Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XIII

Librairie Hachette et Cie (2p. 151-156).

XIII

De l’éducation et des manières de M. William
Doubleface, esq.


Le lendemain, dès huit heures du matin, Quaterquem fut éveillé par un bruit de tambours et de trompettes. Tout le peuple remplissait les rues et les places de Bhagavapour. En même temps, dans la grande cour du palais, piaffaient d’impatience les chevaux arabes et turcs de Corcoran.

Quaterquem interrogea l’un des serviteurs.

« Seigneur, dit l’Indou, c’est le maharajah qui donne une grande fête à son peuple.

— De quelle fête veux-tu parler ?

— C’est aujourd’hui que nous allons voir pendre l’Anglais.

— Pauvre Doubleface ! » dit Quaterquem.

Il s’habilla en toute hâte, pour ne rien perdre du spectacle qui se préparait. Corcoran l’attendait déjà et le déjeuner était servi. Alice et Sita s’assirent en face des deux amis.

« Ne pourriez-vous pas, en ma faveur, lui faire grâce et le renvoyer à Calcutta ? dit Alice. C’est un compatriote, après tout. Et vous, ma chère Sita, ne ferez-vous rien pour ce malheureux qui va périr ?

— Vichnou m’est témoin, dit la douce et charmante fille d’Holkar, que j’ai le sang versé en horreur ; mais je croirais trahir Corcoran lui-même si je lui demandais la vie de cet assassin.

— Pour moi, dit Quaterquem, qui voudrais voir pendre tous les traîtres de la création, je ne suis pas fâché qu’on commence par celui-là.

— Au reste, ajouta Corcoran qui s’était tu jusque-là, il lui reste encore une planche de salut. Qu’il s’y accroche, s’il le veut. Qu’il trahisse son gouvernement après m’avoir trahi ; une trahison de plus ou de moins, pour un Doubleface, ce n’est rien. »

En même temps il ordonna qu’on fit venir le prisonnier.

Doubleface se présenta d’un air fier. Il était suivi de Baber. Tous deux avaient les fers aux pieds et aux mains.

« Vous savez ce qui vous attend ? demanda Corcoran.

— Je m’en doute, répondit l’autre.

— Vous savez à quel prix vous pouvez sauver votre vie et même votre liberté ?

— Je le sais. Pendez-moi.

— Je suis fâché, dit Corcoran, que vous ayez consenti à faire un pareil métier, car vous êtes un brave.

— Peuh ! dit Doubleface, on fait le métier qu’on peut. Si j’étais né fils aîné de lord, je serais général d’armée, gouverneur de l’Inde, de Gibraltar ou du Canada ; je dirais en public des choses dénuées de sens, et je serais applaudi comme un politique de la plus haute volée ; je chasserais le renard avec tous les gentlemen du comté ; je présiderais tous les banquets, je porterais des toasts à toutes les dames. Mais le sort ne l’a pas voulu. Personne n’a connu mon père. Ma mère m’a élevé, Dieu sait comment, dans les rues de Londres. À dix ans, j’ai été embarqué comme mousse sur un navire qui allait chercher du café et du sucre à l’île Maurice ; j’ai fait cinq ou six fois le tour du monde, j’ai appris sept ou huit langues sauvages, et enfin, à bout de tout, ne sachant que faire pour devenir un gentleman, je suis devenu chef de la police à Calcutta. Lord Braddock m’a offert cette mission, je l’ai acceptée. Je savais que je courais le risque d’être pendu ; j’ai joué la partie, je l’ai perdue. Faites ce qu’il vous plaira. Quant à trahir celui qui m’emploie, non ! Il faut avoir la probité de son métier.

— Bien ! dit Corcoran. Je suis fixé. Pour toi, ami Baber, je vais t’offrir, aussi bien qu’à cet Anglais, un moyen de n’être pas pendu. À toi d’en profiter. »

Et, se tournant vers l’escorte :

« Qu’on les conduise tous deux dans le cirque des Éléphants, » dit-il.

Cet ordre fut promptement exécuté.

Tout le monde sait que le cirque des Éléphants, de Bhagavapour, si célèbre dans tout l’Indoustan, a été construit par les ordres et sur les plans du célèbre poëte Valmiki, auteur du Ramayana, et architecte distingué.

C’est une enceinte en briques, parfaitement lisse à l’extérieur, mais qui enferme à l’intérieur un vaste amphithéâtre, assez semblable à ceux des cirques romains. Les places les plus basses et en même temps les plus recherchées du public sont élevées de dix-huit pieds au-dessus de l’arène, qui en est séparée par une seconde enceinte de poteaux énormes et si rapprochés l’un de l’autre, qu’aucun homme, si mince qu’il soit, ne pourrait se glisser dans les interstices.

C’est là que devait avoir lieu, à la grande joie du peuple de Bhagavapour, le combat de Baber et de Doubleface. Le vainqueur, suivant l’arrêt de Corcoran, devait avoir la vie sauve.

Le soleil, resplendissant dans un ciel pur, éclairait cette scène imposante. Tout le peuple de Bhagavapour, assis sur les gradins de l’amphithéâtre, attendait avec curiosité l’ouverture de la fête qui lui avait été promise. Hommes et enfants mangeaient, buvaient et riaient en pensant à la grimace que le malheureux Anglais ne pouvait manquer de faire à son dernier soupir.

Pour calmer un peu l’impatience de la foule, on lâcha d’abord un éléphant sauvage, pris l’avant-veille dans la forêt, et on le plaça entre trois éléphants apprivoisés, dont l’un à sa droite, le second à sa gauche et le troisième par derrière, le poussaient et le frappaient à coups de trompe pour lui enseigner ses nouveaux devoirs. La mine piteuse du pauvre sauvage, ainsi malmené et dressé sous les yeux de quarante mille personnes, était un spectacle étrange et réjouissant. Hélas ! pauvre éléphant ! il avait été, lui aussi, victime d’une trahison. Une jeune éléphante apprivoisée l’avait, par ses coquetteries, amené dans le piège, et maintenant il excitait la risée des hommes.

Mais on se lassa bientôt de ce vaudeville, et l’on commença à réclamer le drame.

« L’Anglais ! l’Anglais ! le traître ! Baber ! Baber ! » demandèrent mille voix.

Enfin les trompettes retentirent, et Corcoran entra dans l’amphithéâtre à cheval. À sa droite s’avançait son ami Quaterquem. À sa gauche Louison et Moustache, Alice et Sita n’avaient pas voulu assister au combat et étaient demeurées dans le palais d’Holkar. Garamagrif, trop sauvage encore pour être lâché en public, les gardait.

Corcoran monta d’un pas lent et majestueux les trois marches qui le séparaient du trône et fit asseoir près de lui son ami. Louison s’étendit à ses pieds d’un air gracieux et ennuyé. Le jeune Moustache se coucha entre les pattes de sa mère.

Au même instant, le maharajah fit un signe, et l’on amena les deux prisonniers devant lui.

« Vous connaissez les conditions du combat, dit-il. Vous n’avez que le choix de les accepter ou d’être empalés.

— Lumière incréée des mondes, s’écria Baber en élevant vers le ciel ses mains chargées de chaînes, sublime incarnation de Vichnou, tout ce que ta bouche ordonne sera pour moi comme le Rig-Véda. »

Doubleface ne dit rien, mais fit signe qu’il consentait à tout plutôt que d’être empalé.