Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/II

Librairie Hachette et Cie (1p. 15-24).

II

Comment l’Académie des sciences (de Lyon)
fit connaissance avec Louison.


Mais quelle que fût l’émotion de Louison lorsque le capitaine Corcoran l’eut menacée de ne plus la conduire dans le monde, à coup sûr cette émotion n’approchait pas de celle dont furent saisis les membres de l’illustre Académie des sciences (de Lyon). Et si l’on veut bien réfléchir que leur profession habituelle étant d’être savants et non de jongler avec les tigres du Bengale, peut-être ne leur saura-t-on pas mauvais gré d’avoir eu leur part de faiblesse humaine.

Leur première pensée fut de regarder du côté de la porte et de se précipiter dans la salle voisine, d’où ils comptaient gagner l’antichambre qui aboutit à un bel escalier par où l’on descend dans la rue.

Là, il ne leur serait pas difficile de gagner du terrain, car un bon fantassin, lorsqu’il ne porte sur son dos ni vivres ni bagages, peut faire aisément douze kilomètres à l’heure.

Or, l’académicien le plus éloigné de son domicile n’avait guère plus d’un kilomètre ou deux à mesurer avant d’arriver au but, c’est-à-dire au coin de sa cheminée. Il avait donc de grandes chances d’échapper en quelques minutes à la société de Louison.

Quelque long que semble ce raisonnement lorsqu’on l’écrit sur le papier, il fut fait avec une rapidité si grande et si unanime, qu’en un clin d’œil tous les académiciens se levèrent et voulurent prendre la fuite.

Le président lui-même, bien qu’en toute circonstance il dût donner l’exemple, et qu’en celle-ci il eût montré tout le zèle imaginable, n’arriva pourtant que le dix-neuvième à la porte d’entrée brisée par le choc de Louison.

Mais personne ne s’avisa de franchir le seuil. Louison, qui s’ennuyait d’être enfermée, devina leur dessein, et voulut, elle aussi, prendre l’air.

En un clin d’œil et d’un bond elle passa pour la deuxième fois par-dessus leurs têtes et tomba justement devant M. le secrétaire perpétuel, qui se hâtait de sortir le premier. Cet homme vénérable fit un pas en arrière, et en aurait fait volontiers plusieurs autres, si les pieds de ceux qui le suivaient n’avaient été un obstacle insurmontable.

À la vérité, quand on vit que Louison servait d’avant-garde, tout le monde se hâta de reculer, et le secrétaire perpétuel fut dégagé. Sa perruque seule eut quelques faux plis.

Cependant Louison, toute joyeuse, avait pris le grand trot et se promenait dans la salle d’attente comme un jeune lévrier qui va partir pour la chasse. Elle regardait les académiciens avec des yeux vifs et pleins de malice, et paraissait attendre les ordres du capitaine Corcoran.

L’Académie fut fort indécise. Sortir n’était pas sûr à cause des caprices de Louison. Rester était moins sûr encore.

On se groupait, on se pelotonnait dans un coin de la salle. On entassait fauteuils sur fauteuils pour former une barricade.

Enfin le président, qui était un homme sage, ainsi qu’on a pu en juger par ses discours, émit tout haut l’avis que le capitaine Corcoran ferait honneur et plaisir à tous les membres présents de l’honorable assemblée, s’il consentait à « filer par le chemin le plus direct et le plus court. »

Bien que le mot filer ne fût pas très-parlementaire, Corcoran ne s’en offensa point, sachant bien qu’il est des minutes où l’on n’a pas le temps de choisir ses mots.

« Messieurs, dit-il, je regrette bien vivement que…

— Ne regrettez rien, au nom de Dieu ! et partez ! s’écria le secrétaire perpétuel. Je ne sais ce que votre Louison regarde en moi, mais elle me donne froid dans le dos. »

Effectivement, Louison était fort intriguée. Dans la confusion de la mêlée, M. le secrétaire avait, sans y prendre garde, laissé glisser sa perruque sur son épaule droite ; de sorte que le crâne paraissait tout nu aux yeux de Louison, et ce spectacle nouveau l’étonnait beaucoup.


M. le secrétaire avait laissé glisser sa perruque. (Page 18.)

Corcoran s’en aperçut, et, sans dire un mot, il montra le chemin à Louison et s’avança vers la seconde porte d’entrée.

Mais cette porte était solidement barricadée en dehors. Et, pour comble de malheur, comme elle était en bronze, Corcoran lui-même n’aurait pu l’ébranler. Cependant il fit un effort et donna un tel coup d’épaule, que la porte et la muraille tremblèrent et que la maison tout entière en parut ébranlée. Il allait en donner un second, mais le président l’arrêta.

« Ce serait bien pire, dit-il, si vous faisiez tomber la maison sur nos têtes.

— Que faire ? dit alors le capitaine. Ah ! je vois un moyen… Nous allons passer par la fenêtre. Louison et moi. »

Le président eut un mouvement de générosité.

« Capitaine, dit-il, prenez garde. D’abord, il faut desceller les barreaux de fer. De plus, il y a trente pieds depuis la fenêtre jusqu’au pavé de la rue. Vous allez vous casser le cou. Quant à votre vilain animal…

— Chut ! répondit Corcoran. Ne dites pas de mal de Louison. Elle est très-susceptible. Elle se fâcherait… Quant aux barreaux, c’est peu de chose. »

Et, en effet, il en arracha trois presque sans effort apparent.

« Maintenant, ajouta-t-il, on peut passer. »

À vrai dire, l’Académie était partagée entre la crainte de le voir se casser le cou et le plaisir de dire adieu à Louison.

Corcoran s’assit sur la fenêtre et se disposa à descendre dans la rue en s’aidant des sculptures et des saillies de la muraille. Mais, tout à coup, le président le rappela.

« Eh ! dit-il, capitaine, est-ce que vous allez nous laisser seuls avec Louison ?

— Ma foi ! répliqua Corcoran, il faut bien que quelqu’un passe le premier, et jamais Louison ne sautera si je ne lui donne pas l’exemple.

— Oui, reprit le président ; mais si, quand vous serez descendu, Louison refuse de sauter ?

— Ah ! si le ciel tombait, répliqua Corcoran, bien des alouettes seraient prises. Une dernière fois, faut-il descendre, oui ou non ?

— Faites descendre Louison d’abord, dit le président.

— C’est juste ! reprit Corcoran. Mais si je prends Louison par la peau du cou et si je la jette par la fenêtre, Louison, qui est fantasque, ne m’attendra pas, et se mettra à courir dans les rues, et dévorera peut-être dix ou douze personnes avant que j’aie pu venir à leur secours. Vous ne connaissez pas l’appétit de Louison ! Et justement il est quatre heures, et elle n’a pas fait son lunch. Car elle fait son lunch tous les jours à une heure après-midi, comme la reine Victoria. Sabre et mitraille ! elle n’a pas pris son lunch aujourd’hui ! Ah ! maudite étourderie ! »

Au mot de lunch, les yeux de Louison étincelèrent de plaisir.

Elle regarda l’un des académiciens, brave homme, bien portant, gros, gras, frais et rose, ouvrit et ferma deux ou trois fois les mâchoires et fit claquer sa langue d’un air de satisfaction. De l’académicien, son regard se porta sur Corcoran. Elle paraissait lui demander si le moment était venu de luncher. L’académicien vit ces deux regards et pâlit.

« Allons, dit Corcoran, je reste… Et toi, ma belle, ajouta-t-il en caressant Louison, tiens-toi tranquille. Si tu ne lunches pas aujourd’hui, tu luncheras demain, parbleu ! Il ne faut pas être sur sa bouche. »

Ici Louison gronda légèrement.

« Silence, mademoiselle, dit Corcoran en levant sa cravache. Silence ou vous aurez affaire à Sifflante ! »

Est-ce le discours du capitaine ? est-ce la vue de Sifflante qui calma la tigresse ? Elle se coucha à plat ventre en frottant sa belle tête contre la jambe de son ami en imitant le ron ron des chats.

« Messieurs, dit le président, je vous invite à vous rasseoir. Si la porte est fermée et barricadée c’est sans doute parce que le portier est allé chercher du secours. Prenons patience en l’attendant, et si vous voulez, pour ne pas perdre de temps, examinons sur-le-champ le beau travail de notre savant confrère M. Crochet sur l’origine et la formation de la langue mandchoue.

— Il s’agit bien de mandchou, interrompit en grognant un des académiciens. Je donnerais le mandchou, tous ses composés, tous ses dérivés, et par-dessus le marché le japonais et le thibétain, pour me chauffer à l’heure qu’il est les pieds au coin de mon feu. A-t-on jamais vu un coquin de portier comme celui-là ? Brigand ! je lui casserai ma canne sur les épaules !

— Je crois, suggéra le secrétaire perpétuel, que l’honorable assemblée ne jouit pas tout à fait du calme moral qui est si propre à favoriser les investigations de la science, en sorte qu’il paraîtra peut-être convenable de remettre à un autre jour l’affaire des Mandchous. En revanche, s’il plaisait au capitaine de nous raconter par suite de quelles aventures nous nous trouvons aujourd’hui face à face avec Mlle Louison…

— Oui, reprit le président, capitaine, racontez-nous vos aventures et surtout l’histoire de votre jeune amie. »

Corcoran s’inclina d’un air respectueux et commença son discours en ces termes :