Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/IV

Librairie Hachette et Cie (1p. 53-79).

IV


Lord Henri Braddock, gouverneur général de l’Indoustan, au colonel Barclay, résident, attaché à la personne d’Holkar, prince des Mahrattes, à Bhagavapour, sur la Nerbuddah.
Calcutta, 1er janvier 1857

« On m’informe de divers côtés qu’il se prépare quelque chose contre nous, qu’on a surpris des signes mystérieux échangés entre les indigènes, à Luknow, à Patna, à Bénarès, à Delhi, chez les Radjpoutes et jusque chez les Sikhs.

« Si quelque révolte venait à éclater et à gagner les pays des Mahrattes, l’Inde entière serait en feu dans l’espace de trois semaines. C’est ce qu’il faut éviter à tout prix.

« Vous aurez donc soin, aussitôt la présente reçue, d’obliger, sous un prétexte quelconque, Holkar à désarmer ses forteresses et à remettre dans nos mains ses canons, ses fusils, ses munitions et son trésor. Par là, il sera hors d’état de nuire, et son trésor nous servira d’otage dans le cas où, malgré nos précautions, il voudrait faire quelque tentative désespérée. Justement, les coffres de la Compagnie sont vides, et ce renfort d’argent viendrait fort à propos.

« S’il refuse, c’est parce qu’il a de mauvais desseins, et dans ce cas, il ne doit mériter aucun pardon. Vous irez prendre aussitôt le commandement des 13e, 15e et 31e régiments d’infanterie européenne, que sir William Maxwell, gouverneur de Bombay, mettra sous vos ordres avec quatre ou cinq régiments de cavalerie indigène et d’infanterie cipaye. Vous ferez le siège de Bhagavapour, et, quelques conditions que vous demande Holkar, vous ne le recevrez qu’à discrétion. Le meilleur serait qu’il pérît dans l’assaut, comme Tippoo Saheb, car la Compagnie des Indes n’a que trop de ces vassaux indociles, et nous serions délivrés de l’ennui de faire une pension à des gens qui nous détesteront jusqu’à la fin des siècles.

« Au reste je m’en rapporte à votre prudence ; mais hâtez-vous, car on commence à craindre une explosion, et il faut ôter d’avance aux insurgés (s’il doit y avoir insurrection) leurs chefs et leurs armes.

« Braddock, gouverneur général. »


Le colonel Barclay, résident anglais,
au prince Holkar.
Bhagavapour, 18 janvier 1857.

« Le soussigné se fait un devoir de prévenir Son Altesse le prince Holkar qu’il est venu à sa connaissance que ledit prince a fait donner cinquante coups de bâton à son premier ministre Rao, sans qu’aucune action, connue du soussigné, ait pu valoir un traitement aussi cruel ;

« Le soussigné doit aussi prévenir Son Altesse que, à plusieurs reprises, des charrettes pesamment chargées sont entrées pendant la nuit dans la forteresse de Bhagavapour, et que, à divers indices sur lesquels il ne croit pas nécessaire de s’expliquer, il a cru reconnaître des amas d’armes, de vivres et de munitions, ce qui est contraire aux traités et ne peut qu’exciter les justes soupçons de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes ;

« En conséquence et après avoir pris les ordres du gouverneur général, le soussigné, — sans vouloir dépouiller le prince Holkar d’une autorité contre laquelle s’élève cependant tout le pays, — le soussigné, dis-je, veut bien pour cette fois fermer l’oreille à des rapports peut-être trop fidèles, et, pour offrir au prince Holkar une éclatante occasion de se justifier, se contentera aujourd’hui de demander à Son Altesse qu’elle remette ses armes, ses canons, ses fusils et son trésor particulier aux mains du soussigné, qui les enverra à Calcutta, où le gouverneur général gardera le tout provisoirement, jusqu’à ce qu’il ait acquis la preuve certaine de l’innocence d’Holkar.

« En outre, ledit prince Holkar est invité à remettre aux mains du soussigné sa fille unique Sita, qui sera conduite à Calcutta avec une suite nombreuse, et qui recevra tous les honneurs dus à son rang.

« Moyennant quoi Son Altesse conservera éternellement la bienveillante protection de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes.

« Colonel Barclay. »


Le prince Holkar au colonel Barclay, résident.

« Le soussigné se fait un devoir d’inviter le colonel Barclay à sortir immédiatement de Bhagavapour, s’il ne veut avoir la tête coupée avant vingt-quatre heures par ordre du soussigné. »

Le colonel Barclay à lord Henri Braddock,
gouverneur général.
« Mylord,

« J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Seigneurie une copie de la lettre que, suivant vos instructions, j’ai adressée au prince Holkar, et de la réponse dudit Holkar.

« Je pars à l’instant même pour Bombay, où je vais, conformément aux ordres de Votre Seigneurie, prendre le commandement du corps d’armée qui doit réduire Holkar à la raison.

« Agréez, mylord, etc.

« Colonel Barclay. »

Or, six semaines environ après que les lettres qu’on vient de lire eurent été échangées entre le seigneur Holkar, le colonel Barclay et lord Henri Braddock, Holkar était assis, tout pensif, sur un tapis de Perse, au sommet de la plus haute tour de son palais que baigne la Nerbuddah, et regardait mélancoliquement la haute cime des monts Vindhyâ, contemporains de Brahma. À côté de lui se tenait sa fille unique, la belle Sita, qui cherchait à lire dans les yeux de son père toutes ses pensées.


Holkar était assis sur un tapis de Perse. (Page 57.)

Holkar était un noble vieillard, de pure race indoue, et le descendant de ces princes mahrattes qui ont disputé la possession de l’Inde aux Anglais.

Par une exception assez rare, ses aïeux avaient échappé à la conquête des Persans et des Mogols, et gardaient derrière leurs montagnes la foi de Brahma. Holkar lui-même se vantait de descendre en droite ligne du célèbre Rama, le plus illustre des anciens héros et le vainqueur de Ravana. C’est en l’honneur de cette glorieuse origine qu’il avait donné à sa fille le nom de Sita.

Il avait autrefois combattu les Anglais. Son père avait été tué dans la bataille, et lui, bien jeune encore, avait gardé son héritage à condition de payer tribut. Pendant trente ans, il avait espéré se venger un jour ; mais sa barbe avait blanchi, ses deux fils étaient morts sans postérité, et il ne songeait plus qu’à vivre en paix et à laisser sa principauté à sa fille unique, la belle Sita.

Il était environ cinq heures du soir. On n’entendait aucun bruit dans Bhagavapour, la capitale d’Holkar. Les sentinelles veillaient à leur poste, les yeux fixés sur l’horizon. Les soldats, accroupis sur leurs talons, jouaient aux échecs sans dire un seul mot. Quelques officiers à cheval, armés de longs cimeterres, parcouraient les rues et veillaient au maintien de l’ordre. Sur leur passage, tout le monde s’inclinait en silence. Une tristesse mortelle semblait avoir envahi Bhagavapour. Holkar lui-même était abattu. Il voyait venir la tempête. Il

savait depuis longtemps que les Anglais voulaient le dépouiller, et il se désespérait en songeant à l’avenir de sa fille. Résigné pour lui-même à la volonté de Brahma, prêt à rentrer dans le grand Être et à retrouver la « Substance Éternelle, » il ne pouvait se résoudre à laisser Sita sans appui.

« Que la volonté de Brahma s’accomplisse ! » dit-il enfin en répondant à sa pensée intérieure.

« Mon père, dit la belle Sita, à quoi songez-vous ? »

On chercherait vainement entre le cap Comorin et les monts Himalaya une jeune fille plus charmante que Sita. Elle était droite comme un palmier, et ses yeux étaient comme la fleur du lotus. De plus, elle avait quinze ans à peine, ce qui est, dans l’Inde, l’âge de la suprême beauté.

« Je pense, dit Holkar, que maudit est le jour où je t’ai vue naître, toi, la joie de mes yeux et mon dernier amour sur la terre, puisque je vais mourir en te laissant aux mains de ces barbares roux !

— Mais, dit Sita, n’avez-vous aucun espoir de vaincre ?

— Et quand j’aurais cet espoir, crois-tu que je pourrais le donner à mes soldats ? La vue seule de ces hommes impurs, qui dévorent la vache sacrée et qui se repaissent de viande crue et de sang, épouvante nos brahmines. Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort avec mon dernier fils ? Je n’aurais pas vu la ruine de tout ce qui m’est cher.

— Vous m’oubliez, dit Sita en se levant et entourant de ses bras le cou du vieillard.

— Je ne t’oublie pas, ma chère fille, mais je crains tout pour toi ; et pour tes frères je ne craignais que la mort… J’ai reçu aujourd’hui la nouvelle que le colonel Barclay s’avance dans la vallée de la Nerbuddah avec une armée. Il est à sept lieues d’ici, c’est-à-dire à deux jours de marche ; car cette race pesante traîne avec elle tant d’animaux, de fourrages, de chariots, de canons et de munitions de toute espèce, qu’elle ne fait jamais plus de deux ou trois lieues par jour. Malheureusement, je n’ose leur livrer bataille le long de la rivière, n’étant pas assez sûr de mon armée. Je soupçonne ce misérable Rao de vouloir me trahir. Si j’en ai la preuve, le misérable me payera cher sa trahison !… Mais… continua-t-il en regardant avec une longue-vue l’horizon, que signifie ce steamer que j’aperçois au détour de la rivière ? Serait-ce déjà l’avant-garde de Barclay ? »

Au même instant, un coup de canon retentit : c’était un artilleur de la forteresse qui faisait feu sur le bateau à vapeur et qui l’avertissait de s’arrêter. Le boulet passa par-dessus le bateau et s’enfonça en sifflant dans la rivière.

À ce signal, le capitaine du bateau à vapeur arbora le drapeau tricolore et s’avança, sans riposter, vers le rivage. Les Indous, étonnés, ne cherchèrent pas à contrarier sa manœuvre, et le capitaine Corcoran (car c’était lui) mit pied à terre et s’avança d’un air assuré vers la porte du fort. Un sergent et quelques soldats voulurent croiser la baïonnette et lui barrer le passage ; mais Corcoran, sans répondre à leurs questions et à leurs menaces (quoi qu’il entendît très-bien la langue du pays), se retourna lentement et appliqua à ses lèvres un sifflet qui était suspendu à sa ceinture.


Arrivée du capitaine Corcoran à Bhagavapour. (Page 65.)

Le coup de sifflet retentit, aigu comme la pointe d’une épée, et fit frémir tous les assistants. Mais leur frémissement devint de l’épouvante lorsqu’une magnifique tigresse se montra sur le pont du bateau et répondit au coup de sifflet par un « ronron » formidable.

« Ici, Louison ! » cria Corcoran.

Et il siffla pour la seconde fois.

À ce second appel, Louison bondit hors du bateau à vapeur et se trouva sur la rive, où déjà Corcoran avait fait amarrer son bateau. Une minute après, les officiers, les soldats, les canonniers, les fantassins, les curieux, les hommes, les femmes et les petits enfants avaient pris la fuite dans toutes les directions et laissé là Corcoran, excepté un malheureux chef de poste, celui-là même qui avait fait tirer le coup de canon, et que notre ami le capitaine venait de saisir par la nuque.

« Lâchez-moi, disait l’Indou en se débattant de toutes ses forces ; lâchez-moi, ou je vais appeler la garde !

— Et toi, dit Corcoran, si tu fais un pas sans ma permission, je vais te donner pour souper à Louison. »

Cette menace rendit le pauvre officier plus docile et plus doux qu’un agneau.

« Hélas ! dit-il, seigneur tout-puissant que je ne connais pas, retenez votre tigresse, ou je suis un homme mort ! »

Effectivement, Louison, privée depuis longtemps de chair fraîche, tournait autour de l’Indou d’un air affamé. Elle le trouvait appétissant, ni trop jeune, ni trop vieux, ni trop gras, ni trop maigre, mais tendre, dodu et bien à point.

Heureusement Corcoran le rassura.

« Quel est ton grade ? demanda-t-il.

— Lieutenant, seigneur, répondit l’Indou.

— Mène-moi au palais du prince Holkar.

— Avec votre… amie ? demanda l’Indou qui hésitait.

— Parbleu ! répliqua Corcoran, crois-tu que je rougis de mes amis quand je vais à la cour ?

— Ô Brahma et Bouddah ! pensait le pauvre Indou, quelle fâcheuse idée ai-je eue de faire tirer un coup de canon sur ce bateau à vapeur qui ne pensait à rien ! Quel besoin avais-je de demander son nom à ce passant qui ne me disait rien ? Ô Rama, héros invincible, prête-moi ta force et ton arc pour que je perce Louison de mes flèches, ou prête-moi ton agilité pour que je puisse prendre mes jambes à mon cou et trouver un asile dans ma maison.

— Eh bien, dit Corcoran, as-tu terminé tes réflexions ? Louison s’impatiente.

— Mais, seigneur, répliqua l’Indou, si je vous mène au palais du prince Holkar avec une tigresse sur vos talons, — ou plutôt, hélas ! sur les miens, — Holkar vous fera couper le cou.

— Le crois-tu ? demanda Corcoran.

— Si je le crois, seigneur ! si je le crois ! Mais le prince Holkar ne fait jamais sa prière du soir sans avoir fait empaler cinq ou six personnes dans la journée.

— Ah ! ah ! cet Holkar me plaît… Je me décide ; nous verrons lequel de lui ou de moi empalera l’autre.

— Mais, seigneur, il commencera par moi, certainement.

— Ah ! que de raisons ! Marche devant, ou je mets Louison à tes trousses. »

Cette menace rendit le courage à l’Indou. Après tout, il n’était pas bien sûr qu’Holkar le fit empaler, tandis qu’il voyait à six pouces de distance les dents et les griffes de Louison.

Il adressa donc intérieurement une dernière prière à Brahma, « Père de tous les êtres, » et marcha d’un pas rapide vers la porte du palais. Corcoran le suivait de près, et Louison, toute joyeuse, bondissait à côté de son maître comme un lévrier caressant.

Grâce à cette double escorte, Corcoran entra sans peine dans le palais. Tout le monde s’écartait sur son passage. Mais lorsqu’il fut arrivé au pied de la tour où le prince Holkar était assis avec sa fille, l’Indou refusa d’aller plus loin.

« Seigneur, dit-il, si je monte avec vous, ma mort est certaine. Avant que j’aie pu dire un seul mot pour me justifier, Holkar me fera couper la tête ; et vous-même, seigneur, si vous persistez dans ce dessein téméraire, vous ferez bien…

— Bon ! bon ! répliqua Corcoran, Holkar n’est pas si méchant qu’on le dit, et j’en suis sûr, il ne refusera rien à mon amie Louison. Pour toi, c’est autre chose. Va-t’en, poltron !

— Seigneur, dit humblement l’Indou, aucune tête ne va aussi bien à mes épaules que la mienne propre, et s’il plaisait à ce grand prince de l’abattre, je ne connais aucun onguent qui pût la recoller… Que Brahma et Bouddah soient avec vous ! »

En même temps il s’enfuit.

Corcoran ne chercha pas à le retenir et monta sans s’arrêter les deux cent soixante marches qui conduisaient à la terrasse d’où le prince Holkar contemplait en silence la vallée de la Nerbuddah.

Louison précédait son maître et parut la première sur la terrasse.

À cette vue, la belle Sita poussa un cri de frayeur et le prince Holkar se leva brusquement, prit à sa ceinture un pistolet et fit feu sur Louison.

Heureusement la balle frappa sur le mur, s’aplatit et ricocha sur Corcoran, qui suivait de près son amie et qui reçut une légère contusion à la main.

« Vous êtes vif, seigneur Holkar ! s’écria le capitaine sans s’étonner de l’accident. Ici, Louison ! »

Il était temps de retenir la tigresse, qui allait bondir sur son ennemi et le mettre en pièces.

« Ici, mon enfant ! continua Corcoran. Là, c’est bien !… Couchez-vous à mes pieds !… Très-bien !… Et maintenant, allez, en rampant, présenter vos respects à la princesse… Ne craignez rien, madame, Louison est douce comme un agneau… Elle va vous demander pardon de vous avoir effrayée… Va, Louison, va, ma chérie, demander pardon à cette belle princesse… »

Louison obéit, et Sita, rassurée, la caressa doucement de la main, ce qui parut flatter beaucoup la tigresse.

Cependant Holkar se tenait toujours sur la défensive.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec hauteur. Comment avez-vous pénétré jusqu’ici ? Suis-je déjà trahi par mes propres esclaves et livré aux Anglais ?

— Seigneur, répliqua Corcoran d’un ton doux, vous n’êtes pas trahi ; et s’il est une chose dont je remercie Dieu, après la bonté qu’il a eue de me faire Breton et de m’appeler Corcoran, c’est surtout de ne m’avoir pas fait Anglais. »

Holkar, sans lui répondre, prit un petit marteau d’argent et frappa sur un gong.

Personne ne parut.

« Seigneur Holkar, dit Corcoran en souriant, personne n’est à portée de vous entendre. À la vue de Louison, tout le monde a pris la fuite. Mais rassurez-vous. Louison est une fille bien élevée et qui sait se conduire… Et maintenant, seigneur, quelle trahison craignez-vous ?

— Si vous n’êtes pas Anglais, répliqua Holkar, qui êtes-vous et d’où venez-vous ?

— Seigneur, dit Corcoran, il y a dans ce vaste univers deux espèces d’hommes, ou, si vous le voulez, deux races principales, — sans compter la vôtre, — c’est le Français et l’Anglais, qui sont l’un à l’autre ce que le dogue est au loup, ce que le tigre est au buffle, ce que la panthère est au serpent à sonnettes. Ce sont deux races affamées, l’une de louanges, l’autre d’argent, — mais toutes deux également batailleuses et prêtes à se mêler des affaires d’autrui sans y être invitées. J’appartiens à la première de ces deux races. Je suis le capitaine Corcoran.

— Quoi ! dit Holkar, vous êtes ce célèbre capitaine qui commandait le brick du Fils de la Tempête ?…

— Célèbre ou non, dit le Breton, je suis ce capitaine Corcoran.

— Et c’est vous, demanda encore Holkar, qui avez, surpris près de Singapore par deux cents pirates malais et n’ayant avec vous que sept hommes d’équipage, jeté ces brigands à la mer ?

— C’est moi, dit Corcoran. Où donc avez-vous lu cette histoire ?

— Dans le Bombay-Times. Car ces coquins d’Anglais sont instruits les premiers de tout ce qui se fait sur l’Océan, et même ils avaient pendant quelque temps essayé de faire croire que ce Corcoran était un Anglais.

— Un Anglais ! Moi ! s’écria le capitaine avec indignation.

— Oui, mais l’erreur n’a pas duré longtemps. On pendit, comme vous devez le savoir, une douzaine de ces coquins de Malais… Mais un treizième échappa pendant qu’on le conduisait à la potence, se glissa dans les rues de Singapore, y resta caché quelque temps et trouva moyen de s’embarquer sur un bateau chinois, d’où il passa à Calcutta, et de Calcutta il est venu chercher un asile ici. C’est un Indou musulman. C’est lui qui a raconté par quelle aventure il s’était rencontré face à face avec vous, et… tenez… le voici… »

En effet, un esclave paraissait en ce moment sur le seuil de la terrasse. C’était un homme assez grand, bien fait et même beau à la manière des Européens, mais avec des membres un peu grêles et qui indiquaient plus d’agilité que de force.

À la vue de Corcoran et surtout de Louison qui poussa un rugissement formidable, l’esclave parut prêt à fuir, mais Holkar le rappela.

« Ali ! dit-il.

— Seigneur !

— Regarde bien cet étranger au teint blanc. Le connais-tu ? »

Ali s’avança d’un air indécis ; mais à peine eut-il regardé Corcoran, qu’il s’écria :

« Maître, c’est lui !

— Qui ? lui !

— Le capitaine ! Et c’est elle ! ajouta-t-il en montrant la tigresse… Seigneur, seigneur, ne me perdez pas !

— Bon ! dit gaiement Corcoran, est-ce que nous avons de la rancune, Louison et moi ? Va, mon brave, tu aurais pu être pendu ; tu as su retirer à temps ta tête du nœud coulant qui déjà serrait ton cou. Je ne t’en veux pas ; et le prince Holkar a bien fait de te prendre à son service, s’il aime les gens de sac et de corde.

— Mais, dit Holkar, d’où vient ce désordre que je vois d’ici dans les rues de Bhagavapour ? Qu’est-ce que tous ces cris que j’entends, ces coups de fusil et ces roulements de tambour ?

— Seigneur, dit Ali, c’est pour vous en avertir que je suis venu ici sans y être appelé. Quand le capitaine Corcoran a mis pied à terre sur le quai, on a cru que c’était un envoyé des Anglais. Votre ancien ministre Rao a répandu le bruit que vous aviez été tué d’un coup de pistolet et que l’armée anglaise était à deux lieues de la ville. Il a soulevé une partie des troupes et parle de ses droits à la couronne.

— Ah ! le traître ! dit Holkar. Je vais le faire empaler.

— En attendant, il assure qu’il a l’appui des Anglais, et il a commencé le siège du palais.

— Ah ! ah ! fit Corcoran, la situation devient intéressante. »

Jusque-là la belle Sita avait gardé le plus profond silence ; mais en voyant le danger que courait son père, elle s’élança au-devant du capitaine Corcoran, et lui prenant les mains :

« Ah ! seigneur ! dit-elle en pleurant, sauvez-le !

— Parbleu ! dit Corcoran, il ne sera pas dit que j’aurai résisté aux prières et aux larmes de deux si beaux yeux !… Seigneur Holkar, pouvez-vous me faire donner un revolver et une cravache ?… Avec ces deux armes, je réponds de tout et en particulier du traître Rao.

Ali se hâta d’apporter le revolver et la cravache. Puis le prince, Corcoran et Ali descendirent les marches de l’escalier, pendant que la belle Sita, prosternée, invoquait pour ses défenseurs la protection de Brahma.

Un petit nombre de soldats défendaient l’entrée du palais et paraissaient près de céder à l’effort de la foule. Trois régiments de cipayes assiégeaient les portes et faisaient entendre des cris séditieux. Rao à cheval les commandait et les excitait à tenter l’assaut. Les balles sifflaient de tous côtés et les rebelles amenaient des canons pour enfoncer les portes. Corcoran jugea qu’il n’y avait pas une minute à perdre.

« Ouvrez les portes ! dit-il, je réponds de tout. »

L’air assuré du capitaine rendit la confiance à son hôte. Il fit ouvrir les portes, et cette action étonna tellement les cipayes, qui craignaient un piège, qu’ils reculèrent instinctivement. La fusillade cessa aussitôt et un grand silence se fit sur la place.

Corcoran demanda d’une voix forte :

« Où est le seigneur Rao ?

— Me voici, répliqua Rao qui s’avança à cheval, suivi de son état-major. Est-ce que Holkar se rend à discrétion ?

— Parbleu ! dit Corcoran, voilà un impudent drôle ! »

En même temps, il siffla légèrement.

À ce coup de sifflet, Louison parut.

« Ma chérie, dit Corcoran, va me cueillir ce coquin sur son cheval ; ne lui fais aucun mal. Prends-le délicatement entre la mâchoire supérieure et l’inférieure, sans le casser ni le déchirer, et apporte-le-moi ici… Tu m’entends bien, chérie ?… »

Et du geste, il désignait le malheureux Rao.

Aussitôt celui-ci voulut tourner bride ; malheureusement son cheval se cabra et se mit à ruer. Les chevaux de l’état-major ne montrèrent pas plus de calme. Les officiers généraux tournèrent le dos promptement et se mirent à galoper en désordre au travers des rangs de l’infanterie, de peur d’être confondus par Louison avec le traître Rao.

Celui-ci aurait bien voulu suivre cet exemple, mais le destin ne le permit pas. Déjà Louison avait bondi sur la croupe de son cheval. Elle saisit le malheureux par la ceinture et sauta à terre en le désarçonnant. Puis, comme un chat qui tient dans sa gueule une souris, et qui ne veut pas la tuer tout de suite, elle le déposa à demi évanoui aux pieds du capitaine.


Elle saisit le malheureux par la ceinture. (Page 75.)

« C’est bien, mon enfant, dit affectueusement Corcoran… Je te donnerai du sucre à souper… Ali, désarme-moi ce vieux coquin et garde-le prisonnier, pendant que je vais parler à ces imbéciles. »

Puis, s’avançant, cravache en main, à cinq pas du premier rang des cipayes, dont les fusils étaient chargés et prêts à faire feu :

« Est-il quelqu’un de vous, dit-il, qui veuille être pendu, ou empalé, ou décapité, ou écorché vif, ou livré à Louison… Personne ne répond ? »

En effet, la frayeur était générale. La seule vue du capitaine, qui semblait tomber du ciel, étonnait les superstitieux Indous. Les griffes et les dents de Louison les effrayaient encore davantage. Et enfin pourquoi et pour qui se révolter, Rao étant aux mains d’Holkar ?

Aussi tout le monde s’empressa de crier « Vive le prince Holkar ! »

« C’est bien ! dit Corcoran. Je vois que vous êtes restés fidèles à votre prince légitime… Maintenant désarmez-moi les trois colonels, les trois lieutenants colonels et les trois majors…

— C’est bien… attachez-leur les pieds et les mains et couchez-les sur ce pavé… C’est parfait… Et vous, mes enfants, retournez tranquillement

dans vos casernes, et si j’entends dire qu’un seul de vous a murmuré, je le donnerai pour déjeuner à Louison… Bonne nuit, mes enfants ; et nous, seigneur Holkar, allons souper. »