Béatrice, Dante et Platon

BÉATRICE



DANTE ET PLATON


Parmi les créations féminines écloses dans le cerveau ou dans le cœur des poètes, le type de la Béatrice est assurément un des plus beaux, mais aussi un des plus énigmatiques. Pour les uns elle est la femme idéalisée par le plus pur et le plus désintéressé des amours, une création du cœur ; pour les autres, elle est la personnification de la science ou de la théologie, vers laquelle Dante porte toutes les ardeurs de son esprit. Enfin quelques uns, comme le poète anglais Rosetti, pensent que Béatrice n’a jamais existé, qu’elle n’est que l’héroïne, créée de toutes pièces, d’un poème merveilleux, qui a été chanté sans être vécu. Cette opinion hasardée qui ferait de la vie littéraire de Dante un mensonge poétique, sublime, fécond, mais un mensonge n’est pas acceptable, et aucun de ces érudits qui font de la vie et des œuvres de Dante leur étude perpétuelle, ne s’y est arrêté un instant.

Béatrice a existé, le témoignage des contemporains est formel : le poète la vit pour la première fois lorsqu’ils avaient huit ans tous les deux, et de ce jour-là naquit en lui, pour la jeune fille, pour l’enfant, un amour qui devint un culte et auquel il consacra toutes ses pensées. Béatrice se maria, mais l’affection, toute désintéressée, que le poète lui portait n’en fut pas diminuée, et lorsqu’elle mourut, à vingt-cinq ans, il la pleura et jura qu’elle vivrait éternellement dans son souvenir et dans le souvenir des hommes : il tint parole.

Quelque belle, quelque parfaite qu’ait été la jeune Florentine, dans la Divine Comédie elle est idéalisée par le poète, au point de ne paraître presque plus une femme : elle est devenue l’idéal même, la personnification en un seul être de tout ce qu’il y a de beau, de vrai et de bon dans la créature humaine. Et c’est peut-être pour cela qu’elle est si complexe et que l’on peut voir en elle, selon le point de vue auquel on se place, l’image vivante de la Beauté, de la Science, de la Sainteté.

Pour arriver à la connaissance et à la possession de Dieu, selon l’idée chrétienne, la seule voie est la sainteté selon la philosophie scolastique, c’est la science, résumée en la science des sciences, la théologie ; selon Platon, c’est la contemplation de la beauté. Dante en prenant Béatrice pour guide à travers la vie comme à travers son poème, réunit donc d’abord en elle les trois moyens naturels et surnaturels qui sont offerts à l’homme pour parvenir en la présence « de la divine Puissance, de la suprême Sagesse et du primordial Amour[1]. »

Virgile qui est le guide visible du poète dans l’Enfer et dans le Purgatoire n’est que le délégué de Béatrice, celui auquel la « femme divine » a confié le protégé sur qui elle veille et qu’elle viendra recevoir elle-même à la porte du Paradis[2].

La Béatrice représentant la sainteté ou la science a été le sujet de bien des études et de bien des commentaires, mais je crois montrer cette précieuse figure sous un jour nouveau en examinant surtout en elle son troisième attribut, la beauté. En plusieurs endroits de la Divine Comédie on trouve des traces des idées platoniciennes, plus ou moins modifiées par leur voyage à travers les œuvres des Pères de l’Église. Il est probable que c’est surtout dans Boèce, auquel il a emprunté plus d’un trait, dans saint Augustin et dans saint Bonaventure que Dante s’est familiarisé avec certaines théories du philosophe grec, avec celle à laquelle nous faisons allusion et qui est exposée dans le Banquet. La voici, résumée aussi brièvement que possible, d’après l’admirable traduction de Cousin[3]

« Celui qui veut s’y prendre comme il convient doit, après s’être attaché dès son jeune âge à aimer une seule des manifestations visibles de la beauté, s’efforcer ensuite d’aimer tout ce qui est beau, sans distinction. Après cela il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que la beauté visible, de sorte qu’une belle âme suffise pour l’attirer. De là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois et à voir que la beauté morale est partout de la même nature. De la sphère d’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences, jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau.

» Celui qui s’est avancé jusque là par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, dit Socrate[4], qui est le but de tous les travaux précédents, beauté éternelle, non engendrée et non périssable. Donc, le vrai chemin, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas et, les yeux attachés sur la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant par tous les degrés de l’échelle. Ô mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. Je le demande, quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus vêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face sous sa forme unique, la beauté divine ! »

Dante mettant en action les préceptes de Platon, plus heureux que lui, a l’espérance formelle d’arriver à la contemplation de la beauté divine, et pourtant il prend un chemin plus court que celui qui est conseillé par le philosophe grec. La beauté de Béatrice, seule, le conduira directement au but suprême, sans qu’il change de culte. C’est Béatrice elle-même qui se modifiera et qui, après l’avoir soutenu dans le droit chemin, par le charme de sa beauté terrestre, le soutiendra encore, quand elle aura quitté ce monde, par la beauté cachée de son âme ; par cette seconde beauté qui n’est visible qu’aux yeux de l’esprit :

Alcun tempo’l sostenni col mio volto :
Mostrando gli occhi giovinetti a lui,
Meco’l menare in dretto parle vollo
[5]

Et plus tard, lorsque le poète est arrivé au Paradis, il entend chanter autour de lui :

Volgi, Beatrice, volgi gli occhi sanii
(Era la sua canzone) al tuo fedete…
Per grazia fa noi grazia che disveie
A lui la bocca tua si che discerna
La seconda belleza che tu cele
[6]

Mais Dante est poète, plus encore que philosophe, et il avoue que lorsque la vue de la « femme belle et bienheureuse » lui a été enlevée, il s’est laissé entraîner hors de la bonne voie : « Les objets présents et les faux plaisirs ont détourné mes pas depuis que votre visage m’est caché »[7]. Alors Béatrice lui fait de mélancoliques reproches où l’on sent passer non pas un regret, mais un souvenir complaisant des jours vécus sur terre, pendant lesquels elle pouvait offrir son pur visage à la contemplation de son poète : Tu m’as quelquefois oubliée, et pourtant, lui dit-elle, « jamais la nature ou l’art ont-ils pu t’offrir un plaisir pareil à celui que tu ressentais à admirer ma beauté, maintenant ensevelie et perdue sous la terre ! »[8].

Chaque fois qu’il parle de Béatrice Dante a des mots charmants pour caractériser sa beauté. Tantôt il exalte la douceur de sa voix

mia donna
Che mi dissela colle dolci stille ;[9]

tantôt son sourire :

raggiandomt a un riso
Tal che nel fuoco faria l’uom felice.[10]

Puis c’est le fameux portrait de Béatrice, lorsqu’elle lui apparait aux portes du Paradis, encadrée dans un passage céleste, triomphante et resplendissante d’une incomparable beauté : « J’ai vu, au commencement du jour, tout l’horizon affranchi de nuages, et nuancée de rose la partie de l’orient au milieu de laquelle naissait le soleil dont on pouvait supporter l’éclat tempéré par les vapeurs du matin : de même à travers un nuage de fleurs qui retombaient de toutes parts, je vis une femme, les épaules couvertes d’un manteau vert elle était vêtue d’une draperie couleur de flamme ardente ; un voile blanc et une couronne d’olivier ornaient encore sa tête…[11].

» Ô splendeur d’une lumière éternelle quel est celui qui ne serait pas découragé en essayant de te reproduire telle que tu me parus dans l’air libre, là où le ciel t’environne de son harmonie ! »[12]

Il faudrait un long travail pour arriver à dégager complètement cette personnification des deux autres, tellement la Béatrice est marquée à la fois de son triple caractère. Serait-ce même possible ? L’idée platonicienne que j’ai indiquée dans la Divine Comédie, n’y est qu’à l’état de vague réminiscence et si bien enchevêtrée dans les multiples emprunts du poète à toutes les connaissances humaines, que ce serait peut-être en exagérer l’importance que de l’exposer plus longuement. Néanmoins cette conception de la beauté immuable dans son essence, se transformant du visible à l’invisible, et aboutissant à la beauté, unique et primordiale, est tellement en dehors des idées du XIXe siècle, qu’il m’a paru intéressant de la signaler. Un peu plus tard, avec le progrès des études grecques, qui ne commencent sérieusement que cinquante ans après la mort de Dante, on trouverait plus facilement dans les poètes quelques traces de philosophie socratique. On verrait par exemple Pétrarque considérant les choses mortelles comme une échelle qui monte au Créateur,

che son scala al Fattor,

mais cette recherche perdrait de sa nouveauté à mesure qu’on se rapprocherait des temps modernes et deviendrait banale. Rien de ce qui touche à Dante ne saurait l’être, rien surtout de ce qui touche à sa Béatrice. Je me suis plu à montrer la complexité de cette création aussi étrange que sublime, d’autres y reviendront. Le sujet ne sera jamais épuisé, car on se plaira toujours à suivre le grand poète dans son voyage vers l’infini, s’élançant les yeux fixés sur les yeux de Béatrice, vers ces régions où nul autre que lui n’est monté si haut, où nul peut-être n’ira plus ; qui oserait comme lui s’élever jusqu’aux étoiles !

Puro e disposto a salire alle stelle ?
R. de Gourmont.

  1. Inferno, III, 5.
  2. Inf. II, 52-126.
  3. Platon : Œuvres complètes trad. par M. Cousin. Le Banquet, passim.
  4. Socrate raconte un entretien qu’il a eu avec Diotime, femme instruite dans la philosophie, qui l’a initié aux mystères divins de la science et du beau. Socrate et Platon se vantaient d’avoir tiré plus d’un enseignement de leurs entretiens avec les femmes cultivées de leur temps.
  5. Purg. XXX, 121. « Quelque temps mon regard le soutint : je lui montrais mes yeux d’enfant, je le conduisis dans la véritable route ».
  6. Purg. XXXI, 133. « Tourne Beatrice, tourne tes yeux sains vers ton fidèle ami. Par grâce, fais-nous la grâce de lui faire entendre ta voix, afin qu’il distingue la seconde beauté que tu caches. »
  7. Purg. XXXI, 34
  8. Purg. XXXI, 49
  9. Par. VII, 12 : « Ma dame, qui me désaltère avec les douces gouttes (de sa voix). »
  10. Part. VII, 18 : « Me rayonnant d’un sourire tel qu’il rendrait heureux l’homme au milieu des flammes  ».
  11. Prg. XXX, 22.
  12. Purg. XXXI, 142.