(p. 109-116).

LŒTITIÀ À TRIANON

Tout le monde sait que Lœtitia a été modiste, puis modiste-honoraire. Mais elle n’est plus rien de tout cela, ayant épousé l’année dernière un riche Portugais d’origine suisse, qui est mort tout de suite après, sans même avoir le temps de divorcer. La jeune femme jugea cela un peu ridicule ; après quoi elle se consola, en se disant, — comme on se le disait déjà dans Ephèse, — que le noir lui va bien. « Le passé, a excellemment écrit feu Ernest Capendu, porte des voiles de veuve. » Lœtitia fit comme le passé, pendant quelques mois. Aujourd’hui elle égayé son deuil d’un peu de violet : et pareil est le sourire d’une glycine, pendue au feuillage d’un cyprès noir, à moins qu’on ne préfère s’imaginer, en comparaison, la figure d’un prince éthiopien, basané, riche et joyeux, qui rirait avec un râtelier d’améthystes.

Quoiqu’il en soit, le deuil de cette Parisienne peut encore passer pour sévère. Il est sévère, mais juste, — à se servir d’une expression qui n’a peut-être plus toutes les grâces de la nouveauté — si juste même que la robe emplumée de la reine Karomama n’en trahissait pas plus que le fourreau de Lœtitia. C’est au point que l’observateur le moins attentif, ou le plus ignorant des jeux de l’ostéologie, saurait, en une seconde, où lui commencent les fémurs. Un homme qu’on affublerait ainsi, outre qu’il ne laisserait point d’être ridicule, ne saurait avancer que par bonds, comme dans les courses en sac. Mais une femme !… Lœtitia a l’air de fouler des nues.

Comme ce jour où Béhanzigue l’emmena au Louvre et lui fit remarquer devant la Victoire de Samothrace :

—— Vous constatez, une fois de plus, que sa robe aussi lui plaque sur le ventre. Avec cela, vous ne vous ressemblez guère. Il lui manque la tête et les bras ; pourtant, elle a quelque chose que vous n’avez pas. Elle n’est pas de votre famille ; mais cousine, plutôt, de cette svelte Iphigénie dont. M. Moréas a si subtilement dérobé Euripide. Vous voudriez avoir le livre : c’est bien, on vous l’enverra, quand même vous n’en devriez pas démêler toute la force et toute la grâce. Mais vous en pourrez parler au cabaret, entre les hors-d’œuvre et les huîtres car il est bien porté d’admirer la tragédie.

Mais aujourd’hui c’est à Trianon que l’on doit finir la journée. Et Lœtitia, qui, étant en retard d’une heure et demie, venait à pied, entra dans l’auto du vieux Monsieur ; on embraya, et l’on partit, — avec Béhanzigue.

— Voilà six heures qui viennent de sonner, observe Nestor, le propriétaire. Nous sommes en retard.

— C’est bien ma chance. Toutes les fois que je sors avec vous, je suis en retard.

— Ce n’est pourtant pas moi, je vous jure, qui, aux fins de séduire les Réservoirs, viens de passer une heure dans les mains d’un merlan…

(— Frit, murmure le baron à Lœtitia, qui pouffe.)

—… Ni qui me lie étroitement, pour marcher plus vite, les jarrets. Telle, sans doute, fut la courroie, dont un apothicaire ingénieux empêchait sa femme de courir.

— Oui, dit Lœtitia, et telles étaient, dans ce pays d’Italie, — vous savez : où il y a Milan, — ces vignes qui laissent pendre, entre deux ormes, leurs grappes, comme une guirlande.

— Peste, fit Béhanzigue. Mais, telle aussi, sans doute, fut la chaîne qui mesurait à Salammbô le rythme et l’écart de ses jambes divines ?

— Divines, on dit toujours ça. Pourquoi divines ?

— Mais… parce qu’elles descendaient des dieux. Ou des Baals, plutôt.

— Ah, si vous saviez d’où les miennes descendent : pas mes Baals… mes jambes.

L’homme mûr devient tout vert, en dedans. Mais il affecte un air dégagé, et demande :

— C’est au cintième que logent vos amitiés ?

— Que voulez-vous, dit Lœtitia : lorsque je place mon cœur, c’est le plus haut possible… Mais voyons ces bonbons : je suis sûre que vous avez pris de ceux que je n’aime pas. Là : j’en étais sûre.

— Comment les aimez-vous ?

— Vous savez bien : de chez Chose, avec du marasquin.

— Voici, dit Nestor. Et, pareil à l’homme sans ombre, il tire l’objet de son manteau.

Lœtitia est jugulée.

— C’est tout de même mufle, dit-elle, en remerciement. Mais alors, les pas-au-marasquin ?

— C’est moi, explique Béhanzigue, qui avais cru pouvoir…

— Béhanzigue, vous êtes un amour. Au fond, ce sont les vôtres que je préfère.

Et tendant au « vieillard » la seconde boîte :

— Tenez, dit-elle, vous les donnerez à votre chauffeux. Ce pauvre Francis, lui aussi a besoin de douceurs.

Et cependant, voici les grandes ombres de Versailles, où jaunissent l’automne et le soir. Voici Trianon, royale musique que l’on entend avec les yeux — avec des yeux ivres de rose. À travers sa colonnade nouvellement ouverte, on voit s’assombrir, par delà les arbres et les bassins, un ciel tout uni qui a l’air — mais si loin qu’on ne la saura, de la main, jamais atteindre — d’une haute muraille de saphir, que saupoudre un soleil oblique.

— C’est joli, dit Lœtitia. Et ce jardin, ajoute-t-elle avec mystère : savez-vous à quoi j’y songe ?

— Mais oui, dit le vieux Monsieur : vous songez à Watteau.

Lœtitia est vexée. Du bout de son ombrelle, elle trace sur le sable les hiéroglyphes d’une âme incomprise. Car c’est être incomprise — votre cœur vous l’a déjà dit, ô Lœtitia, — que d’être devinée si vite. Ce n’est pas du doigt que s’ouvre une fleur.

À ce moment éclate une détonation.

— Bon, dit Nestor : c’est Francis qui crève. Et s’il faut qu’on aille à pied, avec votre jupe, d’ici l’hôtel, — nous en avons pour deux petites heures.

— Vous me porterez tous les deux, — comme dans la Tenture des Indes, dit-elle. Et en attendant, on ne visite pas ?

— On ne visite plus, répond Béhanzigue. Mais auriez-vous aimé vraiment ce bric-à-brac de rois ? Ah, nous avons trop de musées. Ce serait peu d’une Révolution encore, pour que la France barbotât ses dernières mânes. Et vive l’Amérique.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a au juste là-dedans, demande la jeune femme, qui, pour un peu, trépignerait comme un enfant devant l’armoire close, où les confitures dorment dans le givre.

— Ce qu’il y a, continue Béhanzigue. D’abord les voitures du Sacre.

— Peuh ; des voitures à chevaux…

— Oui, des hippocycles. Et aussi des traîneaux. Elles sont par là.

Et le jeune homme, de la main, indique un lieu imaginaire.

— Par ici, ce sont des meubles, des bibelots. Un camée antique, sur onyx, assez grand pour sceller votre tombe.

— Ma tombe ! s’écrie la jeune femme suffoquée.

—Ne l’écoutez pas, dit Nestor. Songez plutôt au Salon des Malachites, où tout est en pierre dure, jusqu’aux coussins, — et votre cœur. Oui, tout, vous dis-je, excepté la cheminée. C’est un phynancier qui l’a prise.

— Un phynancier ?

— Vous connaissez bien cette vieille histoire de l’épingle ?

— Oui, répond le baron.

— Non, répond Lœtitia.

— Eh bien, il était une fois, au cercle, un gentilhomme, dont on loua l’épingle à cravate et qui répondit que c’était de la malachite : « Moi ! fit le baron Ramire, j’ai une cheminée comme ça. » Même qu’elle ne devait pas être aussi belle qu’au Salon des Glaces, ici, celle qui est couleur de sang —— de sang Marie-Antoinette.

— Bah, reprend l’autre, qu’est-ce que cela au prix des quatre Boucher de la Bibliothèque, des quatre grands Boucher comme ils n’en ont pas en Angleterre.

— Et les deux paysages d’Oudry ! Vous n’ignorez pas, ma chère enfant, qu’Oudry a renouvelé le paysage.

— J’ignore, dit Lœtitia, d’un air cruel. Et, mettant sa longue main devant sa bouche longue, elle baille. Ses sourcils se froncent. Lœtitia s’ennuie. Grands dieux, qu’elle est aquiline !

— D’ailleurs, votre malachite, ça m’est égal, comme vos Boucher, puisque je ne les vois pas.pas. Et ici, cette colonnade, où sommes-nous ?

— C’est le Péristyle, — où le Roi dînait souvent.

— Il aimait les courants d’air, peut-être. N’avait donc pas de salle à manger ?

— Vous savez bien, explique Nestor, qu’on lui dressait son couvert un peu au hasard.

— Comment voulez-vous que je sache ça ? Je n’ai jamais dîné avec.

Et, arrêtant au vol un souvenir classique :

— Est-ce que vous me prenez pour Molière, demande— t-elle.

— Je n’irai pas si loin. Et, quant au courant d’air, je suppose que la colonnade était vitrée du côté de la cour, et du mauvais temps.

— Comment ? demanda Béhanzigue, n’est-ce pas sous Bonaparte qu’on la ferma ?

— Au moins, est-elle faite pour être close sur la cour, à supposer qu’elle ne le fût point d’abord. Qu’elle ouvrît sur les jardins, qui est le côté intime et fleuri, cela va de soi ; et quoi de plus absurde que de poser des verrières dans un entrecolonnement, où rien ne les attend, ni ne les fixe ? Mais, à l’opposé, il saute aux yeux que Mansard avait prévu des cloisons, et déterminé leur place. C’est ainsi que la partie antérieure de la colonnade, qui en devait être cachée, est restée de pierre brute ; et que, vers l’intérieur, les placages de marbre ne sont plus symétriques, dans l’état actuel.

— Mais alors… dit Béhanzigue.

— Ecoutez, fait Laetitia, vous rebâtirez Trianon une autre fois. Pour le moment, allons dîner, c’est l’heure. Voyez : le ciel, déjà, n’est presque plus bleu.

— Il est comme vos yeux, dit Béhanzigue, quand l’azur en est noirci parle courroux ou le caprice.

— Et ils sont souvent noirs, observe sagement Nestor.

…………………….

La nuit, qui maintenant est tout à fait ténébreuse, velouté les carreaux. Le repas touche à sa fin ; et le vieux monsieur, moins vieux encore que sa courtoisie, s’est levé pour aller, lui-même, payer à la caisse.

— Alors, Béhanzigue, demande la jeune femme : vous ne m’aimez plus ?

— Je vous aime, Lœtitia. Non pas que ça m’amuse. Mais où la chèvre est attachée…

— Alors, vous aussi, c’est une entrave ?… Mais chut, Agamemnon s’avance.

Le voici, en effet, qui a fini de régler la note. Et Béhanzigue murmure :

— Oui, telle était la chaîne où me lia Lœtitia, avec mille serments et dont aucun n’était sincère.