Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon/3/I

TROISIÈME ÉPISODE


CHEZ LES LIONS


I

Les diligences déportées.


C’était une vieille diligence d’autrefois, capitonnée à l’ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec ces énormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route, finissent par vous faire des moxas dans le dos… Tartarin de Tarascon avait un coin de la rotonde ; il s’y installa de son mieux, et en attendant de respirer les émanations musquées des grands félins d’Afrique, le héros dut se contenter de cette bonne vieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs, hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.

Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient leur corps — le troisième hussards — un photographe d’Orléansville… Mais, si charmante et variée que fut la compagnie, le Tarasconnais n’était pas en train de causer et resta là tout pensif, le bras passé dans la brassière, avec ses carabines entre ses genoux… Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu’il allait entreprendre, tout cela lui troublait la cervelle, sans compter qu’avec son bon air patriarcal cette diligence européenne retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait vaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue, de petits dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs…

Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma ses lanternes… La diligence rouillée sautait en criant sur ses vieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelots tintaient… De temps en temps, là-haut, sous la bâche de l’impériale, un terrible bruit de ferraille… C’était le matériel de guerre.

Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquement secoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombres falotes, puis ses yeux s’obscurcirent, sa pensée se voila, et il n’entendit plus que très vaguement geindre l’essieu des roues, et les flancs de la diligence qui se plaignaient…

Subitement, une voix, une voix de vieille fée, enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par son nom : « Monsieur Tartarin ! monsieur Tartarin ! »

— Qui m’appelle ?

— C’est moi, monsieur Tartarin ; vous ne me reconnaissez pas ?… Je suis la vieille diligence qui faisait — il y a vingt ans — le service de Tarascon à Nîmes… Que de fois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasser les casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde… Je ne vous ai pas remis d’abord, à cause de votre bonnet de Teur et du corps que vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtes mis à rouler, coquin de bon sort ! je vous ai reconnu tout de suite.

— C’est bon ! c’est bon ! fit le Tarasconnais un peu vexé.

Puis, se radoucissant :

— Mais enfin, ma pauvre vieille, qu’est-ce que vous êtes venue faire ici !

— Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n’y suis pas venue de mon plein gré, je vous assure… Une fois que le chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m’ont plus trouvée bonne à rien et ils m’ont envoyée en Afrique… Et je ne suis pas la seule ! presque toutes les diligences de France ont été déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et maintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère… C’est ce qu’en France vous appelez les chemins de fer algériens.

Ici la vieille diligence poussa un long soupir ; puis elle reprit :

— Ah ! monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon ! C’était alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir le matin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et ma bâche toujours frottée d’huile ! C’est ça qui était beau quand le postillon faisait claquer son fouet sur l’air de : Lagadigadeou, la Tarasque, la Tarasque ! et que le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée sur l’oreille, jetant d’un tour de bras son petit chien, toujours furieux, sur la bâche de l’impériale, s’élançait lui-même là-haut, en criant : « Allume ! allume ! » Alors mes quatre chevaux s’ébranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares, les fenêtres s’ouvraient, et tout Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la grande route royale.

Quelle belle route, monsieur Tartarin, large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petits tas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de gauche ses jolies plaines d’oliviers et de vignes… Puis, des auberges tous les dix pas, des relais toutes les cinq minutes… Et mes voyageurs, quels braves gens ! des maires et des curés qui allaient à Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers qui revenaient du Mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances, des paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin, et là-haut, sur l’impériale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, en revenant !…

Maintenant, c’est une autre histoire… Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venus je ne sais d’où, qui me remplissent de vermine, des nègres, des bédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles qui m’empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… Et puis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamais lavée. On me plaint le cambouis de mes essieux… Au lieu de mes gros bons chevaux tranquilles d’autrefois, de petits chevaux arabes qui ont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courant comme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds… Aïe !… aïe !… tenez ! Voilà que cela commence… Et les routes ! Par ici, c’est encore supportable, parce que nous sommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien, pas de chemin du tout. On va comme on peut, à travers monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les lentisques… Pas un seul relais fixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre.

Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boire l’absinthe ou le champoreau… Après quoi, fouette, postillon ! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit, la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, on verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à la nage, on s’enrhume, on se mouille, on se noie… Fouette ! fouette ! fouette !… Puis le soir, toute ruisselante c’est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes !… – il me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail ouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennent flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée se mettent au chaud dans mes compartiments… Voilà la vie que je mène, mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu’au jour où, brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai — ne pouvant plus faire autrement — sur un coin de méchante route, où les Arabes feront bouillir leur couscous avec les débris de ma vieille carcasse…

… « Blidah ! Blidah ! » fit le conducteur en ouvrant la portière.