Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/IX

Librairie Hachette et Cie (1p. 149-158).

IX

Au galop ! Au galop ! Hurrah !


Pendant que la moitié de la cavalerie anglaise partait au galop, à la poursuite de Corcoran et de la belle Sita, le capitaine galopait aussi sur la route de Bhagavapour, ayant à ses côtés la fille d’Holkar et l’intrépide Louison.

Tous trois fort bien montés, les deux premiers sur les meilleurs chevaux du colonel Barclay, et Louison sur ses pattes, franchissaient avec la vitesse d’un train express les plaines, les collines, les vallées, et commençaient déjà à espérer d’échapper à leurs ennemis, lorsqu’un obstacle terrible, imprévu et presque insurmontable se dressa sur leur route.

Tout à coup Corcoran aperçut un groupe de cinq ou six habits rouges qui venaient à cheval au-devant de lui.

C’étaient des officiers anglais qui avaient quitté le camp pour aller chasser, et qui revenaient tranquillement, suivis d’une trentaine de serviteurs indiens et de plusieurs chariots chargés de gibier et de provisions.

À cette vue Corcoran et Sita firent halte, et Louison s’assit gravement sur ses pattes de derrière, toute prête à délibérer, puisqu’on assemblait le conseil.

Le capitaine n’aurait pas hésité s’il avait été seul ; il aurait hardiment tenté l’aventure et passé au travers de cette petite troupe avec Louison ; mais il craignait de hasarder sur un coup de dés la vie ou la liberté de Sita.

Peut-être Corcoran pensa-t-il aussi qu’il aurait mieux fait de rechercher, comme on l’en avait prié, le manuscrit des lois de Manou que de se mettre au service du pauvre Holkar, dont la cause paraissait tout à fait désespérée ; mais il rejeta bientôt cette réflexion comme indigne de lui.

Cependant Sita le regardait avec une terrible anxiété.

« Eh bien, capitaine, qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle.

— Êtes-vous décidée à tout ? répliqua Corcoran.

— Je le suis, dit Sita.

— Il s’agit, vous le savez, de passer par force ou par ruse. J’essayerai de la ruse, mais si les Anglais s’en aperçoivent, il faudra en tuer trois ou quatre ou périr. Êtes-vous prête ? Ne craignez-vous rien ?

— Capitaine, dit Sita en levant les yeux au ciel, je ne crains que de ne plus voir mon père et de retomber dans les mains de cet infâme Rao.

— Eh bien, dit alors le Breton, nous sommes sauvés. Mettez votre cheval au petit trot, sans affectation. Cela lui donnera le temps de souffler…, et tenez-vous prête. Quand je dirai : Brahma et Vishnou ! il faudra piquer des deux. Louison et moi nous ferons l’arrière-garde. »

Les trois fugitifs étaient alors dans une vallée assez large arrosée par le Hanouvéry, ruisseau profond qui va rejoindre la Nerbuddah.

Les deux pentes de la vallée sont couvertes de jungles et de gros palmiers où se cache tout le gros gibier de l’Inde, — les tigres y compris. Aussi n’est-il pas aisé de quitter le grand chemin et de s’enfoncer dans les rares sentiers, car on peut à tout moment se rencontrer nez à mufle avec les plus redoutables de tous les carnassiers, sans parler de ces terribles serpents dont le poison est foudroyant comme le curare ou l’acide prussique.

Cependant les officiers anglais s’avançaient au petit trot, d’un air nonchalant, comme des gens qui n’ont aucun ennemi à craindre ou à poursuivre. Ils avaient bien dîné, ils fumaient des cigares de la Havane, et commentaient paisiblement les articles du Times.

Ils ne parurent pas s’occuper de Corcoran, qui avait l’habit et la mine flegmatique d’un civilian, c’est-à-dire d’un employé civil de la Compagnie des Indes, mais ils furent éblouis de la rare beauté de Sita.

Quant à Louison, ils furent d’abord étonnés, mais comme ils étaient Anglais et sportsmen, ils comprirent bien vite ce genre d’excentricité, et l’un d’eux fut même tenté d’acheter la tigresse.

« Venez-vous du camp, monsieur ? demanda-t-il à Corcoran.

— Oui, répliqua le Breton.

— Eh bien, a-t-on des nouvelles d’Angleterre ? Les lettres de Londres devaient arriver à midi.

— Elles sont arrivées en effet, répondit Corcoran.

— Que dit-on dans le West-End ? continua l’Anglais. Est-ce toujours lady Suzan Carpeth qui tient la corde dans Belgrave-square ? ou bien a-t-elle cédé la place à lady Margaret Cranmouth ?

— À vous dire le vrai, — répliqua le Breton, qui ne voulut pas, de peur d’exciter des soupçons, paraître se soucier peu de lady Suzan ou de lady Margaret, — je crains que miss Belinda Charters ne l’emporte bientôt sur ces deux dames.

— Oh ! oh ! dit le gentleman étonné. Miss Belinda Charters ! quelle est cette beauté nouvelle dont je n’ai jamais entendu parler ?

— Cher monsieur, dit Corcoran, cela n’est pas étonnant. M. William Charters est un gentleman qui a amassé en Australie, dans le commerce de la laine et de la poudre d’or, soixante-quinze ou quatre-vingts millions de francs et qui…

— Soixante-quinze ou quatre-vingts millions ! s’écria le gentleman bavard et curieux. C’est une jolie somme !

— Oui, ajouta le Breton, et vous concevez que miss Belinda Charters, qui d’ailleurs est la beauté même, ne manque pas de soupirants ! Au revoir, messieurs… »

Et il allait s’éloigner avec Sita et Louison, lorsque le gentleman le rappela.

« Monsieur, excusez, je vous prie, mon indiscrétion ; mais je dois vous avertir que vous êtes en pays ennemi, et que vous hasardez beaucoup en suivant cette route.

— Je vous remercie de cet avis, monsieur.

— Les éclaireurs d’Holkar battent la campagne, et vous pourriez être enlevé par eux.

— Ah ! ah ! En vérité ! Eh bien, je serai prudent. »

Et Corcoran allait continuer sa route ; mais l’Anglais, qui paraissait décidé à ne pas le lâcher avant le coucher du soleil, essaya encore de le retenir.

« Vous êtes sans doute, monsieur, employé au service de la Compagnie ?

— Non, monsieur, je voyage pour mon plaisir. »

Le gentleman s’inclina respectueusement sur sa selle, persuadé qu’un homme qui va de l’Europe dans l’Inde pour son seul plaisir devait être un fort grand seigneur et pour le moins un lord, ou un membre influent de la Chambre des communes.

Il allait encore ouvrir la bouche, mais Corcoran l’interrompit. Il entendait derrière lui le bruit des cavaliers qui le poursuivaient et qui allaient l’atteindre.

« Excusez-moi, dit-il, je suis pressé.

— Au moins, reprit l’Anglais, vous me permettrez bien de vous offrir un cigare.

— Je ne fume pas en présence des dames, » répliqua Corcoran impatienté.

La conversation avait lieu en anglais, et le Breton connaissait fort bien cette langue ; malheureusement, l’ennui de se voir arrêté par un bavard et de perdre des moments si précieux lui fit oublier son rôle, et il prononça ces dernières paroles en français.

« Mais, par le diable ! s’écria l’officier, vous êtes Français, monsieur, et non pas Anglais ! Que faites-vous sur cette route, et à cette heure ?

Le moment décisif approchait. Corcoran jeta un coup d’œil sur Sita pour l’avertir de se tenir prête pour la fuite.

Celle-ci avait les yeux fixés sur un des Indiens qui suivaient l’escorte et qui conduisaient les chariots anglais. Corcoran regarda du même côté et s’aperçut avec étonnement que l’Indien et la fille d’Holkar échangeaient, sans mot dire, des signes d’intelligence.

En regardant l’Indien avec plus d’attention, il reconnut Sougriva, ce brahmine qui avait été envoyé à Holkar par Tantia Topee.

Au reste, il n’eut pas beaucoup de temps pour réfléchir, car les dix officiers anglais l’entourèrent, et celui qui avait déjà parlé, ajouta :

« Monsieur, en attendant que votre présence dans le pays d’Holkar soit expliquée, vous êtes notre prisonnier.

— Prisonnier ! dit Corcoran. Vous voulez rire, messieurs. Place donc, ou je vous tue ! »

En même temps il tira de sa poche un revolver et l’arma en un clin d’œil.

Aussi prompt que lui, l’Anglais s’arma d’un revolver, et tous deux allaient faire feu à bout portant, lorsqu’un incident inattendu décida la victoire.

Au bruit sec des deux revolvers qu’on armait, Louison comprit qu’on allait se battre. Elle bondit brusquement sur la croupe du cheval de l’Anglais, qui se cabra et désarçonna son cavalier ; grand bonheur pour celui-ci et pour notre ami Corcoran, car à la distance où les deux adversaires étaient l’un de l’autre, les deux cervelles risquaient de sauter ensemble, comme les bouchons de deux bouteilles de vin de Champagne.

Cependant l’Anglais tira son coup de pistolet, mais la balle, détournée de son but par le bond prodigieux de Louison, emporta le chapeau d’un autre gentleman qui s’était avancé pour saisir Corcoran.

« Brahma et Vishnou ! » cria tout à coup celui-ci.

À ce signal, Sita donna un coup d’éperon à son cheval, qui partit lancé comme une flèche. Corcoran la suivit en écartant rudement de la main un Anglais qui voulait le retenir ; et Louison, voyant ses deux amis en fuite, s’élança sur leurs traces. À peine eut-on le temps de tirer sur eux cinq ou six coups de pistolet, dont un seul blessa le cheval de Corcoran.

Quant aux cipayes indiens qui conduisaient le chariot et qui étaient armés comme leurs maîtres, pas un ne bougea, soit pour aider Corcoran, soit pour le faire prisonnier.

Un seul, le brahmine Sougriva, à qui tous paraissaient obéir, fit faire aux chariots une manœuvre assez singulière, qui retarda pendant trois ou quatre minutes la poursuite des Anglais. Il feignit de vouloir détourner le chariot qui occupait la tête de la colonne, et, dans son empressement, il le fit verser en travers du chemin.

Aussitôt les autres Indiens, comme s’ils avaient obéi à un mot d’ordre, quittèrent leurs chariots et vinrent se grouper autour de celui qui était renversé, remplissant l’étroit passage, enchevêtrant leurs chariots et leurs chevaux de trait l’un dans l’autre, et forçant les Anglais à s’arrêter devant ce mur vivant d’hommes et d’animaux.

Au même instant arrivaient les cavaliers partis du camp pour courir à la poursuite des fugitifs. En tête galopait le bouillant John Robarts.

« Avez-vous vu le capitaine ? s’écria John Robarts.

— Quel capitaine ?

— Eh ! le maudit Corcoran que le ciel confonde ! Barclay est dans une colère épouvantable. Il s’est laissé jouer comme un enfant, mais il n’en veut pas convenir, et il a promis dix mille livres sterling à celui qui lui ramènera le capitaine Corcoran et la fille d’Holkar.

— Comment s’écria l’un des gentlemen, c’était la fille d’Holkar et nous ne l’avons pas deviné ! Je l’avais prise, à demi cachée sous son voile, pour une jeune miss anglaise qui fait le voyage de l’Inde en compagnie de son futur mari.

— Allons ! allons ! En route ! dit l’impatient Robarts. Mille guinées à celui qui arrivera le premier. »

À ces mots, une ardeur magique s’empara de tous les cœurs. À coups de fouet, on força les Indiens de ranger le long du chemin leurs attelages disloqués, et l’on courut au triple galop sur les traces des fugitifs.

Le jour baissait rapidement, suivant l’usage des tropiques, et la poursuite était d’autant plus vive qu’elle ne pouvait pas durer très longtemps.