Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/IV

Librairie Hachette et Cie (2p. 47-60).

IV

Le docteur Scipio Ruskaert.


Un matin, Corcoran avait quitté Bhagavapour, et il visitait avec soin les frontières de ses États, rendant la justice, réformant l’administration, faisant manœuvrer son armée, construire des routes et des ponts, car il était obligé de faire à lui seul tous les métiers.

Sita se trouvait seule dans le palais d’Holkar. À ses pieds, sur le gazon, jouait gracieusement son fils, le petit Rama, âgé de deux ans à peine, mais qui déjà annonçait toute la force de son père et toute la grâce de sa mère. Devant eux, le gros éléphant Scindiah agitait doucement sa trompe pour amuser l’enfant qui riait et, prenant des dragées dans une boîte sur les genoux de sa mère, les mettait dans le creux de la trompe. Scindiah, sans s’étonner, les portait à sa bouche et les faisait craquer sous ses dents.

« Scindiah, mon gros ami, dit Sita, veille bien sur mon petit Rama, et protège-le comme tu me protégeais quand j’étais enfant comme lui. »

L’éléphant inclina sa trompe avec gravité.

« Rama, dit la mère, donne-lui la main. »

Aussitôt l’enfant avança sa petite main délicate et la plaça dans le creux de la trompe de Scindiah, qui le saisit avec précaution et le plaça sur son dos, où le petit Rama se mit aussitôt à danser et à crier de joie.

Puis, sur l’ordre de Sita, il fut remis à terre avec précaution.

« Encore ! encore ! criait Rama.

L’éléphant recommença la même manœuvre et plaça l’enfant sur son cou. Rama, s’accrochant à ses deux longues oreilles, poussait de nouveaux éclats de rire :

« Scindiah ! je veux que tu marches. »

L’éléphant marchait.

« Scindiah ! je veux que tu trottes. »

Et il trottait.

« Scindiah ! je veux que tu galopes. »

Et il faisait au galop le tour du parc.

« Merci, mon gros Scindiah, dit Rama, je t’aime bien. Baisse la tête maintenant. Je veux descendre tout seul. »

Et s’accrochant des pieds et des mains aux longues défenses d’ivoire de l’éléphant, il se laissait glisser doucement jusqu’à terre.

Pendant ces jeux et ces rires, on annonça Sougriva.

« Madame, dit-il à Sita, un étranger d’Europe vient de se présenter au palais. Il se dit Allemand, savant, photographe, et il porte lunettes. Que faut-il en faire ? Mon avis est de le renvoyer ou de le pendre. Il a plus l’air d’un espion que d’un honnête homme.

— Mes ancêtres, dit Sita, n’ont jamais refusé l’hospitalité à personne. Amenez-moi cet étranger. »

L’Allemand fut introduit dans le parc. C’était un homme de haute taille, brun de visage et marqué de le petite vérole. Il avait des lunettes bleues, pour le garantir de la réverbération du soleil sur le sable, disait-il.

« Soyez le bienvenu, dit Sita. Qui êtes-vous ?


Soyez le bienvenu, dit Sita. (Page 49.)

— Madame, répondit l’Allemand, qui parlait assez purement l’hindoustani, je m’appelle Scipio Ruskaert, je suis docteur de l’université d’Iéna, et chargé par la Société géographique de Berlin de faire des études et d’écrire un mémoire sur la composition géologique, la flore et la faune des monts Vindhya. J’ai été attiré ici par la grande réputation de science et de générosité de l’illustre maharajah Corcoran, votre époux. Sa gloire et son génie sont déjà si connus, que… »

L’étranger avait trouvé le côté faible de Sita. Cette femme admirable, et presque unique en son genre, ne pouvait pas entendre de flatterie plus douce que l’éloge de son mari. L’Allemand lui parut aussitôt le meilleur et le plus sincère des hommes. Il admirait Corcoran ; n’était-ce pas assez pour mériter toute confiance ?

Après beaucoup de questions sur l’Europe en général, et sur l’Allemagne et la France en particulier :

« On m’assure, dit Sita, que vous êtes photographe. Qu’est-ce que cela ? »

L’Allemand le lui expliqua, et dit qu’il s’entendait fort bien à faire des portraits.

Autre piège où Sita devait tout naturellement tomber. Quelle femme résiste au plaisir de voir sa propre image et de contempler sa beauté ? Et, d’ailleurs, quel plaisir d’offrir à Corcoran, dès son retour, son portrait et celui de Rama !

En un clin d’œil, l’Allemand dispose ses instruments, sa chambre noire et ses plaques, Sita prit Rama dans ses bras, quoiqu’il se débattît de toutes ses forces, et l’opération commença.

Tout réussit à merveille, et Sita, enchantée du succès de son idée, voulut qu’on donnât l’hospitalité à l’étranger jusqu’au retour de Corcoran.

L’Allemand s’inclina humblement, et allait suivre Sougriva ; un incident fâcheux augmenta les soupçons de l’Indien.

Scindiah, témoin muet de cette scène, ne paraissait pas plus charmé que Sougriva de l’arrivée de l’étranger. Cependant il ne grognait pas et se contentait de lui tourner assez grossièrement le dos, lorsque le petit rama fut pris d’une fantaisie subite.

« Maman, cria-t-il, je veux que tu fasses faire mon portrait en même temps que celui de Scindiah. »

Sita essaya de résister, mais il fallu céder. L’enfant se plaça debout sur le cou de Scindiah, en s’appuyant sur la trompe relevée de l’éléphant, comme un roi sur son sceptre, et l’Allemand braqua son objectif.

Mais, comme tous les photographes, il se croyait un fort grand artiste et voulut donner des conseils à Scindiah, sur le manière de se poser. Scindiah se laissa d’abord poser de face, puis de profil, puis de trois quarts ; puis il revint à sa première pose ; puis voyant qu’on allait encore le mettre de trois quarts, il regarda l’Allemand d’un air qui n’annonçait rien de bon. Scindiah avait ses nerfs et trépignait. Rama, tout fier de se tenir debout et sans broncher à une si grande hauteur (car l’éléphant n’avait pas moins de dix-sept pieds de haut), chantait de toutes ses forces une chanson dont les vers et la musique étaient de sa composition et qui commençait ainsi :

Mon gros bibi,
Mon gros Scindi.
Veux-tu te taire ?
Veux-tu marcher,
Tu promener,
Te balancer,
Te retourner

Pour être photographié ?
Ran tan plan ! ran tan plan !
C’est moi qui monte l’éléphant.

Enfin l’Allemand se décida à prendre Rama de face et Scindiah de profil, et cria le sacramentel : Ne bougeons plus ! Une minute après il enleva la plaque. Par malheur, pendant qu’il la montrait à Rama enchanté de son image, Scindiah, qui le suivait, voulut aussi regarder son portrait, et comme l’Allemand étonné ne crut pas nécessaire de le lui montrer, le vindicatif éléphant alla remplir d’eau sa trompe, revint sournoisement et arrosa le photographe des pieds à la tête.


Ne bougeons plus. (Page 54.)

Rama éclata de rire en voyant la bonne plaisanterie de son gros ami ; Sita, pour consoler l’Allemand, lui fit donner des habits secs et deux mille roupies, puis gronda sévèrement Scindiah, qui paraissait enchanté de sa belle action. Sougriva secoua lentement la tête.

« Madame, dit-il, Scindiah n’a jamais fait de mal à personne, et il se connaît en physionomie. Si le visage de cet étranger lui déplaît, il doit avoir ses raisons pour cela. Dieu veuille que nous n’ayons pas à nous repentir d’avoir reçu chez nous cet Allemand ! Au reste, il faut attendre le retour du maharajah. »

Ce retour ne tarda guère. Cinq jours plus tard, Corcoran entra dans le palais et reçut dans ses bras sa femme et son fils.

Le petit Rama grimpa, suivant son habitude, le long de son père, atteignit sans effort la ceinture, et se plaça enfin jambe de-ci, jambe de-là sur le cou du capitaine, d’où, comme du haut d’un trône, il dominait tous les assistants.

« Papa, demanda-t-il, as-tu vu mon portrait ?

— Quel portrait ? dit Corcoran étonné.

— Le mien et celui de maman. Tu verras comme Scindiah est beau de profil.

— Où donc est le peintre ? demanda Corcoran.

— Cher seigneur, interrompit Sita, c’est un étranger qui est venu en ton absence, et nous a offert ses services. »

Le maharajah fronça légèrement les sourcils

« Qu’on me l’amène, dit-il… Quant à toi, ma douce et charmante Sita, tu ne peux rien faire que de bon ; mais ton âme candide ne croit pas au mal, et l’on peut aisément te surprendre. »

À ce moment l’Allemand entra. Ses lunettes bleues qui cachaient son visage ne plurent pas à Corcoran.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il.

L’autre raconta l’histoire qu’il avait déjà dite à Sita, et ajouta que le glorieux maharajah…

« C’est bon ! c’est bon ! interrompit Corcoran avec une certaine impatience. Je sais d’avance ce qu’on dit aux rois quand on est devant eux, et ce qu’on en dit quand ils ont le dos tourné… D’où vient que vous parlez l’allemand avec un léger accent anglais ?

— Seigneur, répliqua le photographe, ma mère était Anglaise, et moi-même j’ai passé une partie de ma vie en Angleterre. Mais je suis fort connu des frères Schlagintweit, qui voyagent en ce moment dans l’Himalaya ; du docteur Vogel, de Berlin, et du célèbre Humboldt.

— Vous pourriez le prouver ?

— Oui, seigneur, et j’avais même une lettre d’introduction de M. de Humboldt auprès de Votre Majesté ; mais je l’ai perdue dans un naufrage avec beaucoup de livres et de papiers précieux, et il ne m’est resté qu’une lettre de sir Samuel Barrowlinson, de Londres, qui a bien voulu me recommander à vous.

— Oui, je connais beaucoup sir Samuel, dit Corcoran avec un sourire, et, quoique ses lettres de recommandation ne m’aient pas servi à grand’chose, je ferai volontiers honneur à sa signature… Voyons cette lettre. »

Il la prit et la lut avec attention. Sir Samuel Barrowlinson recommandait, en effet, son protégé à Corcoran avec beaucoup de chaleur et le désignait comme un des savants les plus illustres de toute l’Europe, ou du moins comme un de ceux qui le deviendraient bientôt.

« Excusez la sévérité de cet interrogatoire, dit Corcoran ; j’ai le droit de me défier des Anglais, et au premier abord j’ai cru… mais la lettre de sir Samuel me rassure, et je veux désormais vous considérer comme un ami. Vous aurez une maison dans Bhagavapour. N’épargnez rien pour vos recherches. Demandez-moi des éléphants, des voitures, des chevaux, des serviteurs, une escorte et tout ce qu’il vous plaira. Mon palais est le vôtre, et je serai heureux de voir à ma table un illustre savant. »

En même temps il le congédia sans attendre les remercîments dont l’autre allait être prodigue.

« Et toi, Sougriva, continua Corcoran quand l’Allemand fut parti, ne le perds pas de vue. Je ne sais pourquoi,

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.


Du reste, ne lui refuse ni argent ni renseignements, de quelque nature que ce soit. Si c’est un espion, sa trahison en sera plus noire et plus indigne de pardon ; si, au contraire, comme je le souhaite, c’est un honnête homme, je ne veux pas qu’il puisse se plaindre de mon hospitalité. »

Sougriva s’inclina et dit :

« Seigneur, votre volonté sera faite.

— Voilà, se dit Corcoran quand il fut seul, une de ces occasions où ma pauvre Louison aurait fait merveilles. En dix minutes elle aurait reconnu l’espion sous la peau du savant, si c’est réellement un espion. Par Brahma et Vichnou, elle faisait admirablement ma police ; mais où est-elle maintenant ? Dans les bois sans doute, avec son grand nigaud de tigre. Ah ! Louison, Louison, vous n’êtes qu’une ingrate ! »

Il oubliait sa propre ingratitude. Au reste, il était plus près de revoir Louison qu’il ne le croyait.