Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/XIII
Le pauvre Huon, étendu sur le sable, se mit à se lamenter.
— Hélas ! disait-il, que vais-je devenir ? Si au moins j’avais de quoi couvrir mon corps !
Il se leva et se mit à errer par la campagne. Or écoutez la belle aventure que Dieu lui envoya.
Il trouva sous un arbre un vieillard qui venait de s’asseoir sur le gazon ; il avait placé à côté de lui une harpe et une vielle dont il savait très bien se servir. Il n’y avait pas en païennie de si bon ménestrel. Il avait étendu une nappe devant lui et posé dessus quatre pains blancs, une outre pleine de vin et un hanap de bois. Il venait de verser du vin dans le hanap ; mais il ne pouvait boire, et ses larmes tombaient dans le vin. Il vit tout à coup devant lui le jeune homme nu qui le regardait. Il eu grande peur.
— Homme sauvage, s’écria-t-il, ne me fais pas de mal !
— Sauvage ? dit Huon, je le suis assez, c’est vrai ; mais je ne veux rien vous faire. Donnez-moi seulement un peu de votre pain.
— Tu en auras, dit le ménestrel, mais d’abord tu me diras en quel dieu tu crois.
— Ma foi ! dit Huon, en celui que vous voudrez.
— Ami, tu me fais grande pitié. Tu vas prendre dans ma valise de quoi couvrir ton corps, puis tu viendras t’asseoir à côté de moi ; tu mangeras mon pain et tu boiras mon vin clair, car je n’ai pas le cœur d’y goûter : j’ai un trop grand chagrin dans l’âme.
— Ma foi ! dit Huon, vous avez trouvé un compagnon. Si vous avez du chagrin, je n’en manque pas. Mais pour le moment, j’ai besoin de me vêtir et de manger. Que Dieu vous récompense de la bonté que vous me faites !
Il ouvre la valise, il y prend une chemise blanche, des braies de lin, un pelisson d’hermine et un manteau d’écarlate. Puis il s’assied et mange et boit de grand appétit. Le vieux ménestrel le regarde et lui dit :
— Ami, de quel pays es-tu ?
— Dieu ! dit l’enfant en lui-même, vais-je mentir ou dire la vérité ? Si je dis vrai, je suis perdu ; si je mens, je courroucerai Auberon. Ah ! Auberon, tu m’as trop maltraité et pour bien peu de chose ; mais en retour je te courroucerai : je mentirai à cœur joie, puisque cela te déplaît. Que me demandez-vous ? dit-il au ménestrel ; pardonnez-moi, je songeais à autre chose.
— Je te demandais ton pays.
— Je suis d’Afrique ; j’allais à Monbranc en compagnie de marchands de mer ; une grande tempête a brisé notre navire ; mes compagnons sont tous noyés, Mahomet m’a sauvé. Mais vous, seigneur, pourquoi avez-vous tant de peine ?
— Tu le sauras, frère. Je m’appelle Estrument, et il n’y a pas en païennie de meilleur ménestrel que moi ; voici ma harpe et ma vielle, dont je sais bien me servir ; je sais aussi sonner le timbre et baller devant les princes. J’avais un seigneur que j’aimais et qui me comblait de bienfaits : c’était Gaudise, l’amiral de Babylone ; j’allais le trouver quand j’ai appris sa mort affreuse. Il a été attaqué dans son palais même par un mauvais garçon de France qui s’appelle Huon. Ah ! Mahomet, puisses-tu le faire périr ! c’est lui qui m’a ruiné.
Huon l’entend et baisse la tête :
— Comment t’appelles-tu ? lui dit le ménestrel.
— On m’appelle Garinet, dit Huon.
— Eh bien ! Garinet, ne te décourage pas. Tu étais pauvre tout à l’heure, mais maintenant te voilà déjà en meilleur point. Tu as une chemise et des braies, un bon pelisson d’hermine et un manteau d’écarlate. Tu es jeune, tu es beau, tu auras encore de bonnes chances dans la vie. Mais moi je suis vieux, j’ai perdu le maître qui me faisait vivre et que j’aimais. Ah ! Mahomet, venge-le sur celui qui l’a tué !
Huon ne répond rien, il baisse la tête.
— Garinet, frère, dit le ménestrel, puisque j’ai perdu mon bon maître, il me faut en chercher un autre. Je vais aller à la ville de Monbranc trouver le frère de Gaudise, Ivorin ; peut-être ne sait-il pas encore ces nouvelles, avec moi et me porter ce fardeau, je te promets que je ne gagnerai pas un denier dont tu n’aies la moitié, et tu ne seras pas à plaindre, car saches bien que tu ne me verras pas entrer dans une ville ou dans un château, si je veux y montrer mon talent, qu’on ne me donne tant de manteaux que tu auras peine à les relever. Eh bien ! soit, dit Huon ; j’entre à votre service.
Il prend la valise et la met sur son dos, il attache par-dessus la harpe et la vielle, et tous deux s’acheminent vers Monbranc.
— Hélas ! disait Huon, tout en marchant, hier, j’avais mon amie à mes côtés, treize fidèles compagnons m’entouraient ; j’avais mon bon hanap, mon cor d’ivoire et mon haubert, j’étais riche et heureux, et maintenant je suis réduit à servir un ménestrel !
Ils arrivèrent à Monbranc à l’heure du dîner ; ils montèrent dans la grande salle et trouvèrent Ivorin à table.
— Sire, dit Estrument, que Mahomet vous protège ! J’ai de dures nouvelles à vous conter, si vous ne les connaissez pas. Votre frère est mort.
— Je le sais, dit Ivorin, et j’en ai grand deuil ; mais ce qui me peine encore plus, c’est ma nièce Esclarmonde. Galafre s’est emparé d’elle, et il ne veut pas me la rendre, bien qu’il me doive hommage. Mais, par Mahomet ! je le ferai pendre, et je ferai brûler Esclarmonde.
Dieu ! comme Huon sentait son cœur bondir en entendant parler de son amie ! Il jure tout bas que, quand il devrait périr, il ira la retrouver.
Quand le repas fut fini, Ivorin appela le ménestrel :
— Ami, dit-il, prends tes instruments et fais-les-nous entendre. Après le deuil doit venir la joie.
Le ménestrel accorde sa harpe, puis il en fait sonner doucement les trente cordes : la grande salle retentit ; tous les assistants sont remplis de joie. Huon lui-même sent son cœur allégé.
— Voilà un bon harpeur, disent les païens. Il faut le récompenser richement.
Tous aussitôt détachent leurs manteaux et les jettent par la salle. Huon court et s’empresse à les ramasser.
— Voilà un beau bachelier, dit l’amiral. C’est grand dommage qu’il serve un ménestrel. Comment l’as-tu ? dit-il à Estrument.
— Sire amiral, je l’ai rencontré non oin d’ici, comme je venais de Babylone. Il était nu comme au jour de sa naissance ; il me demanda du pain. Je lui en donnai et avec cela une chemise, des braies, ce pelissonet ce manteau. Je lui ai offert de me servir : il porte ma valise et mes instruments, et s’il y a un mauvais pas à franchir, il est robuste et il me prend sur son dos.
Tu es bien confiant, dit l’amiral. Ne crains-tu pas qu’un jour où tu auras recueilli beaucoup d’argent il ne se débarrasse de toi à un de ces mauvais pas ? Fais-le venir devant moi.
Huon s’approcha du fauteuil de l’amiral.
— Vassal, lui dit celui-ci, n’as-tu pas honte de servir ce ménestrel qui mendie son pain ? Tu ne sais donc pas un métier plus honnête ?
— Un métier ? dit Huon. Ce ne sont pas les métiers qui me manquent. Si vous voulez, je nommerai ceux que je sais.
— Je le veux bien ; mais prends garde à ne pas t’aller vanter d’une chose que tu ne saches pas, car je t’avertis que je te mettrai à l’épreuve.
— Sire, dit Huon, j’y consens : écoutez donc les métiers que je sais. Je sais bien soigner un épervier et lui faire passer sa mue ; je sais chasser le cerf et le sanglier, et, quand j’ai pris la bête, je sais corner la prise et donner aux chiens ce qui leur revient ; je sais servir à un dîner ; je sais le jeu des tables et celui des échecs si bien qu’il n’est homme qui puisse m’y gagner.
— Arrête-toi là ! dit l’amiral : c’est au jeu d’échecs que je veux t’éprouver.
— Sire, dit Huon, laissez-moi compter jusqu’au bout, puis vous m’éprouverez comme vous voudrez.
— Allons, continue.
— Je sais endosser un haubert, porter la lance au poing et l’écu au cou ; je sais faire courir et galoper un cheval ; je sais entrer dans la grande mêlée, et quand il s’agit de donner de rudes coups, il y en a qui y vont et qui ne me valent pas. Enfin je sais entrer dans les chambres des dames et embrasser les plus belles.
— Voilà bien des métiers, dit l’amiral ; mais je veux t’éprouver aux échecs. J’ai une fille qui en sait plus que personne du monde : jamais on ne lui a dit mat. Si elle te mate, tu auras la tête coupée ; mais si tu gagnes, tu l’épouseras, et tu auras la moitié de mon royaume.
— Sire, dit Huon, voilà une partie qui n’est pas trop sage ; mais ce sera comme vous le voudrez.
— Il n’en sera pas autrement, dit Ivorin.
Un page qui se trouvait là courut à la demoiselle.
— Vous ne savez pas ? lui dit-il ; il est arrivé un ménestrel qui amène avec lui un garçon, le plus beau qu’on ait jamais vu, et votre père veut que vous jouiez avec lui une partie d’échecs, à condition que, s’il gagne, il vous épousera et que, s’il perd, on lui coupera la tête.
— Ce sera grand dommage, dit la demoiselle, qu’un homme si beau perde la tête ; mais personne ne m’a jamais matée.
Au même moment arrivait le messager qui venait la chercher.
Elle entre dans la salle ; deux rois l’escortent à droite et à gauche.
— Ma fille, dit l’amiral, écoutezmoi. Vous voyez ce jeune homme : il vous faut jouer aux échecs avec lui.
— Je sais les conditions, dit-elle, et je vous obéis comme je le dois.
Elle regarde Huon et se dit en elle-même :
— Qu’il est beau ! Il est fait pour être aimé. C’est grand dommage qu’il doive mourir à cause de moi.
On apporte un riche tapis, au milieu l’échiquier, dont les cases sont d’argent et d’or et les échecs aussi d’or et d’argent. Huon et la jeune fille s’asseyent en face l’un de l’autre ; autour d’eux tous les païens debout les regardent en silence, car l’amiral a défendu que personne dise un mot.
Le jeu commence, et bientôt Huon perd plus d’un de ses pions et plus d’une de ses pièces ; il se trouble, il change de couleur ; la demoiselle le raille :
— Vassal, je vous vois interdit ; votre jeu ne va pas bien : vous allez avoir la tête coupée.
— Le jeu n’est pas fini, dit Huon, et vous vous repentirez de vos railleries quand il vous faudra épouser le garçon d’un pauvre ménestrel.
La jeune fille regarde Huon : l’amour entre dans son cœur ; soit qu’elle pense trop à lui, soit qu’elle le fasse exprès, elle commence à faire des fautes, et bientôt Huon est près de gagner.
— Sire amiral, dit-il, vous voyez comment je joue ; il ne tient qu’à moi maintenant de dire mat à votre fille.
— Ma fille, dit l’amiral, levez-vous. Maudite soit l’heure où vous êtes née ! Vous avez maté tant de grands seigneurs, et vous vous laissez battre par ce garçon !
— Sire, dit Huon, ne vous désolez pas ainsi : l’enjeu que vous m’avez offert, je n’y tiens pas. Gardez votre fille pour un autre gendre ; moi je retournerai servir mon bon maître.
— Si tu veux faire cela, dit Ivorin, je te ferai donner cent marcs d’argent.
— C’est entendu, dit Huon.
Mais la demoiselle s’en va le cœur gros.
— Ma foi, dit-elle, honni soit-il ! Si j’avais su qu’il se conduirait ainsi, par Mahomet ! je l’aurais maté ! Huon alla retrouver son maître, et bientôt tous s’en furent dormir.