LA CARRIÈRE D’HONORÉ BEAUBU


Ce qu’Honoré Beaubu reprochait à Mme Beaubu, ce n’était pas de ne point remplir ses devoirs d’épouse, et, au contraire, c’était de les remplir avec d’autres que lui, voilà tout. Au moins l’en soupçonnait-il fortement, et — il faut bien le dire — non sans raisons,

Disons tout de suite que Mme Beaubu avait été, voilà vingt-cinq ans, baptisée Euphrasie, sur l’expresse volonté d’une marraine acariâtre et délabrée, qui lui devait léguer tout son bien. Ainsi fit-elle, peu de temps après le mariage de sa filleule : ce bien ne consistait d’ailleurs qu’en une demi-douzaine de petites cuillères, que l’on soupçonnait d’être en argent. Le reste avait été placé en viager, ou « mangé » par les obsèques.

Son parrain, lui, qui était un fin lettré, la rebaptisa Phrasie-Mineure, d’où vint l’usage de l’appeler Mineure, puis Neur tout court, et enfin Neurette. Après tout, Neurette, ça ne veut rien dire, mais c’est agréable à l’oreille : « euphonique », comme on dit en classe. C’était, du reste, un homme singulier que ce parrain d’Euphrasie. Quoiqu’il se contentât dans la vie courante de représenter cette grosse maison de linoléum, qui a fait perdre tant d’argent à ses commanditaires, la maison… (enfin, peu importe le nom), il y aurait à conter de lui les histoires les plus inattendues. C’est ainsi que, se trouvant un soir dans le faubourg d’une ville de province, devant un vieil hôtel isolé, il entendit soudain, à travers l’épaisseur des murailles, de violents coups de marteau, apparemment frappés contre des planches, auxquels succéda un grand cri (« tout à fait le cri de Mme du Barry sur l’échafaud… », disait-il), accompagné presque aussitôt d’âcres éclats de rire. N’écoutant que son courage, l’intrépide voyageur en linoléum se rua contre la porte pour l’enfoncer. Peine perdue ! Et il dut s’avouer bientôt que tous ses efforts étaient inutiles : la porte était entrouverte. Se précipiter dans la cour de l’hôtel n’était plus qu’un jeu pour lui, et, là, quelle ne fut pas sa surprise en apercevant…

Mais, revenons à notre sujet.

Honoré Beaubu l’était lui-même à la jalousie la plus inexorable qui ait jamais exercé ses ravages dans le corps des conducteurs d’autobus, où il tenait une place importante, chargé comme il était de diriger une de ces célèbres Carnavalet-Buttes Chaumont, dont l’éloge n’est plus à faire, et qui charroient chaque jour, à travers les mille hasards d’un parcours dédaléen, l’amas des voyageurs tremblants. Beaubu était aimé dans sa compagnie et possédait l’estime de ses chefs. Il passait auprès d’eux pour un des plus vaillants parmi ces automédons impavides que l’on a vus, tour à tour, pénétrer (avec leur autobus fidèle) dans un tout petit café à l’heure de l’absinthe, ou faire, au détriment des piétons, quelque cent mètres sur un trottoir populeux.

Que de charrettes mises à sac, que de fiacres surtout, car il ne les aimait point.

— Non, mais d’y entrer dans le chou, à un sapin, disait-il, tu parles que ça vous fait toujours quelque chose — je ne sais pas quoi — surtout quand il a chargé. On est émotionné. On se sent plus fort.

C’est à son vieux camarade Joseph Barbe, chauffeur de taxi-auto, qu’il tenait ce discours. Et presque aussitôt, il retomba dans un mutisme plein de sombres pensers. Car, tout au contraire du catoblepas, animal fabuleux mais stupide, au point de dévorer ses propres pieds sans en être autrement averti que par les cris qui lui sont arrachés par la douleur — la jalousie est un monstre qui se nourrit de soi-même, silencieusement.

— Car enfin, songeait encore cet époux infortuné, en débouchant avec fracas dans la rue du Roi-Doré, ce n’est pas avec les 200 francs que je gagne par mois et les 150 qu’elle prétend se faire à son atelier de lingerie que Neuiette peut se payer des jupons de dentelle et m’offrir du vin à cinquante sous au moins.

Malgré lui, il fit claquer sa langue, et se dit qu’il faisait soif. C’était du bon vin, après tout, ce médoc. Et que la source en fût ou non impure, lui-même ne l’était pas. Un instant, la pensée traversa son cerveau que peut-être sa femme se sacrifiait pour son bien-être. Mais il ne s’y arrêta point.

Notre sage fréna un peu pour tourner rue de Turenne, et, au même moment, vit passer, dans la direction, la taxi-auto de son ami Barbe. Il la reconnut d’un coup d’œil, hélas ! et sa femme dedans, à côté de Barbe, qu’elle tenait discrètement par la taille. Son sang ne fit qu’un tour. (On ne s’explique du reste pas très bien comment il en aurait fait plusieurs.)

L’honorable M. Honoré Beaubu, aujourd’hui député des Hautes-Landes, au chapitre VIII de ses Mémoires, qu’il a bien voulu nous communiquer, explique en ces termes élégants et précis quelle devint à ce spectacle ce qu’il appelle sa « mentalité » :

« Grâce, dit-il, à la double polarisation de mes influx nerveux, l’impulsivité, se substituant tout à coup à la volition logique, je me jetai à la poursuite de l’auto-place. »

À vrai dire, c’est l’autobus plutôt que lui-même qu’il jeta, parfaitement oublieux de sa clientèle, sur la trace des coupables. Ceux-ci, de leur côté, l’avaient reconnu. Maudissant l’imprudence qu’il avait commise en empruntant aux Carnavalet-Buttes-Chaumont une partie de leur parcours, Barbe mit sa voiture à une jolie quatrième vitesse et se lança comme un bolide à travers la rue de Turenne. L’autobus suivait à toute allure ; les voyageurs, inquiets, penchaient, la tête au dehors et la retiraient avec épouvante. Un cheval de fiacre, qui ne prit pas la même précaution, en fut violemment heurté aux naseaux et se mit de douleur à ruer frénétiquement, comme une rosse de corrida que le taureau vient d’éventrer.

Jusqu’à la place de la République, tout alla à peu près bien ; et, d’ailleurs, l’autobus suivait son itinéraire. Mais Barbe ayant pris un virage savant autour de la statue et tourné à gauche, Beaubu, abandonnant les Buttes-Chaumont à leur verte solitude, suivit. Il eût été bien en peine, au demeurant, de dire pourquoi, ou ce qu’il comptait faire en cas qu’il gagnât son ennemi de vitesse. Mais quoi, il suivait l’homme qui lui avait pris sa femme, et son instinct, pour l’heure, ne lui en disait pas plus long.

Soutenir que cette explication eût satisfait les clients de l’autobus, non, sans doute. Aussi bien ne la leur donnait-on pas : c’était sans leur avis ni leur aveu que se courait la course, l’auto-place tenant toujours la tête sans effort apparent, et les « doigts dans le nez », comme on disait au temps des « boukmècres ». La pointe Saint-Eustache fut doublée comme en rêve, et Barbe, par la rue Baltard, s’engouffra dans les Halles, suivi de Beaubu et d’une trentaine de voyageurs qui poussaient des clameurs diverses : peut-être se croyaient-ils à une répétition générale.

Dans la rue du Pont-Neuf, Barbe écrasa la patte d’un petit chien. Ce pauvre animal traînait au bout d’une laisse, derrière lui, une vieille demoiselle, qui fut coupée par le milieu, mais par Beaubu. Quand on la releva, sous les espèces de deux tronçons, la vieille demoiselle n’était plus qu’un double cadavre.

Dans la rue de Rivoli, il ne se passa rien. Mais Barbe ayant tourné à droite par la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, fit panache, on n’a jamais su pourquoi, entre la station du Métro et la rue des Deux-Boules. Tandis que l’autoplace occupait une position verticale, l’autobus lui arriva dessus, pour lui entrer aussitôt dedans. Et cela fit une belle salade.

En résumé, il ne se releva tout à fait sains et saufs que les deux chauffeurs et un vieux monsieur sourd, qui, ayant dormi depuis le départ, s’indignait amèrement de ne pas être aux Buttes-Chaumont, où il avait un rendez-vous. En cas qu’ils en eussent dans l’autre monde, une dizaine de voyageurs, et Neurette avec eux, furent mieux servis. Le reste n’était qu’évanoui, étripé, ébranché, hébété.

Les suites de cet accident sont assez connues. On se, rappelle que Barbe et Beaubu, renvoyés par leurs compagnies respectives et réconciliés par le malheur, coururent porter leurs revendications à la conflagration internationale. Les grèves sanglantes qui s’ensuivirent ayant mis ces modestes héros en vedette, Beaubu fut, par la suite, élu député, cependant que Barbe montait, avec des capitaux anglais, la grosse affaire de l'Alimentation du gréviste. Aujourd’hui, ils sont tous deux en pourparlers pour acheter une automobile. Dans quelques jours, ils auront chacun son chauffeur.

Et alors ce sera leur tour d’être tués.