Jean où il y avait une certaine foule sur le trottoir, pas très considérable et un fort détachement de troupes, de troupes montées, une vingtaine d’hommes de troupes montées et le Lieutenant Montserrat paraissait commander cette escouade de Cavalerie. Il est venu me parler et m’a demandé d’aller trouver les gens pour les apaiser.


Q. C’était le samedi ?


R. Le samedi soir. Mes trois compagnons se sont mis à causer avec les officiers et nous avons été séparés. J’ai été témoin alors que quelqu’un est venu dire au Lieutenant Montserrat — je ne sais pas qui, un soldat quelconque……


M. Lesage.- Quand le Lieutenant Montserrat vous a-t-il fait demander ?


R. Il ne m’a pas fait demander, je l’ai rencontré. Il est venu me parler, comme je le connaissais assez bien. Un militaire est venu dire au Lieutenant Montserrat qu’un officier était attaqué je crois. Alors il a donné le commandement : Prepare to mount — et je suis parti dans la direction indiquée, c’est-à-dire vers l’Église St. Mathieu, et j’ai vu passer la troupe à une allure assez rapide — pas le galop, mais plus rapide que le canter, et j’ai vu la foule qui leur jetait des glaçons — des chevaux se sont cabrés — la foule jetait des glaçons et d’autres projectiles. Ils sont revenus ensuite assez paisiblement. J’ai vu ensuite passer un détachement du bataillon composé qui a été acclamé par la foule. Ensuite j’ai vu passer le Maire dans son auto, et après ça, j’ai vu passer le Général Landry et j’ai entendu — j’ai vu qu’on faisait une démonstration plutôt hostile au Général Landry. Le général Landry est un de mes amis — j’ai pensé que je pouvais lui être utile. J’ai rencontré M. Fugère qui m’a dit : M. Lavergne, n’allez pas de ce côté là, ils sont en train d’assommer Le Général Landry. J’ai dit : C’est précisément pour ça que j’y vas. Lorsque je suis arrivé tout était fini. Je suis parti après ça, la foule paraissait tout dispersée, je suis parti vers onze heures et demi je crois. Le lendemain j’ai passé la journée à la maison.


Q. Avez-vous eu connaissance le soir quand La Cavalerie chevauchait sur la rue St. Jean que les chevaux passaient sur le trottoir ?


R. Non. On me l’a dit mais lorsque je les ai vus, ils ont passé dans la rue. Ils avaient comme arme une espèce de bâton, un manche de hache ou de pic.


Q. Avec lequel ils faisaient des moulinets autour d’eux ?


R. Lorsque je les ai vus, ils chargeaient d’une façon assez ordinaire, l’arme au poing, mais je ne leur ai pas vu faire de moulinets. Le lendemain je passai le journée à la maison. Je souffrais d’une assez forte attaque de grippe. Vers sept heures moins quart sept heures, un téléphone m’a appelé et j’y suis allé. C’était M. Alleyn Taschereau, le représentant Légale alors du Ministre de la Justice. Il m’a demandé de descendre au Chateau à la chambre 301 pour affaires très importantes. Je connais M. Taschereau depuis de très longues années ; nous sommes de très vieux amis ; je lui ai demandé : De quoi est-ce qu’il s’agit ? Il dit : Viens immédiatement la chose est très importante. Je n’ai pas soupçonné du tout ce dont il s’agissait. J’ai cru que c’était une affaire ordinaire. Nous avons souvent des affaires légales ensemble. Je lui ai dit que j’étais souffrant. Il dit : C’est très très important, il faudrait que tu

immédiatement. Je dis : Je vas m’habiller et je vas y aller. J’ai fini ma toilette et je suis descendu au Chateau et je suis monté à la chambre No 301. On m’a présenté deux Messieurs dont l’un était le Lieutenant Colonel Machin et l’autre — je n’ai pas compris très bien son nom ensuite j’ai su que c’était le colonel Carrithers. Je savais que le Colonel Machin était venu de la part de Gouvernement pour faire enquête sur la situation. J’avais vu ça dans les journaux. Nous avons causé assez amicalement, nous avons même échangé quelques plaisanteries quant à mon humble personnalité, et après ça nous avons causé d’autre chose, qui m’ont fait voir la qualité officielle du Colonel Machin — quelque chose qui me touche personnellement, et que si l’on insiste pour que je le dise, je le dirai. Après ça le Colonel Machin m’a demandé ce que je pensais des troubles de Québec. Je lui ai dit : Mon Colonel, pour moi ces troubles sont causés par le bêtise et l’incurie dont on a fait preuve dans le choix de la Police Fédérale. On a choisi des individus de respectabilité plus que douteuse. Nous sommes dans une petite ville — ces gens là sont connus depuis très longtemps, ils n’inspirent pas confiance naturellement et étant donné leur qualité sociale, ils sont probablement disposés à abuser de leur autorité. Le Colonel Machin m’a demandé ce que je savais de l’arrestation de Mercier. Ce que j’en savais ce n’était que par oui dire. J’avais entendu dire également qu’on avait déchiré les papiers des autres conscrits. Je lui nommai plusieurs cas qu’on m’avait rapportés et à ma connaissance un individu de Ste. Anne de Beaupré dont je ne me rappelle pas le nom. Le Colonel Machin m’a dit qu’il croyait qu’on avait agi de la sorte. Il dit : Maintenant croyez-vous que ce soit une révolte contre la loi de conscription ? Je lui dis : Je ne crois pas que ce soit une révolte contre la loi de conscription. Pour moi la loi est bien mauvaise, mais nous devons nous y soumettre parce qu’elle est passée, quitte à la faire rappeler par des moyens constitutionnels. Alors il me dit : Qu’est-ce que vous suggéreriez pour mettre fin à ces troubles là ? Je lui dis : Mon Colonel, je suis un individu comme un autre, mais je connais assez bien les sentiments de la population de Québec et je crois que si vous envoyez quelqu’un qui aurait xhexexxixi confiance, que vous leur feriez comprendre que ce n’est pas par ces moyens là qu’ils vont réussir, et vous pourriez leur faire comprendre, leur dire que les détectives qui ont été employés ne seront plus employés, que leurs papiers seront respectés, quels qu’ils soient, bons ou mauvais, et je crois de plus que la présence des troupes dans les rues, patrouillant la ville pour une querelle de rue, provoquent les gens et je lui ai dit : Moi-même je suis un citoyen paisible — il a sourit à ce que je lui ai dit — je lui ai dit : Je suis un citoyen paisible et je trouve absolument provoquant de voir patrouiller les rues par les militaires, qui vous demandent où vous allez, qui vous empêchent de passer par un chemin plutôt qu’un autre — ainsi l’autre soir je revenais et la rue McMahon était barrée par un cordon de troupes et j’ai été obligé de rebrousser chemin. Il me dit : Lavergne, je vois la situation absolument comme vous la voyez, et je suis absolument de votre opinion. Je ne sais pas si c’est alors ou avant qu’il m’avait dit : Vous savez, ce soir les troupes ont ordre de tirer,  il va y avoir du sang de verser. Il me paraissait excessivement désireux d’éviter l’effusion de sang. Je lui ai dit : Voici le moyen que je suggère. Il me dit : Iriez-vous ? Je dis : Mon dieu je ne sais pas quelle est mon influence mais si vous croyez que je peux être utile j’irai volontiers. Il dit : Si vous faites ça, Lavergne vous nous rendrez un grand service, et un grand service à votre pays, et nous rapporterons à Ottawa ce que vous aurez fait. Je dis : Peu importe que vous le rapportiez à Ottawa, ce que je fais c’est pour mon pays, pour ma ville, et pour éviter l’effusion de sang, parce que vous m’avez dit que les troupes allaient tirer. Maintenant je lui dis : Mon Colonel, prenez bien note de ce que je vous dis : Demain, pour des raisons politiques ou des raisons de race, vous verrez dans les journaux que je serai blâmé et que vous serez blâmé. Il dit : Mon cher ami, c’est impossible, si vous réussissez vous nous rendez un trop grand service. Je dis : Peu importe je vais y aller. Alors il m’a dit : Voulez-vous avoir une escorte ? Je dis : Non je préfère y aller seul. Alors il dit : Vous allez dîner et vous irez ensuite. Je dis : Non, il vaut mieux que j’y aille maintenant — vous avez des rapports que le magasin Martineau a été attaqué cet après-midi, il y eut certains troubles au magasin Hermann Young et il y a des rapports que Samson & Filion vont être attaqués, il vaut mieux ne pas dîner et y aller maintenant. Alors il dit : Je vous remercie très cordialement. Le Colonel Carruthers aussi de même que mon ami Taschereau, ils m’ont souhaité bonne chance et je suis descendu et je suis parti pour St. Roch. Du Chateau j’ai vu les troupes devant le Bureau de Poste, alors j’ai pensé d’arrêter aux Quartiers Généraux pour avoir certaines informations. Je suis allé aux Quartiers Généraux et j’ai dit que je désirais voir le général Landry. Je suis allé voir le général Landry et je lui ai dit : Général, je viens de voir le Colonel Machin — et je l’ai mis en peu de mots au courant de la situation. Je désirerais savoir où était le gros de l’émeute pour aller à la rencontre des émeutiers. Il m’a dit que les émeutiers venaient d’attaquer le magasin de Samson et Filion. Il dit : Ils doivent aller au Mechanics Supply à la Basse-Ville par la rue St. Paul. Si vous descendez la Côte de la Montagne et si vous prenez les rues St. Pierre et St. Paul vous les rencontrerez probablement le long du chemin. Alors le Général Landry qui paraissait très occupé — il a dit je crois dans son témoignage que je lui avais demandé quelqu’un pour l’accompagner — si ma mémoire est fidèle je lui ai demandé un cheval parce que je trouvais la route un peu longue, et je pensais que je pourrais peut-être dominer la foule si j’étais obligé de parler à la foule. Il m’a dit qu’il n’en avait pas. Je suis descendu par la Côte de la Montagne et j’ai pris la rue St. Pierre à pieds. Il n’y avait personne, c’était très calme. Devant le Mechanics Supply j’ai vu deux sergents de la paix municipaux. Je leur ai parlé et ils m’ont dit que tout était tranquille. J’ai continué par la rue St. Paul, et un peu passé la gare du Palais, — avant la gare du Palais, à peu près vis-à-vis la rue Lacroix j’ai rencontré ce qui m’a paru être à peu près l’avant garde de l’émeute. Ils paraissaient être à peu près une trentaine qui s’en venaient sur le trottoir. Il paraissait y avoir surtout des gens  et de tous jeunes gens. Je leur ai fait signe d’arrêter et je leur ai demandé où ils allaient. Ils m’ont dit qu’ils s’en allaient à la Basse-Ville. Je leur ai dit : Vous allez être écrasés par la troupe. Je sais qu’on va tirer sur vous et vous allez être écrasés. Mes remarques ont paru leur faire plus ou moins d’impressions. La réponse a été à peu près de me mêler de mes affaires. Alors j’ai insisté et pendant ce temps là il est venu beaucoup plus de monde. J’ai commencé à parler à ce petit groupe sans grand succès. J’ai entendu sur le trottoir un coup de sifflets ou deux, et il y a des gens qui ont crié : On va continuer, occupons-nous pas de lui — et des choses à peu près semblables. Alors je leur ai dit : Vous me connaissez — je me suis nommé — vous connaissez quelles sont mes opinions, quels sont mes sentiments, vous allez être écrasés et il va y avoir beaucoup de sang versé, — vous n’êtes pas en force de rencontrer les troupes, vous n’avez pas d’armes. Ils ont dit : On va en chercher. Je dis : Avant que vous ayez des armes, vous serez probablement tous tués. Pendant ce temps  il s’était fait un cercle assez considérable autour de moi, un groupe assez considérable — il devait y avoir autour de moi à peu près deux ou trois cents personnes. J’ai commencé à raisonner avec eux. Je leur ai dit : Je suis ici en mission. Je viens de la part des autorités, je sais ce que vous demandez — on va retirer les détectives dont vous vo s plaignez et dexxxixx demain les tr upes ne seront plus dans les rues. Je dois ajouter que quand j’ai laissé le Colonel Machin — j’avais oublié de le dire tantôt — lorsque je lui ai parlé de retirer les détectives, il a dit : Ça, c’est ma part, et je m’y engage. Ces gens là ne seront plus employés. Quant à retirer les troupes, je n’en ai pas l’autorité et je ferai tout mon possible — et j’avais la certitude morale que les troupes seraient retirées. Alors j’ai parler à ces gens là et je leur ai dit : Si vous voulez être paisible, demain les troupes seront retirées. J’ai ajouté : Vous me connaissez vous pouvez avoir confiance en ce que je vous dis — j’ai été assez critiqué pour mes idées pour que vous croyez que je suis sincère. Alors en causant avec eux, en discutant, on m’a dit : Il faut dire ça aux autres. J’ai dit : Très volontiers. Alors j’ai cherché une tribune — il n’y en avait pas. Il y avait là une automobile Ford, alors je suis monté sur le capot en avant et j’ai répété aux gens mes remarques, et là elles ont paru faire impression sur l’immense majorité. Il y a peut-être eu quelques cris hostiles ou sceptiques de la part d’un tout petit nombre, cinq ou six peut-être que je ne pourrais pas nommer, parce que j’ai la vue très courte et je ne reconnaissais personne. Alors je suis descendu aux acclamations des gens. Ils m’ont dit : Sur la Place Jacques Cartier il y a un gros rassemblement, il faut aller leur dire ça, voulez-vous venir avec nous. J’ai dit : Très volontiers. On s’en est retourné à la Place Jacques Cartier. Nous avons fait une espèce de procession triomphale dans la rue. En passant devant la Gare du Palais, il y eut beaucoup de cris, de hourah ! la foule paraissait d’excellente humeur et elle a même suggéré de me porter en triomphe — mais ce n’est pas très confortable et que je n’étais pas là pour ça, j’ai refusé. Arrivé sur la Place Jacques Cartier, il devait y avoir quatre à cinq mille personnes. Évidemment la manifestation s’était grossie du long du chemin car tout le monde annonçait que nous allions avoir une assemblée sur la Place Jacques Cartier.


Q. Quelle heure était-il ?


R. Il devait être huit heures trois quarts ou neuf heures je suppose. Arrivé sur la place Jacques Cartier, je me suis dirigé vers le Poste de Police à l’endroit où se font les assemblées ordinairement. Un homme de police est venu au devant de moi et il dit : M. Lavergne je vas monter en haut avec vous pour qu’on vous ouvre la porte. Je suis monté en haut et j’ai répété les mêmes remarques à la foule — et évidemment je ne me suis pas annoncé là comme le plus ferme partisan du Gouvernement ni le plus violent conscriptioniste — au contraire. D’ailleurs si j’avais débuté dans ce sens mes remarques auraient été très courtes. J’ai déclaré que j’étais contre la conscription, qu’on me connaissait, qu’on savait quelles étaient mes idées, que je passais pour un rebelle et pour un traître — d’ailleurs il y a assez longtemps qu’on le dit que j’y suis très habitué et ça ne me froisse pas du tout. J’ai répété à la foule — je leur ai dit pratiquement ceci : Vous avez raison de vous plaindre. Les hommes qui ont été employés comme détectives fédéraux ont fait des choses illégales ; ils sont, certains d’entre eux, de réputation plus que douteuse lorsque ce n’est pas de la canaille. Je suis ici autorisé à vous dire que ces gens là ne seront plus employés. Deuxièmement le Gouvernement vous demande et s’adresse à votre honneur. Pouvez-vous me garantir que ce soir vous serez paisibles, alors je m’engage de mon côté, demain comme je vous le dis de faire retirer ces détectives, et il n’y aura pas de troupes dans les rues — ça ne sera pas nécessaire si vous êtes paisibles ce soir. Nous pourrons nous fier à notre honneur et si vous tenez votre parole d’honneur, je crois à mon tour que je peux vous dire que vous pouvez vous fier à l’honneur du Gouvernement. On m’a répondu : Cela ne fera pas disparaître la Conscription ? Il y avait encore quelques cris hostiles — j’entendais sur les confins de la foule des cris hostiles et sceptiques qui avaient pour effet de m’efforcer à travailler de nouveau auprès de la foule pour la convaincre — mais ces cris là pouvaient venir d’une vingtaine d’individus éparpillés dans la foule. J’ai dit : Non, évidemment, ça ne fera pas disparaître la conscription — vous savez ce que j’en pense : C’est une loi maudite, je l’ai combattue et je la combattrai encore par tous les moyens constitutionnels, mais la lutte doit se faire à Ottawa. C’est à vous autres de demander à ceux qui sont élus et qui se sont engagés de faire rappeler la loi — c’est à eux que vous devez vous adresser, et xxxce n’est pas par des émeutes que vous obtiendrez le rappel. Maintenant je vous demande une chose ce soir avant de partir : Je vous demande votre parole d’honneur de vous disperser, d’être paisible et de vous fier à l’honneur du Gouvernement que je représente. On a acclamé mes paroles. Je suis descendu et on a voulu me reconduire au Chateau en triomphe. Je leur ai dit : Non, allez-vous en chez-vous, tenez la parole que vous m’avez donnée — et je l’avais fait répéter par la foule plusieurs fois — et je vas monter au Chateau rendre compte de ma mission. J’ai pris le tramway de la rue de la Couronne et je suis monté au Chateau et je suis immédiatement allé à la chambre du Colonel Machin qui était là avec le Colonel Carruthers et mon ami Taschereau.


Q. Avant de laisser le Marché Jacques Cartier leur avez-vous dit que votre intention était de tenir une assemblée le lendemain soir ?


R. On m’a demandé : Quand aurons-nous une réponse ? J’ai dit : Nous devrons l’avoir immédiatement — vous verrez demain les troupes ne seront pas là. J’ai dit : Maintenant si on me tient pas parole, je viendrai vous le dire et je serai avec vous demain soir et vous ferez ce que vous voudrez. xxxxxxJ’étais porteur d’une parole que je considérais sacrée. J’étais certain que le lendemain que tout serait paisible et qu’il n’y aurait pas de trouble et j’avais l’intention formelle si les troupes étaient là encore le lendemain, et si l’on ne se fiait pas à la parole de la population de Québec, d’aller le leur dire, et je serais allé le leur dire quelles qu’en fussent les conséquences si j’avais pu le faire comme je l’expliquerai plus tard. Revenu au Chateau j’ai rencontré le Colonel Machin et le Colonel Carruthers et M. Taschereau. M. Machin m’a fait la remarque, il m’a dit : Vous ne savez pas le service que vous venez de nous rendre. Je dis : Colonel, je suis convaincu que tout est fini, tout est excessivement paisible, mais il importe de faire retirer les troupes. Il dit : Oui, je vas immédiatement téléphoner au Général. Je dis : Je vas appeler le Général Landry. J’ai appelé le Général Landry aux Quartiers Généraux. Je lui ai fait part de mon message et je lui ai dit : Général, je crois que c’est fini. Maintenant il est très important que les troupes ne soient pas en évidence demain, et l’émeute est passée. Le Général m’a dit : C’est très bien, est-ce tout ce que vous avez à me dire ? je suis très pressé. Je dis : Oui. Il a fermé le téléphone. Alors le Colonel Machin a téléphoné au Général Lessard — je ne savais pas qu’il était en ville. Le Général Lessard est arrivé au Chateau peu de temps après. J’ai dit au Colonel Machin : Dites au Général comme il est important que les troupes ne soient pas en évidence demain. Ses paroles je crois ont été : I’ll do my very best.


Q. Il paraissait convaincu que ça réussirait ?


R. Oui il avait l’air absolument convaincu que c’était fini et c’était mon impression à moi la plus formelle. J’ai pris congé de ces Messieurs et je suis descendu en bas. Le Général Lessard arrivait justement. Je suis allé le voir et je lui ai raconté très brièvement ce qui s’était passé. Je crois qu’il était au courant d’ailleurs par téléphone. Je lui ai dit : Général, c’est excessivement important que demain vos troupes ne soient pas en évidence. Pour moi, l’affaire est finie. J’ai revu le Colonel Machin qui descendait. Je lui ai dit : xx Vous allez voir le Général Lessard ? Il dit : Oui. Comme je causais avec le Général Lessard quelqu’un est arrivé qui a interrompu ma conversation et le Général est parti avec lui. Le Colonel Machin est parti par le train de onze heures et cinquante cinq. Il pouvait être alors vers onze heures. J’ai revu le Colonel après qu’il avait vu le Général Lessard. J’ai dit : Vous avez vu Lessard ? Il dit : I think everything will be all right. Sur ça je suis descendu au Club de Réforme et je suis allé me coucher vers une heure et demi je crois, une heure ou une heure et demi. Quand j’ai laissé le Club nous avons vu à la porte un individu qui paraissait ivre — ou c’est peut-être le lendemain — il paraissait ivre dans tous les cas, habillé avec un mackinaw carreauté gris, gris et noir. Il est parti en me voyant sortir et il a été se mettre un peu plus loin et il a fait semblant de rendre ce qu’il avait pris de trop, en nous regardant du coin de l’œil. J’ai été informé depuis d’une assez bonne autorité que c’était un policier. Le lendemain j’ai repris ce qui parait être mon organe favori, le Chronicle, le matin et j’ai vu que mon intervention était qualifiée d’une façon plutôt acerbe, et j’ai vu cette phrase surtout qui m’a révolté : que lorsque j’eus demandé aux gens de se disperser et que je leur ai dit qu’il n’y aurait pas de troupes le lendemain dans les rues, que la population honnête de Québec, avait été stupéfiée — dumbfounded. J’ai immédiatement téléphoné à M. Pentland que je sais être un des directeurs du Chronicle — je lui ai demandé une entrevue et je lui ai dit : Nous cherchons l’apaisement — je lui ai raconté ce qui s’était passé — et je lui ai dit : Je crois que le compte rendu de votre Journal n’est pas de nature à amener l’apaisement à Québec. Pour moi je crois que l’affaire est finie mais on est en train de jeter de l’huile sur le feu. Ensuite j’ai téléphoné à Son Honneur Le Maire Lavigueur et je me suis rendu chez lui. Nous avons eu une assez longue conversation. Je lui ai dit : Il faut que vous voyiez le Général Lessard et puis lui faire comprendre que s’il n’y a pas de troupes en évidence ce soir, je crois que l’affaire est finie. Je m’en suis allé de là pour aller voir le Général Lessard. J’ai rencontré le Capitaine Scott à la porte du Chateau. Il me dit : Le Général veut vous voir. Je m’en allais justement chez lui. Je suis monté chez le Général Lessard, à sa chambre et j’ai attendu quelques minutes avec son aide de camp et son sténographe. Il y avait à la porte de sa chambre M. D’Hellencourt, l’abbé Damours, M. Joseph Bernard de l’Évènement et puis M. le Sénateur Lespérance. Je suis entré immédiatement, précédé de son aide de camp, un officier écossais, et peu de temps après le Général Landry est venu me chercher et je suis rentré chez le Général Lessard. Il y avait là le Général Lessard le Général Landry et un Colonel — non pas un Lieutenant, mais un Colonel très décoré dont je n’ai pas compris le nom — j’ai cru que son nom était Johnson, mais je n’ai pas saisi son nom. La conversation s’est engagée avec le Général. Nous nous connaissions bien. J’ai déjà servi sous ses ordres, et il m’a rendu un beau témoignage lorsque j’ai cessé mon service. Il m’a donné la main et il m’a présenté au Colonel et la conversation s’est engagée en français entre le Général et moi. Alors j’ai dit : Général comme il y a ici un officier anglais qui probablement ne comprend pas le français je vas vous dire ce que j’ai à dire en anglais. Alors le général Lessard m’a dit : Colonel Lavergne, il n’y aura pas d’assemblée ce soir à St. Roch. J’ai dit : Je n’en vois pas du tout la nécessité — c’est fini. S’il n’y a pas de troupes en évidence dans les rues, il n’y aura rien, j’en ai la conviction morale certaine, et je ne vois pas la nécessité d’avoir une assemblée. Le Général m’a dit : Il n’y aura pas d’assemblée. J’ai dit : Général je n’en vois pas la nécessité. Je dis : Tout est fini. Il dit : Non, il est trop tard, j’ai la force et je m’en sers et je vas disperser tout rassemblement. J’ai dit : Tout va recommencer. Mes gens ⁁se sont dispersés paisiblement hier au soir de dix heures à minuit il n’y a pas eu un bris de la paix — vos troupes ont été retirées hier au soir — encore en revenant du Club de Réforme à minuit et demi ou une heure, peut-être plus tard, je n’ai pas vu de troupes dans les rues, excepté au Palais et j’avais été informé dans la soirée qu’il y avait eu un ordre d’un officier que je ne nommerai pas sans l’autorité de mes supérieurs, que les troupes devaient se retirer et rentrer aux casernes à minuit. J’ai passé pour retourner chez-moi ce soir là par la rue St. Jean et il y avait des troupes qu’au Palais et elles paraissaient en formation pour retourner. Il n’y en avait pas à la Côte d’Abraham. J’ai dit : Général vous allez tout recommencer et il y aura du sang versé certainement. La xxxx population va croire que c’est une provocation. Depuis hier au soir, vous n’avez pas eu un bris. Les troupes ont été retirées, je vous en prie ne les sortez pas. Je ne vous demande pas de renvoyer vos troupes de la ville mais je vous demande de ne pas les mettre en évidence. Au lieu de les mettre sur les trottoirs mettez les en dedans. — Au lieu de les mettre sur le trottoir du Bureau de Poste, mettez les dans le Bureau de Poste. Au lieu de les mettre sur le trottoir à l’Auditorium mettez les dans l’Auditorium, mais ayez les sous la main, et s’il y a quelque chose vous serez très justifiable, mais je vous en conjure ne faites pas ça ou bien il va y avoir certainement du sang de versé car la population va croire à provocation. On a cru à leur honneur, ils ont tenu leur côté du marché, veuillez donc ne pas faire cela. Il dit : Lavergne il est trop tard, j’ai la force et je m’en sers. J’ai dit : Alors je n’ai rien à dire ce n’est pas mon avis que vous voulez. Il dit : Non non, c’est un avis que je veux vous donner. Nous sommes amis, n’allez pas à St. Roch c’est un conseil que je vous donne. D’ailleurs il n’y aura pas d’assemblée. Tout le monde sera dispersé. D’ailleurs vous ne vous y rendrez pas. Dans l’après-midi il a informé une autre personne que je demanderai la permission de ne pas nommer, tellement elle est intime avec moi, que je serais arrêté si j’allais à St. Roch. J’ai dit : Général, alors ce n’est plus mon avis qu’on me demande, c’est un avis qu’on me donne. Alors j’ai dit en anglais : Je veux qu’il soit bien compris Général I did not butt in this affair I was requested to do xx what I have done. Alors le Général a dit : Certainly Colonel — et s’adressant à l’officier anglais — il dit : This is the way those things must be reported in Ottawa. Il est bien entendu que vous ne vous êtes pas imposé, vous avez été demandé. Alors le Général s’est levé, nous nous sommes donnés la main et je suis parti et en descendant j’ai vu le Colonel Carruthers et je lui ai dit : Colonel, avez-vous quelqu’influence sur le Général Lessard ? Il dit : Je le crois. Je dis : Pour l’amour de Dieu allez le trouver et empêchez le de mettre son plan à exécution. Il va certainement y avoir du sang de versé ce soir. Maintenant tout est tranquille, vous savez qu’on a réussi hier au soir dans ce qu’on avait entrepris ensemble. Tachez donc de voir le Général. Il dit : Je vas le voir. J’oubliais de dire que dans notre conversation avec le Général Lessard, le Général m’avait dit : Je vas voir le Premier Ministre après vous avoir vu. Je dis : Très bien. Il dit : D’ailleurs j’ai la force et je m’en sers et j’ai consulté les principaux citoyens de votre ville. J’ai dit : Certainement pas ceux qu’il y avait à la porte de chez-vous lorsque je suis entré ? car si vous montriez un seul d’entre eux il y aurait peut-être vingt émeutes spontanées dans Québec. De là je suis allé voir le Premier Ministre et je l’ai mis au courant de ce qui s’est passé la veille et je lui ai dit : Le Général Lessard va venir vous voir. Tâchez d’user de toute votre influence pour qu’il continue les mêmes mesures qui ont bien réussi jusqu’ici. Je suis convaincu qu’il va continuer à réussir. Mais s’il emploie la force, Dieu sait où nous allons. Il y aura probablement des gens de tués. Le Premier Ministre a dit : Certainement, lorsque le Général Lessard viendra me voir je lui ferai part de vos rapports. Je suis parti et je suis allé dans l’autre bureau où il y avait des personnes que je connaissais, entre autre l’Honorable Turgeon et quelques autres et je leur ai raconté ce qui s’était passé. J’ai vu arriver le Général Lessard. Le soir, vers six heures, ou sept heures j’ai été informé que la troupe était rendu. Je savais que je ne passerais pas, et qu’en y allant probablement on se servirait — vu la façon dont le journal m’avait traité le matin, et même le soir, on se servirait de mon nom comme d’une provocation pour employer des mesures de violence. Je n’ai pas été à St. Roch. Si j’avais su que des malheureux seraient venus m’entendre et qu’ils l’auraient payé de leur vie j’y serais allé où j’aurais été arrêté. Le soir je suis allé au Club de Réforme. Le Général m’avait demandé le matin si ce n’était pas là, au club de Réforme qu’étaient les quartiers généraux de l’émeute. Le Club est sur les remparts, No 14. J’ai dit : Général, si vous partez sur des données comme ça, évidemment il n’y a pas de discussions possibles. Le soir je suis resté au Club de Réforme jusqu’à une heure et demi. J’ai eu plusieurs téléphones dans la soirée, entre autres deux téléphones de deux officiers qui m’ont demandé si je sortais ce soir là. Je m’en suis retourné chez moi, vers une heure et demi. Du long du chemin j’ai vu des troupes, j’ai vu le bataillon composé qui formait une ligne je crois à partir de la Côte d’Abraham, jusqu’à peu près la Côte St. Geneviève. J’ai salué le Colonel Beaubien. Au coin de la Côte neuve qui descend la rue Salsberry j’ai vu des troupes encore, deux policiers avec eux. J’ai demandé si on avait entendu des rapports de mitrailleuses. On m’a dit que oui. D’autres membres du Composite Regiment m’avaient dit aussi qu’ils avaient entendu la mitrailleuse plusieurs fois. Je suis allé chez-moi convaincu que évidemment j’avais eu raison dans mes prévisions et que probablement il y avait eu du sang de versé. D’ailleurs la police m’avait informé qu’il y avait eu des blessés et tués et que la méthode qu’on avait employée avait eu pour résultat de faire verser du sang. C’est tout ce que j’en sais.

INTERROGÉ par le Major Barclay.


Q. M. Lavergne voulez-vous dire s’il vous plaît, qui était présent lorsque vous avez eu votre entrevue avec le Colonel Machin ?


R. M. Alleyn Taschereau et le Lieutenant Colonel Carruthers.


Q. Est-ce que le Colonel Machin a été spécifique en disant qu’il représentait le Gouvernement lorsqu’il vous a demandé de vous envoyer comme représentant pour apaiser le peuple de Québec ?


R. Non Monsieur, ni il me l’a dit, ni je lui ai demandé parce que je savais qu’il était en mission officielle, et d’ailleurs il venait de m’en donner une preuve immédiate. Si vous insistez pour que je vous la donne, je vous la donnerai.


Q. Attendez la question. Est-ce qu’il a dit spécifiquement de faire aviser le peuple de Québec, et si vous étiez pour réussir, est-ce qu’il vous a donné la promesse formelle de faire retirer les troupes de Québec ?


R. Non Monsieur, il m’a dit simplement qu’il ferait disparaître ses détectives, que ça, c’était sa partie et que quant aux troupes, il ferait tout son possible. Maintenant si vous me demandez de dire quelle est la preuve qu’il m’a donnée de son autorité, la conversation entre nous s’est engagée comme ceci. Je ne l’ai pas dit encore mais je crois être justifiable, vu les suspicions en butte auxquelles je suis, de le dire. M. Taschereau m’a demandé si j’étais prêt à aller à Ottawa pour être le Chief Keeper of Records of the Militia Service Act. Le Colonel Machin m’a répété la proposition. M. Taschereau a dit : C’est une affaire de six mois. J’ai dit : Je ne peux pas. Je ne tiens pas d’avoir de position du Gouvernement et deuxièmement je vis avec ma clientèle à Québec que je suis en train de refaire après avoir donné de longues années à la vie publique. Je n’ai pas le moyen d’aller à Ottawa et je ne tiens pas à y aller. Alors il a dit : Agiriez-vous pour nous à Québec dans certaines causes pour nous ? Je dis : Monsieur, si vos causes sont bonnes, si je les crois justes, je n’ai aucune objection à les prendre plus que celles de n’importe quel client. Alors j’étais justifiable de croire que puisqu’il me faisait une proposition comme celle-là, il avait une certaine autorité — et je savais par les journaux qu’il était venu pour ça.


Q. N’ayant pas fait de promesses formelles, quelles promesses formelles pouviez-vous donner à la foule dimanche soir ?


R. J’ai donné la promesse formelle, au nom des autorités, que les détectives du genre de ceux qu’on avait employés ne seraient plus employés ; que les papiers des conscrits ou des citoyens arrêtés, que ces papiers fussent bons ou mauvais, étant leur propriété personnelle, ne seraient plus déchirés; et je leur ai donné la promesse que les troupes seraient retirées parce que j’en avais la certitude, la conviction morale.


Q. Avez-vous parlé de la troupe ?


R. Évidemment que j’ai parlé de la troupe.


Q. Qu’avez-vous dit à leur égard ?


R. J’ai dit qu’elle serait retirée et que la vie reprendrait son cours normal et que la police se ferait dans les rues par la police de Québec.


Q. Vous avez pris sur vous de dire à la foule que les troupes seraient retirées en dépit du fait que vous n’aviez pas reçu de promesses formelles à cet effet du Colonel Machin ?


R. Oui Monsieur parce que j’étais là pour faire disperser la foule, pour empêcher l’effusion de sang, pour empêcher les troupes de tirer sur la foule comme j’en étais informé, et j’ai pris sur moi de le dire pour empêcher qu’on tue des innocents ce soir là.


Q. Alors sans avoir eu une promesse que les troupes seraient retirées, vous avez fait la remarque à la foule : Vous serez écrasés par les troupes, elles vont tirer sur vous ?


R. Oui.


Q. Vous avez dit : Il y aura beaucoup de sang versé — vous n’avez pas d’armes ? Ils ont répondu : On va en chercher ?


R. Oui, ça c’est au xxxx Palais.


Q. Ce n’était pas très calculé à mettre l’amitié entre les soldats et la population de Québec ?


R. Je n’allais pas là pour faire l’amitié entre les soldats et la population de Québec. Il y a des choses qui sont au dessus de mes forces, M. Barclay. J’y allais pour faire disperser la foule et empêcher qu’on tire sur elle ce soir là. Je vous avoue que mes sympathies étaient plutôt sur les innocents qu’on allait tuer, qui n’étaient pas armés, qu’en faveur de ceux qui étaient armés et qui tiraient avec des mitrailleuses.


Q. Admettons qu’il y a des choses qui sont au-dessus de vos forces, pensez-vous que de faire la paix à Québec, lorsque les autorités civiles et militaires avaient failli de le faire, que vous étiez capable de le faire tout seul ?


R. Je n’ai pas discuté si j’étais capable ou si je n’étais pas capable. On m’a demandé si je pouvais le faire. Croyant probablement que je pourrais peut-être réussir, je n’ai pas discuté si j’étais capable ou non, j’y suis allé.


Q. Dans votre témoignage aussi Monsieur vous avez dit que la présence des soldats sur la rue lorsqu’ils n’avaient pas le droit d’être là était une provocation ?


R. C’est aussi une considération que le Colonel Machin a paru comprendre.


Q. Même si ces soldats étaient là à la réquisition par écrit du Maire de la Ville de Québec ?


R. Non Monsieur.


Q. Alors ils avaient parfaitement le droit d’être là ? — et non seulement ils avaient le droit mais ils étaient obligés par la loi d’être là ?


R. Très probablement.


Q. Alors on ne peut pas dire que c’est une provocation — si c’est une provocation ce n’est pas une provocation illégale ?


R. C’est une provocation dans ce sens ci : Ça peut être utile d’avoir des troupes dans les rues pour réprimer une émeute mais pas au dépens de la foule.


Q. Maintenant vous avez parlé d’avoir vu la cavalerie sous le commandement de Monserrat ? Savez-vous s’il avait le commandement officiel ?


R. Il m’a paru avoir le commandement.


Q. Vous l’avez vu attaqué par la foule avec de la glace et autre chose ?


R. Oui.


Q. Vous avez vu la cavalerie riposter avec des manches de hache ?


R. Je ne sais pas, lorsque je l’ai vue elle était plutôt en déroute, la Cavalerie.


Q. Elle n’a pas attaqué la foule — vous avez dit qu’elle s’en retournait paisiblement ?


R. Voici. Lorsque le Lieutenant Monserrat a donné l’ordre : « prepare to mount » je me suis dirigé immédiatement vers le haut de la rue St. Jean pour voir où allait la cavalerie, pour voir ce qui se passait. C’était curieux. Ça m’intéressait. J’ai reçu assez de pierres dans ma vie que ça m’intéressait comment les autres les recevaient. Évidemment la cavalerie m’a dépassé. Elle allait à une allure plus vive que le canter. La foule s’est retirée dans les rues de côté et elle leur jetait de la glace et d’autre projectiles, que les chevaux recevaient, et les hommes aussi. Les hommes avaient la tête courbée comme ceci et galopaient.


Q. À cause de la glace je suppose ?


R. Évidemment. Ensuite je les ai vus revenir tranquillement.


Q. Pas au trot ?


R. Non, lorsque je les ai vus la première fois ils étaient plutôt en déroute. Ils ne chargeaient pas la foule mais ils étaient chargés par elle.


Q. Maintenant vous savez M. Lavergne qu’il n’y avait pas de soldats sur la rue le jeudi soir ?


R. Non Monsieur pas le jeudi soir.


Q. Quand la police fédérale a été attaquée ?


R. Je ne crois pas.


Q. Ce ne sont pas les militaires qui ont fait la provocation cette fois là ?


R. Non, la provocation c’était le genre de détectives qu’on choisissait pour arrêter les conscrits.


Q. Quand l’Évènement et le Chronicle ont été attaqués il n’y avait pas de troupes non plus sur la rue ?


R. Non je ne pense pas.


Q. Ça n’est pas encore les militaires qui les ont provoqués ?


R. Non il n’y en avait pas. Je crois que le Chronicle et l’Évènement étaient leur propre provocation.


Q. Vous admettez que ce n’était pas les militaires cette fois là ?


R. Certainement.


Q. Quant à l’Auditorium il a été attaqué et brulé avant que les troupes y soit allés ?


R. Je le sais par oui dire.


Q. C’est encore l’Auditorium qui a donné la provocation ?


R. Il y avait une certaine de justification. L’état de désarroi de ce bureau était une provocation. Je vous parle là comme avocat.


Q. Vous croyez que c’était sage d’avoir brulé l’Auditorium ?


R. Je n’irai pas jusque là.


Q. Après avoir vu que les autorités civiles étaient incapables de sauvegarder la propriété de la ville de Québec ça vous étonne-t-il beaucoup que le Maire de la ville ait demandé l’assistance des troupes ?


R. Cela ne m’étonne pas du tout.


Q. Pensez-vous que c’est une bonne affaire qu’il l’ait demandée ?


R. Ça devait être une excellente affaire puisqu’il l’a demandée. Il est meilleur juge que moi de cela.


Q. Est-ce qu’il est meilleur juge que vous aussi si c’était une provocation trop énorme à Québec de demander aux soldats de se présenter dans la rue ?


R. Il n’a jamais été question de ça.


Q. Pourquoi la présence des troupes lundi serait-elle une provocation tellement extraordinaire que vous avez vu de loin le versement de sang.


R. Parce que lorsque dans les rues d’une ville ordinairement paisible, et qui a été excessivement paisible depuis le début de la guerre, malgré bien des provocations, ici et ailleurs — et vous savez ce que je veux dire…


Q. Parfaitement.


R. Dans une ville comme celle-là, lorsque à un moment donné on ne peut plus endurer il peut arriver certaines émeutes, certaines batailles dans les rues, mais lorsque tout est rentré dans l’ordre la présence des troupes patrouillant les rues, arrêtant les individus qui vaquent à leurs affaires, arrêtant et faisant retourner des citoyens paisibles, ça cause une certaine provocation — pour ma part du moins — je n’ai peut-être pas la même notion de fierté que d’autres…


Q. Vendredi, vous avez appris des rumeurs, vendredi matin, on était en préparation de faire l’attaque de l’Auditorium ?


R. Oui.


Q. Et vous ne l’avez pas cru ?


R. Non.


Q. Vous avez pensé que c’était impossible ?


R. J’ai pensé qu’on n’aurait pas le courage de le faire. La population est tellement moutonnière d’ordinaire que je ne pensais pas qu’on aurait ce courage là.


Q. Cela montre que vendredi au moins vous avez pu vous tromper ?


R. M. Barclay, si vous partagiez mes opinions religieuses je vous dirais qu’il n’y a que le Pape qui soit infaillible et encore seulement sur les questions dogmatiques.


Q. Cela montre que vendredi vous ne connaissiez pas les sentiments de la population de Québec ?


R. Pas du tout, pas plus qu’à l’ordinaire.


Q. Vous vous êtes trompé vendredi soir ?


R. Évidemment, j’ai cru qu’on n’attaquerait pas l’Auditorium.


Q. Pensez-vous qu’il ne serait pas possible que vous vous trompiez pour vendredi ?


R. Cela aurait pu arriver. Mais je ne me suis pas trompé pour dimanche soir.


Q. Après les évènements de jeudi et de vendredi soir vous attendiez-vous que le Général Lessard au lieu d’envoyer des troupes dans la rue allait croire à vos sentiments que tout était fini ?


R. Oui, et je vas vous dire pourquoi : quand après une émeute de quatre jours sur de simples bonnes paroles autorisées une foule s’est dispersée et s’est rendue paisiblement chez-elle, que les troupes ont été retirées, et que maintenant tout est paisible, je crois que si cette manière a bien réussi une première fois, c’est une excellente raison pour l’employer une seconde, et d’ailleurs j’aurais trouvé que le Général Lessard aurait été — excusez le mot — un imbécile de renvoyer ses troupes de Québec, mais je crois qu’il aurait pu les tenir sous sa main, mais ne pas les montrer dans les rues. D’ailleurs il y avait un marché de fait et je crois qu’on aurait pu tenter de l’observer.


Q. Vous nous avez dit que vous n’aviez pas reçu de promesses formelles ?


R. Pas à ce point là, non, mais comme le marché avait réussi jusque là on aurait pu tenter de l’observer.


Q. Vous n’avez pas eu la même expérience que M. le Maire qui a dit que dans chaque foule qu’il avait vu il y avait beaucoup d’étrangers ?


R. J’ai eu la même expérience que M. le Maire dans ce sens-ci c’est qu’il a dit lui-même au Général Lessard lundi la même chose que j’ai dit, de ne pas employer les troupes en évidence.


Q. Je parle au point de vue des étrangers dans la foule ?


R. Quant aux étrangers, comme je vous ai dit, j’ai la vue très courte, je ne sais pas, mais je crois avoir senti, en autant qu’un orateur peut comprendre une foule à laquelle il parle, je crois qu’il y avait là certainement un élément étranger que j’ai indiqué comme étant hostile au dispersement de la foule.


Q. C’était un élément de danger pour la ville de Québec ?


R. Oui, mais tellement petit que si lundi soir, la foule ne s’était pas dispersée comme je crois qu’elle l’aurait fait si on avait gardé la parole du Gouvernement, tellement petit qu’on aurait pu les ramasser avec une poignée de constables.


Q. Combien de personnes était dans la foule que vous avez adressée ?


R. Cinq à six mille je crois.


Q. Combien de personnes y a-t-il à Québec ?


R. Je ne sais pas, mais le recensement officiel dit qu’il y a à peu près cent mille.


Q. Étiez-vous satisfait que les cinq mille personnes qui étaient devant vous étaient les émeutiers de Québec ?


R. Oui et non. J’étais satisfait que les cinq mille personnes qu’il y avait devant moi représentait l’indignation populaire causée à Québec par les manœuvres du Gouvernement. J’étais en même temps satisfait que ces gens là étant dispersés ……


Q. Vous savez M. Lavergne que vous n’avez pas besoin de me rappeler que le Gouvernement n’est pas aimé à Québec. Cela se voit assez par les députés qui représentent la Province de Québec.


R. Cela se voit par le Gouvernement lui-même. D’ailleurs je connais ça peut-être mieux que vous, j’ai contribué à le mettre là.


Q. Dans le comté de Montmagny ?


R. Non, en mil neuf cent onze — pas la dernière fois.


Q. Maintenant je n’ai plus qu’une seule question M. Lavergne. Quant au sujet de cette enquête, la mort de quatre individus lundi soir vous n’en connaissez rien du tout ?


R. Pardon, sur la mort de ces quatre individus, je suis convaincu qu’ils ne seraient pas morts si le Gouvernement avait suivi nos conseils.


Q. C’est votre opinion ?


R. C’est mon opinion absolument certaine.

INTERROGÉ par Mtre. F. O. Drouin.


Q. Je n’ai que quelques questions à vous poser M. Lavergne ?


R. Oui.


Q. Vous n’avez pas d’objections ?


R. Je suis ici pour ça.


Q. Vous avez dit au début de votre déposition que vous aviez lu le Chronicle vendredi matin à propos de ce qui s’était passé la veille et que vous n’aviez pas été surpris. Voulez-vous dire pourquoi ?


R. Oui, parce que depuis très longtemps la rumeur courait les rues que les officiers de la police fédérale — je ne les connais pas xxxxxxpersonnellement excepté un — que leur xxxxxxréputation n’était pas des meilleures, leur incapacité était notoire et à part de ça les rumeurs couraient les rues qu’ils déchiraient les papiers, qu’ils faisaient des arrestations illégales, et que les gens qui étaient arrêtés passaient deux ou trois jours au Manège avant de pouvoir ⁁être libérés.


Q. Vous personnellement vous n’en savez rien ?


R. D’ailleurs les mouchards ne sont jamais populaires.


Q. Vous n’en connaissez rien ?


R. Personnellement, je n’en connais rien.


Q. Vous ne savez ça que par ouidire ?


R. Absolument.


Q. Est-ce qu’on vous a nommé des personnes dont les papiers ont été déchirés ?


R. Oui.


Q. Qui ?


R. Il y a un individu de Ste. Anne de Beaupré, je ne peux pas dire son nom mais je me le procurerai.


Q. Voulez-vous xxxnous le procurer ?


R. Oui je ferai tous mes efforts. Dans tous les cas je tâcherai de me le procurer.


Q. C’est l’opinion que vous vous êtes faite en lisant le Chronicle le matin — cela ne vous a pas surpris parce que vous avez su de différentes gens que certains papiers des conscrits avaient été déchirés ?


R. Non seulement ça mais j’ai vu le fonctionnement de l’Acte du Service Militaire et ses débuts — j’ai eu une certaine expérience, pas très grande mais une certaine expérience avec les conscrits et cela ne m’a pas surpris du tout étant donné les actes arbitraires qui ont été faits.


Q. Vous avez dit aussi que vous aviez constaté que la loi du Service Militaire mise en fonction ici à Québec, c’est-à-dire à l’Auditorium, n’était pas ce qu’il y avait de mieux. Avez-vous constaté ça vous-même ?


R. Oui.


Q. Y êtes-vous allé ?


Q. En quoi péchait-elle ?


R. Par exemple un jour un conscrit partait. Il avait demandé une exemption. Cela m’a pris du matin à onze heures jusqu’à cinq heures et demi pour pouvoir trouver son dossier à l’Auditorium.


Q. À qui l’aviez-vous demandé ?


R. Je l’ai demandé à M. St. Pierre et à M. Huard — je ne sais pas si M. Gobeil était là ce jour là. Je sais que j’ai téléphoné au moins dix fois et d’ailleurs je peux vous citer un autre cas, il y a celui d’un nommé Arthur Boutet dont le dossier n’a jamais pu être trouvé et il est parti pour la guerre.


Q. Vous êtes-vous adressé à votre ami M. Alleyn Taschereau ?


R. Oui et j’ai constaté que son bureau est très bien tenu et les dossiers qu’il avait en main, on savait où les trouver mais dans le cas dont je vous parle, les premiers, M. Taschereau n’était pas en fonction dans ce temps là.


Q. Dans ce temps là ce n’était pas à l’Auditorium ?


R. Je crois que c’était à l’Auditorium.


R. Non ce n’était pas à l’Auditorium.


R. C’était quelque part sur la rue St. Jean.


Q. Connaissez-vous quelque agent de la police fédérale qui n’a pas rempli son devoir ou s’il a mal agi ?


R. Non Monsieur je ne sais pas s’ils ont bien ou mal agi parce que ils n’ont pas eu affaire à moi encore. S’ils ont affaire à moi je vous garantis qu’ils agiront bien.


Q. Mais des agents qui ont une conduite absolument irréprochable vous n’en connaissez pas ?


R. Non, mais je sais quel est le genre d’individus qu’on a choisi.


Q. Ce qui s’est passé le jeudi soir à St. Roch, à la station No 3 vous n’en connaissez absolument rien ?


R. Non.


Q. Vous avez appris ça par le Chronicle le matin.

INTERROGÉ par Mtre. F. Gosselin.


Q. Vous avez dit que le Colonel Machin vous semblait être en autorité à Québec.


R. Je n’avais pas le moindre doute car les dépêches de la Presse Associée avait annoncé qu’il devait venir faire une enquête sur les troubles à Québec et qu’il représentait le Gouvernement.


Q. Est-ce que le Colonel Machin est le même que celui dont on a lu les rapports à la Chambre des Communes.


Q. Et celui dont s’est autorisé le Premier Ministre du Canada pour parler des troubles de Québec ?


R. Oui et je peux ajouter que c’est le même qui a fait un rapport sur mon cas spécialement que le Premier Ministre du Canada n’a pas jugé bon de produire encore.

INTERROGÉ par Mtre. F. O. Drouin.


Q. Le connaissiez-vous personnellement le rapport que le Colonel Machin a fait sur votre compte ?


R. Je ne le connais pas personnellement, je le connais par ouidire, par un fonctionnaire du Gouvernement dont je ne me sens pas le droit de dévoiler le nom.


Q. Vous n’avez jamais vu le rapport ?


R. Non mais je sais ce qu’il y a dedans.


Et le témoin ne dit rien de plus.


Je soussigné sténographe assermenté
certifie que ce qui précède est la transcription
fidèle de mes notes sténographiques.
Alexandre Bélinge
  1. Titre ajouté par Wikisource pour fin de présentation.