M. Desrocher sommeillait sur un volume de Taine. Sa femme entra :

Nous allons en ville, ville, dit-elle, Anna et moi, pour faire quel ques courses. Nous passerons prendre son mari au Palijs, et puis nous reviendrons par le tramway.

— Vous ne prenezprenez pas la voiture, alors ?

— Non, interrompit Anna qui entrait, nous marcherons. Vois maman, est-ce qu’on ne dirait pas une jeune mariée ? À cet âge-là, on n’a pas besoin de voiture.

Et ils se sourirent tous trois, l’air heureux, tandis que le vieillard contemplait sa femme. Nul n’aurait dit vraiment qu’elle avait dépassé la cinquantaine. Des rides aux tempes et à la bouche, quelque corpulence, un peu de neige aux cheveux ; c’est tout ce que le temps avait imposé à la belle Madame Desrocher, une des gloires jadis de l’administration impériale d’Algérie. Mais il n’avait rien changé au tendre regard, à la rigidité du port, à tout ce qui, chez elle, marquait l’orgueil d’une vertu, d’une beauté et d’un rang bien gardés.

— Tu surveilleras un peu Jeanne, dis, papa. Elle est avec la bonne, dans le jardin.

Et elles sortirent toutes deux en étouffant le bruit des portes. Le silence, de nouveau, enveloppait la villa. À peine, par moments, on entendait les cris de la petite Jeanne, qui jouait en bas avec sa chienne et sa bonne.

-o0o-

M. Desrocher se reprit à sommeiller ; mais il fut soudain arraché à sa sieste par une clameur plus forte de l’enfant mêlée à des aboiements de la chienne. Une inquiétude le prit, et il passa dans la chambre à coucher de sa femme, dont les fenêtres donnaient sur le jardin.

Il regarda, c’était une fausse alerte. Sous les yeux bienveillants de la bonne, Jeanne et la bête se roulaient ensemble sur le maigre gazon.

Le soir approchait et le soleil ne bronzait plus qu’à leur faîte les cèdres du jardinet. Un rayon pénétrait dans la chambre et se brisait sur le biseautage d’un miroir, éclaboussant à travers la salle ici un portrait, là une coupe.

Le vieillard quitta la fenêtre. Cette heure mélancolique le poussait aux souvenirs. Il éprouva quelque attendrissement à contempler les mille objets féminins de la chambre, dont chacun réveillait une date dans son cœur, et ces meubles surannés dont la jeunesse avait concordé avec la sienne.

Il y avait plus de trente ans qu’il les avait achetés à Paris, Alger n’en ayant pas d’assez beaux, et choisis minutieusement en harmonie avec le charme de la femme qu’il avait le plus aimée, de sa femme.

Un instant, il la revit telle qu’elle était alors, un peu frêle et timide, n’aimant pas le monde, et il se revécut lui-même, le sang jeune, les yeux brillants, le cerveau libre.

Et le lit élastique et vaste, ou la courbe d’un canapé éveillait aussi au-dedans de lui, des souvenirs moins avouables. Avec un bizarre mélange de honte et de plaisir, il se rappela les premiers mois, où il avait traité l’épouse en maîtresse, où, le matin, au bureau, son arrivée tardive et son allure fatiguée faisaient dire à quelque intime, avec des intentions grivoises : « Qu’est-ce que vous avez donc, ce matin, Desrocher ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. »

-o0o-

Comme tout cela était loin. Faisant quelques pas, il s’aperçut dans une glace, courbé, blanchi, vieux enfin ; et il songea que la mort n’était pas très loin.

Le rayon de soleil avait tourné : maintenant il frappait un petit meuble syrien, espèce de secrétaire où Mme Desrochers mettait ses lettres et ses bijoux. Le tiroir supérieur, qui formait comme un dessus de bureau, était entr’ouvert ; cette circonstance frappa le vieillard qui le savait sévèrement d’habitude, et reprochait même en riant à sa femme d’y cacher des billets doux. De fait, elle lui avait montré plusieurs fois ce qu’il contenait : des bijoux d’enfance et des souvenirs de première communion.

Un regain de curiosité le prit : il tira le tiroir qui, pris de côté, résista et, tiré de nouveau avec un peu de violence, s’abattit tout d’un coup, en découvrant par la secousse un double fond à secret, très primitif, qui contenait quelques lettres.

Le vieillard les prit et, ne reconnaissant pas l’écriture, s’approcha de la fenêtre.

-o0o-

II y en avait une dizaine, jaunies, attachées avec une faveur bleue et signées d’une grande écriture insolente : André de Jarnac.

La première commençait par « Madame », », et c’était une déclaration. M. Desrochers sauta à la dernière. Celle-là disait : « Ma chère Reine » : c’était le nom de Mme Desrocher. La lettre parlait de rupture, brutalement ; il s’y trouvait aussi une tirade bête et sentimentale sur « Anna, enfant de l’amour ».

Malgré le désespoir aigu qui l’avait envahi, cette phrase le fit songer aux titres de Ducray-Duménil, et il eut un rire contenu.

Des pensées stupéfiantes et contradictoires passaient dans son cerveau. Un moment, il lui sembla que cette histoire n’avait pas de rapports avec sa vie, qu’elle intéressait des personnes autres que lui-même, connues autrefois.

Puis tout cela tourbillonna ; ses notions de temps et d’espace s’embrouillaient, et, les yeux béants, il regardait sans la voir, par la fenêtre, l’enfant qui jouait toujours.

Enfin, au milieu de ce cauchemar, il se ressaisit lui-même, et attentivement, il lut du commencement à la fin, la correspondance amoureuse.

Cependant, il évoquait entre les lignes les acteurs de ce scénario des plus antiques : sa femme et lui, ainsi qu’il venait de le faire, et puis le lieutenant de Jarnac, troisième personnage, ami du mari et amant de la femme, suivant la tradition.

C’était un ami d’enfance, dont la première visite en débarquant avait été pour Desrocher et sa femme. Plus tard, revenu du Sud avec trois blessures, il avait passé son congé de convalescence à Alger, à tout moment chez eux, « l’enfant de la maison ». Sans causes apparentes, il cessa peu à peu de venir, et puis il se fit envoyer en Italie, où la bataille de Palestro le laissa mort.

M. Desrocher avait souvent admiré jadis combien cet être égoïste et peu intelligent avec ses cheveux très noirs, sa grande santé, ses affectations de fatal et de déshérité, incarnait un des types de l’homme à femmes, et le type alors légué à la mode par le romantisme ! Mais comment supposer que la haute intelligence de sa femme subirait jamais le prestige de ce reître bellâtre et nul.

Ces lettres composaient d’ailleurs le cycle ordinaire. Les premières rappelaient les romans fashionables par leur adoration ou leur joie dithyrambique, mais Jarnac se dévoilait à la fin par quelques plaisanteries gauloises sur le mari et par la grossièreté des adieux.

Quand il eut achevé la dernière, M. Desrocher prit une boîte d’allumettes, et les brûla toutes sur la fenêtre. Un peu de brise soufflait par moments, qui chassa des cendres dans la chambre.

-o0o-

On n’avait jamais ressenti comme ce soir-là, dans la famille Desrocher, cette joie paisible et sereine, produit d’un accord parfait entre plusieurs âmes honnêtes. Anna avait obtenu de son mari qu’il n’allât pas au cercle. Tous les quatre, ils firent un whist, tandis que Jeanne, dans un fauteuil, faisait des efforts pour ne pas s’endormir. Cependant, le mari d’Anna, magistrat grave, à favoris noirs, déclara que pour bien jouer le whist il fallait un mort.

-o0o-

Au milieu de la nuit, il fut réveillé ainsi que sa femme par des cris qui partaient de la chambre de Mme Desrocher. Ils la trouvèrent luttant avec son mari, qui, en chemise et à genoux sur le lit, lui serrait la gorge en poussant des grognements. On fut obligé de l’attacher ; et le lendemain il fut reconnu fou. Comme il avait des accès furieux, on l’envoya dans un établissement de France, où il mourut moins d’un an après.

On ne reçut la dépêche que le lendemain : le matin même, Mmc Desrocher avait été trouvée morte au lit, dans une altitude de lutte, avec des marques au cou.