Maison Quantin (p. 3-56).


PREMIÈRE PARTIE



LE MONDE RELIGIEUX


Cœurs tendres, approchez : ici l’on aime encore !
Mais l’amour, épuré, s’allume sur l’autel :
Tout ce qu’il a d’humain à ce feu s’évapore,
Tout ceTout ce qui reste est immortel.

Lamartine.


§ 1. …et forcez-les d’entrer !


Le chœur claustral dans la chapelle d’une vieille abbaye.
Au fond, grande fenêtre à vitrail. — À gauche, les quatre rangs des stalles. Elles s’élèvent insensiblement, en hémicycle, contre la haute grille circulaire fermée et voilée de draperies. Au fond, près de la grille, porte basse, aux degrés de pierre, communiquant au cloître.
À droite, faisant face aux stalles, les sept marches et le parvis du maître-autel invisible. — Le tapis se prolonge jusqu’au milieu du chœur, au bord des dalles tumulaires. Sur la deuxième marche, clochette et encensoirs d’or. Plus haut, corbeilles de fleurs. La lampe du sanctuaire éclaire seule l’édifice, entre les grands piliers, chargés d’ex-voto, qui supportent l’abside principale : là, s’élève, sur des ailes, la chaire de marbre blanc.
Une forme humaine, long voilé et les pieds nus sur des sandales, se tient debout sous la lampe. — Entrent, au fond, l’Abbesse et l’Archidiacre en habits sacerdotaux.
Le prêtre s’agenouille devant l’autel et demeure en prière : l’Abbesse s’approche de l’être voilé dont elle découvre la tête, brusquement.
Un visage d’une beauté mystérieuse apparaît ; c’est une femme. Elle est immobile, les bras croisés, les paupières baissées. L’Abbesse la regarde pendant quelques instants, en silence.



Scène première

SARA, L’ABBESSE, L’ARCHIDIACRE, puis sœur ALOYSE.
L’Abbesse

Sara ! le minuit de Noël va sonner, remplissant nos âmes d’allégresse ! L’autel va s’illuminer, tout à l’heure, comme une arche d’alliance ! nos prières vont s’envoler sur l’aile des cantiques ! Avant que cette heure passe dans les cieux, il importe que je vous notifie la résolution sacrée que j’ai prise touchant votre avenir.

Souvenez-vous, Sara. Votre père et votre mère, aux approches de la mort, me mandèrent en leur manoir pour vous confier à moi. Depuis sept ans vous vivez en ce cloître, libre comme une enfant dans un jardin. Cependant, les jeux des enfants vous furent toujours étrangers et je ne vous ai jamais vue sourire. Que peut signifier une nature aussi studieuse et aussi solitaire ? — Est-ce de relire sans cesse tous nos vieux livres qui vous humiliera l’esprit ?

Écoutez, Sara, vous êtes une âme obscure. Sur votre visage toujours pâle brille le reflet d’on ne sait quel orgueil ancien. Il sommeille en vous… — oh ! les harmonies que vous tirez de l’orgue vous ont trahie !… Elles sont tellement sombres que j’ai dû prier sœur Aloyse de le tenir à votre place. — Malgré la réserve et la simplicité de vos rares paroles et de tous vos actes, je vous ai méditée longtemps et attentivement. Je sens que je ne vous connais pas. Vous vous soumettez avec une sorte d’indifférence taciturne aux pratiques de notre obédience. — Prenez garde à l’endurcissement du cœur !

Ma fille, vous êtes une lampe dans un tombeau : je veux vous raviver pour l’Espérance. Vanité que la vie sans la prière ! La vingt-troisième année de vos jours s’est accomplie ; ce qu’il faut, pour vous secourir, c’est l’onction, — c’est l’onction ! et que vous soyez toute à Dieu, qui pacifie les cœurs inquiets. Certes, selon les hommes, je devrais admettre que vous êtes libre de nous quitter ; mais, selon Dieu, moi, qui ai charge de votre âme, puis-je vous laisser rentrer dans le monde, seule, riche et aussi belle, au milieu de ces tentations (dont je n’ignore pas les séduisantes violences, non plus que le désenchantement mortel) ? — Ai-je le droit, alors que vous m’avez été confiée, de ne pas agir, en cette circonstance, pour le mieux de votre bonheur réel, incapable que vous êtes de le discerner ? — L’expérience des voluptés conduit au désespoir : plus tard, malgré votre volonté, vous seriez sans force pour revenir ; je dois le prévoir pour vous. Quoi ! le vertige vous guette au bord du gouffre et je n’aurais pas le droit de vous préserver de son attirance ! Mon abstention serait une faiblesse proditoire dont vous sauriez me demander compte au dernier jour. — Ne point vous retenir quand vous voulez plonger dans les ténèbres ! sans directeur, ni famille ! et avec l’esprit ardent que je devine sous vos paupières baissées ? Non ! non. Vous ne sauriez vous conduire, là-bas, selon Dieu. — Je vais donc vous offrir à Lui ce soir même. Oui cette nuit.

Un silence.

Ma fille, lorsqu’il y a trois mois je vous fis des ouvertures à ce sujet, j’essuyai, de votre part, un refus. J’eus recours à l’in-pace, aux privations sévères, aux mortifications… Et pendant que vous subissiez, résignée d’ailleurs, votre pénitence, je faisais prier pour vous et j’intercédais moi-même avec ferveur, offrant mes larmes à Celui qui est tout pardon.

Ne me forcez donc plus à recourir à des rigueurs pour vous faire rentrer en vous-même et vous pousser, pour ainsi dire, vers le Ciel. Aujourd’hui, en ce beau soir de fête, je vous ai tirée de votre cachot ; j’ai choisi cette nuit bienheureuse pour vous consacrer au Seigneur, au milieu des fleurs, des lumières et de l’encens. Vous serez la fiancée amère de ce soir nuptial.

Ainsi la grâce descendra sur vous ; l’oubli vous rendra l’esprit moins inquiet ; vous sentirez bientôt le poids de l’amour divin ; et, un jour (il n’est pas loin, peut-être !) tressaillant au souvenir de cette heure sainte, vous m’embrasserez, les joues baignées de pleurs d’extase et de joie. — Et ce sera le touchant, l’édifiant spectacle, réservé aux vierges qui demeurent à l’ombre de cet autel. Et vous comprendrez, alors, ce que j’ai osé faire, ce que j’ai pris sur moi d’accomplir. — Allons, soyez en paix.

Elle se détourne.

— Sœur Laudation, allumez les cierges.

L’autel s’illumine peu à peu durant la fin de la scène.

Maintenant, ma sœur et ma fille, je vous l’ai dit : — vous êtes une riche de ce monde. Ici l’on entre en se dépouillant de tout orgueil et de toute richesse. Nous sommes pauvres ; mais ce que nous avons, nous le donnons, la pauvreté ne s’ennoblissant que par la charité. On vous a légué châteaux, palais, forêts et plaines. Voici le parchemin dans lequel vous faites abandon de tous vos biens à la communauté. Voici une plume. Signez.

Sara décroise les bras, prend la plume et signe impassiblement.

Bien. C’est cela même.

Elle regarde Sara qui est rentrée dans son immobilité.

Merci. À elle-même en se dirigeant vers l’Archidiacre : Que Dieu me voie — et me juge !

Arrivée auprès du vieux prêtre, elle lui touche l’épaule et, inclinée, chuchote quelques paroles.
L’Archidiacre, se levant et à voix basse

Le jeûne, le cachot et le silence font de la lumière en ces âmes orgueilleuses : il fallait cela ! il faut cela. Haut, s’approchant de Sara : Sara, Sœur Emmanuèle en Dieu ! les quelques doutes se sont dissipés qui nous faisaient appréhender autour de vous la présence du malin esprit. Bien est-il vrai qu’en un tel jour nous eussions écarté de nos pensées, à votre sujet, toute supposition inquiète : mais l’aumône que Dieu vous a donné de pouvoir nous faire achève de vous purifier, à nos yeux, de tout soupçon de tiédeur. Elle militera pour vous dans les abandonnements et dans les dérélictions. Je vais vous recevoir dans un instant parmi celles qui, dorénavant, sont vos sœurs. Dès longtemps vous fûtes considérée par elles, et par nous, comme une appelée et comme une élue. Votre noviciat est fini.

L’Abbesse

Ma fille, nous allons vous revêtir de la robe nuptiale et ceindre ce front de la couronne des vierges sacrées, en symbole des noces futures. Puis, vous viendrez ici, à cette place, au milieu des cantiques. Là, vous vous étendrez, en signe de mort : et sur vous sera jeté le drap de nos trépassées. Sous cette dalle, repose la Bienheureuse qui fonda ce monastère, et que vous prierez particulièrement avant l’offertoire. Une fois les vœux prononcés, votre chevelure mondaine tombera sous le ciseau de notre règle. Puis, on vous revêtira du saint habit que vous garderez, jusqu’à la fin de vos jours d’épreuve, ici-bas.

Une jeune religieuse, une enfant, d’une figure charmante, en vêtements blancs et bleus, apparaît derrière l’autel. Elle semble un peu pâlie. Elle regarde Sara.

Moi, je partirai bientôt pour mon éternité ; vous hériterez de ma crosse d’ivoire et vous ferez, à votre tour… ce que je fais. Se détournant : Venez, sœur Aloyse !

La religieuse s’approche.



Scène II

LES MÊMES, sœur ALOYSE.
L’Abbesse, continuant

Sœur Aloyse, voici la compagne, la sœur préférée que vous aimez avec tendresse et qui est notre fille chérie. Votre voix lui sera plus douce que la mienne et je compte sur vos bonnes paroles pour dissiper les tentations qui pourraient s’élever en son cœur à cette heure suprême. Un silence.

— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

Sœur Aloyse, grave

Oui, ma mère.

L’Abbesse

Je la confie à votre dilection. Vous veillerez et prierez avec elle, dans l’oratoire, jusqu’à l’avant-quart de minuit.

L’Abbesse remonte vers le soubassement de la chaire où se tient l’Archidiacre. Le prêtre parcourt, maintenant, des parchemins et des papiers, auprès d’une lampe que vient de poser, sur l’un des bras d’une stalle, sœur Laudation.
Sœur Aloyse, à part, s’approchant de Sara

Mon Dieu ! Joignant les mains sur l’épaule de Sara, et d’une voix très basse, presque indistincte : Sara, souviens-toi de nos roses, dans l’allée des sépultures ! Tu m’es apparue comme une sœur inespérée. Après Dieu, c’est toi. Si tu veux que je meure, je mourrai. Rappelle-toi mon front appuyé sur tes mains pâles, le soir, au tomber du soleil. Je suis inconsolable de t’avoir vue. Hélas ! tu es la bien-aimée !… J’ai la mélancolie de toi. Je n’ai de force que vers toi. Un silence. Cède ; deviens comme nous, sous un voile ! Partage l’épreuve d’un instant. Tu sais bien que nous ne pouvons pas vivre ! — Si vite nous serions ensemble, au même Ciel, avec une seule âme !… Sara, vois le ciel étoilé au fond de mes yeux : — là, s’éloignent des cieux toujours étoilés ! — Laisse-toi venir ! Je veux te parer moi-même comme une fiancée divine, une épouse ineffable, un être céleste. La douleur m’a rendue charmante et tu ne me repousseras plus avec tristesse, si tu me regardes. Quelles paroles trouver pour te fléchir ? Sara, Sara !

Taciturne, Sara décroise les bras : son front s’incline sur celui de la novice. Celle-ci lui prend la main. Toutes deux traversent le sanctuaire.

D’une voix oppressée, plus basse encore et soudaine : Oh ! n’appuie pas ton front !… mes genoux chancellent !

Sara s’est redressée et, soutenant, d’une main, sœur Aloyse devenue blanche comme son voile, toutes deux sortent, lentement, par l’abside latérale.
L’Abbesse, debout, adossée à un pilier, pensive et les suivant des yeux

C’en est fait ! l’enfant éprouve déjà les ravissements et les enivrances de l’Enfer ! Séduction des anges de ténèbres ! L’excessive, la dangereuse beauté de Sara trouble et inquiète de son scandale ce cœur élu. Réfléchissant : Sœur Aloyse lui coupera les cheveux cette nuit ; elle restera sans voile, et ainsi dénudée, jusqu’à l’Épiphanie.

L’Archidiacre, venant vers elle

Ma sœur, voici les titres patrimoniaux de Sara de Maupers et les actes qui la concernent ; ils vont devenir la propriété du couvent ; les richesses qu’ils représentent suppléeront à la modicité de notre mense ; recevez-les ; vous les enverrez demain à l’économat.



Scène III

L’ABBESSE, L’ARCHIDIACRE, puis sœur LAUDATION.
L’Abbesse, prenant les parchemins, indifféremment

Je vous rends grâces, mon père.

Au moment de les rouler et de les lier ensemble, son regard devient plus attentif :

Ces armoiries !… Je les ai vues, déjà ? — L’écusson oriental, que supportent ces insolites sphinx d’or… Et ce cimier ducal…

Elle se penche, près de la lampe, sur les titres :

D’azur, — à la Tête-de-Mort ailée, d’argent ; sur un septénaire d’étoiles de même, en abyme, avec la devise courant sur les lettres du nom :

Macte Animo ! Ultima PERfulget Sola.

Paroles prophétiques, si Dieu le permet : Sara n’est-elle pas la dernière fille des princes de Maupers ?… — Mais… ces pierreries, ou gemmes, d’émaux divers, encerclant, au chef, la Tête-de-Mort, sont illisibles, en héraldique : et je ne puis comprendre…

L’Archidiacre, se rapprochant

Vous voulez déchiffrer le blason plus qu’étrange, en effet, mais sept fois séculaire, de cette maison ? J’en parcourais précisément la légende tout à l’heure. Ceci est bien l’écusson de Maupers, — qui le partage, même, de la façon la plus surprenante, avec certaine branche allemande d’une haute maison austro-hongroise, les comtes d’Auërsperg, — une souche illustre, aux rameaux nombreux !

L’Abbesse, après un mouvement

Auërsperg !… Et… rien, dans cette histoire, ne peut devenir important au sujet du patrimoine de Sara ?

L’Archidiacre, souriant

Point ne le suppose : il s’agit simplement d’un récit de chevalerie et de croisades où le merveilleux l’emporte sur le réel. Voici : les chefs de ces deux familles furent, en même temps, paraît-il, ambassadeurs, l’un de France, l’autre d’Allemagne, près d’un soudan (le soudan El Kalab, dit la chronique de l’époque). — Or, un « mage », qui assistait le conseil secret du prince égyptien, sut convaincre les deux chevaliers de substituer ces mystérieux sphinx d’or aux deux lions qui supportaient leur écusson commun. La devise d’Auërsperg est plus incompréhensible :

AltiUs rEsurgeRe SPERo Gemmatus !

Laissons là ces traditions vaines. — La récipiendaire doit s’apprêter pour la prise du voile, n’est-ce pas ? Vous l’avez bien mise au fait du rituel de notre liturgie, pour sa consécration ?

L’Abbesse, soucieuse, l’interrompant

Mademoiselle de Maupers se prépare pour la cérémonie, oui, mon père. Un silence ; puis, comme cédant, tout à coup, à une obsession intérieure : Avant l’office divin, laissez-moi réclamer vos lumières sur un ensemble de circonstances spéciales dont le souvenir vient encore de me préoccuper l’esprit. — Ces circonstances m’ont suggéré une supposition… d’un ordre tellement extraordinaire… que j’hésite à prendre ici, de mon chef, le pressentiment pour la certitude : j’ai besoin de votre avis. Il s’agit de Sara. — Mon père, cette jeune fille, haute et blanche comme un cierge pascal, nous est un cœur fermé qui sait beaucoup de choses.

L’Archidiacre

Je me méfie aussi de la brebis rétive. Toutefois, je pense qu’à la longue le régime conventuel réduira, — nous ramènera, veux-je dire, — cette sauvage enfant : oui, j’espère qu’avec la grâce et la direction vers Dieu, tout ira bien. — Voyons, sa conduite est-elle essentiellement délictueuse ?

L’Abbesse

Elle est trop froidement exemplaire. Je l’ai souvent punie, pour éprouver sa constance. Elle a tout accepté ; mais, je vous le dis, mon père, sa soumission n’est qu’extérieure. Le châtiment s’émousse sur elle et la corrobore en son orgueil. S’interrompant, comme à elle-même : Cette fille est comme l’acier, qui se plie jusqu’à son centre, puis se détend ou se brise ; elle a (s’il est permis d’oser une telle expression) l’âme des épées. Et, plus d’une fois, sa vue m’a troublée, moi-même, d’une sorte d’angoisse occulte.

L’Archidiacre

A-t-elle jamais tenté de s’enfuir du prieuré ?

L’Abbesse, secouant la tête

Elle se sent observée nuit et jour avec vigilance ; une tentative d’évasion l’exposerait à une réclusion plus sévère.

L’Archidiacre, la regardant, et après un moment

Il faut aussi prendre garde, en ces sortes de jugements, de parler soi-même sous l’empire du Diable ! — Il sera bon d’informer, à titre prémonitoire, sœur Emmanuèle, des mesures dont elle est l’objet, voilà tout.

L’Abbesse, avec un sourire vague et froid

Sous l’empire du Démon ?… Eh bien ! mon père, jugez vous-même : voici les faits, dans leur succession précise. Je les trouve… sombres.

Elle s’assoit, s’accoude à une stalle, médite quelques moments ; puis, lentement, et levant les yeux sur l’Archidiacre, qui se tient debout en face d’elle :

Vous le savez, une secte très ancienne des Rose-Croix, il y a trois siècles, occupa, durant une guerre, cette abbaye. Ils ont laissé, là-haut, divers ouvrages touchant, disent-ils, les dialectes tyriens, les idiomes oubliés que l’on parlait à Ghéser ou à Tadmor, — que sais-je ?… Nous avons conservé ces documents à titre de curiosités. — Tout d’abord, n’est-il pas merveilleux que j’aie souvent surpris Sara plongée dans une étude patiente de ces ouvrages ? — Ah ! je vous prie, remarquez bien ce point, qui pourra devenir intéressant tout à l’heure.

L’Archidiacre, souriant d’abord, puis s’assombrissant

Le fait est qu’elle eût mieux agi en méditant ses Laudes. Ensuite, ces livres sont loin d’être sapientiaux… Il faut les anéantir, dès demain, par l’incinération… Les Rose-Croix avaient coutume, pour échapper au bûcher, de dissimuler, sous des prières apparentes, d’abominables formules…

L’Abbesse

Ces livres sont, à présent, — mais bien tard ! — dans ma cellule. — Or, il y a trois ans, un matin d’hiver, — c’était la veille de la Chandeleur, je m’en souviens, — je descendis d’assez bonne heure dans la bibliothèque ; j’y trouvai cette étonnante jeune fille. Elle y avait passé la nuit, toute seule, et malgré le froid rigoureux. Elle ne me vit pas entrer ; elle ne me vit pas l’observer !… Elle achevait de brûler à sa lampe le premier feuillet d’un poudreux missel, la première feuille de parchemin de ce gothique livre d’Heures, à fermoirs d’émail, qui nous fut envoyé d’Allemagne, autrefois, par un correspondant de Sa Grandeur le patriarche Pol, notre pieux évêque.

L’Archidiacre

Oui… je me souviens… par un médecin de Hongrie, que le patriarche lui-même ne connaissait pas et n’avait jamais vu : — le docteur… Janus.

Les Sept-flammes, autour de la lampe du sanctuaire, jettent une lueur très vive, puis s’éteignent, toutes à la fois.
L’Abbesse, appelant

Sœur Laudation !… Vite ! — La lampe ! la lampe !… D’où cela peut-il provenir ? — Vous ferez la coulpe, au réfectoire !

Sœur Laudation accourt en joignant les mains.
Sœur Aloyse, troublée, avec une sorte d’égarement

Ma mère, j’ai oublié de la remplir, ce soir ! C’est vrai ! Et ceci ne m’est jamais arrivé depuis que j’ai les clefs à ma ceinture.

Elle rallume la lampe, silencieusement ; puis se retire derrière l’autel.
L’Archidiacre

Vous disiez donc, ma sœur, que Sara détruisait ce parchemin ?



Scène IV

L’ARCHIDIACRE, L’ABBESSE, seuls.
L’Abbesse

Mon père, vous rappelez-vous quelque peu le feuillet dont je vous parle ? il était couvert de caractères d’une forme surprenante, auxquels nous n’accordâmes que peu d’attention, ne pouvant les traduire.

L’Archidiacre

En effet : une invocation pieuse, sans doute ?

L’Abbesse, de plus en plus pensive

Ces caractères ressemblaient, très étrangement, à ceux dont la signification est donnée dans les livres des Rose-Croix ! — Le parchemin était surajouté, dans le missel, et timbré du sceau de ces armoiries.

Elle montre les titres.
L’Archidiacre, après un moment

Je ne distingue pas encore bien votre pensée. Continuez, ma sœur. Comment cette action insignifiante… et même louable, dans une certaine mesure ?…

L’Abbesse, les yeux fixes et comme se parlant à elle-même

Les traits de Sara brillaient, en ce moment, d’une expression de joie mystérieuse ! d’une joie profonde et terrible. Non, ce qu’elle venait de lire n’était pas une prière !… Son aspect avait quelque chose de solennellement inconnu, d’inoubliable. — Je l’interrogeai, les yeux sur les siens, à l’improviste. — Le regard qu’elle leva lentement sur moi fut si atone, qu’il me causa l’impression d’un danger. Elle me répondit, après un silence et une grande pâleur, qu’elle venait d’anéantir, simplement, un vain souvenir d’orgueil… ses propres armoiries, reconnues sur cette page. — Ferveur suspecte ! — Je relus la lettre du patriarche pour m’assurer de la vérité. Le livre provenait, en effet, de la défunte châtelaine d’Auërsperg, — et ceci semblerait expliquer, aujourd’hui, les paroles de Sara… Cependant, mon père, j’ai gardé, je l’avoue, de cet instant qui a duré un éclair, oui, j’ai gardé certaine pensée… oh ! une pensée confuse, superstitieuse peut-être, — mais dont je ne puis me défendre !… Le soupçon que j’ai sur Sara peut, seul, nous conduire à la clef de cette nature impénétrable, grave et glaçante qui nous apparaît en elle. Ne l’avez-vous pas vue souvent, comme moi, marcher sous les arceaux du cloître, concentrée et comme perdue dans on ne sait quel rêve taciturne ?

L’Archidiacre, la regardant avec attention

Vous pensez que cette jeune fille ?…

L’Abbesse, devenue très assombrie

Oui, c’est mon intime conviction, je pense que Sara de Maupers a déchiffré quelque avis ténébreux : quelque étrange renseignement, — une suggestion… souveraine ! un important secret, oui, mon père ! oui, vous dis-je, un secret considérable, sans doute ! — enseveli dans ce feuillet détruit.

L’Archidiacre, après un moment

Dites-moi, les portes publiques seront bien fermées ce soir, n’est-ce pas ?

L’Abbesse

Les barres de fer du portail de l’église sont fixées. La nef restera déserte. Les marins et les gens du hameau entendront à la ville la messe de minuit.

L’Archidiacre

Bien. Une fois les vœux prononcés, il faudra qu’on exerce une surveillance extrême sur elle.

L’Abbesse, à demi-voix

Mais, enfin !… je croyais et devais croire que cette âme ne vous était pas aussi inconnue ! Elle ne s’accuse donc pas, celle-ci, lorsqu’en votre tribunal et à genoux…

L’Archidiacre, l’interrompant

Ici, je ne puis répondre : parlons de ce que nous savons. Les vœux donnent des grâces spéciales, et nous voyons qu’elle en a grand besoin. J’ai bien peur, il est vrai, que les macérations ne lui soient, en quelque sorte, une nécessité…

L’Abbesse, calme

Certes, il faut la sauver ! d’elle-même ! Et, si elle a dans le cœur quelque ivraie infernale, la lui déraciner pour son salut ! — Et tenez, mon père, voyez jusqu’où va la séductive puissance de cette jeune fille ! J’avais prié la plus jeune de nos converses, sœur Aloyse, qui est un cœur simple et une âme d’ange, de rechercher sa compagnie. — J’espérais surprendre ainsi, tôt ou tard, quelques paroles échappées… touchant l’inquiétante arrière-pensée de Sara. — Qu’est-il arrivé ? une chose inattendue, invraisemblable. — Le visage, l’extraordinaire beauté de mademoiselle de Maupers ont fasciné très profondément sœur Aloyse : elle en est devenue silencieuse et comme éblouie.

L’Archidiacre, après un tressaillement

Prenez garde ! — Ceci tient des envoûtements anciens ! Les immondes fièvres de la Terre et du Sang dégagent de mornes fumées qui épaississent l’air de l’âme et cachent absolument, tout à coup, la face de Dieu. — Le jeûne, la prière, sont quelquefois impuissants !… C’est une chose dangereuse, une chose dangereuse ! Frissonnant : — Horreur !

L’Abbesse, d’un ton glacé

Mon père, j’ai conjuré d’autres périls. Pendant que cette nuit vous célébrerez sur Sara l’office des Morts, sa caution, à l’Interrogatoire, sera précisément sœur Aloyse : je l’ai choisie pour la Pénitente-interprète. — Quant à votre homélie, vous pourrez parler à Sara, mon père, comme s’il vous fallait frapper le cœur et l’esprit d’une sorte d’incrédule… indéfinissable ! — l’esprit surtout ! Le sien, je le crois des plus abstraits, des plus profonds !… Mon troupeau d’âmes blanches ne vous comprendra pas : le scandale n’est donc pas à craindre. — Elle seule vous suivra, j’en suis sûre, aisément, dans ces abîmes de l’examen mental, qui ne lui sont que trop familiers.

L’Archidiacre, très surpris et avec un demi-sourire

Comment ! Que dites-vous là ? — Rêvons-nous ?

L’Abbesse

Ah ! si j’osais révéler… toute ma pensée ! Si j’ajoutais que son très étendu savoir, maintes fois transparu en ses précises et brèves réponses, m’a donné, trop tard, à entendre, — alors que je pensais l’avoir laissée jouer à lire, — que son entendement extraordinaire avait saisi, sans secours, jusqu’aux arcanes de toute cette érudition — cachée, là-haut, en des milliers d’ouvrages si divers !

L’Archidiacre, devenu pensif

Ténébreuse orpheline, en effet, que tant de livres devaient tenter et séduire !

L’Abbesse

Prenez au sérieux ce que je dis : je la crois douée du don terrible, l’Intelligence.

L’Archidiacre, grave

Alors, qu’elle tremble, si elle ne devient pas une sainte ! La rêverie a perdu tant d’âmes ! — Surtout en une femme, ce don devient plus souvent une torche qu’un flambeau… Allons, qu’elle ne lise plus, jusqu’à ce que sa foi, bien raffermie, lui éclaire le néant des pages humaines. Vous eussiez dû m’expliquer plus tôt cette particularité. Je dois donc me résigner, ce soir, je le vois, à faire de l’éloquence, en mon prône d’exhortation. Les jeunes esprits assombris par de précoces méditations sont sensibles aux oripeaux des langages mortels. — L’éloquence ! Comme si elle n’était pas sous les pieds de ceux-là qui peuvent dire Notre Père ! Et comme si, par exemple, l’éblouissant mot de saint Paul : Omnis christianus Christus est, avait besoin d’ornements ou de vaine glose, alors qu’il exprime Dieu ! — Hélas ! je comprends le bon Chrysostome et ses larmes de pitié, de honte sans doute, en voyant ses fidèles, au lieu de se pénétrer du sens substantiel que proféraient ses paroles, en admirer plutôt, comme au théâtre, l’harmonie physique, l’écorce brillante, la sensuelle beauté, la phraséologie ! Comme il demandait, alors, pardon à Dieu, pour eux et pour lui, de ce dérisoire scandale ! Misère ! De bons coups de discipline, de longues et humbles prières, de bonnes privations et de bons jeûnes, voilà ce qui donne de la substance à notre foi, voilà ce qui vaut quelque chose, ce qui pèse dans la Mort, voilà ce qui crée un droit et solidifie notre surnaturel. — Enfin ! s’il faut de l’éloquence pour persuader cette âme en péril… Dédaigneusement : j’en aurai ce soir, — oui, le cercle une fois épuisé des pédantes citations d’une scolastique sacrée, j’oserai moi-même combattre, en rhéteur, ses indécisions peccamineuses, — mais en n’oubliant pas cette grande parole voyante du Psalmiste : Quoniam non cognovi litteraturam, introibo in potentias Dei.

L’Abbesse

Je devrais la croire bien disposée, cependant ! Peut-être cherche-t-elle à prier ! — Voyez, elle vient de signer, entre mes mains, le renoncement à ses biens terrestres.

L’Archidiacre, regardant l’acte de donation

Hô ! j’oubliais ! c’est juste. Que de pauvres à nourrir ! par centaines ! Que de pèlerins à soulager !… Oui, peut-être qu’une grâce efficiente l’a touchée ! peut-être sommes-nous tourmentés par une de ces suspicions sans objet, envoyées par les esprits du Mal, dans les circonstances solennelles, pour alarmer notre faiblesse !

L’Abbesse

Que de lits pour les malades ! Que de pain blanc et de vin cordial ! Que de bien à faire, avec cet or arraché à Mammon !

L’Archidiacre, rêveur

Les armes du Très méchant tourneront, ainsi, contre lui-même ! Donc, la paix soit en nous !

Tous deux s’agenouillent devant l’autel : puis, levant les bras vers les Cieux :
L’Abbesse et l’Archidiacre, ensemble, à pleines voix

Gloire au Dieu des affligés, qui inspira le Samaritain !


Cloches. — L’autel est maintenant illuminé et ses reflets se répandent sur toute l’enceinte.


Chœur des Religieuses, au dehors, en marche et psalmodiant

O virgo ! mater alma ! fulgida Cœli porta !
Te nunc flagitant devota corda et ora,
Nostra ut pura pectora sint et corpora !


La porte claustrale s’ouvre ; les religieuses, en vêtements blancs, rayonnantes et recueillies, apparaissent et entrent dans l’hémicycle des stalles. — Un vieillard, en surplis d’acolyte, apparaît, advenu des alentours de l’autel, et vient se placer debout, au coin droit de la première marche.



Scène V

L’ARCHIDIACRE, L’ABBESSE, Sœur LAUDATION, LE DESSERVANT DE L’OFFICE DES MORTS, LES RELIGIEUSES.
Orgue. Les quatre rangs des stalles sont maintenant remplis. Deux religieuses, en habits de fête, s’approchent de l’autel, prennent les encensoirs et y jettent de l’encens. D’autres, debout sur les marches et des corbeilles à la main, effeuillent des fleurs, par poignées, sur le parvis ; l’Abbesse, tenant la crosse blanche, s’est assise en sa chaise abbatiale. Elle vient de revêtir une chape étincelante. Un cantique s’élève. L’Archidiacre, revêtu de l’étole noire, s’approche : le Desservant s’agenouille. La clochette d’or résonne. C’est l’Introït.


Une Religieuse, seule

In te, Domine, speravi : non confundar in æternum.

Le Chœur

Amen.

L’Archidiacre

Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta !…

Après un instant, il monte les degrés vers le Tabernacle. Les préliminaires de la messe lucernaire se continuent à voix basse, en attendant minuit. Bientôt l’offertoire sonne : toutes les nonnes se lèvent.



Scène VI

LES MÊMES, SARA et sœur ALOYSE.
L’orgue roule. Sara, vêtue d’une longue tunique de moire blanche, apparaît, le collier d’opales sacrées sur la poitrine. Elle appuie sa main sur l’épaule de sœur Aloyse, qui est pâle et souriante. Des fleurs d’orangers entrelacent ses grands cheveux dénoués qui tombent onduleusement, noirs et épars sur sa robe. Son visage est comme sculpté dans la pierre.
À son aspect, des fleurs sont jetées au-devant d’elle : les encensoirs s’élèvent.
Elle vient, devant l’autel, s’agenouiller sur la dalle, silencieusement : puis elle s’étend, le front sur ses bras croisés.
Sœur Aloyse laisse tomber sur elle un vaste drap blanc, chargé de taches d’or figurant de grosses larmes, et l’en recouvre entièrement.
Le cierge mystique brûle au-dessus du front de Sara, sur la première marche de l’autel.


L’Archidiacre, debout, sur le parvis, se détournant vers l’assistance

Est-il une âme, ici, qui veuille crucifier sa vie mortelle en se liant pour jamais au divin sacrifice que je vais offrir ?

Sœur Aloyse, s’avançant

Ego pro defunctâ illâ ! Ego vox ejus !

Debout, près de Sara, et chantant la formule de consécration
Suscipe me, Deus ! secundum eloquium tuum, et vivam !
Le glas tinte un coup.
Le Desservant de l’office des morts
Si iniquitates observaveris, Domine, Domine quis sustinebit !
les Religieuses, passant processionnellement autour de Sara, cierges allumés à la main
Requiescat, et ei luccat perpetua Lux !
Sœur Aloyse, ayant jeté de l’eau bénite sur le drap mortuaire
Resurgam !
les Religieuses, voix lointaines dans l’orgue
In excelsis.
le chœur, sur la scène
Amen.


Maintenant, le vieil Acolyte, sur le parvis même de l’autel, a revêtu l’Archidiacre des insignes sous lesquels les anciens grands Prieurs d’abbayes pouvaient recevoir les vœux pontificalement. La longue chape noire agrafée aux épaules, la mitre-mineure au front, et s’appuyant sur la pastorale crosse d’or, l’Archidiacre, sous le dais de pourpre noire brodée d’ossements d’or, que tiennent, long voilées, quatre des plus âgées Mères tutrices de l’Abbaye, descend vers Sara toujours prosternée. — L’orgue s’arrête.


L’Archidiacre

Si celle qui, déjà morte pour la terre et gisante ici, devant la face de Dieu, répudie à jamais les misérables joies que peuvent offrir la chair et le sang, qu’elle soit la bienvenue au pied de l’autel !

Sœur Aloyse, montrant de ses deux mains Sara
Ecce ancilla Dei.


À ce mot, et pendant le silence qui suit, sœur Laudation, sur un signe de l’Abbesse, s’approche de sœur Aloyse et lui remet les grands ciseaux d’argent. Sœur Aloyse les reçoit, et, glacée, ferme les yeux.


L’Archidiacre, s’arrêtant sur la troisième marche, à Sara

Es-tu bien cette appelée d’en-Haut, qui veut vivre sous l’humble chasteté qui nous illumine ? celle qui veut s’écrier vers le Trône avec Cœcilia : « Fiat cor meum immaculatum ut non confundar ! » celle qui, dans peu de jours, couchée sur les belles ailes de la Mort, s’enfuira, d’une envolée très sainte, vers les esprits embrasés d’amour et de lumière, les beata Seraphim dont parle le pieux Aréopagite ? Ô femme ! si tu viens en oblation, volontaire holocauste, pour l’amour de Dieu, tu deviendras ton amour même réalisé, quand tu entreras dans ton éternité.

Glas.

Car l’éternité, dit excellemment saint Thomas, n’est que la pleine possession de soi-même en un seul et même instant. Et : « Mon amour, c’est mon poids ! » nous dit saint Augustin. Abime-toi donc, si tu es un cœur céleste, en Celui qui est l’amour même ! Crois et tu vivras ; la Foi, suivant l’expression de saint Paul, étant la substance même des choses qui doivent être espérées.

Glas.

Par elle, tu renaîtras, transfigurée en ton propre cantique, l’âme étant une harmonie, comme le dit, avec inspiration, sainte Hildegarde. —Pulcher hymnus Dei homo immortalis ! a dit aussi Lactance, le très louable et disert esprit. Ne hais qu’une chose : tout obstacle à ton retour vers Dieu ! toute limite, c’est-à-dire le Mal ! Hais-le de toutes tes forces ! Car, ainsi que le précise admirablement saint Isidore de Damiette, les élus, en se penchant du haut des Cieux pour contempler les supplices des réprouvés, ressentiront une ineffable joie au spectacle de leurs tortures, sans quoi, la fruition des œuvres divines et la collaudation de leur infinie équité — (qui est la forme même du Paradis) — seraient incomplètes.

Oh ! si tu ne comprends pas encore l’esprit de nos dogmes, si ton argile en frémit, qu’il te soit permis de les approfondir, puisque Dieu t’a faite si étrangement studieuse et persévérante, comme si tu étais appelée à devenir pareille aux plus grandes saintes. — Negligentiæ mihi videtur si non studemus quod credimus intelligere, dit, avec un grand bonheur d’expressions, saint Anselme. Mais étudie avec humilité, et, surtout, d’un cœur toujours simple, si tu veux avancer dans la science de Dieu : — ainsi tu garderas cette dignité de l’Espérance, sans laquelle l’humilité même n’a point de valeur parfaite… et, bientôt, sans doute, une grâce t’enseignera que l’unique moyen de comprendre, c’est de prier.

Ne l’oublie pas, tu ne seras jamais un pur esprit : ton âme même, ton âme impérissable, est composée, d’abord, de matière, pour pouvoir jouir ou souffrir éternellement, en restant distincte de Dieu. Materia prima, dit l’Ange de l’École, question soixante-quinzième… Et souviens-toi que la bulle de Clément V frappe d’excommunication quiconque osera rêver le contraire ! — Et si, en dehors de l’obéissance mentale à l’Église, ton entendement se révolte — et cherche Dieu autrement, hélas ! — redis-toi, pour ton salut, cet aveu trouble d’un rhéteur païen : « Telle est la vanité, l’infirmité de la raison de l’Homme, qu’il ne saurait concevoir un Dieu auquel il voulût ressembler ! » — Sache donc réfréner l’orgueil de ta raison dérisoire. Quelle autre preuve chercher de Dieu, que dans la prière ? La Foi n’est-elle pas l’unique preuve de toute chose ? Aucune autre, fournie par les sens ou la raison, ne satisferait, tu le sais d’avance, ton esprit. Dès lors, à quoi bon même chercher ?… Croire, n’est-ce pas se projeter en l’objet de sa croyance et s’y réaliser soi-même ? Affirme comme tu es affirmée : va, c’est le plus sage !.. Ayant acquis, ensuite, par la prière, le sentiment de la présence de Dieu, tu t’en tiendras à cette sagesse ! Tu auras atteint, d’un coup d’ailes, ton espérance. — Alors que tu n’étais pas, hier enfin, Dieu crut bien en toi, puisque te voici, toute appelée hors du Nul par la Foi créatrice ! Rends-Lui donc l’écho de son appel ! À toi de croire en Lui ! À ton tour de Le créer en toi, de tout l’être de ta vie ! Tu es ici-bas non pour chercher des « preuves », mais pour témoigner si, par l’amour et par la foi, tu pèses le poids du salut.

Glas.

Écoute encore, pendant que la cloche des morts sonne pour toi. — Si chacun des Trois-Mystères, principes divins, n’apparaissait pas comme impossible et absurde à nos yeux d’argile et d’orgueil, quel mérite aurions-nous d’y croire ? Et, s’ils étaient possibles et raisonnables, les accepterais-tu pour divins, puisque toi, poussière, tu pourrais les mesurer d’une pensée ? Si donc ils sont absurdes et impossibles, ils sont précisément ce qu’ils doivent être, et, comme l’enseigne Tertullien, c’est tout d’abord par cela qu’ils présentent la première garantie de leur vérité : leur absurdité humaine est le seul point lumineux qui les rende accessibles à notre logique d’un jour, sous condition de la Foi. Purifie donc, à jamais, ton âme de cette taie d’orgueil qui, seule, la sépare de la vue de Dieu ; cesse d’être humaine, sois divine. Le monde nous traite en insensés qui s’illusionnent jusqu’à sacrifier leurs jours pour un puéril rêve, pour l’ombre d’un ciel imaginé. — Mais, quel homme, son heure venue, ne reconnaît avoir dépensé sa vie en rêves amers jamais atteints, en vanités qui le déçurent, en successives désillusions, lesquelles, même, n’eurent de réalité, sans doute, qu’en son esprit ? Dès lors, de quel droit le monde le prendrait-il de si haut quand bien même il nous plairait de préférer, sciemment, le songe sublime de Dieu aux mortels mensonges de la terre ?… Quoi ! nos cœurs sont réchauffés, notre sérénité se fait profonde et sans alarmes, le Ciel, deviné, nous pénètre, dès ici, d’un bienheureux amour, la prière devient, pour nous, une vision, — l’exégèse, la clef même de l’Évidence… et les enfants du siècle, au nom de l’ennui douloureux que leur laissent les réalités mensongères des sens, osent traiter d’imaginaire notre positif bonheur ? — Arrière !

Souriant :

Illusion pour illusion, nous gardons celle de Dieu, qui donne, seule, à ses éternels éblouis, la joie, la lumière, la force et la paix. Nulle créature, nulle vitalité n’échappe à la Foi. L’homme préfère une croyance à une autre, et, pour celui qui doute, même à l’indéfini de sa pensée, le doute, qu’il admet librement en son esprit, n’est encore qu’une forme de la Foi, puisque, en principe, il est aussi mystérieux que nos mystères. Seulement, l’indécis demeure avec son irrésolution, qui devient la somme nulle de sa vie. Il croit « analyser », il creuse la fosse de son âme et retourne vers un néant qui ne peut plus s’appeler que l’Enfer, — car il est à jamais trop tard pour n’être plus. Nous sommes irrévocables.

Glas.

— Oui, la Foi nous enveloppe ! L’univers n’est que son symbole. Il faut penser. Il faut agir. Nous sommes contraints à cet esclavage : penser. En douter, c’est encore y obéir. Pas un acte qui ne soit créé d’une instinctive pensée ! pas une pensée qui ne soit aveugle en sa notion primordiale ! Hé bien, puisque nous ne pouvons devenir que notre pensée unie à la chair occulte de nos actes, pensons et agissons de manière à ce qu’un Dieu puisse devenir en nous ! — et cela tout d’abord ! si nous voulons acquérir la croyance, c’est-à-dire mériter de croire.

Toutes songeries contraires à l’augmentation de notre âme en Dieu, sont du temps perdu, que le Sauveur seul peut racheter. — Tout S’EFFORCE autour de nous ! Le grain de blé, qui pourrit dans la terre et dans la nuit, voit-il donc le soleil ? Non, mais il a la foi. C’est pourquoi il monte, par et à travers la mort, vers la lumière. Ainsi des germes élus, de toute chose, excepté des germes incrédules, où dorment le Doute, ses impuretés et ses scandales, et qui meurent, indifférents, tout entiers. Nous, nous sommes le blé de Dieu : nous sentons que nous ressusciterons en Lui, — qui est, suivant la parole éclairée et magnifique d’un théologien, le lieu des esprits, comme l’espace est celui des corps.

Glas.

Croire, dans l’attente et la prière ! et le cœur plein d’amour ! telle est notre doctrine. Et quand bien même, par impossible, comme nous en prévient le Concile, un ange du Ciel viendrait nous en enseigner une autre, nous persisterions, fermes et inébranlables, en notre foi.

Un silence.

— Maintenant, Ève-Sara-Emmanuèle, princesse de Maupers, rappelez-vous la puissance des paroles jurées devant ceux qui représentent le Seigneur, ceux à l’injonction desquels le Verbe devient chair. Prononcez donc, librement, les vœux suprêmes qui engagent votre âme.

chœur des Religieuses
Ecce inviolata soror cœlestis !
L’Archidiacre, continuant et alternant avec le chœur

…votre sang, votre être, en ce monde et dans l’autre,

chœur des Religieuses
Ecce conjux !
L’Archidiacre

… votre espoir unique et infini.

chœur des Religieuses
Sacra esto !
L’Archidiacre

Sara ! ton anneau de fiancée brille sur cet autel. J’aime Dieu, cela signifie « Dieu m’aime », te dis-je !… Aime donc, et fais ce que tu voudras, ensuite ! s’est écrié saint Augustin. — Sara, les entends-tu, ces voix, déjà célestes, qui t’appellent ?… Une parole, et je lèverai ma droite sur ton front pour t’absoudre, — et, consacrée pour jamais à la Lumière, tu seras liée dans les Cieux ! Alors, devant la ressuscitée, l’office de deuil, se transfigurant, soudain, en messe de gloire, aux vêtements d’or et de fête, s’achèvera dans la joie du minuit de la Bonne Nouvelle ! Et le lis de tes vœux sera jeté par les Anges dans la crèche de l’Enfant.

Le glas sonne trois coups plus rapprochés, puis s’arrête.

— Mais… le vingt-troisième coup de cette cloche, qui compte les années des morts, m’avertit de te laisser seule avec ton âme durant le suprême instant où tu ne dois plus songer qu’au Jugement-irrévocable.

Ayant confié sa crosse pastorale au Desservant agenouillé à sa droite, il monte vers le tabernacle pour prendre le saint Chrême.
le Desservant de l’office des morts, récitant, d’une voix monotone, le texte de saint Bernard pour la Préparation au Jugement dernier :

Attende, homo, quid fuisti antè ortum et quod eris usque ad occasum. Profectò fuit quod non eras. Posteà, de vili materià factus, in utero matris de sanguine menstruali nutritus, tunica tua fuit pellis secundina. Deindè, in vilissimo panno involutus, progressus es ad nos, — sic indutus et ornatus ! Et non memor es quæ sit origo tua. Nihil est aliud homo quam sperma fœtidum, saccus stercorum, cibus vermium. Scientia, sapientia, ratio, sine Deo Christo, sicut nubes transeunt.

Post hominem vermis : post vermem fœtor et horror ;
Sic, in non hominem, vertitur omnis homo.

Cur carnem tuam adornas et impinguas, quam, post paucos dies, vermes devoraturi sunt in sepulchro, animam, verò, tuam non adornas, — quæ Deo et angelis ejus præsentenda est in Cœlis !

Silence.
sœur Aloyse et les Religieuses, à l’unisson

Tuis autem fidelibus, vita mutatur, non tollitur ! Et, dissolutâ terrestri domo, cœlestis dormis comparatur !

Son de la clochette d’or.


Sara se découvre le visage, se soulève sous le candélabre et s’accoude sur la première marche de l’autel. Les opales du collier mystique scintillent parmi les fumées de l’encens ; une pluie de feuilles de lis parsème le tapis autour d’elle.
Elle s’est dressée, au milieu des encensoirs et des cierges, devant l’Archidiacre ; elle se tient maintenant debout, immobile, les bras croisés, les paupières baissées. Sur ses épaules brillent les pleurs d’or du drap funèbre, dont les grands plis tombent derrière elle et se prolongent sur les dalles.


§ 2. La renonciatrice


L’Archidiacre redescendant vers elle en tenant le grâl d’or

En cette nuit sublime, elle se lève aussi, pour toi, l’Étoile des rois-Mages et des bergers !

Il découvre le saint-Chrême ; les nonnes s’agenouillent.

Réponds ! acceptes-tu la Lumière, l’Espérance et la Vie ?

Sara, d’une voix grave, très distincte et très douce

Non.

L’Archidiacre, avec un frémissement, et laissant choir le vase sacré sur les marches de l’autel, où se répand l’huile sainte

Seigneur Dieu !

Il recule : sa main convulsive ressaisit le bâton d’or de sa crosse ; il s’y appuie. Les religieuses s’éloignent précipitamment, terrifiées, soufflant leurs cierges, en désordre ; les bréviaires tombent çà et là. — Bruit des stalles désertées brusquement. — Toutes les nonnes, frissonnantes et s’enveloppant de leurs grands voiles, à la hâte, entourent l’Abbesse, qui s’est levée et qui regarde la renonciatrice. Stupeur. Silence. Sœur Aloyse est tombée, comme évanouie, aux pieds de Sara. Les corbeilles de fleurs, les encensoirs encore fumants sont abandonnés autour d’elles.
Sœur Laudation, à elle-même, et se signant

Je comprends, à présent ! le mauvais présage de la nuit : la lampe de Dieu s’est éteinte… celles des Vierges-folles s’éteignaient aussi devant l’Époux !

L’Abbesse, pâlissante et comme suffoquée

Ô nuit d’effroi !

Minuit sonne. — Cloches joyeuses, en tumulte, au lointain. Carillons.
le chœur des Religieuses, invisible dans l’orgue, éclatant
Noël ! Noël ! Alléluia !
Hodiè contritum est, pede virgineo,
Caput serpentis antiqui
 !
L’Abbesse, frappant les dalles de sa crosse

Cessez ! cessez les chants !

le chœur, dans l’orgue, en même temps, couvrant sa voix
Noël ! Alléluia ! Noël !


Les religieuses, dans la tribune des orgues, n’ont pas vu l’acte qui s’est passé devant l’autel : et les chœurs, au son des cloches, exaltent la gloire de la Nativité. Puis, sans enfants ! ces filles élues, — à la nouvelle d’un petit enfant roi des Anges venant de naître pour apaiser leur mystique tendresse, — que pourraient-elles entendre de la terre ?… Oh ! ces douces âmes, pour toujours vierges, ne se connaissent plus !
chœur, dans l’orgue, aux sons des cloches annonciatrices
Adeste, fideles !
Læti, triumphantes !
Venite in Bethleem !
L’Abbesse, avec un grand cri, pendant que les chants continuent et au milieu des Alleluia

Silence !… — Oh ! c’est horrible !

Le vieux Desservant s’enfuit, épouvanté, hors du sanctuaire.
le chœur, éperdu en cantiques d’allégresse, au son de l’orgue et des cloches
Natum videte, regem Angelorum ;
Deum infantem, pannis involutum !
Venite, adoremus Dominum !


Sœur Laudation frappe de sa coirre avec violence : les cantiques cessent tout-à-coup ; les grandes draperies de serge s’écartent, laissant voir l’église déserte, et, sous les lueurs des lampes-pensiles, entre les piliers, les chaises, les bancs, le portail fermé. Au fond, dans la tribune illuminée des orgues, les Sœurs-cantatrices, interdites, maintenant silencieuses.
L’Abbesse, criant, hors d’elle-même

Taisez-vous ! Taisez-vous.

Les cloches, l’orgue et les chants ont cessé.
L’Archidiacre, avec un effrayant soupir

Enfin !

L’Abbesse, étendant sa croix, avec un geste d’horreur, vers la porte des stalles

Fuyez ! fuyez toutes, mes filles ! Retirez-vous chacune en votre cellule, et là, prosternées en oraisons ferventes, implorez la clémence de Dieu ! Vous n’entendrez point la messe, cette nuit. — Sœur Calixte, qu’avons-nous dans le trésor ?

sœur Calixte, balbutiant, après un silence

Trois cent vingt-trois pièces d’or, douze écus, plus douze sols de la quête d’aujourd’hui.

L’Abbesse

Vous distribuerez tout cela demain aux pauvres.


La porte des cloîtres s’ouvre : les nonnes s’enfuient et disparaissent comme des ombres.
Les sœurs de la maîtrise ont déjà quitté leurs bancs étagés autour des orgues : — à présent, deux ou trois formes noires, des postulantes sans doute, vont et viennent dans les tribunes abandonnées : elles éteignent les cierges et ferment les antiphonaires. Bientôt, l’obscurité faite, elles se retirent aussi. Toutes, maintenant, sont descendues dans le monastère.



Scène VII

SARA, L’ABBESSE, L’ARCHIDIACRE, sœur LAUDATION, sœur ALOYSE
L’Abbesse descend et s’approche de l’Archidiacre ; puis, debout près de lui sur les degrés de l’autel, elle continue, d’une voix sourde et entrecoupée par une émotion terrible, en montrant du doigt Sara :

Mon père, ceci est l’acte d’une possédée. Il faudra purifier l’église demain avec du feu ! Je vous laisse. Je me sens glacée et interdite. Le sacrilège… oh ! le sacrilège est tellement grand que la Miséricorde infinie, seule, peut l’effacer. Ce que vous ordonnerez sur cette fille funeste, notre ancienne compagne, sera exécuté.

Sœur Laudation, qui est demeurée à genoux auprès d’un pilier, se redresse et, soudainement, s’approche de Sara.
sœur Laudation, en courroux et la regardant

Pestiférée !…

Elle va pour la frapper au visage ; sa main, déjà haute, s’arrête soudain, comme secrètement immobilisée. Sara n’a pas même relevé les paupières, ni tressailli.
L’Abbesse

Tourière, éloignez-vous de cette infortunée et contenez vos indignations dans le saint lieu !

Sœur Laudation, à elle-même, pensive et se retirant vers la porte des cloîtres

Quel trouble subit m’a donc retenu le bras ? — Pourquoi n’ai-je pas frappé ?

L’Abbesse, très bas, à l’Archidiacre

Rappelez-vous, surtout, ce dont je vous ai prévenu tout à l’heure : sondez ce cœur sombre. — Le secret, mon père ! le secret !

Elle descend, et relève, entre ses bras, sœur Aloyse, qui revient à elle-même.
Sœur Aloyse, d’une voix éteinte, pendant que l’Abbesse l’entraîne tout éperdue

Adieu, adieu, Sara !

L’Abbesse, chancelante, l’a emmenée vers la porte claustrale. Elles sortent. Sœur Laudation les suit, après un dernier et sinistre regard jeté sur Sara.
L’instant d’après, on entend le bruit de la lourde serrure qui se ferme au dehors.
Sara et l’Archidiacre sont seuls.



Scène VIII

L’ARCHIDIACRE, SARA.
L’Archidiacre, terrible

Femme, tu as été lâche. Tu as rougi de Celui… qui rougira de toi. Tu as effrayé des âmes aussi pures que l’Étoile du matin ! Tu as bravé la divine colère, outragé le Dieu qui t’a tirée du néant et qui t’offrait son royaume. Tu t’appelles Lazare, et tu as résisté à la voix souveraine qui te criait de sortir. Tu as refusé ta place au banquet, et cela devant moi, qui ai mission de te contraindre à t’y asseoir. Car, de même que les lois inclinent ou obligent les hommes au devoir, de même Dieu, principe et fin de toute loi, de tout devoir et de toute force, peut plier et violenter — miraculeusement — les consciences et les libertés. Un silence.

Au nom de ton salut, pour lequel, sur la montagne éternellement mystérieuse, il rendit l’esprit sur l’inévitable Croix, je ne veux voir en toi qu’une victime affolée par les princes de l’Enfer. Qu’espères-tu ? L’éviction de ce monastère ? Non, insensée, tu ne sortiras pas ! — L’autorité des hommes protégerait, aujourd’hui, ton évasion, je le sais : — tu ne t’évaderas pas. Si, au fond de ton cœur, quelque secret solitaire se cache, comme un serpent dans un rocher, oublie-le, car il te sera stérile : — et il te sera stérile parce que tu es pauvre, ayant abandonné tes biens à la cause de la Foi… comme par un dernier mouvement de l’Inspiration divine et de la Grâce ! — Non, tu n’iras point par les chemins, comme une errante, jeter à tous les vents, pareille aux humains, le peu qui te reste de ton âme ! Nous répondons, entends-tu, de cette âme-là. — Te penses-tu libre, devant nous, qui avons appris aux hommes à morigéner la Force et qui savons, seuls, en quoi consiste le Droit ? Qu’était ce donc, une femme, ici-bas, avant les Chrétiens ? C’était l’esclave. Nous l’avons affranchie et délivrée… et tu prononcerais, devant nous, le mot de liberté, comme si nous n’étions pas la Liberté même ! — Écoute, et pèse bien mes paroles : notre Justice et notre Droit ne relèvent point de ceux des hommes. C’est nous qui, dans leur intelligence, essentiellement fratricide, avons fondé et allumé, pour leur salut, ces idées dominatrices. Ils l’ont oublié, je le sais : aussi en parlent-ils, à cette heure, comme ils parlaient dans la tour de Babel, sans pouvoir s’entendre les uns les autres sur le sens du verbe détourné ; c’est là le châtiment de leur vieil orgueil. Notre suprématie sur la terre est l’unique sanction d’une loi quelconque. Nul ne peut la contrôler, — car une conséquence ne peut révoquer son principe en doute ou en examen, — sous peine de cesser d’être, elle-même, une certitude ; et tout homme, esclave ou prince, ne peut nous reprocher notre nourriture qu’avec notre pain dans la bouche. Nous avons l’Autorité : nous la tenons de Dieu, et nous la garderons, entre nos mains profondes, jusqu’à la consommation des siècles. Et cela, malgré les menaces de l’avenir, les illusions de la Science, et toute l’infecte fumée du cerveau mortel, afin que la parole soit accomplie : Stat Crux diem volvitur orbis. Qu’on nous frappe, qu’on nous délaisse, qu’on nous oublie, qu’on nous haïsse, qu’on nous méprise, qu’on nous torture, qu’on nous tue, qu’importe ! Vanités que tout cela ! Rébellions stériles. Forts de notre conscience à jamais solide et introublée, nous serons de ceux que saint Ambroise appelle : « Candidatus martyrum exercitus ! » Enfin (et c’est ceci qui importe en cette heure effrayante), nous avons un Droit dont tout autre suppose la triple essence : ainsi le Fils est engendré du Père, et l’Esprit procède du Père et du Fils ! Et il n’est pas d’autre pensée initiale, sur la terre comme aux Cieux.

En conséquence, Sara, puisque, par miracle, il m’est donné de pouvoir agir, ici, d’une manière efficace et salutaire, je me saisis de la Force, au nom de Dieu, contre toi, pour te sauver de ta nature affreuse. Tu retourneras au cachot ! Tu y jeûneras jusqu’à ce que ta misérable chair, qui se révolte, soit matée. Ta beauté, c’est de l’enfer qui apparaît : tes cheveux te tentent ! tes regards sont des éclairs de scandale ! Tout cela doit s’éteindre vite et en poudroyant ; car c’est une illusion des ténèbres extérieures où tout se transforme et s’efface… j’en prends à témoin le ver de terre. Tu ne saurais te voir telle que tu es en ce moment sans mourir. — T’imagines-tu que Madeleine n’était pas aussi belle ? Sache-le bien, dès qu’elle se fut reconnue, éclairée par un regard de Dieu, la sublime pécheresse en garda toute sa vie un tremblement d’horreur. Prie, comme elle pria, pour obtenir ce qui nous éclaire ! Qu’elle soit ton exemple, jusqu’au dernier soupir ! Et tu seras notre sœur, notre sainte, notre enfant ! Un silence.

Un jour, peut-être, si ton repentir est sincère, reviendras-tu parmi nous. J’en doute ; mais mon devoir est de l’espérer… car la Miséricorde et l’Amour divins sont sans limites. Jusque-là nous prierons pour toi, jour et nuit, dans la consternation, les larmes et le jeûne ! — Moi-même, en prononçant la formule d’exorcisme, je revêtirai le cilice à votre intention.

Il descend, — Impénétrable, Sara n’a point tressailli une seule fois, ni relevé les yeux.

Mais, — voici une inspiration qui me vient directement du Ciel ! Sous cette dalle repose, parmi les Anges, la sainte fondatrice de cette antique abbaye, la bienheureuse Apollodora. Ce caveau, le voisinage de ces reliques thaumaturges, c’est l’in-pace qui vous convient. C’est là que la très bénigne intercédera pour vous, à vos côtés, pendant la veille et le sommeil, sanctifiant votre pain et votre eau, si vous êtes en sa commémoration.

Du bout de sa lourde crosse, il fait glisser les deux verrous de la vaste dalle funèbre, puis il le passe dans l’anneau. La pierre, cédant à l’effort du prêtre, se soulève. Les larges degrés terreux d’une excavation sépulcrale apparaissent : la grande dalle reste ouverte sur ses arrêts, toute droite.

C’est ici la porte… janna… par laquelle j’ai droit de vous contraindre à entrer dans la Vie ; car, ainsi que le dit avec profondeur saint Ignace de Loyola, « la fin justifie les moyens » : et il est écrit : « Forcez-les d’entrer !… » Venez, ma fille chérie ! ma fille bien-aimée ! — Descendez ici. Soyez dans la félicité ! C’est l’aumône que vous nous avez faite qui vous vaut, sans doute, cette dernière grâce : profitez-en. Bénissez donc votre épreuve, afin qu’elle vous soit satisfactoire, et, à votre tour… Humblement il s’incline devant elle : — priez pour moi !

Sara lève enfin les yeux sur le prêtre. Elle regarde le sépulcre qui s’ouvre auprès d’elle. Muette, et sans que ses traits trahissent une impression quelconque, elle marche vers un pilier. Elle saisit, parmi les ex-voto suspendus par la reconnaissance des marins, une vieille hache double, une guisarme ; puis revient, toujours lente et glacée. Arrivée près du trou béant, elle étend simplement le doigt vers la fosse et fait au vieux prêtre un signe vague et impératif : celui de descendre, lui-même, dans le tombeau.
Interdit, l’Archidiacre recule. Sara s’avance vers lui, la hache haute, cette fois, et étincelante ! Le vieillard regarde autour de lui, puis la regarde elle-même. Il se voit seul : si sa bouche s’ouvre, l’arme redoutable, au jeune poing calme et rebelle, semble prête à s’abattre, comme l’éclair. Il sourit avec une sorte d’amère pitié, hausse les épaules tristement — et, comme pour épargner un crime plus horrible, il obéit, sous les yeux froids de Sara.
Il s’enveloppe d’un grand signe de croix et descend les degrés, qu’il heurte de sa crosse et qu’il frôle de sa longue chape noire ; peu à peu, sa tête, mitrée d’or, s’enfonce et disparaît.
La voix de l’Archidiacre, sous la voûte souterraine

In te, Domine, speravi : non confundar in æternum.



Scène IX

SARA, seule
Sara jette la hache, d’un geste fait retomber la pierre, et pousse, impassiblement, du bout de sa sandale, chaque verrou.
Cela fait, elle s’approche de la fenêtre et secoue la corde du vitrail ; la fenêtre s’ouvre avec violence, toute grande. Une bouffée de neige et de vent nocturne envahit l’église et éteint les cierges.
Alors Sara déchire, dans l’ombre, le drap funéraire et noue solidement l’une à l’autre les deux moitiés. L’instant d’après, ayant jeté un froc de pèlerin sur ses vêtements de fête, et debout sur la chaise abbatiale, elle atteint, d’un élan svelte et vigoureux, l’un des barreaux de fer, le saisit d’une main et se dresse d’un bond sur le bord de la fenêtre.
Puis elle se glisse, entre les barreaux, sur le bord extérieur, et regarde, au dehors, en bas, dans l’espace, au loin, dans l’infini.
Au dehors, la nuit apparaît, affreuse, obscure, sans une étoile. Le vent siffle et rugit. La neige tombe.
Sara se retourne, attache à un barreau le drap tordu et déchiré, en éprouve le nœud d’une secousse, ramène sur sa tête la capuce grise de son froc, — puis elle se baisse, décroît et disparaît, au dehors, suspendue, dans la nuit pluvieuse et glacée, silencieusement.