Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XI

Librairie Hachette et Cie (2p. 129--).

XI

Deux chenapans.


Après ce récit naïf, qui fit rire plus d’une fois les assistants, Alice et Sita se retirèrent chacune de son côté. Corcoran avait fait préparer le plus bel appartement du palais d’Holkar pour son ami. Au moment où Quaterquem se levait, le maharajah le retint par le bras et lui dit :

« Reste, j’ai besoin de toi. Prends ce cigare et écoute-moi. »

Il lui fit alors le récit de ce qui s’était passé dans la journée et lui montra la lettre de Doubleface à lord Henri Braddock.

« Que ferais-tu à ma place ? demanda-t-il enfin.

— Si j’étais à ta place, répliqua son ami, je renoncerais au bonheur de gouverner les hommes ; je placerais les cinquante millions de roupies (c’est la somme que t’a léguée, je crois, ton défunt beau-père Holkar) sur le trois pour cent français ; je garderais, comme argent de poche, cinq ou six cent mille roupies en bonnes quadruples d’Espagne bien sonnantes et trébuchantes ; je prierais mon ami et cousin Quaterquem de me céder la moitié de son île et trois places dans son ballon, l’une pour Mme Sita, l’autre pour moi, la troisième pour le jeune Rama ; je ferais mes adieux à mes loyaux et fidèles sujets en termes nobles et attendris, enfin je proclamerais la république avant mon départ afin de laisser aux mains des Anglais un chat aux griffes puissantes, dont on ne se rend pas maître comme on veut.

— C’est ce que je ferais, dit le maharajah en secouant la tête, si j’étais Quaterquem ; mais étant Corcoran…

— Oui, étant Corcoran et Breton, tu t’entêtes et tu veux jouer un mauvais tour aux Anglais. Je comprends cette idée, oh ! oui… mais alors si tu as pris ton parti, pourquoi me demandes-tu conseil ?

— As-tu jamais lu, demanda Corcoran, l’histoire d’Alexandre le Macédonien ?

— Un conquérant dont tous les historiens parleront, que tous les imbéciles admireront, que tous les voleurs de grands chemins copieront, et qui rayonne comme un phare dans les ténèbres de l’antiquité.

— Et celle de Gengis Khan et de Tamerlan ?

— Deux braves qui ont fait couper plus de têtes qu’un évêque n’en pourrait bénir en trois mille ans, et qui ont acquis une gloire immortelle.

— Parfait. Eh bien, moi, Corcoran, Malouin de naissance, Français de nation, marin de profession, échoué par hasard sur la côte de Malabar et devenu, je ne sais comment, propriétaire de douze millions d’hommes, je veux imiter et surpasser Alexandre, Gengis Khan et Tamerlan ; je veux qu’il soit parlé de mon sabre aussi bien que de leur cimeterre ; je veux rendre la liberté à cent millions d’Indiens, et s’il m’en coûte la vie, eh bien, je serai heureux de mourir glorieusement, tandis que tant de créatures humaines meurent de faim, de soif, de fièvre, de misère, de choléra, de goutte ou d’indigestion.

« Et pour commencer, que dois-je faire de M. George-William Doubleface, esq., qui m’espionne pour le compte du gouvernement anglais, et qui veut me faire assassiner par son digne ami Baber !

— Avant tout, il faut les confronter l’un avec l’autre, et si la confrontation amène la conviction, eh bien, cher ami, la potence n’est pas faite pour les chiens.

— Tu as raison. »

Corcoran frappa sur un gong.

« Ali, dis à Sougriva d’amener les prisonniers. »

Ali obéit. Doubleface et Baber entrèrent l’un après l’autre dans la salle, les mains liées derrière le dos et suivis de douze soldats. Doubleface gardait sa contenance impassible ; Baber, plus humble en apparence, paraissait néanmoins avoir fait d’avance le sacrifice de sa vie.

« Monsieur Doubleface, dit le maharajah, vous connaissez le sort qui vous attend ?

— Je sais, dit l’Anglais, que je suis dans vos mains.

— Vous connaissez cette écriture ?

— Pourquoi le nier ? la lettre est de moi.

— Vous savez, je suppose, quel est le châtiment des traîtres, des espions et des assassins ? »

L’Anglais ne sourcilla pas.

« Avec la lettre que voilà, continua Corcoran, je pourrais vous faire empaler et jeter à la voirie, comme un chien, cependant je vous offre votre grâce… à une condition, bien entendu.

— J’espère, dit Doubleface en se redressant, que cette condition ne sera pas indigne d’un gentleman.

— J’ignore, répliqua le maharajah, ce qui peut être digne ou indigne d’un gentleman tel que vous ; mais enfin voici ma condition. Vous me donnerez l’original des instructions de lord Henry Braddock, ou si cet original n’existe plus, vous m’en donnerez une copie exacte, certifiée par votre témoignage et votre signature.

— C’est-à-dire que vous m’offrez la vie à condition que je déshonorerai mon gouvernement ? Je refuse.

— Vous êtes libre. Sougriva, fais préparer la potence. »

Sougriva sortit avec empressement.

« À nous deux maintenant, mon cher monsieur Baber, continua Corcoran. Tu vois qu’il s’agit de choses sérieuses. Sois sincère si tu veux que je te pardonne.

— Seigneur, dit Baber, qui se prosterna contre terre, la sincérité est ma vertu principale.

— Cela donne une fameuse idée de tes vertus secondaires, continua Corcoran ; mais, avant tout, il faut que tu saches ce que l’Anglais, ton complice, préparait contre toi, si tu avais réussi à m’assassiner. »

Et il lut à haute voix le passage de la lettre de Doubleface, où celui-ci se déclarait prêt, aussitôt que Corcoran aurait été tué, à faire exécuter Baber, si c’était nécessaire.


Interrogatoire de monsieur Baber. (Page 133.)

Cette lecture remplit de rage le cœur de l’Indou. Ses yeux étincelants semblaient vouloir dévorer l’Anglais.

« Tu vois, reprit Corcoran, quels ménagements tu dois à ce gentleman. Parle maintenant.

— Seigneur, s’écria Baber, lumière incréee de l’Éternel, image du resplendissant Indra, cet homme m’a tenté. Par ses conseils, j’ai réuni trente de mes anciens compagnons d’infortune, obligés, comme moi, de fuir, dans les bois et dans les déserts, la justice toujours incertaine des hommes. C’est dans douze jours que nous devions pénétrer dans le palais. Un corps d’armée commandé par le major général Barclay et réuni, sous prétexte de grandes manœuvres militaires, à quinze lieues de la frontière, devait faire son entrée aussitôt après votre mort. En attendant, plusieurs zémindars, liés par un traité secret avec les Anglais, se tenaient prêts à saisir Bhagavapour, la reine Sita, votre fils et vos trésors. Vous savez tout. Je ne vous demande qu’une grâce, seigneur maharajah, c’est, avant d’être pendu moi-même, de voir pendre cet Anglais doublement traître envers vous et envers moi.

— Tu le détestes donc bien ? demanda Corcoran.

— Ordonnez qu’on me délie les mains, s’écria Baber, et qu’on me permette de l’étrangler moi-même.

— C’est une idée, cela, dit Quaterquem.

— Et même une assez bonne, continua le marahajah en riant, et qui m’en suggère une autre. Monsieur Doubleface, connaissez-vous le maniement du sabre ?

— Oui, dit amèrement l’Anglais, et si j’étais libre et armé…

— Oui, oui, j’entends, dit Corcoran en riant, vous êtes de ceux qu’il n’est pas bon de rencontrer au coin d’un bois. Eh bien, nous verrons demain ce que vous savez faire ainsi que Baber. Les conditions ne sont pas tout à fait égales, car vous me paraissez bien supérieur à ce pauvre diable ; mais j’aurai soin d’égaliser les chances. Le combat ne pourra pas durer plus d’une heure. Aussitôt l’un des deux tué, je ferai grâce au survivant. Si personne n’est tué, vous serez empalés tous les deux. — Et maintenant, mes bons amis, allez dormir, si vous pouvez. — Sougriva, tu me réponds de ces deux chenapans sur ta tête. »

Sougriva éleva les mains en forme de coupe, et sortit emmenant ses prisonniers.

« Maintenant, mon cher ami, dit Corcoran à Quaterquem, nous sommes seuls. Toute l’Inde est endormie ou va dormir. J’en ai fini avec les traîtres et les espions, causons librement. »