Béatrice et Bénédict/Texte entier
- DON PEDRO, (Basse), général de l’armée sicilienne.
- CLAUDIO, (Baryton), aide de camp du général.
- BÉNÉDICT, (Ténor), officier sicilien, ami de Claudio.
- LÉONATO, gouverneur de Messine.
- HÉRO, (Soprano), fille de Léonato.
- BÉATRICE, (Soprane), nièce de Léonato.
- URSULE, (Mezzo-soprano), dame d’honneur d’Héro.
- DEUX VALETS.
- UN MESSAGER.
- UN TABELLION.
- SOMARONE, (Basse), maître de chapelle.
- MUSICIENS, CHORISTES.
- PEUPLE SICILIEN.
- SEIGNEURS et DAMES de la cour du gouverneur.
ACTE PREMIER
Au premier plan, à gauche, un petit bosquet, derrière lequel on peut, des deux côtés, se cacher ou d’où l’on peut se montrer ; tout auprès, un siège de repos. À droite, en face, une statue ; à ses pieds, des fleurs, dont quelques-unes peuvent être cueillies.
Dans le fond, une terrasse, élevée de quelques degrés, ouverte et accessible des quatre côtés, courant en travers de la scène. Du côté des spectateurs, et vers le fond de la scène, elle débouche sur un escalier.
À gauche, la terrasse conduit vers les parties les plus sombres du parc ; à l’entrée se voit une fontaine. À droite, la terrasse conduit au château du gouverneur. Dans la profondeur de la scène, la ville de Messine, en contre-bas.
En perspective, à droite, le palais du gouverneur, sur une colline ; à ses pieds une partie de la ville ; à gauche, la mer.
L’action commence en plein jour, et se poursuit jusqu’à l’arrivée de la nuit. À la fin, la lune se lève ; la lumière se réfléchit sur la mer et les fontaines. Autant que possible, obscurité sur le parc à gauche ; illuminer brillamment le château à droite.
(La droite et la gauche sont prises du point de vue du spectateur.)
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Le More est en fuite. Victoire !
Don Pedro s’est couvert de gloire.
À ses braves, honneur !
Vive la Sicile !
Que les monts et la plaine, et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur !
Pour ce vaillant, cueillons des roses
À l’ombre des myrtes écloses !
Pour ses nobles guerriers
Tressons des lauriers !
Le More est en fuite. Victoire !
Scène II
Enfin cette guerre est terminée ! Les Mores ont été taillés en pièces, et les survivants ont été trop heureux de pouvoir remonter sur leurs vaisseaux et regagner l’Afrique, d’où ils ne seront pas tentés de revenir. Don Pedro, notre illustre général, arrive aujourd’hui même.
Ah ! mon père, quel bonheur ! et… Claudio le suit, sans doute ?
Assurément ! Claudio n’est-il pas le bras droit du général ?
Il est vrai, le général est si fort engoué de lui…
Au reste, nous allons avoir des détails, on m’annonce un message.
Scène III
Monseigneur, je vous annonce l’arrivée du général. Quand je l’ai quitté, il n’était qu’à trois lieues de Messine.
Combien d’hommes avez-vous perdus dans cette action ?
Très peu, et aucun officier de marque.
Le prix d’une victoire est doublé, quand le vainqueur ramène tout son monde. Je vois, par cette lettre, que Don Pedro a conféré d’éclatants témoignages de satisfaction au jeune Claudio.
Dieu !
Il les a mérités par une conduite à laquelle Don Pedro a rendu justice, et il a été au-delà de ce que promettait son âge. C’est un agneau qui s’est conduit comme un lion.
Veuillez me dire, je vous prie, si le seigneur Matamore est de retour, ou non, de la guerre.
Je ne connais dans l’armée personne de ce nom, madame.
Ma cousine veut parler du seigneur Bénédict.
Oh ! il est de retour, et aussi agréable que jamais. C’est encore un vaillant.
Vaillant auprès d’une dame ; mais qu’est-il en face d’un guerrier ?
Brave devant un brave, et homme en face d’un homme. Lui aussi a, dans cette guerre, rendu d’importants services.
Vous aviez des vivres avariés, et il vous a aidés à les consommer. C’est un intrépide gastronome, il a un excellent estomac.
Veuillez, monsieur, ne pas mal juger de ma nièce ! Il y a entre elle et le seigneur Bénédict une guerre d’épigrammes, et ils ne se rencontrent jamais qu’il ne s’engage entre eux une escarmouche d’esprit.
Hélas ! il a perdu beaucoup de son esprit dans notre dernière rencontre. Quel est maintenant son frère d’armes ? Car il en prend un nouveau tous les mois.
Est-il possible ?
Très possible. Ses affections changent, comme la forme de sa toque, à chaque mode nouvelle.
Je vois, madame, que ce gentilhomme n’est pas dans vos papiers.
Non ! s’il y était, je les brûlerais tous. Mais qui est, je vous prie, son frère d’armes ?
Il est habituellement dans la compagnie du noble Claudio.
Mon Dieu ! il s’attachera à lui, comme la fièvre. On le gagne plus facilement que la peste, et à l’instant même on devient fou. Dieu soit en aide au noble Claudio ! S’il a attrapé le Bénédict, il lui en coûtera plus de six mille ducats avant d’être guéri.
Je tâcherai, madame, d’être de vos amis.
Je vous le conseille.
Ma nièce, vous ne deviendrez jamais folle.
Non, tant que la canicule ne viendra pas en janvier.
Je vais au devant du général. (Il sort.)
Scène IV
Assez ! assez ! aurez-vous bientôt fini de nous chanter : Gloire et victoire, Guerriers et lauriers ? Quelles rimes ! Voilà les suites de la guerre ! Je me sauve. (Elle sort, Léonato la suit bientôt après.)
Ne l’écoutez pas, mes amis. Continuez ! Je suis heureuse, moi, de vous entendre et de partager votre joie.
Scène V
Le More est en fuite. Victoire !
Don Pedro s’est couvert de gloire.
À ses braves, honneur !
Vive la Sicile !
Que les monts et la plaine, et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur !
Scène VI
Je vais le voir. Son noble front rayonne
De l’auréole du vainqueur.
Cher Claudio, que n’ai-je une couronne !
Je te la donnerais, je t’ai donné mon cœur.
Il me revient fidèle.
Plus d’angoisse mortelle !
Mes tourments sont finis,
Nous allons être unis !
De sa constance,
De sa vaillance,
Ma main sera le prix.
Scène VII
Recevez mes félicitations, général ! La Sicile est délivrée par vous. Notre île entière tressaille de joie et de reconnaissance.
Épargnez-moi, mon cher Gouverneur ! je n’aime pas à entendre parler de ce que j’ai fait. Grâce à Dieu et à la valeur de ces jeunes braves (montrant Claudio et Bénédict), l’ennemi a pris la fuite, après des pertes énormes. J’en suis heureux autant que vous. Mais, n’en parlons plus ! Nous avons, si je ne me trompe, un sujet plus doux d’entretien. (Saluant Héro.) C’est demain, n’est-ce pas, que…
(Léonato lui fait signe de se taire, et l’emmène dans le fond en parlant bas.)
Eh ! mais, pourtant, ce que nous avons fait n’est pas trop mal : cinq mille morts restés sur le champ de bataille…
Chère Héro !
Cher Claudio !
(Ils s’éloignent vers le fond du jardin en causant.)
Oh ! sans doute, les héros de l’Iliade, Alexandre et César, ne sont rien auprès de vous, et ce serait pitié de parler, le même jour, de leurs exploits et des vôtres.
Eh ! quoi, signora Dédain, vous vivez encore ?
Comment le Dédain pourrait-il mourir ?
Vous êtes vivant on le verrait naître
S’il n’existait pas
Et tant qu’ici-bas
Vous oserez paraître,
Pour son bon plaisir,
Il ne voudra pas en sortir.
Aimable Dédain, on est trop heureux
D’endurer vos coups Que ne suis-je maître
De suivre vos pas
Oui, tant qu’ici-bas
Vous daignerez paraître
Pour ravir nos yeux,
Qui donc voudrait aller aux cieux ?
J’ai pitié de votre ironie !
Moi, railler ! certes, je le nie…
Mais franchement, non.
Vous avez raison,
Je suis insensible,
D’humeur inflexible,
Et c’est un vrai bonheur pour nous,
Qu’adoré de toutes les femmes,
Enflammant, malgré moi, tant d’âmes,
Je ne sois point aimé de vous.
N’ayez à ce sujet aucune inquiétude !
De vous déplaire en tout je ferai mon étude,
J’aurais trop de chagrin de vous désespérer.
Vous pouvez, sans effort, seigneur, vous rassurer.
Mais quel plaisir étrange
Trouvé-je à l’irriter !
Comme un cœur qui se venge,
Je sens le mien bondir et palpiter.
Un frisson de colère
Me prend quand je | le la |
vois ; |
Et je tremble à sa voix.
Dieu du ciel, faites-moi la grâce
De ne pas femme m’octroyer.
Brune, surtout !
Mieux vaut en enfer m’envoyer.
Dieu du ciel, faites-moi la grâce
De ne pas m’imposer d’époux,
Barbu, surtout !
Je le demande à deux genoux.
Mais quel plaisir étrange
Etc…
Scène VIII
et suivi à quelque distance de Claudio et
d’Héro.
Ma fille, suivez-moi
Scène IX
Bénédict, ne partez pas ! Le gouverneur me charge de vous inviter à une fête qu’il donne ce soir dans son palais, et dont un de vos amis sera le héros. (À Claudio.) Vous y viendrez aussi, Claudio. Devinez-vous quel peut être cet ami de Bénédict ?
Mon général… je ne sais… je n’ose croire…
Oh ! c’est lui. Voilà le héros ! Je le vois trembler.
En effet, c’est Claudio qui sera dès ce soir l’heureux époux de sa belle fiancée. (À Claudio.) La mission que vous m’aviez confiée a pleinement réussi. Léonato consent à ne plus retarder votre mariage.
Se peut-il ?
Oui, et, dans l’espoir de cette réunion, instruit d’ailleurs dès longtemps de votre belle conduite à l’armée, il avait tout préparé pour la cérémonie. À ce soir, donc L’exemple ne vous tente-t-il pas, Bénédict ?
Moi ?
Me marier ? Dieu me pardonne !
Ah j’aime mieux dans un couvent,
Moisir sous le froc tristement,
Et que l’univers m’abandonne.
Quelle fureur Dieu vous pardonne
De maudire un lien charmant,
Et de préférer le couvent
Au bonheur que l’hymen nous donne !
Oui, oui, plutôt moisir dans un couvent !
D’une femme, il est vrai que je reçus la vie ;
Elle m’éleva, je l’en remercie ;
Mais si, malgré tout, je ne me soucie
Que fort peu de porter de hauts bois sur le front,
Les femmes me pardonneront.
Par ma défiance,
De toutes les blesser je n’ai pas le vouloir
Je ne saurais pourtant avoir
En l’une d’elles confiance,
Et ma conclusion,
C’est que je veux mourir garçon.
Me marier ? Dieu me pardonne
Ah ! j’aime mieux, dans un couvent,
Moisir sous le froc tristement,
Et que l’univers m’abandonne.
Quelle fureur ! Dieu vous pardonne
De maudire un lien charmant,
Et de préférer le couvent
Au bonheur que l’hymen nous donne !
Impie !
Ingrat !
Blasphémateur !
J’admire votre noble ardeur.
Une douce compagne !
Que la ruse accompagne
Qui berce vos ennuis !
Et qui trouble vos nuits !
Une constante amie !
Une intime ennemie !
Qui vieillit avec vous !
Qui vieillit avant nous !
Un charme, une grâce !
Qu’un hiver efface !
Un trésor d’amour !
Qu’épuise un seul jour !
Source de vie !
Caquet de pie !
Fidélité !
Fragilité !
Tendresse !
Faiblesse !
Cœur pur !
Peu sûr !
Maître…
Traître !
Doux !
Houx !
Me marier ? Dieu me pardonne
Quelle fureur ! Dieu vous pardonne !
Si jamais Bénédict au joug peut se soumettre,
Il consent, ou le diable m’emporte, à voir mettre,
Comme une enseigne, sur son toit,
Ces mots écrits : « Ici l’on voit
« Bénédict, l’homme
« Marié. »
Comme
Nous rirons tous, le jour
Qu’on le verra pâle d’amour.
Ah l’étrange folie
Non, jamais de ma vie,
De matrimoniomanie
Je ne vis un exemple égal.
Je ris de leur instance,
Et de leur persistance
À prôner le destin banal.
Ah ! l’étrange folie !
Non, jamais de ma vie,
De matrimoniophobie
Je ne vis un exemple égal.
Rions de sa prudence,
Et de sa persistance
À craindre l’accident fatal !
Je vous quitte, messieurs, vous me convertiriez. (Il sort à droite.)
Scène X
Par le ciel ! Il faut que nous en venions à bout. La seule femme qui convienne à cet étourdi, c’est Béatrice.
Comme aussi le seul homme qui convienne à cette folle, c’est Bénédict.
Eh bien ! laissez-moi faire et, si votre aimable fiancée veut me venir en aide, nous parviendrons à réaliser le projet de ce mariage invraisemblable, dont le Gouverneur vient aussi de m’entretenir, et nous verrons, avant qu’il soit peu, Bénédict l’homme marié. Je vais communiquer mon plan à Héro ; suivez-moi chez elle ! vous connaîtrez la comédie et le rôle que je prétends vous y faire jouer. Voici venir les musiciens que le seigneur Léonate veut, ce soir, faire entendre à la fête ; ils viennent répéter leur épithalame.
Laissons-les à leur discordante étude !
Scène XI
portant des hautbois.
Allons chacun de vous doit maintenant savoir sa partie, où il ne la saura jamais voyons l’ensemble. Ah c’est un bel ouvrage, et que j’ai mis plus de huit jours à composer. Placez-vous, placez vous ! Ici !… Ici donc !… là, en me regardant. Bon ! il me tourne le dos. Mais, malheureux, comment verras-tu la mesure ?… Il faudra donc que je te la batte sur la tête ou sur les épaules ?… Ah ! j’oubliais… êtes-vous d’accord, vous autres ?
Oui, oui, parfaitement
Voyons, donne ton la.
Et toi ?
(Le second hautbois donne le la bémol qu’il tient en même temps que le la naturel du premier.)
Ah ! aïe ! Holà ! Poussah ! misérable ! Veux-tu bien t’accorder tout de suite !… Il y a de quoi déchirer des oreilles d’âne. Voilà comment vous avez osé l’autre soir, exécuter ma sérénade ! Vous avez juré de m’assassiner ! (Ils s’accordent.)
Enfin !… Y êtes-vous ?… Je n’ai plus à vous donner qu’une dernière instruction, mais la plus importante. Je ne ferai pas de longs discours sur ma musique. (Il lève son bâton de conducteur en l’air, comme pour marquer la première mesure et, parcourant d’un regard superbe les rangs des exécutants) : Mesdames et Messieurs, le morceau que vous allez avoir l’honneur d’exécuter est un chef-d’œuvre ! Commençons !…(Il bat la mesure.)
Mourez, tendres époux
Que le bonheur enivre !
Mourez ! pourquoi survivre
À des instants si doux ?
Comme la nuit calme et rêveuse,
Qu’une mort bienheureuse
Descende paisible sur vous !
Mourez, tendres époux
Que le bonheur enivre !
Mourez ! pourquoi survivre
À des instants si doux ?
Ah mon Dieu vous me beuglez cet épithalame comme un De profundis ! Vous ne comprenez donc pas… ce… ce chef-d’œuvre ?… Un chant de bonheur ! un chant d’amour ! qui doit ravir en extase les mariés… la nuit… qui doit s’envoler… s’exhaler… comme un parfum d’harmonie vers leur chambre nuptiale !
Scène XII
Je ne conçois pas qu’un homme, qui voit combien est insensé celui qui se soumet à l’empire de l’amour, puisse, en devenant amoureux, tomber dans l’insigne folie qu’il a ridiculisée dans autrui et s’offrir en butte à ses propres sarcasmes.
Un instant je veux changer quelque chose à la seconde ritournelle.
(Il écrit quelques notes au crayon sur son manuscrit.)
Et cependant, tel est Claudio. J’ai vu un temps où l’harmonie la plus délicieuse à son oreille, c’était le son du fifre et du tambour, et maintenant il leur préfère de langoureuses mélodies ! J’ai vu un temps où il eût fait dix lieues à pied pour voir une bonne armure ; à présent, il passera dix nuits à combiner la coupe d’un nouveau pourpoint. Du diable si l’amour fait jamais de moi un sot de ce calibre !
au 1er hautbois.
Essaie-moi cela ! (Le hautbois joue quelques mesures.)
Ah ! des musiciens !… une répétition !… Écoutons !
Très bien ! Peste ! à première vue ! Oh ! tu es un gaillard ! J’écrirai pour toi un joli saltarello dans ma nouvelle messe.
Scène XIII
Ah ! voici le Général et notre amoureux chevalier.
Eh bien ! nous ferez-vous entendre la musique en question ?
Oui, Excellence ! oui, Altesse ! Monseigneur… et avec de nouveaux agréments que je viens d’y ajouter. (Il tend son bâton de chef d’orchestre à un domestique.) Emportez ceci ! et apportez-moi le bâton no 37, le bâton ducal !… (Le domestique sort.) C’est le bâton, Monseigneur, dont je me sers devant les personnes… les personnes de qualité, dans les circonstances… solennelles…
Certainement, mon cher Maestro, je suis très flatté… mais…
Monseigneur, je connais mes devoirs. (Le domestique revient et lui tend respectueusement sur un plat d’argent un bâton en ivoire et ébène. Somarone, prenant délicatement sur le plat le nouveau bâton, dit :) Ivoire et ébène, Monseigneur ; noir et blanc ! Cela imprime à l’exécution un caractère à la fois riant et sombre.
Très bien !
Mourez, tendres époux
Que le bonheur enivre !
Mourez ! Pourquoi survivre
À des instants si doux ?
Perdus dans l’extase infinie,
Oublieux de la vie,
Au ciel ensemble envolez-vous !
Mourez, etc.
Comment ? « mourez. » Il ne faut pas que les époux meurent ! Quelles diables de paroles est cela ?
Monseigneur, cela se dit en haute poésie.
Ah en haute poésie… en haute… très bien !
Il est un peu… bourgeois, le général.
Après tout, les époux ne s’en porteront pas plus mal. D’ailleurs vos chanteurs prononcent les vers de telle sorte qu’on ne les entendra pas. Quant à la musique, mon cher maestro, ah ! la musique… elle est excellente… savante… (À part) Je n’y ai rien compris.
Ni moi non plus.
Mais les chanteurs sont pitoyables.
Dis donc plutôt : impitoyable !
C’est une fugue, monseigneur.
Ah ! diable ! et pourquoi une fugue ?
Le mot fugue veut dire fuite, et j’ai fait une fugue à deux sujets, à deux thèmes, pour faire songer les deux époux à la fuite du temps.
Brave ! c’est admirable. Musique symbolique !
Philosophique !
Cabalistique !
Et sudorifique, car il est en nage.
Ah ! si vous entendiez cela bien exécuté !…
Vous êtes trop sévère, vos choristes ont chanté d’une façon fort passable. (Il parle bas à Claudio.)
Si mes chiens avaient hurlé de la sorte, je les aurais pendus sans miséricorde. Pourvu que ces voix discordantes ne me présagent pas quelque malheur !
C’est convenu. (À Somarone) Entendez-vous, maestro ? Procurez-vous encore quelque chanteurs de choix, car ce morceau nous plaît, et nous voulons qu’il produise tout son effet, cette nuit, sous les fenêtres de la charmante Héro. Venez me trouver ensuite ! j’aurai peut-être d’autres ordres à vous donner.
Ah !… Ah !… Monseigneur, Excellence !… Altesse !… Général !… Vous prenez les grands moyens !… Ce sera superbe !… (Il sort avec les musiciens.)
Scène XIV
Eh bien, Léonato, avez-vous fait de nouvelles observations, et croyez-vous toujours Béatrice amoureuse de Bénédict ?
Plus que jamais, je venais pour vous en parler.
Avancez toujours, il nous écoute. (Haut) Pour moi, je n’aurais jamais cru qu’elle pût se prendre d’affection pour un homme.
Ni moi mais le merveilleux de l’affaire, c’est de la voir aimer Bénédict, l’homme qu’elle paraissait abhorrer le plus.
Serait-il possible ? Et le vent soufflerait-il dans cette direction ?
Je vous avoue, général, que je ne sais qu’en penser. Mais vous ne pouvez concevoir jusqu’où va la violence de son amour pour lui.
C’est peut-être une feinte.
Je serais porté à le croire.
Une feinte, dites-vous ? Alors il faut convenir que jamais passion feinte ne contrefit à ce point l’énergie d’une passion véritable.
Par quels signes sa passion se manifeste-t-elle ?
Garnissez bien l’hameçon, le poisson va mordre.
Par quels signes ? On la voit assise, immobile… (À Claudie) Ma fille vous a dit en quel état…
Elle me l’a dit, en effet.
En quel état ? Parlez ! Vous me surprenez. J’aurais cru son cœur à l’épreuve de toutes les attaques de l’amour.
Je l’aurais juré, surtout en ce qui concerne Bénédict.
Lui a-t-elle fait connaître ses sentiments ?
Non, elle jure de ne jamais les lui révéler.
Il est vrai, Héro l’assure. « Eh quoi, dit-elle, lui écrirais-je que je l’aime, après toutes les marques de dédain que je lui ai prodiguées ? »
C’est ce qu’elle disait tout à l’heure en prenant la plume pour lui écrire. Elle a commencé une lettre qu’elle a presqu’aussitôt déchirée en mille morceaux, se reprochant d’être assez immodeste pour écrire à un homme qui ne fera que rire de ses avances. « Je juge de lui par moi, a-t-elle dit ; s’il m’écrivait, je me moquerais de lui ».
Puis, elle est tombée à genoux, pleurant, sanglotant, s’arrachant les cheveux, se frappant la poitrine, exhalant à la fois des prières et des imprécations.
Son exaltation, au dire de ma fille, a atteint maintenant un degré de violence à faire craindre qu’elle n’attente à ses jours,
Je prendrais tout cela pour un piège, dans la bouche de tout autre que cette barbe grise : je ne puis croire que l’imposture se cache sous des dehors si vénérables.
Si elle s’obstine à cacher ses sentiments à Bénédict, il serait convenable que quelque autre se chargeât de l’en instruire.
À quoi bon ? Il s’en ferait un jeu, et ce serait pour lui un prétexte à de nouveaux sarcasmes contre cette infortunée.
S’il en était capable, on ferait, en le pendant, une œuvre méritoire. Une femme aussi accomplie, vertueuse, à n’en point douter !
Et charmante !
Et d’une raison supérieure en tout, excepté dans son amour pour Bénédict.
Oh ! général, quand la raison est aux prises avec la passion, il y a dix à parier contre un que c’est la passion qui l’emportera. Je le déplore à juste titre, et comme son oncle et comme son tuteur.
Plût à Dieu qu’elle m’eût pris pour l’objet de sa folle tendresse ! Mettant à l’écart toute haute considération, je l’eusse épousée. J’ai envie d’en parler à Bénédict pour voir ce qu’il dira.
N’en faites rien, mon Général ! que plutôt Béatrice, cédant aux conseils d’Héro, étouffe son amour !
Cela est impossible ; son cœur périrait à la tâche.
(Les personnages qui se sont peu à peu éloignés en causant, disparaissent.)
Ce n’est pas une plaisanterie leur conversation est sérieuse. Ils plaignent Béatrice il paraît que sa passion est au comble. Elle m’aime ! Je dois la payer de retour. J’ai entendu le blâme dont je suis l’objet…
Eh bien, nous reparlerons de cela avec votre fille en attendant, laissons les choses comme elles sont. J’aime Bénédict, et je souhaiterais que, jetant sur lui-même un regard modeste, il s’avouât, en toute humilité, combien il est indigne d’une telle femme.
Voulez-vous venir, Général ? le dîner est prêt.
Si, après cela, il n’en est pas amoureux fou, je ne veux plus compter sur rien.
Scène XV
Non, il faut que le monde soit peuplé quand je disais que je mourrais garçon, je ne pensais pas devoir vivre jusqu’à ce que je fusse marié. Ils disent que Béatrice est belle, c’est une vérité que je puis certifier moi-même qu’elle est vertueuse, je n’en disconviens pas ; qu’elle montra une raison supérieure en tout, hormis dans l’amour qu’elle a pour moi. En effet, ce n’est pas une grande preuve de raison qu’elle donne là ; ce n’est pas non plus une preuve de folie, car je vais être effroyablement amoureux d’elle.
Ah, je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce.
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’idolâtrer !
Fille ravissante,
Béatrice ! Ô dieux !
Le feu de ses yeux,
Sa grâce agaçante,
Son esprit si fin,
Son charme divin,
Tout séduit en elle,
Et sa lèvre appelle
Un baiser sans fin.
Ah ! je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce.
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’idolâtrer.
Chère Béatrice !
Ciel ! il se pourrait…
Elle m’aimerait…
Ô joie ! ô supplice !
Un pareil bonheur,
Est-il pour mon cœur ?
Si c’était un songe !
Ô cruel mensonge !
Ô rage ! ô fureur !
Non… Je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce.
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’idolâtrer.
Voici la belle Héro et son amie, je ne me sens pas d’humeur en ce moment à faire de l’esprit avec elles. Je suis mal à mon aise. Allons rêver ailleurs !
Scène XVI
Je sais bien bon gré à mon père de m’avoir dispensée d’assister à ce banquet. Je suis si fatiguée de tous ces préparatifs… Nous signons le contrat ce soir… Mon cœur est plein de joie ; mais le bruit et la foule me sont insupportables.
Voilà votre mélancolie qui vous reprend. Vous étiez si gaie tout à l’heure !
Oui, j’étais entrée dans l’esprit du rôle que mon père a voulu me faire jouer. C’était si plaisant de savoir ma cousine aux écoutes dans la chambre voisine de la mienne, pendant que nous faisions l’éloge de Bénédict, et que nous parlions de son violent amour pour elle ! Amour qu’il est si loin d’éprouver et qu’il n’éprouvera jamais !
Ah ! non, certes ! pas plus qu’elle n’aimera Bénédict. Ce sont deux êtres incapables d’un tendre sentiment, et surtout d’un tendre sentiment l’un pour l’autre.
Pourtant, la porte étant ouverte, je la voyais dans une glace sans qu’elle s’en doutât, et, au moment où tu as dit « Le malheureux en mourra elle a fait un mouvement si brusque que j’ai failli partir d’un éclat de rire qui eût tout compromis.
N’importe ! j’ai peine à croire que la ruse ait chance de succès.
Je ne le crois guère non plus. C’est pourquoi il ne faut pas pousser trop loin cette plaisanterie. Béatrice nous en voudrait à la mort, si elle se doutait que nous avons voulu nous moquer d’elle. (Soupirant) Ah !…
Je ne puis y songer sans trembler malgré moi.
Claudio ! Claudio ! Je vais donc être à toi.
Nuit paisible et sereine !
La lune, douce reine,
Qui plane en souriant ;
L’insecte des prairies,
Dans les herbes fleuries
En secret bruissant ;
Philomèle
Qui mêle
Aux murmures du bois
Les splendeurs de sa voix ;
L’hirondelle
Fidèle
Caressant sous nos toits
Sa nichée en émois ;
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d’eau retombant,
Écumant ;
L’ombre de ce grand arbre
En spectre se mouvant,
Sous le vent ;
Harmonies
Infinies,
Que vous avez d’attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries !
Tu sentiras couler les tiennes à ton tour,
Le jour où tu verras couronner ton amour.
Respirons en silence
Ces roses que balance
Le souffle du zéphir !
À sa fraîche caresse
Livrons nos fronts !… il cesse
Et meurt dans un soupir.
Nuit paisible et sereine,
ACTE DEUXIÈME
Une porte à droite et une autre à gauche. On entend dans la salle voisine, par la porte de gauche, toute grande ouverte, un bruit de verres, d’assiettes et de voix confuses. Un domestique sort à la course de la salle du festin, traverse la scène et ressort par la porte opposée. Un autre paraît, exécutant l’évolution contraire, et entre dans la salle du festin. Le premier reparaît portant une grande fiasque de vin.
Scène PREMIÈRE
Du vin ! du vin !
Oui ! oui ! On y va ! Après le festin des maîtres, le festin des valets. Parce que c’est jour de noces, il faut que tout le monde ici fasse ripaille, jusqu’aux soldats du général, jusqu’à ces chanteuses, jusqu’à cette canaille de musiciens que Monseigneur a voulu festoyer aussi !
Va donc leur porter ta dame Jeanne ! Ils sont altérés comme les cendres de l’Etna. Et cela ne suffira pas encore.
Je n’ai pas besoin de me presser. N’est-ce pas une honte qu’il nous faille servir de tels misérables ?
Des soudards !
Des bohémiens !
Des gourgandines !
Des joueurs de flûte !
Oui, mais le Somarone a le pied leste, et ce gros âne, le bien nommé, vient de me le faire sentir… en un certain endroit…
Il a rué ?
Ah ! et de quelle force !…
Holà ! valets ! du vin donc ! per Bacco !
Le voilà qui brait maintenant ! Allons, je vais le faire taire.
Du vin ! de par tous les diables, du vin ! La cave est donc vide ?
Voilà, Messeigneurs ! (À l’autre) Reviens vite ! (Il entre, le 2e domestique sort à la course.)
Te moques-tu, maraud ! une bouteille ! Il en faut dix ! (Autres voix) Vingt ! (Autres voix.) Cent ! Alerte ! décampe !
(Le 1er domestique sort à la course de la salle du banquet ; au moment où le 2e entre sur la scène par la porte opposée, portant une fiasque énorme sur chaque bras.)
J’y vole, messeigneurs ! J’y vole !
Impossible ! on ne peut pas se passer de moi.
(Les deux domestiques se heurtent l’un contre l’autre et tombent sur le théâtre.)
Butor !
Animal ! Tu as failli me faire casser mes bouteilles. Au diable les gens serviles ! Quel besoin as-tu de te presser ainsi ?
Eh ! pardieu ! ils ont le diable au corps, ils boivent à faire frémir, ils crient, ils chantent, ils vont faire improviser le Somarone.
Je veux entendre cela.
(Il entre. L’autre sort du côté opposé. Chants dans la salle voisine. Préludes de trompettes et de guitares, rumeurs de table.)
Je veux bien vous improviser quelque chose ; mais accompagnez-moi tous ; vous, les chanteuses, avec vos guitares, vous les soldats, avec vos trompettes, avec les tambourins, avec tous les instruments favoris de Mars et de Bacchus ! (Il chante.)
Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur
De notre île
De Sicile,
Vive ce fameux vin
Si fin,
Vive ce fameux vin
Si fin !
Vive ce fameux vin
Si fin !
Mais la plus noble flamme,
Douce à l’âme
Comme au cœur
C’est la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala
Qui l’a !
Il a raison, et sa rare éloquence
S’unit à la science
Du vrai buveur.
Honneur
À l’improvisateur !
Le vin de Syracuse
Accuse
Bravo ! Bravo ! Voyons le second couplet !
Le second ! Ah ! le second ! Je ne suis pas plus embarrassé pour le premier. Je vous en improviserais trente.
Non ! non ! C’est assez de deux ! Allez, maestro ! Silence, donc !
(Les guitares et les trompettes restent dans la coulisse.)
Le vin…
Le vin fin…
De Syracuse…
Accuse…
Oui, certes ! le vin
De Syracuse…
Poète divin,
Ta muse
Abuse,
Tu le vois,
De notre patience.
Assez d’éloquence,
Rimeur aux abois,
Bois !
Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur.
De notre île
De Sicile.
Vive ce fameux vin
Si fin !
Mais la plus noble flamme,
Douce à l’âme
Comme au cœur
Du buveur,
C’est la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala
Qui l’a !
(À la fin de ce chœur, le 1er domestique reparaît portant un panier plein de fiasques et de bouteilles d’énormes dimensions. Cris de joie à son entrée dans la salle du festin.)
Viva ! Viva ! À la bonne heure ! Voilà un garçon intelligent !
Portons le panier dans le jardin, nous y boirons au clair de lune.
Oui, oui, c’est une idée. Nous danserons le Saltarello.
Mais dansons et buvons vite, car l’heure de la cérémonie approche, et nous devons nous y présenter… dans un état… décent, s’il est possible.
Au jardin ! Au jardin ! (Ils sortent et traversent le théâtre en chantant.)
Mais la plus noble flamme,
C’est le vin de Marsala
Qui l’a.
Scène II
Dieu ! que viens-je d’entendre ?
Je sens un feu secret
Dans mon sein se répandre.
Bénédict… se peut-il ? Bénédict m’aimerait ?
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
Je ne pus m’expliquer
L’étrange sentiment de tristesse alarmée
Qui de mon cœur vint s’emparer.
Il part, me dis-je, il part, je reste !
Est-ce la gloire, est-ce la mort
Que réserve le sort
À ce railleur que je déteste ?
Des plus noires terreurs
La nuit suivante fut remplie…
Les Mores triomphaient, j’entendais leurs clameurs.
Des flots du sang chrétien la terre était rougie.
En rêve je voyais Bénédict haletant,
Sous un monceau de morts, sans secours, expirant.
Je m’agitais sur ma brûlante couche.
Des cris d’effroi s’échappaient de ma bouche.
En m’éveillant, enfin, je ris de mon émoi.
Je ris de Bénédict, de moi,
De mes sottes alarmes…
Hélas ! Ce rire était baigné de larmes.
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
Je l’aime donc ?… Oui, Bénédict, je t’aime.
Je ne m’appartiens plus. Je ne suis plus moi-même.
Sois mon vainqueur,
Dompte mon cœur !
Viens, viens, déjà ce cœur sauvage
Vole au-devant de l’esclavage !
Adieu, ma liberté,
Ma frivole gaîté,
Adieu dédains, adieu folies,
Adieu, mordantes railleries !
Béatrice, à son tour,
Tombe victime de l’amour.
Scène III
Qu’as-tu donc, Béatrice ? Quelle agitation ! Je ne te vis jamais ainsi.
Moi ?… je… rien !
Allons tu auras vu Bénédict, je gage. Tu ne peux le rencontrer sans te laisser aller à des accès de colère qui, pardonne à ma franchise ! semblent peu dignes de toi.
Et qu’il est si loin de mériter !
Ursule a raison le caractère de Bénédict est bien changé, il ne parle maintenant de toi qu’avec des expressions qui t’étonneraient fort… Mais tu le hais à un point…
Assez, cousine !
C’est pourtant un brave et charmant gentilhomme.
Plus à plaindre qu’à blâmer.
Si vous continuez, je vous quitte.
Allons ! taisons-nous, mais je te voudrais voir devenir plus humaine. Je suis si heureuse…
Je Héro |
vais d’un cœur aimant, d’un cœur aimant, | |||||||
Être Sera |
la joie et le bonheur suprême. | |||||||
Mon son |
cher Claudio | m’aime, l’aime, | ||||||
Et | mon son |
époux restera | mon son |
amant. |
Tu vas d’un cœur aimant
Être la joie et le bonheur suprême.
Ton cher Claudio t’aime
Et ton époux restera ton amant.
Quelle douceur ! Quel changement !
Eh quoi ! madame, un seul moment
À ces deux cœurs porteriez-vous envie ?
Et cette liberté, charme de votre vie,
Pourriez-vous la donner pour un époux amant ?
Un amant ! un époux ! à moi ! de l’esclavage
Traîner la chaîne en frémissant !
Ah ! j’aime mieux dans un couvent
Voir se flétrir la fleur de mon bel âge
Sous le cilice et le noir vêtement.
Certes, belle cousine,
À ton cœur fier l’hymen serait fatal
Et si d’un cavalier que ta taille divine,
Tes traits si beaux, ton esprit sans égal,
Auraient forcé de te rendre les armes,
Les yeux pour toi fondaient en larmes
Ne va N’allez |
pas, un jour, |
Payer son amour !
Je me moque, chère cousine,
De tous ces paladins à la mine assassine,
Ne crains pas que pour eux je faiblisse à mon tour !
Non, non, le plus vaillant m’eût-il rendu les armes,
Je rirais de ses larmes,
Et d’un tendre retour
On ne me verrait pas payer son fol amour.
Dans le mariage, hélas ! l’habitude,
Spectre à l’œil éteint,
Où l’ennui se peint,
Amène trop souvent dégoûts et lassitude.
Et tardifs remords.
Et bientôt après, c’est la jalousie,
Ce monstre aux yeux verts,
Vomi des enfers,
Qui vient empoisonner une innocente vie
Par d’affreux transports.
Ah ! si Claudio… Ciel ! un tel outrage !…
Devait pour moi se refroidir…
Pour une autre me fuir…
Dieu ! n’être plus aimée…
Lionne en furie !
Quoi ! la jalousie
Aurait sur tes sens
Un pareil empire ?
Mais, j’ai voulu rire.
Non, non, je le sens,
(avec Ursule)
Je vais Héro |
d’un cœur aimant |
Être Sera |
la joie et le bonheur suprême. |
Mon Son |
cher Claudio | m’aime, l’aime, |
Et | mon son |
époux restera | mon son |
amant. |
Héro d’un cœur aimant
Sera la joie et le bonheur suprême.
Son cher Claudio l’aime,
Et son époux restera son amant.
On nous attend, chère Ursule ! nous avons à peine le temps d’achever ma parure. Viens-tu, Béatrice ?
Je vous suis.
(Elle tombe sur un banc, absorbée par ses pensées. Elle écoute le chœur suivant avec une émotion croissante.)
Victime fortunée !
Viens charmer tous les yeux,
Viens parer tes cheveux
De la fleur virginale !
La pompe nuptiale
Se prépare, l’époux attend ;
Le sourire des cieux descend.
Viens, viens l’heureux époux attend.
(À la fin du chœur, Béatrice, qui avait le visage caché dans ses mains, se lève par un mouvement brusque et, se dirigeant vivement vers une des coulisses de gauche, y rencontre Bénédict qui en sort.)
Scène IV
Ciel !
Ah !
Madame !
Seigneur !…
On vous cherche…
Vous me cherchiez ?…
Je n’ai pas dit cela… les convives du gouverneur s’étonnent de votre absence.
Je pense bien qu’ils s’étonnent peu de la vôtre. On sait que vous êtes toujours où vous ne devriez pas être.
Où je ne devrais pas être ?… Mais pourquoi ne serais-je pas ici ?
Pourquoi y êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Je ne puis faire un pas sans vous rencontrer. Vous êtes mon ombre. Vous me poursuivez. Vous m’obsédez !
Que ne puis-je être plus que votre ombre, et ne pas vous quitter davantage !… je vous jure…
Je vous jure que votre raillerie est tout-à-fait déplacée et fort inutile, car je comprends, je devine le vrai sens de toutes vos paroles… Vous croyez… me rendre ridicule, et faire croire… aux gens… que je vous crois… mais n’en croyez rien. (À part) Ah mon Dieu je ne sais plus ce que je dis. (Haut) Le ridicule est à moi, oui, je m’en sers pour fustiger les gens qui me déplaisent.
Qu’elle est belle !
Et vous êtes de ceux-là. (À part) Je suis brutale.
Madame !
Je vous déteste. (À part) Pauvre malheureux !
Calmez-vous, madame !
Je vous exècre.
Je ne puis dire…
Mais que me voulez-vous ?
Je… ne… puis… dire que… je vous aie jamais aimée…
Ah ! ah ! ah ! Je l’espère bien.
Mais si…
Quoi ?
Si… je pouvais trouver en vous quelque indulgence… jamais un cœur…
Allez !… Allez donc La rime est : constance. Décochez-moi un madrigal ! vous en êtes capable, vous êtes poète ! Ah ! ah ! ah !
Si je ne suis pas poète, je veux tâcher de le devenir, pour mériter au moins vos railleries ; je souffre trop de vous voir injuste.
Comme il m’aime (Haut) À la bonne heure ! Mais, par grâce, laissez-moi enfin ! Je… je…
Je me retire… pardonnez si j’ai troublé votre solitude. (À part) Quel amour ! Son âme est bouleversée ! Adorable femme !
Mais, partez-donc ! Allons ! voici les fiancés maintenant ! Le gouverneur, le Général, tous les invités ! Où me cacher ? (Elle s’essuie les yeux et veut se sauver vers le fond. Léonato l’arrête.)
Scène V
un Tabellion, Héro, Béatrice, Ursule,
Seigneurs et dames de la cour du Gouverneur.
Restez, ma chère nièce ! et vous, Bénédict, pouvez-vous quitter ma fille en un pareil moment ?
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle,
Préside à cet heureux moment !
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Un Ce |
couple amoureux et | constant ! charmant ! |
Dieu de l’amour, de la jeunesse, Il réunit beauté, jeunesse. |
Bénis ma sincère tendresse, Gloire, fidélité, tendresse. |
Comble de tes faveurs
Deux fidèles cœurs. Ces deux nobles cœurs, |
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle !
Etc.
Tout est-il prêt ?
Oui, monseigneur. Cet acte est en bonne forme, il n’y manque plus que la signature.
Approchez, Claudio ! (Claudio signe). À vous, charmante Héro ! (Héro signe à son tour.) Prenant la plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens. plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens. À nous maintenant, à nous les joyeux témoins.
Voici le second contrat. Où sont les fiancés ?
Le second ?
Qui encore se marie donc ici ?
Oui. J’ai été requis pour préparer un deuxième contrat ; le voici.
Ah çà ! il faut pourtant trouver des fiancés ! (À l’assistance) Qui se sentirait ici la fantaisie de se marier ? (Bénédict fait un mouvement, Léonato l’arrêtant) ; Oh ! je ne parle pas pour vous, on sait bien…
M’aimez-vous ?
Non, pas plus que de raison.
Il faut alors que votre oncle, le Général et Claudio aient été induits en erreur, car ils m’ont juré que vous m’aimiez.
M’aimez-vous ?
Non, pas plus que de raison.
Il faut alors que ma cousine et Ursule se soient étrangement trompées, car elles m’ont juré que vous m’aimiez.
Ils juraient que vous m’aimiez à en perdre la tête.
Elles juraient que vous mouriez d’amour pour moi.
Il n’en était rien. Vous ne m’aimez donc pas ?
Non, vraiment, je ne vous aime que d’amitié.
Allons, ma nièce, j’ai la certitude que vous l’aimez.
Et moi, je ferais le serment qu’il est amoureux d’elle, car voici un papier écrit au crayon de sa main ; je l’ai trouvé tout à l’heure sur un banc du jardin. C’est le commencement d’un sonnet sorti de son cerveau et destiné à Béatrice.
Et en voici un autre tombé, ce matin, de la poche de ma cousine ; il est de son écriture et contient des réflexions sur Bénédict, qui prouvent qu’elle était au moins fort préoccupée de ce gentilhomme.
Miracle ! Voilà nos mains qui déposent contre nos cœurs ! (À Béatrice) Allons, je veux bien que vous soyez ma femme ; mais je vous jure que, si je vous prends, c’est par compassion.
Je ne veux pas vous refuser ; mais je vous jure que c’est bien malgré moi. Ce que j’en fais n’est que pour vous sauver la vie, car on m’a dit que vous étiez sur le point de mourir de consomption.
Silence ! je vous coupe la parole.
Eh bien, Bénédict ?
Voulez-vous que je vous dise ?… Un collège tout entier de faiseurs d’épigrammes ne me ferait pas changer d’idée ; croyez-vous que je me soucie d’une satire ou d’un sarcasme ? Non, celui qui s’inquiète des propos d’autrui n’osera jamais rien faire qui ait le sens commun ; bref, j’ai résolu de me marier, et tout ce qu’on peut dire à l’encontre m’est parfaitement indifférent vous auriez donc tort de rétorquer contre moi mon propre langage, car l’homme est une créature changeante, et c’est par là que je conclus. (Il va signer le contrat. Béatrice et les témoins signent ensuite.)
Bravo, l’orateur !
Bravo ! Bravo !
Entrez, vous autres !
Scène VI
(Somarone entre, suivi de ses musiciens et de quatre choristes portant chacun au bout d’un bâton un écriteau retourné. Les quatre porteurs d’écriteaux se rangent à côté les uns des autres, vers le milieu du théâtre. Somarone fait signe aux musiciens de commencer. Le porteur du 1er écriteau, placé à gauche du spectateur, avance d’un pas et fait faire un demi-tour à son écriteau, qui se présente alors son côté écrit, où se lit en grosses lettres le mot : ICI.)
Ici…
Oui, oui, oui, oui, l’homme marié, et très heureux de l’être.
L’amour est un flambeau,
L’amour est une flamme.
Un feu follet qui vient on ne sait d’où,
Qui brille et disparaît pour égarer notre âme,
Attire à lui le sot et le rend fou.
Folie, après tout, vaut mieux que sottise.
Un instant soyons fous !
Aimons-nous !
Je sens à ce malheur ma fierté résignée.
Sûrs de nous haïr ! donnons-nous la main
Oui, pour aujourd’hui la trêve est signée :
Nous redeviendrons ennemis demain.
Demain ! Demain !