Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 04

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 93-116).


QUATRIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Je me lève toujours de grand matin. Heureux l’homme matinal ! Tous les matins le jour vient à lui avec un amour virginal, plein de fleurs, de pureté et de fraîcheur. La jeunesse de la nature est contagieuse comme la joie d’un enfant heureux. Je ne crois pas qu’on puisse appeler vieux un homme qui se lève de bonne heure et qui se promène au point du jour. Et vous, jeunes gens… oh ! retenez mes paroles : le jeune homme en robe de chambre et en pantoufles, qui bâille à midi sur son déjeuner, n’est qu’une image décrépite de celui qui voit la première rougeur du soleil sur les montagnes et la rosée scintiller sur les fleurs des haies.

Je fus surpris, en passant près du cabinet de mon père, de voir ses fenêtres ouvertes ; plus surpris encore, en jetant un coup d’œil dans l’intérieur, de le voir courbé sur ses livres : car, jusqu’alors, je ne l’avais jamais vu travailler qu’après déjeuner. Les personnes studieuses ne sont généralement pas matinales. Hélas ! quel que soit leur âge, elles sont rarement jeunes. Oui, le grand ouvrage se poursuit sérieusement. Cette étude n’est plus un jeu, c’est désormais un travail.

Je passai la grille et arrivai sur la route. Quelques chaumières donnaient signe de leur retour à la vie, mais ce n’était pas encore l’heure du travail, et je ne fus salué, sur la route, d’aucun Bonjour, monsieur. Soudain, à un détour que le feuillage d’un hêtre m’avait caché jusque-là, j’arrivai en plein sur mon oncle Roland.

« Eh quoi ! c’est vous, monsieur ? Si matinal ! Écoutez, cinq heures sonnent.

— Pas plus ! Alors j’ai bien marché pour un boiteux. Il doit y avoir plus de quatre milles, pour aller et venir, d’ici à ***.

— Vous avez poussé jusqu’à *** ! pas pour affaire ? Personne n’y doit être levé !

— On trouve toujours quelqu’un debout dans les auberges. Les valets d’écurie ne dorment jamais. Je suis allé commander mon humble chaise attelée de deux chevaux. Je vous quitte aujourd’hui, neveu.

— Ah ! mon oncle, nous vous avons offensé. J’étais fou ; ce maudit impr…

— Bah ! reprit mon oncle vivement, m’offenser ! je vous en défie, enfant ! »

Et il me serra rudement la main.

« Mais cette détermination Soudaine ! Hier encore, au camp romain, vous projetiez avec mon père une excursion au château de G…

— Ne comptez jamais sur un homme capricieux. Il faut que je sois à Londres ce soir.

— Vous reviendrez demain ?

— Je ne sais quand je reviendrai, » dit mon oncle avec tristesse ; et il garda le silence pendant quelques moments. Enfin, s’appuyant un peu plus sur mon bras, il continua : « Jeune homme, vous m’avez plu. J’aime votre front ouvert et hardi sur lequel la nature a écrit : Ayez confiance en moi. J’aime ces yeux limpides qui regardent bravement un homme en face. Il faut que je vous connaisse mieux… que je vous connaisse beaucoup. Il faut que vous veniez me voir quelque jour dans le donjon ruiné de votre ancêtre.

— De tout mon cœur ! Et vous me montrerez la vieille tour.

— Avec les restes des fortifications extérieures ! s’écria mon oncle en brandissant sa canne.

— Et l’arbre généalogique.

— Oui, et l’armure que votre trisaïeul porta à Marston-Moor.

— Et la plaque de bronze dans l’église, mon oncle.

— Au diable ce gamin ! Allons, venez ici. J’ai trois fois envie de vous casser la tête, monsieur.

— C’est bien dommage que personne n’ait cassé la tête à ce misérable imprimeur avant qu’il ait eu l’impudence de nous déshonorer en ayant de la famille, n’est-ce pas, mon oncle ? »

Le capitaine Roland essaya de froncer les sourcils, mais il ne put y parvenir.

« Bast ! » fit-il ; puis il s’arrêta pour prendre une prise. « Le monde des morts est vaste ; pourquoi leurs ombres nous coudoieraient-elles ?

— Nous ne pouvons jamais échapper à ces ombres, mon oncle. Elles nous hantent toujours. Nous ne pouvons ni penser ni agir sans que l’âme de quelque homme qui a vécu avant nous vienne nous montrer notre chemin. Les morts ne meurent pas, surtout depuis…

— Depuis quand, mon garçon ? Vous parlez bien.

— Depuis que notre illustre ancêtre a propagé l’imprimerie, » répondis-je avec majesté.

Mon oncle se mit à siffler : Malbrouk s’en va-t-en guerre.

Je n’eus pas le courage de le taquiner plus longtemps.

« Faisons la paix ! dis-je en m’introduisant prudemment dans le cercle où pouvait porter sa canne.

— Non ; je vous préviens…

— La paix ! et faites-moi le portrait de ma cousine, votre jolie petite fille, car je suis sûr qu’elle est jolie.

— Eh bien, oui, la paix ! dit mon oncle en souriant. Mais il faudra que vous veniez juger par vous-même de la beauté de votre cousine. »


CHAPITRE II.

L’oncle Roland est parti. Avant de s’en aller, il est resté enfermé pendant une heure avec mon père, qui l’a accompagné ensuite jusqu’à la porte. Nous étions tous réunis autour de lui lorsqu’il est monté dans sa chaise. Après son départ, j’essayai de sonder mon père sur ce qui pouvait l’avoir décidé si soudainement ; mais il fut impénétrable sur tout ce qui avait rapport aux secrets de son frère. Le capitaine lui avait-il confié la cause de son mécontentement contre son fils ? C’était là un mystère qui me tourmentait souvent ; mon père resta muet sur ce sujet avec ma mère et avec moi. Pourtant M. Caxton fut visiblement inquiet pendant deux ou trois jours. Il ne s’occupait plus de son grand ouvrage, se promenait souvent seul ou accompagné seulement du canard, et sans même avoir un livre à la main. Mais peu à peu les habitudes studieuses lui revinrent ; ma mère retailla ses plumes et l’ouvrage se continua.

Pour moi, abandonné souvent à moi-même, surtout le matin, je commençais à rêver sans cesse de l’avenir. Ingrat que j’étais, le bonheur du toit paternel cessait de me satisfaire. J’entendais dans le lointain le mugissement du grand monde, et j’errais impatient sur ses rivages.

Un soir enfin, après quelques modestes hum ! mon père céda en rougissant, mais sans affectation, à mes prières réitérées, et me lut quelques parties de son grand ouvrage. Je ne puis exprimer les sentiments que cette lecture fit naître en moi. C’était une sorte d’effroi plein d’admiration et de respect : car le plan de ce livre était si vaste, et une science si étendue et si variée avait été déployée dans son exécution, qu’il me sembla qu’un esprit venait d’ouvrir devant moi un monde nouveau, un monde qui avait toujours existé à mes pieds, mais que mon aveuglement ne m’avait pas permis d’apercevoir jusque-là. L’indicible patience qu’il avait fallu, pendant tant d’années, pour réunir tous ces matériaux ; la facilité avec laquelle un génie calme et puissant les avait assemblés en un système harmonieux ; l’humilité si vraie avec laquelle le savant exposait les trésors amassés dans le cours de sa vie laborieuse : tout cela se combinait pour réprimer mon ambition impatiente, tout en me remplissant d’orgueil d’être le fils d’un tel père ; et cet orgueil épargna bien des souffrances à mon amour-propre blessé.

C’était, en effet, un de ces livres qui prennent toute une existence. Comme le Dictionnaire de Bayle, ou l’Histoire de Gibbon, ou les Fasti Hellenici de Clinton, c’était un livre auquel des milliers de livres n’avaient contribué que pour faire ressortir d’une manière plus franche l’originalité de son auteur. Mon père avait jeté dans la fournaise de son esprit tous les vases d’or de tous les siècles ; mais il était sorti du moule une monnaie nouvelle, qui ne portait d’autre empreinte que la sienne. Heureusement le sujet de cet ouvrage ne défendait pas à l’écrivain de s’abandonner à cette ironie naïve qui était particulière à son humeur si calme et si profonde.

Le livre de mon père était l’Histoire des erreurs de l’humanité. C’était, par conséquent, l’histoire morale du genre humain, racontée avec une vérité et une gravité qui ne laissaient pas de faire naître sur les lèvres un innocent sourire. Et parfois ce sourire faisait couler de douces larmes ; mais dans toute véritable humour on trouve le pathétique, qui en est le germe.

Ah ! par la déesse Moria ou Folie, il était bien chez lui dans son sujet. Il considérait d’abord l’homme à l’état sauvage, préférant les récits positifs des voyageurs aux mythes obscurs de l’antiquité, aux rêves de ceux qui font des théories sur notre état primitif. Il faisait les portraits de l’homme en Australie et en Abyssinie avec des couleurs aussi vives que s’il avait passé toute sa vie au milieu des Bushmen et des sauvages. Il traversait ensuite l’Atlantique et vous présentait l’Indien d’Amérique avec son noble caractère, s’efforçant d’entrer dans l’aurore de la civilisation, au moment même où l’ami Penn le dépouillait des droits de sa naissance et où l’Anglo-Saxon le repoussait dans les ténèbres. Il montrait l’analogie et les contrastes qui existent entre ce spécimen de notre espèce et d’autres également éloignés des extrêmes de l’état sauvage et de l’état civilisé : l’Arabe sous sa tente, le Teuton dans ses forêts, le Groenlandais dans son bateau, le Finnois dans son traîneau attelé de rennes. Soudain on voyait apparaître les grossières divinités du Nord ; ensuite il ressuscitait le druidisme depuis le temps où il n’avait pas de temples jusqu’à l’époque de sa décadence, d’où datent les cromlechs et les idoles. À côté s’élevaient le Saturne des Phéniciens, le Budh mystique des Indiens, les déités élémentaires des Pélasgiens, le Naith et le Sérapis de l’Égypte, l’Ormuzd de la Perse, le Bel de Babylone, les génies ailés de la gracieuse Étrurie.

Comment la nature et la société donnèrent une forme à la religion ; comment la religion elle-même forma les mœurs ; comment et par quelles influences certaines tribus se civilisèrent, tandis que d’autres restaient stationnaires ou disparaissaient dans la guerre et l’esclavage : tout cela était raconté avec une précision vive et claire comme la voix du destin. Mon père, qui n’était pas seulement antiquaire et philologue, mais encore anatomiste et philosophe, faisait servir à l’éclaircissement de ces points importants toutes les diverses dissertations sur la distinction des races. Il prouvait comment une race parfaite était, jusqu’à un certain point, le produit d’un croisement ; comment les races croisées ont toujours été plus intelligentes ; comment, selon que les circonstances de lieu et de religion ont permis à des tribus différentes de se fondre entre elles, les races se sont perfectionnées et ont joui plus tôt des raffinements de la civilisation. Il suivait les progrès et la dispersion des Hellènes depuis la Thessalie, leur berceau mythique, et montrait Comment ceux qui s’établirent au bord de la mer, se trouvant forcés de se livrer au commerce avec des étrangers, donnèrent à la Grèce ses merveilles artistiques et littéraires, fleurs du vieux monde ; comment d’autres, tels que les Spartiates, vivant toujours dans les camps, toujours en hostilité avec leurs voisins, conservant strictement la pureté de leur race dorienne, ne fournirent au temple d’or qui contient les trésors de l’esprit humain ni artistes, ni poètes, ni philosophes. Il prenait ensuite l’antique race des Celtes, Cimris ou Cimmériens. Il comparait le Celte qui conserve ses mœurs antiques et la pureté de sa race, comme dans le pays de Galles, les Highlands d’Écosse, la Bretagne et l’Irlande incomprise, avec le Celte parisien, dont le sang, mêlé de mille manières, fait subir à l’univers ses modes et ses révolutions. Il mettait en regard le Normand dans sa vieille terre Scandinave et le Normand devenu le modèle de l’esprit chevaleresque, après qu’il se fut fondu peu à peu avec le Frank, le Goth et l’Anglo-Saxon. Il comparait le Saxon resté stationnaire dans le pays de Horsa avec le Saxon colonisateur et civilisateur du globe, alors qu’il ne sait plus par quels canaux, français, flamands, danois, gallois, écossais et irlandais, a passé son sang généreux.

Et de toutes ces considérations, auxquelles je suis obligé des rendre une justice si précipitée et si insuffisante, il déduisait cette heureuse vérité qui porte l’espérance dans le pays du Cafre et dans la hutte du Bushman, savoir : que le crâne aplati et la couleur d’ébène ne sont pas exclusifs de la loi de perfectionnement, qui est la loi de Dieu ; que, par le même principe qui élève le chien, le plus inférieur des quadrupèdes à l’état sauvage, jusqu’au premier degré après l’homme, c’est-à-dire par le croisement de race, vous pouvez élever les parias de l’humanité, aujourd’hui objets de votre pitié et de votre dédain, au rang de nations pleines de puissance et de majesté.

Mais lorsque mon père pénétrait dans la moelle de son sujet ; lorsque, abandonnant ces discussions préliminaires, il tombait sur la prétendue sagesse des sages ; lorsqu’il s’attaquait à la civilisation elle-même, à ses écoles, à ses portiques, à ses académies ; lorsqu’il mettait à nu les absurdités cachées dans les collèges des Égyptiens et les symposia des Grecs ; lorsqu’il prouvait que, même dans la métaphysique, cet objet favori de leurs études, les Grecs n’étaient que des enfants, et que les Romains n’étaient que des visionnaires et des maladroits dans leur politique pratique ; lorsque, suivant le cours de l’erreur à travers le moyen âge, il citait les puérilités d’Agrippa, les crudités de Cardan, et passait avec son calme sourire dans les salons des beaux esprits bavards de Paris au XVIIIe siècle, oh ! alors son ironie était celle de Lucien adoucie par l’aimable esprit d’Érasme. Car même alors la satire de mon père n’empruntait rien à la froide école méphistophélique.

C’est de ces archives de l’erreur qu’il faisait sortir les grandes époques de la vérité. Il prouvait que les hommes sérieux ne pensent jamais en vain, bien qu’ils puissent se tromper dans leurs pensées. Il prouvait que la succession des siècles forme de vastes cycles où l’esprit humain marche sans cesse, pareil à l’Océan qui recule ici pour avancer plus loin. Il prouvait que des rêveries des Grecs était sortie la vraie philosophie, que des institutions des Romains était né tout système de gouvernement durable ; que des robustes folies du Nord étaient issues la glorieuse chevalerie, les délicatesses de l’honneur moderne et les douces et sympathiques influences de la femme. Il faisait descendre nos Sydney et nos Bayard des Hengist, des Genséric et des Attila. Rempli de curieuses et naïves anecdotes, d’exemples originaux et de cette science raffinée qui donne à un goût cultivé le poli le plus brillant, ce livre amusait, séduisait et charmait. L’érudition y perdait son pédantisme pour revêtir tantôt la simplicité de Montaigne, tantôt la pénétration de La Bruyère. Mon père semblait avoir vécu dans tous les temps dont il parlait, et ces temps semblaient revivre en lui. Ah ! quel romancier il eût fait si… si quoi ? s’il avait eu une aussi triste expérience des passions des hommes qu’il avait une heureuse intuition de leurs divers caractères !

Mais celui qui veut voir le rivage se refléter dans les flots doit regarder une rivière, et non l’Océan. La petite rivière réfléchit le tronc noueux, et le troupeau qui se repose sur ses bords, et le clocher du village, et le romantique paysage ; la mer ne réfléchit que les vastes contours du promontoire et les flambeaux éternels des cieux.


CHAPITRE III.

« Je parierais toute la rue des Lombards contre une orange de Chine, dit l’oncle Jack.

— Les chances sont-elles si grandes pour le succès contre l’insuccès ? Vous ne parlez sans doute pas d’après votre expérience, frère Jack, répondit mon père en se baissant pour gratter le canard sous l’oreille gauche.

— Mais Jack Tibbets n’est pas Augustin Caxton. Jack Tibbets n’est pas un savant, un génie, un prod…

— Assez ! s’écria mon père.

— Après tout, dit M. Squills, quoique je ne sois pas un flatteur, M. Tibbets n’est pas si loin de la vérité. Cette partie de votre livre où se trouve la comparaison entre les crania ou crânes des différentes races est superbe. Lawrence ou le docteur Prichard n’aurait pu faire mieux. Il ne faut pas qu’un pareil livre soit perdu pour le monde, et je suis d’accord avec M. Tibbets pour vous presser de le publier le plus tôt possible.

— Une chose est d’écrire, une autre de publier, reprit mon père d’un air irrésolu. Lorsqu’on songe à tous les grands hommes qui ont publié ; lorsqu’on songe qu’on va s’introduire audacieusement dans la compagnie d’Aristote, de Bacon, de Locke, de Herder, de tous les graves philosophes qui inclinent vers nous leurs fronts chargés de pensées, on peut bien s’arrêter et…

— Allons donc ! interrompit l’oncle Jack ; la science n’est pas un club, mais un océan ouvert à la nacelle ainsi qu’à la frégate. Un homme le traverse avec un chargement de lingots, un autre y va pécher des harengs. Qui peut épuiser la mer ? Qui peut dire à l’intelligence : « Les profondeurs de la philosophie sont déjà toutes occupées ! »

— Admirable ! s’écria Squills.

— Donc, mes amis, dit mon père, qui parut frappé des éloquentes comparaisons de l’oncle Jack, vous me conseillez réellement de déserter mes pénates, de me transporter à Londres, puisque ma bibliothèque ne suffit plus à mes besoins, et de chercher un logement dans le voisinage du British Museum, pour achever tout de suite au moins un volume ?

— C’est votre devoir envers votre patrie ! dit l’oncle Jack d’un ton solennel.

— Et envers vous-même, ajouta Squills. On doit chercher à activer les évacuations naturelles du cerveau. Ah ! libre à vous de sourire, monsieur ; mais j’ai remarqué qu’un homme qui a beaucoup de choses dans la tête doit leur frayer une issue pour éviter une oppression, sans quoi le système se dérangerait. L’abstraction prolongée finit par stupéfier. Le poids de l’oppression affecte les nerfs. Je ne vous garantirais même pas contre une attaque de paralysie.

— Grand Dieu ! Austin ! s’écria tendrement ma mère en jetant les bras autour du cou de mon père.

— Allons, vous êtes vaincu, dis-je.

— Et que deviendrez-vous, Sisty ? demanda mon père. Venez-vous avec nous et ne pensez-vous plus à l’Université ?

— Mon oncle m’a invité à aller voir son castel. En attendant, je resterai ici, je piocherai ferme et je prendrai soin du canard.

— Tout seul ? s’écria ma mère.

— Non, pas tout seul. L’oncle Jack viendra ici aussi souvent qu’auparavant, j’espère. »

L’oncle Jack secoua la tête.

« Non, mon garçon. Il faut que j’aille à Londres avec votre père. Vous ne comprenez rien à ces affaires. Je verrai les libraires pour lui… Je sais comment il faut s’y prendre avec ces messieurs. Je préparerai les cercles littéraires à l’apparition du livre. Bref, je sacrifie mes intérêts, je le sais. Mon journal en souffrira. Mais l’amitié et le bien de ma patrie avant tout !

— Cher Jack ! dit ma mère affectueusement.

— Je ne puis y consentir ! s’écria mon père. Vous vous êtes fait un joli revenu. Vous êtes utile à votre poste ; et quant à ce qui est de voir les libraires, eh bien ! lorsque l’ouvrage sera prêt, vous pourrez venir passer une semaine à Londres et régler cette affaire.

— Pauvre cher Austin ! dit l’oncle Jack avec un air de supériorité et de compassion. Une semaine ! L’apparition d’un livre qui doit réussir demande plusieurs mois de démarches, monsieur. Ah ! je ne suis pas un génie, moi ; mais je suis un homme pratique. Je sais ce qu’il en est. Laissez-moi faire. »

Mais mon père s’obstina, et l’oncle Jack cessa d’insister. Il fut donc arrêté qu’on irait à Londres pour arriver à la renommée ; toutefois mon père ne voulut pas entendre parler de me laisser à la maison.

Non ; il faut que Pisistrate aille à Londres aussi, et qu’il voie le monde. Le canard se soignera bien lui-même.


CHAPITRE IV.

Nous avions eu la précaution de faire retenir, la veille, les places qu’il nous fallait (au nombre de quatre, en comptant celle de Mme Primmins), dans ou sur le Soleil, diligence qui venait d’être lancée dans la circulation pour la plus grande commodité du voisinage.

Cet astre lumineux se levait en une ville distante d’environ sept milles de notre demeure, décrivait d’abord une orbite très-erratique parmi les villages adjacents, et abordait enfin la grande route sur laquelle il achevait sa carrière, aux yeux des hommes, avec la majestueuse rapidité de six milles et demi à l’heure. Mon père, les poches pleines de livres, et portant sous le bras un in-quarto de Gébelin sur le Monde primitif, pour se distraire pendant la route ; ma mère, avec un petit panier contenant des sandwiches et des biscuits de sa façon ; Mme Primmins, chargée d’un parapluie neuf acheté pour la circonstance, et d’une cage avec un canari qui lui était aussi cher pour sa vieillesse que pour ses chants, parce qu’elle avait réussi à le guérir d’une pépie dangereuse ; moi-même enfin, nous étions à la grille attendant ce visiteur céleste. Le jardinier se tenait à l’avant-garde avec une brouette chargée de boîtes et de valises ; et le valet de pied, qui devait nous rejoindre lorsque nous aurions trouvé un logement, était monté sur une petite hauteur pour épier le lever de ce soleil et nous annoncer son approche en hissant un mouchoir au bout d’un bâton. C’était un signal convenu.

La gentille vieille maison nous regardait tristement par toutes ses fenêtres désertes. La paille éparpillée sur le seuil et dans le vestibule ouvert ; des touffes de foin provenant de l’emballage ; des paniers et des boîtes rejetés après examen ; d’autres entourés de cordes et entassés dans un coin pour partir avec le valet de pied ; les deux servantes actives et empressées qu’on laissait à la maison et qui se tenaient à mi-chemin de la porte du jardin, chuchotant ensemble et paraissant n’avoir pas dormi depuis des semaines : tout cela donnait à cette scène, ordinairement si propre et si régulière, un aspect d’abandon et de désolation des plus émouvants. Le génie de ces lieux semblait nous faire des reproches. Je sentais que les augures nous étaient contraires, et détournai en soupirant mes regards attristés loin de notre chère retraite, au moment où la voiture arrivait dans toute sa majesté. Un personnage important, enveloppé, malgré la chaleur du jour, dans la vaste superfluité d’un foulard au milieu duquel galopait un renard doré ; un personnage qui avait le titre de conducteur, descendit pour nous apprendre qu’il ne restait à notre disposition que trois places, deux dedans et une dessus, les autres ayant toutes été retenues quinze jours avant qu’on eût reçu nos ordres.

Or, sachant que Mme Primmins était indispensable au confort de mes honorés parents (d’autant plus qu’ayant déjà habité Londres, elle en connaissait tous les usages), je décidai qu’elle prendrait la place extérieure et que je ferais le voyage à pied. Ce mode primitif de transport a ses charmes pour un jeune homme robuste de membres et joyeux d’humeur. Le bras étendu du conducteur ne laissa à ma mère que peu de temps pour s’opposer à mes désirs, auxquels mon père consentit par un silencieux serrement de mains. Après avoir promis de les rejoindre dans un hôtel voisin du Strand, et que M. Squills leur avait recommandé parce qu’il était tranquille et bien fréquenté, je fis un dernier geste d’adieu à ma pauvre mère, qui ne cessa de me regarder par la portière que lorsque la voiture fut emportée au milieu d’un nuage pareil à ceux qui enveloppaient les héros d’Homère. Je rentrai ensuite à la maison pour fourrer quelques objets de première nécessité dans un petit sac, que je me rappelais avoir vu dans la décharge et qui avait appartenu à mon grand-père maternel. Ce sac sur l’épaule et un gros bâton à la main, je me mis en marche pour la grande ville, d’un pas aussi léger que si le prochain village avait été le but de ma course. Aussi vers midi je me sentis las et tourmenté par la faim ; et voyant sur le bord de la route une de ces jolies auberges qu’on trouve encore en Angleterre, mais qui, grâce aux chemins de fer, seront bientôt reléguées parmi les choses d’avant le déluge, je m’assis à une table sous un berceau de tilleuls, débouclai mon sac et ordonnai mon menu avec la dignité de celui qui, pour la première fois de sa vie, commande son dîner et le paye de sa poche.

Tandis que j’étais occupé à expédier une tranche de lard et un pot de ce que le maître de l’auberge appelait no mistake (pas de méprise), deux piétons voyageant sur la même route s’arrêtèrent, jetèrent simultanément un coup d’œil sur ce que je faisais, et, séduits sans doute par mon exemple, s’assirent sous les mêmes tilleuls, mais à l’autre bout de la table. J’examinai les nouveaux venus avec la curiosité naturelle à mon âge.

Le plus âgé des deux pouvait avoir atteint la trentaine, quoique des rides profondes, des couleurs florissantes autrefois, aujourd’hui fanées, annonçant la fatigue, les soucis ou la débauche, eussent pu le faire paraître plus vieux. Son extérieur n’avait rien de bien prévenant. Il était vêtu avec une prétention peu convenable pour un homme qui voyage à pied. Son habit était étroit et ouaté ; deux énormes épingles réunies par une chaîne décoraient un col très-roide en satin bleu parsemé d’étoiles jaunes ; ses mains enfermées dans des gants très-foncés, qui avaient été jadis couleur paille, jouaient avec une canne de baleine surmontée d’une pomme formidable qui lui donnait l’air d’une arme de sûreté. Lorsqu’il ôta son chapeau gris râpé, qu’il essuya très-soigneusement avec la manche de son bras droit, une profusion de boucles roides trahit aussitôt l’art de l’homme. De même que pour l’ale de l’aubergiste, il n’y avait pas de méprise possible au sujet de cette perruque, abaissée sur les tempes et relevée sur le sommet de la tête, comme on en voit sur les portraits de Georges IV dans sa jeunesse. La perruque avait été parfumée d’huile, et cette huile avait absorbé une quantité considérable de poussière : aussi huile et poussière avaient laissé leur empreinte sur le front et les joues du propriétaire de la perruque. Du reste, l’expression de son visage était à la fois impudente et insouciante, et ses petits yeux lui donnaient un air assez plaisant.

Le plus jeune paraissait de mon âge, un ou deux ans de plus peut-être, à en juger par sa taille et sa robuste charpente plutôt que par sa figure d’enfant. Mais ses traits, tout enfantins qu’ils étaient, ne pouvaient manquer d’attirer l’attention même de l’observateur le plus nonchalant. Il avait non-seulement le teint hâlé, mais encore le type de figure du Bohémien ; de grands yeux brillants, des cheveux noirs comme l’aile du corbeau, longs et flottants, mais non bouclés. Son nez était aquilin, mais distingué, et, lorsqu’il parlait, il montrait des dents éblouissantes comme des perles. Il était impossible de ne pas admirer la rare beauté de cette figure, et pourtant elle avait cette expression à la fois astucieuse et féroce que la guerre avec la société a imprimée sur les traits de la race qu’elle me rappelait. Mais, après tout, ce jeune homme avait quelque chose de la bonne compagnie. Son costume consistait en une jaquette de chasseur, ou plutôt une petite blouse de velours de coton noir, avec une large courroie pour ceinture, un large pantalon blanc et un bonnet de police qu’il jeta négligemment sur la table en essuyant son front. Se détournant de son compagnon avec une certaine impatience mêlée de hauteur, il m’examina d’un rapide éclair de ses yeux perçants, puis s’étendit de tout son long sur le banc, et parut s’assoupir ou rêver jusqu’au moment où, en exécution des ordres de son compagnon, la table fut couverte de toutes les viandes froides que put fournir l’office.

Du bœuf ! dit le plus âgé en vissant un lorgnon à son œil droit. Du bœuf, ou plutôt de la vache enragée ; humph ! De l’agneau ! C’est un morceau de vieux bélier cru. Ce pâté date de vingt jours au moins. Ah ! voici du veau ; mais non, c’est du porc ! Que voulez-vous que je vous serve ?

— Servez-vous, » répondit le jeune homme en se levant avec humeur et regardant ces viandes avec dédain. Après une longue pause, il goûta d’abord de l’une, puis de l’autre, avec maints haussements, d’épaules et maintes exclamations de mécontentement.

Tout à coup il releva la tête et demanda de l’eau-de-vie ; et à ma grande surprise, à mon admiration, il en but près de la moitié d’un grand verre, sans mêler d’eau à ce poison, et avec un calme qui dénotait une longue habitude. « Vous avez tort, dit son compagnon en tirant à lui la bouteille et en mêlant l’alcool avec une bonne portion d’eau. Vous avez tort ; les tuniques de l’estomac sont bientôt usées lorsqu’on les frotte avec de pareilles brosses. Mieux vaut s’en tenir à l’écumante liqueur, comme dit l’aimable Will. Ce jeune monsieur vous donne un bon exemple. »

Celui qui parlait m’indiquait d’un signe de tête familier. Malgré mon peu d’expérience, je soupçonnai aussitôt que son intention était de faire connaissance avec le voisin qu’il désignait ainsi. Je ne me trompais pas.

« Peut-on vous offrir quelque chose ? me demanda, un instant après, ce sociable personnage, en décrivant un demi-cercle avec la pointe de son couteau.

— Je vous remercie, monsieur ; j’ai dîné.

— Qu’importe ? Jetez-vous sur un second service, ainsi que le recommande le cygne… le cygne de l’Avon, monsieur. Non ? Eh bien, alors je vous adjure avec cette coupe de Canarie. Allez-vous loin, si toutefois il est permis de vous faire cette question ?

— Jusqu’à Londres, si c’est possible.

— Ah ! fit le voyageur, » tandis que son jeune compagnon levait les yeux. Je fus encore frappé de leur pénétration remarquable et de leur éclat. « Londres est le meilleur endroit du monde pour un garçon d’esprit. La vie à Londres est le miroir de la mode et le moule de la forme. Aimez-vous le théâtre, monsieur ?

— Je n’y suis jamais allé !

— C’est possible, dit mon interlocuteur en faisant tomber son couteau de manière à amener la pointe en un plan parallèle à l’horizon. Alors, jeune homme, ajouta-t-il d’un ton solennel, vous avez… mais je ne vous dirai pas ce que vous avez à voir. Je ne vous le dirai pas, non, quand même vous couvririez cette table de guinées d’or, quand même vous vous écrieriez avec l’ardeur généreuse de la jeunesse : « Monsieur Peacock, tout cela est à vous si vous voulez seulement dire ce que j’ai à voir ! »

Je partis d’un grand éclat de rire. Qu’on me pardonne cette vanterie, mais on disait au collège que j’avais le rire charmant. À ce bruit, le visage du jeune homme s’assombrit, il repoussa son assiette et fit entendre un soupir.

« Ah ! continua son ami, mon compagnon que voici et qui, je suppose, est de votre âge, pourrait vous dire ce que c’est que le théâtre ; il pourrait vous dire ce que c’est que la vie. Il a vu les mœurs de la ville, et il a étudié les marchands, comme dit poétiquement le cygne. N’est-ce pas, mon brave ? eh ! »

À cet appel direct, le jeune homme leva la tête avec un sourire de dédain.

« Oui, je sais ce que c’est que la vie ; et je dis que la vie, comme la misère, vous donne d’étranges camarades de lit. Demandez-moi aujourd’hui ce que c’est que la vie, et je vous répondrai : un mélodrame. Interrogez-moi dans vingt ans, et je dirai…

— Que c’est une farce ? interrompit son camarade.

Non ; une tragédie… ou bien une comédie semblable à celles de Molière.

— Et qu’ont de particulier les comédies de Molière ? demandai-je, intéressé et surpris du ton de mon contemporain.

— Elles se dénouent par le triomphe du fripon le plus intelligent. Mon ami que voilà n’a pas de chance !

C’est un éloge venant de sir Hubert Stanley ; hein ! Oui ; Hal Peacock peut avoir de l’esprit, mais ce n’est pas un fripon.

— Ce n’est pas précisément ce que je voulais dire, répliqua sèchement le jeune homme.

Peste soit de ce que vous vouliez dire ! comme dit le cygne. Holà ! vous, monsieur, matamore d’aubergiste, débarrassez la table. D’autres verres, de l’eau chaude, du sucre, un citron… et tenez, la bouteille est vide. Fumez-vous, monsieur ? » Et M. Peacock m’offrit un cigare.

Sur mon refus, il fit pirouetter soigneusement un spécimen fort peu séduisant de quelque fabuleux havane, le mouilla sur toute sa longueur comme ferait un boa constrictor se préparant à engloutir un bœuf, en coupa un bout avec ses dents, alluma l’autre à l’aide d’une petite machine qu’il tira de sa poche, et fut bientôt absorbé dans les vigoureux efforts qu’il fit pour empester notre atmosphère, car l’humidité de la feuille la fit résister longtemps au feu. Alors, soit par émulation, soit dans un but de défense personnelle, le jeune monsieur prit dans sa poche un étui à cigares d’une élégance remarquable. Il était en velours brodé sans doute par quelque jolie main, car on y lisait : Souvenir de Juliette. Il en sortit un cigare d’aspect plus invitant que celui de son camarade, et parut aussi familier avec le tabac qu’avec l’eau-de-vie.

« Voilà, monsieur, un garçon avancé ! dit M. Peacock dans les courts intervalles que lui laissait sa lutte acharnée contre sa malheureuse victime ; il ne lui faut, pff ! pff ! rien moins que hff ! hff ! du vrai syl… syl… sylva. Pardieu, mon cigare est éteint. L’abîme des ténèbres l’a dévoré. »

Et M. Peacock eut une seconde fois recours à sa machine phosphorique. Cette fois sa patience et sa persévérance furent couronnées de succès, et le cœur du cigare répondit par une lueur d’un rouge sombre à l’ardeur infatigable de son adversaire, tandis que le feu respectait l’extérieur.

Après ce haut fait, M. Peacock s’écria d’une voix triomphante : « Et maintenant que dites-vous, amis, d’une partie de cartes ? Nous ne sommes que trois, nous jouerons avec un mort. Rien de mieux, n’est-ce pas ? »

Ce disant, il tirait de la poche de son habit un foulard rouge, un trousseau de clefs, un bonnet de nuit, une brosse à dents, une boule de savon, quatre petits morceaux de sucre, le reste d’un baba, un rasoir et un jeu de cartes. Il ne choisit que les cartes et renvoya toute leur bizarre compagnie dans l’abîme d’où il l’avait sortie. D’un mouvement du pouce et de l’index il tourna le valet de trèfle, et le mettant au-dessus du jeu, jeta majestueusement les cartes sur la table.

« Vous êtes bien honnête, mais je ne connais pas le whist, dis-je en ce moment.

— Ne pas connaître le whist ! ne pas être allé au théâtre ! ne pas fumer ! Alors dites-moi donc, jeune homme, ajouta-t-il gravement et en fronçant les sourcils, que savez-vous ? »

Consterné de cet appel direct, et très-honteux de mon ignorance sur les points cardinaux de l’érudition de M. Peacock, je baissai la tête et regardai la terre.

« À la bonne heure, reprit M. Peacock d’un ton plus bienveillant, vous avez la honte naïve de la jeunesse. Cela promet, monsieur ; l’humilité est l’échelle de sa jeune ambition, comme dit le cygne. Montez-en le premier degré et apprenez le whist à trois pence la fiche pour commencer. »

Malgré mon inexpérience de la vie active, j’avais eu la bonne fortune d’apprendre quelque chose du chemin qui s’ouvrait devant moi, dans ces guides tant calomniés qu’on appelle romans, et qui sont souvent pour le monde intérieur ce qu’est un atlas pour le monde extérieur. Il me vint à la mémoire quelques passages de Gil-Blas et du Vicaire de Wakefield. Je ne désirais pas devenir l’émule du digne Moïse, et je sentais que dans mes négociations avec ce nouveau M. Jenkinson il ne me resterait peut-être pas même des lunettes à étui de chagrin. En conséquence je secouai la tête et demandai ma note. Lorsque je sortis ma bourse, que ma mère avait tricotée, et qui contenait une pièce d’or d’un côté, et plusieurs pièces d’argent de l’autre, je vis scintiller les yeux de M. Peacock.

« Pauvre courage, monsieur ! pauvre courage, jeune homme ! Cette avarice a de profondes racines, comme remarque admirablement le cygne. Qui ne risque rien n’a rien.

— Qui n’a rien ne risque rien, répliquai-je hardiment.

— Qui n’a rien ! Mon jeune monsieur, douteriez-vous de ma solvabilité, de mon capital, de mes joies dorées ?

— Je parle de moi-même, monsieur. Je ne suis pas assez riche pour le métier de joueur.

— Le métier de joueur ! s’écria M. Peacock avec une vertueuse indignation. Le métier de joueur ! Que voulez-vous dire, monsieur ? Vous m’insultez ! »

Et il se leva d’un air menaçant, en mettant son chapeau gris sur sa perruque.

« Allons, laissez-le tranquille, Hal, » lui dit le jeune homme avec mépris. Puis, s’adressant à moi : « Monsieur, rossez-le s’il est impertinent.

— Impertinent ! rosser ! » s’écria M. Peacock en rougissant ; mais, à l’aspect du sourire moqueur qui se dessinait sur les lèvres de son compagnon, il se rassit et bouda en silence.

Cependant je payai ma note. Après avoir rempli ce devoir rarement agréable, je cherchai mon sac du regard, et l’aperçus entre les mains du jeune homme. Il lisait, sans se troubler, l’adresse que j’avais eu la prudence d’y attacher, prévoyant le cas d’accident.

Pisistrate Caxton, Esquire.
Hôtel de… rue de… Strand.

Je reçus le sac de ses mains, plus surpris d’une telle infraction aux bonnes manières de la part d’un jeune homme qui connaissait si bien la vie, que je ne l’eusse été de la part de M. Peacock. Il ne me fit pas d’excuses, mais un signe d’adieu, après quoi il s’étendit de tout son long sur le banc. M. Peacock, alors absorbé par un jeu de patience, ne daigna pas répondre à mon salut ; et un moment après je me trouvai seul sur la route. Mes pensées roulèrent longtemps sur le jeune homme que je venais de quitter. J’éprouvais pour lui une sorte de compassion instinctive, en songeant au funeste avenir qui devait résulter de ses habitudes et de la compagnie dans laquelle il vivait ; et je sentais en même temps une admiration involontaire, moins pour ses beaux yeux que pour son aisance, son audace et l’insouciante supériorité qu’il avait su prendre sur un camarade beaucoup plus âgé que lui.

Le jour approchait de sa fin lorsque j’aperçus les clochers d’une ville où j’avais intention de passer la nuit. Le son du cor d’une diligence qui venait derrière moi me fit tourner la tête, et lorsqu’elle passa je reconnus, sur la banquette extérieure, M. Peacock luttant de nouveau contre un cigare, et son jeune ami étendu parmi les bagages, sa belle tête appuyée sur une main, et ne paraissant faire attention ni à moi ni à personne.


CHAPITRE V.

À ne juger que par ma propre expérience, je suis porté à mesurer les chances de succès d’un jeune homme, je parle de ce qu’on appelle le succès pratique, sur deux qualités qui, au premier aspect, peuvent paraître très-vulgaires, savoir : la curiosité et la vivacité. Une curiosité qui se jette avidement sur tout ce qui est nouveau pour elle, une vive et nerveuse activité, voisine de la turbulence, et qui se laisse rarement arrêter par la fatigue du corps lorsqu’elle a un but en vue : ces deux qualités constituent, selon moi, une ressource très-profitable pour qui débute dans le monde.

Après avoir fait mes ablutions, je descendis au café de l’auberge où je m’étais arrêté, pour me rafraîchir avec le meilleur breuvage du piéton, le thé, cet ami si souvent calomnié. J’étais encore bien fatigué, mais je ne pus résister à la tentation de faire un tour dans la rue large et bruyante dont la clarté m’invitait à travers les noires fenêtres du café. Je n’avais jamais vu de grande ville, et j’étais frappé du contraste de la nuit illuminée et affairée de ces rues avec les nuits désertes des sentiers de la campagne. Je sortis donc en flâneur, coudoyé et coudoyant, tantôt regardant aux fenêtres des magasins, tantôt emporté par la marée vivante ; j’arrivai enfin devant la boutique d’un cuisinier, où je vis un petit groupe de femmes, de bourgeois et d’enfants. Tandis que je contemplais ce rassemblement, me demandant d’où venait que la grande affaire de la majorité des humains fût de savoir comment, quand et où ils mangeraient, mon oreille fut frappée de ces mots : « C’est à Troie que la scène se passe, comme dit l’illustre Will. »

Je jetai un coup d’œil autour de moi, et j’aperçus M. Peacock montrant de sa canne une porte ouverte à côté de la boutique du cuisinier, et un vestibule éclairé au gaz, au-dessus duquel on lisait le mot Billards, peint en lettres noires sur un transparent de verre.

Conformant son action à son geste, M. Peacock disparut par cette porte. Le jeune homme le suivait lentement. Tout à coup son regard rencontra le mien. Sa joue bronzée rougit légèrement ; il s’arrêta, et s’appuyant contre les jambages de la porte, me regarda fixement et me dit enfin :

« Bonsoir, monsieur. Vous trouvez qu’il est difficile de s’amuser dans cette triste ville. Les nuits sont longues hors de Londres.

— Oh ! m’écriai-je ingénument, tout m’amuse ici : les lumières, les boutiques, la foule ; car tout cela est nouveau pour moi. »

Le jeune homme vint à moi, comme pour m’inviter à me promener avec lui, et répondit avec un ton d’amertume qui n’était pas dans ses mélancoliques paroles :

« Il est une chose au moins qui ne peut être neuve pour vous, car c’est une vérité vieille pour chacun avant qu’il ait quitté la chambre de sa nourrice : nous sommes obligés d’acheter tout ce qui a du prix ; ergo, celui qui ne peut rien acheter ne possède rien qui ait du prix.

— Je ne pense pas, répliquai-je sagement, qu’il soit possible d’acheter les choses qui ont le plus de prix. Voyez ce pauvre joaillier hydropique debout devant la porte de son magasin, qui est le plus beau de la rue. J’ose dire qu’il s’estimerait heureux de le céder à vous ou à moi en échange de notre santé et de nos bonnes jambes. Oh ! non ; je pense avec mon père que tout ce qui a réellement du prix est donné à tout le monde, et c’est la nature et le travail.

— Votre père dit cela, et vous ajoutez foi à ses paroles. Tous les pères, sans doute, ont prêché la même chose avec beaucoup d’autres belles doctrines, depuis qu’Adam prêchait Caïn ; mais je ne vois pas que les pères aient trouvé en leurs fils des auditeurs bien crédules.

— Tant pis pour les fils ! dis-je sèchement.

— La nature, continua ma nouvelle accointance sans faire attention à mon exclamation, la nature nous donne beaucoup, c’est vrai, et la nature ordonne aussi à chacun de nous de faire usage de ses dons. Si la nature vous donne l’amour du travail, vous travaillerez. Si elle me donne l’ambition de m’élever et le mépris du travail, je m’élèverai peut-être, mais certainement je ne travaillerai pas.

— Ah ! vous êtes d’accord avec Squills, je crois ; vous vous imaginez que nous sommes tous menés par les bosses de nos crânes.

— Et par le sang de nos veines et le lait de nos mères. Nous héritons autre chose encore que la goutte et la phthisie. Ainsi vous faites toujours ce que vous dit votre père ? Le bon enfant ! »

J’étais piqué. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi nous sommes honteux de l’épithète de bon ; mais le fait est que je me sentais humilié. Cependant je répondis hardiment :

« Si vous aviez un aussi bon père que moi, vous ne trouveriez pas aussi singulier de suivre ses conseils.

— Ah ! c’est donc un bien bon père ! Il faut qu’il ait une grande confiance en votre sagesse et votre bonne conduite pour vous laisser errer de la sorte par le monde !

— Je vais le rejoindre à Londres.

— À Londres ! Ah ! est-ce là qu’il demeure ?

— Il va y faire un assez long séjour.

— Alors nous nous reverrons peut-être. Moi aussi, je vais à Londres.

— Oh ! nous nous reverrons certainement ! » m’écriai-je avec une joie véritable ; car la conversation du jeune homme n’avait pas diminué la sympathie qu’il m’inspirait, quoique les sentiments qu’il exprimait me déplussent. Il se mit à rire, et son rire avait quelque chose de particulier : il était doux et musical, mais faux et artificiel.

« Nous reverrons-nous bien certainement ? Londres est grand. Où vous trouvera-t-on ? »

Je lui donnai sans scrupule l’adresse de l’hôtel où j’espérais trouver mon père, quoique son inspection délibérée de mon havre-sac eût déjà dû la lui faire connaître. Il l’écouta attentivement et la répéta deux fois, comme pour la graver dans sa mémoire. Puis nous nous promenâmes en silence jusqu’à ce que, au détour d’une étroite ruelle, nous nous trouvâmes tout à coup dans un grand cimetière que traversait diagonalement un sentier dallé, menant à la place du marché. Dans ce cimetière, sur une pierre tumulaire, était assis un petit Savoyard. Sa vielle, ou quel que soit le nom de son instrument, était sur ses genoux. Il grignotait une croûte de pain qu’il partageait avec quelques pauvres petites souris blanches accroupies sur la vielle, d’un air aussi content que s’il avait choisi le lieu de repos le plus agréable du monde.

Nous nous arrêtâmes tous deux. Le Savoyard, en nous voyant, pencha sur l’épaule sa malicieuse tête, montra ses dents blanches dans ce joyeux sourire qui est particulier à sa race et avec lequel la pauvreté semble mendier si gaiement, et fit faire un tour à la manivelle de son instrument.

« Pauvre enfant ! dis-je.

— Ah ! ah ! vous le plaignez ! mais pourquoi ? D’après vos principes, monsieur Caxton, il n’est pas tant à plaindre. Le joaillier hydropique lui donnerait tout autant pour ses membres et santé que pour les nôtres. Comment se fait-il donc, répondez-moi, ô fils d’un père si sage, que personne ne plaigne le joaillier hydropique, et que tout le monde plaigne le Savoyard bien portant ? C’est qu’il est une triste vérité, plus forte, monsieur, que toutes les leçons spartiates : La pauvreté est le plus grand des maux de ce monde. Regardez autour de vous. Les pauvres ont-ils des monuments funèbres ? Voyez ce grand mausolée entouré d’une grille ; lisez cette longue inscription : Modèle de vertus… meilleur des époux… père affectionné… douleur inconsolable… il dort dans une joyeuse espérance, etc., etc. Pensez-vous que ces tertres nus et déserts ne recouvrent pas une poussière d’hommes qui furent justes et bons ? Pourtant aucune épitaphe ne dit leurs vertus, ne parle de la douleur de leurs femmes, ne leur promet de joyeuse espérance !

— Qu’est-ce que cela fait ? Dieu regarde-t-il les épitaphes et les pierres tumulaires ?

Date mi qualche cosa ! » dit le Savoyard dans son touchant patois, souriant toujours et tendant sa petite main où je laissai tomber une petite pièce de monnaie.

L’enfant témoigna sa gratitude par un nouvel air de sa vielle.

« Ce n’est pas là travailler, dit mon compagnon ; et si vous l’aviez rencontré travaillant, vous ne lui eussiez rien donné. Moi aussi, j’ai un instrument à jouer et des souris à nourrir. Adieu ! »

Il me salua de la main et enjamba irrévérencieusement les tombes dans la direction d’où nous étions venus.

J’étais debout devant le beau mausolée à la pompeuse épitaphe. Le Savoyard me regardait fixement.


CHAPITRE VI.

Le Savoyard me regardait fixement. Je désirais entrer en conversation avec lui. Ce n’était pas facile. Néanmoins, je commençai.

Pisistrate. « Vous devez souvent avoir bien faim, mon pauvre garçon. Est-ce que les souris vous font vivre ? »

Le Savoyard penche la tête d’un côté, la secoue et caresse ses souris.

Pisistrate. « Vous aimez beaucoup les souris ; je crains que vous n’ayez pas d’autre ami. »

Le Savoyard, qui a visiblement compris Pisistrate, baise tendrement les souris, puis les pose doucement sur la tombe et exécute un air de vielle. Les souris jouent tranquillement sur la tombe.

Pisistrate, montrant d’abord les bêtes, puis l’instrument : « Qu’est-ce que vous aimez le mieux, les souris ou la vielle ? »

Le Savoyard montre ses dents en souriant, réfléchit, s’étend sur l’herbe, joue avec les souris, et se met à parler avec volubilité.

Pisistrate, comprenant avec le secours du latin ce que dit le Savoyard, que les souris sont vivantes et que la vielle ne l’est pas, observe : « Oui, un ami vivant vaut mieux qu’un ami mort. Mortua est viella. »

Le Savoyard secoue vivement la tête. No, no, Eccellenza, non è morta ! et se met à jouer un air joyeux sur l’instrument calomnié. La figure du Savoyard s’illumine… il paraît heureux. Les souris quittent le tertre funèbre et se réfugient dans son sein.

Pisistrate ému lui demande en latin : « Avez-vous un père ? »

Le Savoyard répond avec tristesse : No, Eccelenza ! Puis, après un instant de silence, il reprend vivement : Si, si ! et joue sur sa vielle un air grave, s’arrête, pose une main sur son instrument et élève l’autre vers le ciel.

Pisistrate comprend. Le père est comme la vielle, il est à la fois mort et vivant. La forme n’est qu’une chose morte, mais la musique est vivante. Pisistrate laisse tomber à terre une autre petite pièce d’argent et s’éloigne.

Que Dieu te secoure et te bénisse, Savoyard ! Tu as fait le plus grand bien à Pisistrate. Tu as corrigé la dure sagesse du jeune monsieur à la blouse de velours. Pisistrate est devenu meilleur pour s’être arrêté à t’écouter.

Je regagnai l’entrée du cimetière. Là, je jetai un coup d’œil derrière moi. Le Savoyard était toujours là, assis au milieu des tombes des hommes, mais sous le ciel de Dieu. Il me regardait encore fixement, et, lorsqu’il rencontra mon regard, il porta la main à son cœur et sourit. Dieu te secoure et te bénisse, petit Savoyard !