Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon/2/IV

IV

Le premier affût.


Trois heures sonnaient à l’horloge du Gouvernement, quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un bon morceau de l’après-midi. Il faut dire aussi que depuis trois jours la chechia en avait vu de rudes !…

La première pensée du héros, en ouvrant les yeux, fut celle-ci : « Je suis dans le pays du lion ! » Et ma foi ! pourquoi ne pas le dire ? À cette idée que les lions étaient là tout près, à deux pas, et presque sous la main, et qu’il allait falloir en découdre, brr !… un froid mortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous sa couverture.

Mais, au bout d’un moment, la gaieté du dehors, le ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la chambre, un bon petit déjeuner qu’il se fit servir au lit, sa fenêtre grande ouverte sur la mer, le tout arrosé d’un excellent flacon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancien héroïsme. « Au lion ! au lion ! » cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s’habilla prestement.

Voici quel était son plan : sortir de la ville sans rien dire à personne, se jeter en plein désert, attendre la nuit, s’embusquer, et, au premier lion, qui passerait, pan ! pan !… Puis revenir le lendemain déjeuner à l’hôtel de l’Europe, recevoir les félicitations des Algériens et fréter une charrette pour aller chercher l’animal.

Il s’arma donc à la hâte, roula sur son dos la tente-abri dont le gros manche montait d’un bon pied au-dessus de sa tête, et roide comme un pieu, descendit dans la rue. Là, ne voulant demander sa route à personne de peur de donner sur ses projets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu’au bout les arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques des nuées de juifs algériens le regardaient passer, embusqués dans un coin comme des araignées ; traversa la place du Théâtre, prit le faubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.

Il y avait sur cette route un encombrement fantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des fourgons du train, de grandes charrettes de foin traînées par des bœufs, des escadrons de chasseurs d’Afrique, des troupeaux de petits ânes microscopiques, des négresses qui vendaient des galettes, des voitures d’Alsaciens émigrants, des spahis en manteaux rouges, tout cela défilant dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris, des chants, des trompettes, entre deux haies de méchantes baraques où l’on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leurs portes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers, d’équarrisseurs…

— Qu’est-ce qu’ils me chantent donc avec leur Orient ? pensait le grand Tartarin ; il n’y a pas même tant de Teurs qu’à Marseille.

Tout à coup, il vit passer près de lui, allongeant ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, un superbe chameau. Cela lui fit battre le cœur.

Des chameaux déjà ! Les lions ne devaient pas être loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vit arriver vers lui, le fusil sur l’épaule, toute une troupe de chasseurs de lions.

— Les lâches ! se dit notre héros en passant à côté d’eux, les lâches ! Aller au lion par bandes, et avec des chiens !… » Car il ne se serait jamais imaginé qu’en Algérie on pût chasser autre chose que des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si bonnes figures de commerçants retirés, et puis cette façon de chasser le lion avec des chiens et des carnassières était si patriarcale, que le Tarasconnais, un peu intrigué, crut devoir aborder un de ces messieurs.

— Et autrement, camarade, bonne chasse ?

— Pas mauvaise, répondit l’autre en regardant d’un œil effaré l’armement considérable du guerrier de Tarascon.

— Vous avez tué ?

— Mais oui… pas mal… voyez plutôt. Et le chasseur algérien montrait sa carnassière, toute gonflée de lapins et de bécasses.

— Comment ça ! votre carnassière ?… vous les mettez dans votre carnassière ?

— Où voulez-vous donc que je les mette ?

— Mais alors, c’est… c’est des tout petits…

— Des petits et puis des gros, fit le chasseur. Et comme il était pressé de rentrer chez lui, il rejoignait ses camarades à grandes enjambées…

L’intrépide Tartarin en resta planté de stupeur au milieu de la route… Puis, après un moment de réflexion : « Bah ! se dit-il, ce sont des blagueurs… Ils n’ont rien tué du tout… » et il continua son chemin.

Déjà les maisons se faisaient plus rares, les passants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient confus… Tartarin de Tarascon marcha encore une demi-heure. À la fin il s’arrêta… C’était tout à fait nuit. Nuit sans lune, criblée d’étoiles. Personne sur la route… Malgré tout, le héros pensa que les lions n’étaient pas des diligences et ne devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Il se jeta à travers champs… À chaque pas des fossés, des ronces, des broussailles. N’importe ! il marchait toujours… Puis tout à coup, halte ! « Il y a du lion dans l’air par ici, » se dit notre homme, et il renifla fortement de droite et de gauche.