Béatrice et Bénédict/Acte II
ACTE DEUXIÈME
Une porte à droite et une autre à gauche. On entend dans la salle voisine, par la porte de gauche, toute grande ouverte, un bruit de verres, d’assiettes et de voix confuses. Un domestique sort à la course de la salle du festin, traverse la scène et ressort par la porte opposée. Un autre paraît, exécutant l’évolution contraire, et entre dans la salle du festin. Le premier reparaît portant une grande fiasque de vin.
Scène PREMIÈRE
Du vin ! du vin !
Oui ! oui ! On y va ! Après le festin des maîtres, le festin des valets. Parce que c’est jour de noces, il faut que tout le monde ici fasse ripaille, jusqu’aux soldats du général, jusqu’à ces chanteuses, jusqu’à cette canaille de musiciens que Monseigneur a voulu festoyer aussi !
Va donc leur porter ta dame Jeanne ! Ils sont altérés comme les cendres de l’Etna. Et cela ne suffira pas encore.
Je n’ai pas besoin de me presser. N’est-ce pas une honte qu’il nous faille servir de tels misérables ?
Des soudards !
Des bohémiens !
Des gourgandines !
Des joueurs de flûte !
Oui, mais le Somarone a le pied leste, et ce gros âne, le bien nommé, vient de me le faire sentir… en un certain endroit…
Il a rué ?
Ah ! et de quelle force !…
Holà ! valets ! du vin donc ! per Bacco !
Le voilà qui brait maintenant ! Allons, je vais le faire taire.
Du vin ! de par tous les diables, du vin ! La cave est donc vide ?
Voilà, Messeigneurs ! (À l’autre) Reviens vite ! (Il entre, le 2e domestique sort à la course.)
Te moques-tu, maraud ! une bouteille ! Il en faut dix ! (Autres voix) Vingt ! (Autres voix.) Cent ! Alerte ! décampe !
(Le 1er domestique sort à la course de la salle du banquet ; au moment où le 2e entre sur la scène par la porte opposée, portant une fiasque énorme sur chaque bras.)
J’y vole, messeigneurs ! J’y vole !
Impossible ! on ne peut pas se passer de moi.
(Les deux domestiques se heurtent l’un contre l’autre et tombent sur le théâtre.)
Butor !
Animal ! Tu as failli me faire casser mes bouteilles. Au diable les gens serviles ! Quel besoin as-tu de te presser ainsi ?
Eh ! pardieu ! ils ont le diable au corps, ils boivent à faire frémir, ils crient, ils chantent, ils vont faire improviser le Somarone.
Je veux entendre cela.
(Il entre. L’autre sort du côté opposé. Chants dans la salle voisine. Préludes de trompettes et de guitares, rumeurs de table.)
Je veux bien vous improviser quelque chose ; mais accompagnez-moi tous ; vous, les chanteuses, avec vos guitares, vous les soldats, avec vos trompettes, avec les tambourins, avec tous les instruments favoris de Mars et de Bacchus ! (Il chante.)
Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur
De notre île
De Sicile,
Vive ce fameux vin
Si fin,
Vive ce fameux vin
Si fin !
Vive ce fameux vin
Si fin !
Mais la plus noble flamme,
Douce à l’âme
Comme au cœur
C’est la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala
Qui l’a !
Il a raison, et sa rare éloquence
S’unit à la science
Du vrai buveur.
Honneur
À l’improvisateur !
Le vin de Syracuse
Accuse
Bravo ! Bravo ! Voyons le second couplet !
Le second ! Ah ! le second ! Je ne suis pas plus embarrassé pour le premier. Je vous en improviserais trente.
Non ! non ! C’est assez de deux ! Allez, maestro ! Silence, donc !
(Les guitares et les trompettes restent dans la coulisse.)
Le vin…
Le vin fin…
De Syracuse…
Accuse…
Oui, certes ! le vin
De Syracuse…
Poète divin,
Ta muse
Abuse,
Tu le vois,
De notre patience.
Assez d’éloquence,
Rimeur aux abois,
Bois !
Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur.
De notre île
De Sicile.
Vive ce fameux vin
Si fin !
Mais la plus noble flamme,
Douce à l’âme
Comme au cœur
Du buveur,
C’est la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala
Qui l’a !
(À la fin de ce chœur, le 1er domestique reparaît portant un panier plein de fiasques et de bouteilles d’énormes dimensions. Cris de joie à son entrée dans la salle du festin.)
Viva ! Viva ! À la bonne heure ! Voilà un garçon intelligent !
Portons le panier dans le jardin, nous y boirons au clair de lune.
Oui, oui, c’est une idée. Nous danserons le Saltarello.
Mais dansons et buvons vite, car l’heure de la cérémonie approche, et nous devons nous y présenter… dans un état… décent, s’il est possible.
Au jardin ! Au jardin ! (Ils sortent et traversent le théâtre en chantant.)
Mais la plus noble flamme,
C’est le vin de Marsala
Qui l’a.
Scène II
Dieu ! que viens-je d’entendre ?
Je sens un feu secret
Dans mon sein se répandre.
Bénédict… se peut-il ? Bénédict m’aimerait ?
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
Je ne pus m’expliquer
L’étrange sentiment de tristesse alarmée
Qui de mon cœur vint s’emparer.
Il part, me dis-je, il part, je reste !
Est-ce la gloire, est-ce la mort
Que réserve le sort
À ce railleur que je déteste ?
Des plus noires terreurs
La nuit suivante fut remplie…
Les Mores triomphaient, j’entendais leurs clameurs.
Des flots du sang chrétien la terre était rougie.
En rêve je voyais Bénédict haletant,
Sous un monceau de morts, sans secours, expirant.
Je m’agitais sur ma brûlante couche.
Des cris d’effroi s’échappaient de ma bouche.
En m’éveillant, enfin, je ris de mon émoi.
Je ris de Bénédict, de moi,
De mes sottes alarmes…
Hélas ! Ce rire était baigné de larmes.
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
Je l’aime donc ?… Oui, Bénédict, je t’aime.
Je ne m’appartiens plus. Je ne suis plus moi-même.
Sois mon vainqueur,
Dompte mon cœur !
Viens, viens, déjà ce cœur sauvage
Vole au-devant de l’esclavage !
Adieu, ma liberté,
Ma frivole gaîté,
Adieu dédains, adieu folies,
Adieu, mordantes railleries !
Béatrice, à son tour,
Tombe victime de l’amour.
Scène III
Qu’as-tu donc, Béatrice ? Quelle agitation ! Je ne te vis jamais ainsi.
Moi ?… je… rien !
Allons tu auras vu Bénédict, je gage. Tu ne peux le rencontrer sans te laisser aller à des accès de colère qui, pardonne à ma franchise ! semblent peu dignes de toi.
Et qu’il est si loin de mériter !
Ursule a raison le caractère de Bénédict est bien changé, il ne parle maintenant de toi qu’avec des expressions qui t’étonneraient fort… Mais tu le hais à un point…
Assez, cousine !
C’est pourtant un brave et charmant gentilhomme.
Plus à plaindre qu’à blâmer.
Si vous continuez, je vous quitte.
Allons ! taisons-nous, mais je te voudrais voir devenir plus humaine. Je suis si heureuse…
Je Héro |
vais d’un cœur aimant, d’un cœur aimant, | |||||||
Être Sera |
la joie et le bonheur suprême. | |||||||
Mon son |
cher Claudio | m’aime, l’aime, | ||||||
Et | mon son |
époux restera | mon son |
amant. |
Tu vas d’un cœur aimant
Être la joie et le bonheur suprême.
Ton cher Claudio t’aime
Et ton époux restera ton amant.
Quelle douceur ! Quel changement !
Eh quoi ! madame, un seul moment
À ces deux cœurs porteriez-vous envie ?
Et cette liberté, charme de votre vie,
Pourriez-vous la donner pour un époux amant ?
Un amant ! un époux ! à moi ! de l’esclavage
Traîner la chaîne en frémissant !
Ah ! j’aime mieux dans un couvent
Voir se flétrir la fleur de mon bel âge
Sous le cilice et le noir vêtement.
Certes, belle cousine,
À ton cœur fier l’hymen serait fatal
Et si d’un cavalier que ta taille divine,
Tes traits si beaux, ton esprit sans égal,
Auraient forcé de te rendre les armes,
Les yeux pour toi fondaient en larmes
Ne va N’allez |
pas, un jour, |
Payer son amour !
Je me moque, chère cousine,
De tous ces paladins à la mine assassine,
Ne crains pas que pour eux je faiblisse à mon tour !
Non, non, le plus vaillant m’eût-il rendu les armes,
Je rirais de ses larmes,
Et d’un tendre retour
On ne me verrait pas payer son fol amour.
Dans le mariage, hélas ! l’habitude,
Spectre à l’œil éteint,
Où l’ennui se peint,
Amène trop souvent dégoûts et lassitude.
Et tardifs remords.
Et bientôt après, c’est la jalousie,
Ce monstre aux yeux verts,
Vomi des enfers,
Qui vient empoisonner une innocente vie
Par d’affreux transports.
Ah ! si Claudio… Ciel ! un tel outrage !…
Devait pour moi se refroidir…
Pour une autre me fuir…
Dieu ! n’être plus aimée…
Lionne en furie !
Quoi ! la jalousie
Aurait sur tes sens
Un pareil empire ?
Mais, j’ai voulu rire.
Non, non, je le sens,
(avec Ursule)
Je vais Héro |
d’un cœur aimant |
Être Sera |
la joie et le bonheur suprême. |
Mon Son |
cher Claudio | m’aime, l’aime, |
Et | mon son |
époux restera | mon son |
amant. |
Héro d’un cœur aimant
Sera la joie et le bonheur suprême.
Son cher Claudio l’aime,
Et son époux restera son amant.
On nous attend, chère Ursule ! nous avons à peine le temps d’achever ma parure. Viens-tu, Béatrice ?
Je vous suis.
(Elle tombe sur un banc, absorbée par ses pensées. Elle écoute le chœur suivant avec une émotion croissante.)
Victime fortunée !
Viens charmer tous les yeux,
Viens parer tes cheveux
De la fleur virginale !
La pompe nuptiale
Se prépare, l’époux attend ;
Le sourire des cieux descend.
Viens, viens l’heureux époux attend.
(À la fin du chœur, Béatrice, qui avait le visage caché dans ses mains, se lève par un mouvement brusque et, se dirigeant vivement vers une des coulisses de gauche, y rencontre Bénédict qui en sort.)
Scène IV
Ciel !
Ah !
Madame !
Seigneur !…
On vous cherche…
Vous me cherchiez ?…
Je n’ai pas dit cela… les convives du gouverneur s’étonnent de votre absence.
Je pense bien qu’ils s’étonnent peu de la vôtre. On sait que vous êtes toujours où vous ne devriez pas être.
Où je ne devrais pas être ?… Mais pourquoi ne serais-je pas ici ?
Pourquoi y êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Je ne puis faire un pas sans vous rencontrer. Vous êtes mon ombre. Vous me poursuivez. Vous m’obsédez !
Que ne puis-je être plus que votre ombre, et ne pas vous quitter davantage !… je vous jure…
Je vous jure que votre raillerie est tout-à-fait déplacée et fort inutile, car je comprends, je devine le vrai sens de toutes vos paroles… Vous croyez… me rendre ridicule, et faire croire… aux gens… que je vous crois… mais n’en croyez rien. (À part) Ah mon Dieu je ne sais plus ce que je dis. (Haut) Le ridicule est à moi, oui, je m’en sers pour fustiger les gens qui me déplaisent.
Qu’elle est belle !
Et vous êtes de ceux-là. (À part) Je suis brutale.
Madame !
Je vous déteste. (À part) Pauvre malheureux !
Calmez-vous, madame !
Je vous exècre.
Je ne puis dire…
Mais que me voulez-vous ?
Je… ne… puis… dire que… je vous aie jamais aimée…
Ah ! ah ! ah ! Je l’espère bien.
Mais si…
Quoi ?
Si… je pouvais trouver en vous quelque indulgence… jamais un cœur…
Allez !… Allez donc La rime est : constance. Décochez-moi un madrigal ! vous en êtes capable, vous êtes poète ! Ah ! ah ! ah !
Si je ne suis pas poète, je veux tâcher de le devenir, pour mériter au moins vos railleries ; je souffre trop de vous voir injuste.
Comme il m’aime (Haut) À la bonne heure ! Mais, par grâce, laissez-moi enfin ! Je… je…
Je me retire… pardonnez si j’ai troublé votre solitude. (À part) Quel amour ! Son âme est bouleversée ! Adorable femme !
Mais, partez-donc ! Allons ! voici les fiancés maintenant ! Le gouverneur, le Général, tous les invités ! Où me cacher ? (Elle s’essuie les yeux et veut se sauver vers le fond. Léonato l’arrête.)
Scène V
un Tabellion, Héro, Béatrice, Ursule,
Seigneurs et dames de la cour du Gouverneur.
Restez, ma chère nièce ! et vous, Bénédict, pouvez-vous quitter ma fille en un pareil moment ?
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle,
Préside à cet heureux moment !
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Un Ce |
couple amoureux et | constant ! charmant ! |
Dieu de l’amour, de la jeunesse, Il réunit beauté, jeunesse. |
Bénis ma sincère tendresse, Gloire, fidélité, tendresse. |
Comble de tes faveurs
Deux fidèles cœurs. Ces deux nobles cœurs, |
Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle !
Etc.
Tout est-il prêt ?
Oui, monseigneur. Cet acte est en bonne forme, il n’y manque plus que la signature.
Approchez, Claudio ! (Claudio signe). À vous, charmante Héro ! (Héro signe à son tour.) Prenant la plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens. plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens. À nous maintenant, à nous les joyeux témoins.
Voici le second contrat. Où sont les fiancés ?
Le second ?
Qui encore se marie donc ici ?
Oui. J’ai été requis pour préparer un deuxième contrat ; le voici.
Ah çà ! il faut pourtant trouver des fiancés ! (À l’assistance) Qui se sentirait ici la fantaisie de se marier ? (Bénédict fait un mouvement, Léonato l’arrêtant) ; Oh ! je ne parle pas pour vous, on sait bien…
M’aimez-vous ?
Non, pas plus que de raison.
Il faut alors que votre oncle, le Général et Claudio aient été induits en erreur, car ils m’ont juré que vous m’aimiez.
M’aimez-vous ?
Non, pas plus que de raison.
Il faut alors que ma cousine et Ursule se soient étrangement trompées, car elles m’ont juré que vous m’aimiez.
Ils juraient que vous m’aimiez à en perdre la tête.
Elles juraient que vous mouriez d’amour pour moi.
Il n’en était rien. Vous ne m’aimez donc pas ?
Non, vraiment, je ne vous aime que d’amitié.
Allons, ma nièce, j’ai la certitude que vous l’aimez.
Et moi, je ferais le serment qu’il est amoureux d’elle, car voici un papier écrit au crayon de sa main ; je l’ai trouvé tout à l’heure sur un banc du jardin. C’est le commencement d’un sonnet sorti de son cerveau et destiné à Béatrice.
Et en voici un autre tombé, ce matin, de la poche de ma cousine ; il est de son écriture et contient des réflexions sur Bénédict, qui prouvent qu’elle était au moins fort préoccupée de ce gentilhomme.
Miracle ! Voilà nos mains qui déposent contre nos cœurs ! (À Béatrice) Allons, je veux bien que vous soyez ma femme ; mais je vous jure que, si je vous prends, c’est par compassion.
Je ne veux pas vous refuser ; mais je vous jure que c’est bien malgré moi. Ce que j’en fais n’est que pour vous sauver la vie, car on m’a dit que vous étiez sur le point de mourir de consomption.
Silence ! je vous coupe la parole.
Eh bien, Bénédict ?
Voulez-vous que je vous dise ?… Un collège tout entier de faiseurs d’épigrammes ne me ferait pas changer d’idée ; croyez-vous que je me soucie d’une satire ou d’un sarcasme ? Non, celui qui s’inquiète des propos d’autrui n’osera jamais rien faire qui ait le sens commun ; bref, j’ai résolu de me marier, et tout ce qu’on peut dire à l’encontre m’est parfaitement indifférent vous auriez donc tort de rétorquer contre moi mon propre langage, car l’homme est une créature changeante, et c’est par là que je conclus. (Il va signer le contrat. Béatrice et les témoins signent ensuite.)
Bravo, l’orateur !
Bravo ! Bravo !
Entrez, vous autres !
Scène VI
(Somarone entre, suivi de ses musiciens et de quatre choristes portant chacun au bout d’un bâton un écriteau retourné. Les quatre porteurs d’écriteaux se rangent à côté les uns des autres, vers le milieu du théâtre. Somarone fait signe aux musiciens de commencer. Le porteur du 1er écriteau, placé à gauche du spectateur, avance d’un pas et fait faire un demi-tour à son écriteau, qui se présente alors son côté écrit, où se lit en grosses lettres le mot : ICI.)
Ici…
Oui, oui, oui, oui, l’homme marié, et très heureux de l’être.
L’amour est un flambeau,
L’amour est une flamme.
Un feu follet qui vient on ne sait d’où,
Qui brille et disparaît pour égarer notre âme,
Attire à lui le sot et le rend fou.
Folie, après tout, vaut mieux que sottise.
Un instant soyons fous !
Aimons-nous !
Je sens à ce malheur ma fierté résignée.
Sûrs de nous haïr ! donnons-nous la main
Oui, pour aujourd’hui la trêve est signée :
Nous redeviendrons ennemis demain.
Demain ! Demain !