Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 01

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 1-26).


PREMIÈRE PARTIE.


CHAPITRE PREMIER

« Monsieur… monsieur… c’est un garçon !

— Un garçon ! dit mon père en levant les yeux de dessus son livre d’un air visiblement embarrassé ; qu’est-ce qu’un garçon ? »

Or, par cette question, mon père n’entendait pas provoquer une enquête philosophique, ni demander à la femme honnête, mais ignorante, qui venait de se précipiter dans son cabinet de travail, une solution de ce mystère physiologique et psychologique qui a embarrassé tant de sages investigateurs, et qui est encore enveloppé dans cette question : Qu’est-ce que l’homme ? Car il suffit d’ouvrir le dictionnaire de Johnson, pour apprendre qu’un garçon est un enfant mâle, c’est-à-dire le jeune mâle de l’homme ; et celui qui veut aller au fond des choses et savoir scientifiquement ce que c’est qu’un garçon doit pouvoir d’abord préciser ce que c’est qu’un homme.

Selon moi, mon père eût pu s’accommoder de la définition de Buffon ou de celle de Monboddo. Il eût pu prendre parti pour l’évêque Berkeley ou le professeur Combe. Il eût pu considérer le genre spirituellement, comme Zénon, ou matériellement, comme Épicure. Cela posé, que le garçon est le jeune mâle de l’homme, il avait le choix entre une foule de définitions. Il pouvait dire :

« L’homme est un estomac ; ergo le garçon est un jeune estomac mâle.

« L’homme est un cerveau ; le garçon est un jeune cerveau mâle.

« L’homme est un composé d’habitudes ; le garçon est un jeune composé d’habitudes mâle.

« L’homme est une machine ; le garçon est une jeune machine mâle.

« L’homme est un singe sans queue ; le garçon est un jeune singe sans queue mâle.

« L’homme est une combinaison de gaz ; le garçon est une jeune combinaison de gaz mâle.

« L’homme est une apparence ; le garçon est une jeune apparence mâle, » etc., etc., etc., ad infinitum.

Et si aucune de ces définitions n’avait entièrement satisfait mon père, je suis bien persuadé qu’il ne se serait jamais adressé à Mme Primmins pour en avoir une nouvelle.

Mais il se trouvait que mon père était en ce moment occupé à réfléchir sur cette importante question : « L’Iliade a-t-elle été écrite par un certain Homère, ou n’est-elle pas plutôt une collection de ballades compilées en grec par divers auteurs, et finalement recueillies, composées et réunies en un tout par un comité de gens de goût, sous la direction du vieux tyran Pisistrate ? » Et cette brusque affirmation : C’est un garçon, ne lui semblait pas faire suite à ses pensées. C’est pour cela qu’il demanda : Qu’est-ce qu’un garçon ? d’un ton distrait et comme un homme surpris.

« Ô Seigneur ! monsieur, s’écria Mme Primmins ; qu’est-ce qu’un garçon ? eh ! mais c’est le petit enfant !

— Le petit enfant ! répéta mon père en se levant. Quoi ! vous ne voulez pas dire que Mme Caxton est…

— Si fait, reprit Mme Primmins en faisant une révérence, et mes yeux n’ont jamais vu plus joli petit enfant.

— Pauvre chère femme ! dit mon père avec compassion. Il me semble que cela est venu bien vite, ajouta-t-il d’un ton de rêveuse surprise. Il n’y a que quelques jours que nous sommes mariés !

— Dieu me bénisse, monsieur ! s’écria Mme Primmins très-scandalisée. Il y a dix mois et plus.

— Dix mois ! répéta mon père avec un soupir. Dix mois ! et je n’ai pas écrit cinquante pages de ma réfutation de la monstrueuse théorie de Wolfe ! En dix mois un enfant ! et j’en jurerais, un enfant complet… mains, pieds, yeux, oreilles et nez ! Il ne ressemble pas à ce pauvre enfant de mon intelligence (et mon père mit pathétiquement la main sur son traité) qui n’est pas encore formé… non pas même la première phalange de son petit doigt. Ah ! ma femme est une précieuse femme ! C’est bien, laissez-la reposer. Le bon Dieu la conserve, et m’envoie la force… de supporter cette bénédiction !

— Mais Votre Honneur voudra voir l’enfant… Venez, monsieur ! »

Et Mme Primmins s’empara doucement de la manche de mon père.

« Le voir… oh ! oui, dit mon père ; le voir ! assurément, ce n’est que justice pour la pauvre Mme Caxton, qui a tant souffert, la pauvre amie ! »

Là-dessus, mon père se drapa majestueusement dans sa robe de chambre et monta l’escalier derrière Mme Primmins, qui l’introduisit dans une pièce où l’on avait eu soin d’intercepter tout jour trop vif.

« Comment vous trouvez-vous, ma chère ? » demanda mon père avec une tendresse compatissante, en s’approchant du lit à tâtons.

Une voix faible murmura : « Mieux à présent, et si heureuse ! »

Au même instant, Mme Primmins tira mon père en arrière, souleva la couverture d’un petit berceau, et approchant une bougie à moins d’un pouce d’un nez non encore développé, s’écria :

« Là ! donnez-lui votre bénédiction.

— Sans doute, madame, je la lui donne, dit mon père avec un peu d’humeur. C’est mon devoir de le bénir. Qu’il soit béni !… Voilà donc comment nous entrons dans le monde !… rouges, très-rouges… nous rougissons sans doute de toutes les folies que nous sommes destinés à faire. »

Mon père s’assit sur la chaise de la garde-malade, et les femmes se pressèrent autour de lui. Il continuait de regarder le contenu du berceau, et dit enfin d’un air rêveur : « Et Homère fut semblable à cela ! »

En ce moment, et il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisque la bougie était si rapprochée de ses organes visuels, la ressemblance d’Homère enfant commença à faire entendre les premières et incultes mélodies de la nature.

« Homère fit beaucoup de progrès dans le chant, quand il fut devenu grand, » observa M. Squills, l’accoucheur, qui était occupé de quelques mystères dans un coin de la chambre. Mon père se boucha les oreilles.

« De petites choses peuvent faire un grand bruit, dit-il avec philosophie ; et plus la chose est petite, plus est grand le bruit qu’elle peut faire. »

Ce disant, il s’approcha du lit sur la pointe du pied, et, saisissant la blanche main qu’on lui tendait, murmura quelques mots qui charmèrent sans doute l’oreille qui les entendit ; car cette blanche main se dégagea soudain de celle de mon père et entoura tendrement son cou. On entendit dans le silence le bruit d’un doux baiser.

« Monsieur Caxton, s’écria M. Squills d’un ton de reproche, vous agitez ma malade, il faut vous retirer. »

Mon père releva sa douce figure, jeta tout autour de lui un regard qui demandait pardon, s’essuya les yeux avec le dos de la main, se glissa vers la porte et disparut.

« Il me semble, dit une bonne vieille assise de l’autre côté du lit de ma mère, il me semble, ma chère amie, que M. Caxton aurait pu montrer plus de joie, plus de tendresse naturelle, pourrais-je dire, à la vue de l’enfant, et d’un tel enfant ! Mais tous les hommes sont les mêmes, des brutes… tous des brutes, croyez-moi.

— Pauvre Austin ! soupira ma mère. Comme vous le comprenez peu !

— À présent il faut que je fasse évacuer la chambre, dit M. Squills, tâchez de dormir, madame Caxton.

— Monsieur Squills, s’écria ma mère, entr’ouvrant les rideaux du lit, voyez, je vous prie, si M. Caxton ne s’échauffe pas ; et dites-lui bien, monsieur Squills, de ne pas s’impatienter de mon absence… Je pourrai bientôt descendre, n’est-ce pas ?

— Si vous restez tranquille, madame.

— Dites-lui cela, je vous en prie. Pour vous, Primmins…

— Oui, madame.

— Je crains qu’on ne néglige votre maître. Et (ici les lèvres de ma mère s’approchèrent tout près de l’oreille de Mme Primmins) veillez vous-même à ce que… son bonnet de nuit soit bien aéré.

— Quelles bonnes créatures que ces femmes ! » se dit M. Squills lorsque, après avoir renvoyé tout le monde, à l’exception de Mme Primmins et de la garde-malade, il se dirigea vers le cabinet de mon père. Ayant rencontré le domestique dans le corridor : « John ! dit-il, servez le souper dans la chambre de votre maître, et faites-nous du punch, entendez-vous ?… un punch fort ! »


CHAPITRE II.

« Monsieur Caxton, comment donc êtes-vous arrivé à vous marier ? » demanda brusquement M. Squills, les pieds posés sur les chenets pendant qu’il agitait son punch.

C’était là une question d’intérieur dont beaucoup de gens eussent pu se fâcher avec raison ; mais mon père savait à peine ce que c’était que de se fâcher.

« Squills, dit-il en s’éloignant de ses livres et en posant confidentiellement un doigt sur le bras du chirurgien ; Squills, je serais bien aise moi-même de savoir comment je suis arrivé à me marier. »

M. Squills était un homme jovial, au cœur bon, un homme gros et robuste, avec de belles dents qui rendaient son rire aussi agréable aux yeux qu’aux oreilles. M. Squills était en outre un peu philosophe à sa manière ; il avait étudié la nature humaine en guérissant ses maladies, et il avait coutume de dire que M. Caxton était lui-même un livre meilleur que tous ceux qu’il avait dans sa bibliothèque. M. Squills se mit à rire en se frottant les mains.

Mon père reprit du ton rêveur d’un moraliste :

« Il y a trois grands événements dans la vie, monsieur : la naissance, le mariage et la mort. Nul de nous ne sait comment il est né ; bien peu savent comment ils mourront. Je suppose que beaucoup peuvent se rendre compte du phénomène intermédiaire… mais pour moi, cela m’est impossible.

— Ce n’était pas pour de l’argent… ce dut donc être par amour, observa M. Squills ; car votre jeune femme est aussi jolie que bonne.

— Ah ! fit mon père, je me rappelle.

— Vraiment, monsieur, s’écria Squills, que cette conversation amusait beaucoup ; comment ce mariage se fit-il ? »

Mon père, ainsi que cela lui arrivait souvent, différa sa réponse et parut ensuite se parler à lui-même plutôt que répondre à M. Squills.

« Le plus bienveillant, le meilleur des hommes, murmura-t-il, abyssus eruditionis ! et penser qu’il me légua la seule fortune qu’il avait à donner, plutôt qu’à Jack et à Kitty, sa propre chair et son propre sang. Oui, tout ce que je pus saisir, deficiente manu, latin, grec, langues orientales ! Que ne lui dois-je pas ?

— À qui ? demanda Squills. Seigneur Dieu ! de quoi cet homme parle-t-il donc ?

— Oui, monsieur, dit mon père comme au sortir d’un rêve, tel était Gilles Fibbets, maître ès arts, sol scientiarum, professeur de l’humble élève auquel vous parlez, et père de la pauvre Kitty. Il me légua ses Elzevirs ; il me légua aussi sa fille orpheline.

— Ah ! en qualité d’épouse ?

— Non, en qualité de pupille. C’est en cette qualité qu’elle vint habiter ma maison. Je suis sûr qu’il n’y avait pas de mal à cela. Mais mes voisins dirent qu’il y en avait, et la veuve Weltraum m’apprit que la réputation de la jeune fille en souffrirait. Que pouvais-je faire ?… Oh ! oui, je me rappelle tout à présent. Je l’épousai afin que la fille de mon vieil ami pût avoir un toit pour s’abriter, afin que sa réputation restât intacte. Vous voyez que je fus forcé de lui faire cette injure ; car, après tout, pauvre jeune créature, c’était un triste mari pour elle qu’un ronge-livres comme moi, cochleæ vitam agens, monsieur Squills, vivant comme un escargot dans sa coquille. Mais cette coquille était tout ce que je pouvais offrir à l’orpheline de mon pauvre ami.

— Monsieur Caxton, je vous vénère, dit M. Squills se levant en sursaut et renversant la moitié d’un grand verre de punch brûlant sur les jambes de mon père. Vous avez du cœur, monsieur, et je comprends que votre femme vous aime. Vous paraissez un homme froid, mais vous avez les larmes aux yeux dans ce moment.

— Oui, je ne crains pas de l’avouer, dit mon père en se frottant les jambes ; c’était bouillant.

— Et votre fils sera votre consolation à tous deux, reprit M. Squills en se rasseyant. » Dans son émotion, il ne s’était pas même aperçu de la souffrance dont il avait été la cause. « Il sera la colombe de paix dans votre arche.

— Je n’en doute pas, repartit mon père avec tristesse ; seulement ces colombes, lorsqu’elles sont petites, sont des oiseaux d’une espèce très-criarde… Non talium avium cantus somnum reducent. Toutefois, il aurait pu m’arriver pis. Léda eut deux jumeaux.

— Et Mme Barnabas aussi, la semaine dernière, dit l’accoucheur. Qui sait ce qui vous attend encore ? Je bois à la santé du jeune Caxton, en lui souhaitant bon nombre de frères et de sœurs !

— Des frères ! des sœurs ! je suis sûr que Mme Caxton n’aura jamais pareille idée, monsieur, s’écria mon père presque avec indignation. Elle est beaucoup trop bonne pour se conduire ainsi. Une fois, c’est très-bien ; mais deux !… Déjà il n’y a plus un seul de mes papiers à sa place, et depuis trois jours aucune de mes plumes n’a été taillée ; et je ne puis écrire que cuspide duriuscula. Avec cela, le boulanger est déjà venu deux fois me présenter sa note ! Ah ! les Ilithyæ sont des divinités bien ennuyeuses, monsieur Squills.

— Qu’est-ce que c’est que les Ilithyæ ?

— Vous devriez le savoir, répondit mon père en souriant ; ce sont les démons femelles qui présidaient au Néogilos. Elles reçoivent leur nom de Junon. Voyez Homère, livre XI. À propos, mon Néogilos sera-t-il élevé comme Hector ou comme Astyanax, videlicet allaité par sa mère ou par une nourrice ?

— Lequel préférez-vous, monsieur Caxton ? demanda M. Squills en écrasant le sucre dans son verre. Je me fais toujours un devoir de consulter à ce sujet les désirs du père.

— Une nourrice, de toutes manières. Et qu’elle le porte upo kolpo. Je sais tout ce qu’on a dit sur les mères qui allaitent leurs enfants, monsieur Squills ; mais la pauvre Kitty est si délicate, que je crois qu’une saine et robuste paysanne vaudra beaucoup mieux pour les nerfs du petit et pour ceux de sa mère, à présent et plus tard. Ah ! la chère femme me manquera bien souvent. Quand se lèvera-t-elle, monsieur Squills ?

— Oh ! avant quinze jours.

— Et alors le Néogilos ira à l’école upo kolpo… en compagnie de sa nourrice, et tout ira bien de nouveau, dit mon père avec un air de gaieté sournoise et mystérieuse qui lui était particulier.

— À l’école ! quand il vient de naître !

— On ne saurait commencer trop tôt, reprit mon père d’un ton tranchant ; c’est l’opinion d’Helvétius, et c’est aussi la mienne. »


CHAPITRE III.

Que je fusse un enfant merveilleux, je vous l’accorde ; mais ce n’est pas de moi-même que j’ai appris les circonstances exposées dans mes deux premiers chapitres. La conduite de mon père, à l’occasion de ma naissance, fit une vive impression sur tous ceux qui en furent témoins. M. Squills et Mme Primmins m’ont raconté ces faits assez souvent pour me les rendre aussi familiers qu’ils l’étaient à ces dignes témoins eux-mêmes. Je me représente parfaitement mon père dans sa robe de chambre gris foncé, avec son sourire étrange, moitié sournois, moitié naïf, et le regard singulièrement embarrassant qui partait de ses yeux d’une beauté calme, sérieuse, indolente, alors qu’il citait Helvétius au sujet de la convenance qu’il y avait à m’envoyer à l’école dès l’instant de ma naissance.

Personne ne comprenait bien mon père, sa femme exceptée. Les Abdéritains firent venir Hippocrate pour guérir la folie supposée de Démocrite, « qui, à cette époque, dit sèchement Hippocrate, s’occupait sérieusement de philosophie. » Ces mêmes Abdéritains eussent certainement trouvé chez mon pauvre père de très-alarmants symptômes de folie : car, de même que Démocrite, « il estimait autant que rien les choses, grandes ou petites, qui occupaient le reste du monde. »

Aussi les uns le proclamaient sage, les autres fou. Le clergé du voisinage le respectait comme un savant, ne vivant que de livres. Les dames le méprisaient comme un pédant distrait, qui avait aussi peu de galanterie qu’une souche ou un rocher. Les pauvres l’aimaient à cause de ses aumônes, mais riaient de lui comme d’un homme faible et facile à tromper. Cependant les propriétaires terriens et les fermiers trouvaient qu’en fait d’agriculture il avait toujours d’utiles renseignements à leur communiquer. Il répondait avec autant d’humilité que de sagesse à quiconque, jeune ou vieux, riche ou pauvre, savant ou ignorant, lui demandait conseil. Dans les affaires ordinaires de la vie, il semblait incapable d’agir par lui-même et s’en remettait entièrement à ma mère, ou, s’il était pris à l’improviste, il était sûr d’être dupé. Pourtant, même dans ces affaires-là, quand un autre le consultait, son œil s’animait, son front s’éclairait, le désir d’être utile faisait de lui un homme nouveau, prudent, profond, pratique. Trop paresseux ou trop lent lorsque ses intérêts seuls étaient en jeu, du moment que vous vous adressiez à sa bienveillance, tous les rouages de l’horloge ressentaient l’impulsion du ressort principal.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, pour d’autres, ce caractère était une noix dure à casser. Mais, aux yeux de ma pauvre mère, Augustin (familièrement Austin) Caxton était le meilleur et le plus grand des humains ; et elle devait bien le connaître, — car elle l’avait étudié avec le cœur ; elle comprenait tous les traits de son visage, et, neuf fois sur dix, devinait ce qu’il allait dire, avant même qu’il eût ouvert ses lèvres. Il y avait, toutefois, dans ce caractère des profondeurs que le fil à plomb de son doux esprit de femme n’avait jamais sondées, et il arrivait assez fréquemment que, dans ses conversations, même les plus familières, ma mère se demandait s’il était bien réellement cet homme simple et droit pour lequel on le prenait généralement. Il avait, en effet, une sorte d’ironie fine et contenue, trop immatérielle pour être appelée humour, mais impliquant une plaisanterie sournoise qu’il gardait pour lui ; et cette ironie ne se faisait remarquer que lorsque ce qu’il disait semblait très-sérieux ou très-naïf, suivant le caractère de ses auditeurs.

Il est superflu d’observer que je n’allai pas à l’école, du moins à ce que M. Squills entendait par ce mot, d’aussi bonne heure qu’on avait eu le dessein de m’y envoyer. Le fait est que ma mère arrangea tout si bien, la chambre de ma nourrice fut, au moyen de doubles portes, si parfaitement isolée, que mon père put jouir, quand cela lui plaisait, du privilège d’oublier mon existence.

Pourtant un jour elle lui fut vaguement rappelée à l’occasion de mon baptême. Or, mon père était un homme timide, qui détestait particulièrement toutes les cérémonies où l’on se donne en spectacle au public. Ce fut donc avec inquiétude qu’il s’aperçut de l’approche d’une grande fête dans laquelle il pouvait être appelé à jouer un grand rôle. Malgré l’abstraction où il était plongé et qui le rendait sourd parfois fort à propos, il avait entendu quelques chuchotements sur ce qu’il fallait « profiter du séjour de l’évêque dans le voisinage, » et sur « la nécessité absolue de se procurer douze verres de gelée, » pour être certain qu’il se préparait quelque ennuyeuse solennité. Et lorsqu’on lui parla de parrain et de marraine, en lui disant que c’était une belle occasion de répondre aux civilités des voisins, il sentit qu’il ne lui restait plus à faire qu’une chose, une vigoureuse tentative d’évasion.

Ayant donc entendu, sans avoir paru écouter, la date du jour fixé, et vu, sans avoir regardé, qu’on avait enlevé les housses des fauteuils de perse du salon (ma chère mère était la femme la plus soigneuse du monde), mon père découvrit soudain qu’il y avait, à vingt milles de chez nous, une vente de livres rares qui devait durer quatre jours, et à laquelle il lui fallait absolument assister.

Ma mère poussa un soupir, mais elle n’osait jamais contredire mon père, même lorsqu’il était dans son tort, comme c’était assurément le cas en cette circonstance. Elle se contenta d’observer timidement qu’elle craignait que cela ne parût bizarre et que le monde n’interprétât mal l’absence de mon père. Elle ajouta :

« Ne vaudrait-il pas mieux différer le baptême ?

Ma chère, répondit mon père, bientôt j’aurai à faire de ce garçon un chrétien, et c’est un devoir qui ne se remplit pas en un jour. Mais je suis sûr qu’à présent l’évêque se passera fort bien de moi. Ne changez pas le jour du baptême, ou si vous le changez, je crois, sur ma parole et mon honneur, que le malin commissaire-priseur différera aussi la vente des livres. Il est une chose dont je suis parfaitement sûr, c’est que cette vente et le baptême auront lieu en même temps. »

Il n’y avait rien à dire à cela ; mais je suis certain que ma mère ne continua pas aussi joyeusement qu’auparavant à découvrir les meubles de perse de son beau salon. Cinq années plus tard, cela ne serait pas arrivé. Ma mère aurait donné un baiser à mon père en lui disant : Reste, et il serait resté. Mais elle était alors très-jeune et très-timide ; et lui, homme sauvage, non des bois, mais des cloîtres, ne s’était pas encore fait à la civilisation domestique. Bref, la chaise de poste fut commandée et le sac de nuit préparé.

« Mon ami, dit ma mère en levant les yeux de dessus son ouvrage, la nuit qui précéda cette hégire, mon ami, il est une chose que vous avez complétement oublié de décider. Je vous demande pardon de vous déranger, mais c’est important. Il s’agit du nom de l’enfant ; ne l’appellerons-nous pas Augustin ?

Augustin, répliqua mon père d’un air rêveur ; mais c’est mon nom !

— Et vous voudriez que ce fût aussi celui de votre fils ?

— Non pas, dit mon père vivement. Personne ne s’y reconnaîtrait plus. Moi-même je me surprendrais à apprendre les déclinaisons latines ou à jouer aux billes. Je ne saurais plus qui je suis, et Mme Primmins me donnerait de la bouillie. »

Ma mère sourit ; et posant sa main, qui était une fort jolie main, sur l’épaule de mon père, elle le regarda tristement et dit :

« Il n’y a pas à craindre qu’on vous prenne pour un autre, même pour votre fils, mon ami. Pourtant si vous préférez un autre nom, quel sera-t-il ?

— Samuel. Le docteur Parr s’appelle Samuel.

— Oh ! mon ami, Samuel est le plus affreux nom… »

Mon père n’entendit pas l’exclamation ; il s’était replongé dans ses bouquins. Tout à coup il se leva et dit :

« Barnes prétend qu’Homère est le même nom que Salomon. Lisez Omeros à rebours, à la manière des Hébreux…

— Oui, mon ami, interrompit ma mère. Mais il faut un nom chrétien pour l’enfant !

— Omeros… Soremo… Solemo… Solomo.

— Solomo ! c’est affreux.

— Affreux, en vérité, répéta mon père, c’est se moquer du sens commun. » Puis, après avoir jeté un nouveau coup d’œil sur ses livres, il s’écria d’un air rêveur : « Mais, après tout, c’est une absurdité de supposer que les chants d’Homère ne formassent pas un tout avant son temps !

— Le temps de qui ? » demanda machinalement ma mère.

Mon père leva le doigt.

Ma mère continua après un moment de silence.

« Arthur est un joli nom. Il y a encore William, Henri, Charles, Robert. Auquel nous arrêtons-nous, mon ami ?

— Pisistrate ! dit mon père d’un ton de mépris. Pisistrate !

— Pisistrate ! c’est un très-joli nom, dit ma mère avec joie. Pisistrate Caxton. Merci, mon ami, il s’appellera Pisistrate.

— Me contrediriez-vous ? Vous mettriez-vous du parti de Wolfe et de Heyne, et de cet impertinent drôle de Vico ? Voulez-vous dire que les rapsodes…

— Non certes, interrompit ma mère. Mon ami, vous me faites peur. »

Mon père soupira et se renversa dans son fauteuil. Ma mère prit courage et continua :

« Pisistrate est un peu long ; mais nous pourrons l’appeler Sisty.

Siste, viator, marmotta mon père, c’est bien vulgaire.

— Non, Sisty tout court. Je vous remercie, mon ami. »

Quatre jours après, à son retour de la vente, mon père apprit, et ce lui fut une inexprimable surprise, que Pisistrate grandissait et qu’il était son véritable portrait.

Lorsque enfin le brave homme eut la terrible certitude que son fils et héritier s’appelait du nom, mémorable dans l’histoire, qu’avait porté le tyran d’Athènes, compilateur supposé des chants d’Homère ; lorsqu’on lui affirma qu’il avait lui-même suggéré ce nom, il se fâcha autant qu’il était possible à un homme si doux de se fâcher.

« Mais c’est infâme ! s’écria-t-il. Pisistrate baptisé ! Pisistrate, qui vivait six cents ans avant la naissance du Christ ! Bonté du ciel, madame ! vous m’avez fait le père d’un anachronisme ! »

Ma mère fondit en larmes. Mais le mal était irrémédiable. J’étais un anachronisme, et anachronisme je devais rester jusqu’à la fin du chapitre.


CHAPITRE IV.

« Sans doute, monsieur, vous commencerez bientôt à faire vous-même l’éducation de votre fils ? demanda M. Squills.

— Monsieur, vous avez sans doute lu Martinus Scriblerus ? répliqua mon père.

— Je ne vous comprends pas, monsieur Caxton.

— Alors vous n’avez pas lu Martinus Scriblerus, monsieur Squills.

— Supposez que je l’aie lu. Que s’ensuivrait-il ?

— Il s’ensuivrait, Squills, que vous sauriez que, bien qu’un savant soit souvent un sot, il n’est jamais un si grand sot, un sot aussi superlatif que lorsqu’il défigure la première page blanche de la vie humaine, en y inscrivant les lieux communs de son pédantisme. Un savant, monsieur, du moins un savant tel que moi, est de tous les hommes le moins propre à instruire de petits enfants. Une mère, monsieur, une mère telle que les fait la nature, simple, aimante, est le vrai guide de son enfant dans la voie de la science.

— Ma foi ! monsieur Caxton, en dépit d’Helvétius que vous citiez le soir de la naissance de l’enfant, je crois que vous avez raison.

— J’en suis sûr, reprit mon père, aussi sûr du moins qu’un pauvre mortel peut l’être de quelque chose. Je dis avec Helvétius que l’éducation de l’enfant doit commencer à l’instant de sa naissance ; mais comment ?… voilà l’embarras. Faut-il l’envoyer tout de suite à l’école ? Assurément il est déjà à l’école de ces deux grands principes, la nature et l’amour. Remarquez que l’enfance et le génie ont de commun ce penchant principal, la curiosité. Laissez aller l’enfant à son propre gré, et puisqu’il commence où commence le génie, il trouvera peut-être ce que trouve le génie. Certain auteur grec nous parle d’un homme qui, afin d’épargner à ses abeilles la fatigue du voyage au mont Hymette, leur coupa les ailes et plaça devant elles les plus belles fleurs qu’il put se procurer. Les pauvres abeilles ne firent point de miel. Or, monsieur, si je devenais le précepteur de mon enfant, ce serait lui couper les ailes et lui apporter les fleurs qu’il doit trouver lui-même. Laissons pour le moment la nature agir seule, avec le mandataire de la nature, une mère aimante et vigilante. »

Là-dessus mon père montra du doigt son héritier qui se débattait sur l’herbe et cueillait des marguerites, tandis que la jeune mère élevait gaiement la voix et riait de la joie de l’enfant.

« Allons ! je vois qu’il ne me faudra pas un grand morceau de papier pour la note de mes soins à votre enfant, » dit M. Squills.

Conformément à ces idées, étranges chez un père si savant, je prospérai et grandis, j’appris à épeler et à griffonner des jambages sous la surveillance de ma mère et de Mme Primmins.

Cette dernière était d’une vieille race qui ne tardera pas à disparaître… la race des serviteurs fidèles, la race des vieilles bonnes conteuses. Elle avait élevé ma mère avant moi ; mais son affection produisit de nouvelles fleurs pour la nouvelle génération. C’était une femme du Devonshire ; et les femmes du Devonshire, surtout celles qui ont passé leur jeunesse près des côtes, sont généralement superstitieuses. Elle avait une merveilleuse provision de contes. Aussi, avant d’avoir atteint l’âge de six ans, j’étais un érudit dans cette littérature primitive dont les légendes remontent, chez tous les peuples, à une source commune : le Chat botté, le Petit Poucet, Fortunio, Fortunatus, Jack le tueur de géants, tous contes qui, de même que les proverbes, sont familiers, sous différentes versions, au timide adorateur de Beudh et à l’enfant plus audacieux de Thor. Je puis dire, sans vanité, que je serais sorti avec honneur d’un examen sur ces vénérables classiques.

Ma chère mère eut quelques doutes sur la solidité des avantages qu’on pouvait tirer d’une érudition si fantastique, et consulta timidement mon père à ce sujet.

« Mon amie, répondit mon père de ce ton de voix qui embarrassait toujours, même ma mère, au point qu’elle ne savait s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement, certains philosophes découvriraient aisément dans toutes ces fables des significations symboliques de la plus haute moralité. J’ai moi-même écrit un traité pour prouver que le Chat botté est une allégorie sur le progrès de l’intelligence humaine, et que cette allégorie a son origine dans les écoles mystiques des prêtres égyptiens. C’est évidemment une image du culte que rendaient les habitants de Thèbes et de Memphis à ces quadrupèdes de la race féline, dont ils avaient fait des symboles religieux et des momies préparées avec soin.

— Mon cher Austin, dit ma mère en ouvrant ses yeux bleus, vous ne pensez pas que Sisty découvrira toutes ces belles choses dans le Chat botté ?

— Ma chère Kitty, vous ne pensiez pas, lorsque vous eûtes la bonté de me prendre pour mari, que vous trouveriez en moi toutes les belles choses que j’ai apprises dans les livres. Vous ne voyiez en moi qu’une créature inoffensive, assez heureuse pour plaire à votre caprice. Peu à peu vous découvrîtes que je n’en valais pas moins pour tous les in-quarto qui se sont transformés dans mon esprit en idées qui sont des mystères même pour moi. Si Sisty, comme vous appelez l’enfant (maudit soit ce malheureux anachronisme que vous avez bien fait d’abréger en un dissyllabe !), si Sisty ne peut découvrir toute la sagesse de l’Égypte dans le Chat botté, qu’importe ? Le Chat botté est un conte innocent qui plaît à son imagination. Tout ce qui éveille la curiosité est bon, si c’est innocent ; tout ce qui plaît maintenant à l’imagination se changera par la suite en amour ou en science. Ainsi, ma chère, retournez auprès de votre enfant. »

Mais je te ferais injure, ô le meilleur des pères ! si je laissais supposer au lecteur que, parce que tu semblais si indifférent à ma naissance et si peu soucieux de ma première instruction, tu étais indifférent par le cœur à ton ennuyeux Néogilos. À mesure que je grandissais, je m’apercevais de plus en plus que l’œil de mon père veillait sur moi. Je me rappelle parfaitement un incident qui, lorsque je regarde dans le passé de ma vie d’enfant, me paraît comme le premier anneau tangible de la chaîne qui unit mon cœur à cette âme grande et calme.

Mon père était assis sur la pelouse devant la maison, son chapeau de paille abaissé sur les yeux (on était en été) et son livre sur les genoux. Soudain un superbe pot de faïence de Delft, bleu et blanc, qui se trouvait sur une fenêtre du premier étage, tomba avec fracas, et les fragments s’en éparpillèrent autour de mon père. Sublime dans ses études, comme Archimède pendant le siège, il continua de lire. Impavidum ferient ruinæ !

« Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria ma mère qui travaillait sous le portique, mon pauvre pot de fleurs auquel je tenais tant ! Qui a pu faire cela ? Primmins, Primmins ! »

Mme Primmins montra la tête à la fatale fenêtre, répondit à cet appel, et descendit en un clin d’œil, pâle et hors d’haleine.

« Oh ! dit ma mère avec tristesse, j’aimerais mieux que la grande gelée de mai eût fait périr toutes les plantes de la serre ; j’aimerais mieux qu’on eût cassé mon plus beau thé ! Ce pauvre géranium, que j’avais planté et soigné moi-même, et ce cher pot de Hollande que M. Caxton m’avait acheté pour le dernier anniversaire de ma naissance ! C’est sans doute ce méchant enfant qui a fait cela ? »

Mme Primmins avait une peur terrible de mon père… Pourquoi ? je ne le sais pas, à moins que ce ne soit parce que les personnes qui parlent beaucoup ont ordinairement peur de celles qui sont silencieuses et réservées. Elle jeta un coup d’œil rapide sur son maître, qui commençait à donner quelques signes d’attention, et s’écria aussitôt :

« Non, madame, ce n’était pas ce cher petit, Dieu le bénisse !… C’était moi !

— Vous ! comment avez-vous pu être maladroite à ce point ? Et vous saviez combien j’y tenais. Oh ! Primmins !

Primmins se mit à sangloter.

« Ne dites pas de mensonges, ma bonne, » s’écria une petite voix perçante ; et le jeune Sisty, sortant de la maison, hardi comme un page, continua rapidement : « Ne grondez pas Primmins, maman ; c’est moi qui ai fait tomber le pot de fleurs.

— Chut ! » fit la bonne plus effrayée que jamais et tournant vers mon père un regard de terreur ; car il avait résolûment ôté son chapeau et regardait cette scène avec de grands yeux sérieux. « Chut ! s’il l’a cassé, madame, c’est par accident ; il n’a jamais eu l’intention de le casser. N’est-ce pas, monsieur Sisty ?… Parlez donc, ajouta-t-elle tout bas, ou papa va se mettre en colère.

— C’est bien ! dit ma mère. Je veux croire que c’était par accident. Mais faites attention à l’avenir, mon enfant. Vous êtes fâché, je le vois, de m’avoir fait de la peine. Venez que je vous embrasse, et ne vous tourmentez pas.

— Non, maman, il ne faut pas m’embrasser ; je ne le mérite pas. J’ai fait exprès de pousser le pot de fleurs.

— Ah ! et pourquoi ? » demanda mon père en s’approchant.

Mme Primmins tremblait comme une feuille.

« Pour m’amuser, répondis-je en baissant la tête. Pour voir quelle figure vous feriez, papa ; voilà la vérité. Maintenant battez-moi, battez-moi ! »

Mon père jeta son livre, se baissa et me prit dans ses bras.

« Enfant, dit-il, vous avez fait le mal ; mais vous le réparerez en vous rappelant toute votre vie que votre père rend grâces à Dieu de lui avoir donné un fils qui ne craint pas de dire la vérité… Et vous, madame Primmins, au premier mensonge de cette sorte que vous essayerez de lui apprendre, nous nous séparerons pour toujours. »

C’est en ce moment que je sentis pour la première fois que j’aimais mon père, et que je sus qu’il m’aimait ; de ce moment aussi il commença à s’entretenir avec moi. S’il me rencontrait dans le jardin, il ne passait plus devant moi avec un sourire et un signe de tête ; il s’arrêtait, mettait son livre dans sa poche, et, quoique ses paroles fussent souvent au-dessus de mon intelligence, pourtant je me sentais en quelque sorte plus heureux et meilleur et moins enfant lorsque j’y réfléchissais et que je cherchais à en démêler le sens ; car il avait une certaine façon, non pas d’enseigner, mais de m’insinuer certaines choses dans la tête, où elles se développaient ensuite d’elles-mêmes.

Je me rappelle un fait qui a rapport au pot de fleurs et au géranium. M. Squills, qui était garçon et qui savait son monde, me faisait souvent de petits présents. Peu de temps après l’événement que je viens de raconter, il m’en fit un dont la valeur dépassait de beaucoup celle des objets qu’on donne ordinairement aux enfants : c’était un beau et grand domino en ivoire peint et doré. Ce domino faisait mon bonheur. Je ne me lassais jamais de jouer aux dominos avec Mme Primmins, et, la nuit, je mettais la boîte sous mon oreiller.

« Ah ! ah ! dit mon père, un jour qu’il me trouva occupé à ranger mes parallélogrammes d’ivoire dans le salon ; ah ! ah ! vous préférez cela à tous vos autres joujoux, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, papa.

— Vous seriez bien fâché si votre maman jetait cette boîte par la fenêtre, et la cassait pour s’amuser. »

Je regardai mon père d’un air suppliant, mais sans faire de réponse.

« Mais peut-être seriez-vous bien aise, reprit-il, si tout à coup une de ces bonnes fées, dont vous lisez les histoires, changeait ce domino en un beau géranium planté dans un pot bleu et blanc, que vous auriez le plaisir de poser sur la fenêtre de votre maman ?

— Certainement que je serais bien aise ! répondis-je les yeux humides.

— Mon cher enfant, je vous crois ; mais les bonnes intentions ne réparent pas les mauvaises actions. Il faut de bonnes actions pour réparer les mauvaises. »

Ce disant, il ferma la porte et s’éloigna.

Je ne saurais vous dire combien je fus embarrassé pour deviner ce que mon père voulait dire par cet aphorisme. Mais ce jour-là je ne jouai plus aux dominos. Le lendemain matin, mon père me trouva assis tout seul sous un arbre dans le jardin ; il s’arrêta et me regarda fixement de ses beaux yeux si calmes.

« Mon enfant, me dit-il, je vais me promener jusqu’à… (ville éloignée d’environ deux milles) ; venez-vous avec moi ? Allez chercher vos dominos, je voudrais les montrer à quelqu’un. »

Je courus chercher la boîte, et nous partîmes. Je n’étais pas peu fier de me promener avec mon père sur la grande route.

« Papa, dis-je pendant le voyage, il n’y a plus de fées maintenant ?

— Pourquoi cette demande, mon enfant ?

— Mais… comment ma boîte de dominos pourrait-elle se changer en géranium et en un pot bleu et blanc ?

— Mon ami, dit mon père en posant sa main sur mon épaule, quiconque veut sérieusement devenir bon porte avec lui deux fées : une ici, et il toucha mon cœur ; l’autre là, et il toucha mon front.

— Je ne comprends pas, mon cher papa.

— Je puis attendre jusqu’à ce que vous compreniez, Pisistrate… Quel nom ! »

Mon père entra chez un pépiniériste, et, après avoir regardé les plantes, s’arrêta devant un grand géranium à fleurs doubles.

« Ah ! il est plus beau que celui que votre maman aimait tant… Combien le vendez-vous, monsieur ?

— Sept schellings et demi, » répondit le jardinier.

Mon père boutonna sa poche.

« Je ne puis me permettre de l’acheter aujourd’hui, » dit-il doucement, et nous sortîmes.

En entrant dans la ville, nous nous arrêtâmes encore dans un magasin de porcelaines.

« Avez-vous un pot de Delft pareil à celui que je vous ai acheté il y a quelques mois ? Ah ! en voici un marqué trois schellings et demi. Oui, c’est le prix. Eh bien ! au premier anniversaire de la naissance de votre mère, il faudra que nous lui en achetions un. Il y a quelques mois à attendre. Et nous pouvons attendre, monsieur Sisty. Car la vérité, qui fleurit toute l’année, vaut mieux qu’un pauvre géranium ; et une promesse qu’on observe fidèlement vaut mieux qu’un vase de faïence de Delft. »

Je relevai la tête que j’avais baissée, mais la joie qui vint affluer à mon cœur faillit m’étouffer.

« Je suis venu pour payer votre petite note, dit mon père en entrant dans la boutique d’un de ces marchands d’articles de fantaisie, communs dans les villes de province, et qui vendent toutes sortes de jolis riens. À propos, ajouta-t-il tandis que le marchand feuilletait son registre en souriant, je crois que mon petit garçon peut vous montrer un spécimen du travail français beaucoup plus joli que cette boîte à ouvrage qui fut mise en loterie l’hiver dernier, et dont vous engageâtes Mme Caxton à prendre quelques billets… Montrez vos dominos, mon ami. »

Je produisis mon trésor, et le marchand n’épargna pas ses éloges.

« Il est toujours bon, mon enfant, de savoir ce que vaut une chose au cas où l’on voudrait la vendre. Si mon petit ami se lassait de son joujou, que lui en donneriez-vous ?

— Ah ! monsieur, répondit le marchand, nous ne pourrions guère lui en donner plus de dix-huit schellings, à moins que le petit monsieur ne voulût prendre en échange quelques-uns de ces jolis objets.

— Dix-huit schellings ! dit mon père ; vous lui donneriez cela ? Eh bien ! mon enfant, quand vous serez las de votre boîte, je vous permets de la vendre. »

Mon père paya sa note et sortit. Pour moi, je restai un peu plus longtemps et le rejoignis ensuite au bout de la rue.

« Papa ! papa ! m’écriai-je en frappant des mains, nous pouvons acheter le géranium… nous pouvons acheter le pot de Delft ! »

Et je sortis de ma poche une poignée d’argent.

« N’avais-je pas raison ? dit mon père en passant son mouchoir sur ses yeux. Vous avez trouvé les deux fées ! »

Oh ! que je fus fier et content lorsque, après avoir posé sur la fenêtre la fleur avec son pot, je tirai ma mère par la robe et la fis me suivre jusque-là !

« C’est lui qui a acheté cela avec son argent, dit mon père ; la bonne action a réparé la mauvaise.

— Comment ! s’écria ma mère lorsqu’elle eut tout appris. Et votre pauvre boîte de dominos que vous aimiez tant ! Nous irons la racheter demain, dût-elle coûter le double.

— La rachèterons-nous, Pisistrate ? demanda mon père.

— Oh non ! non, non. Cela gâterait tout ! m’écriai-je en cachant mon visage dans son sein

— Ma femme, dit mon père d’une voix solennelle, voilà la première leçon que je donne à notre enfant ; il peut apprécier maintenant la sainteté et la félicité du sacrifice de soi-même. Ne détruisez pas les effets que cette leçon est capable de produire jusqu’au jour de sa mort ! »

Et voilà l’histoire du pot de fleurs cassé.


CHAPITRE V.

Dans le cours de ma huitième année, il se fit en moi un changement qui ne sera peut-être qu’une vieille histoire pour les parents dont tout le bonheur repose sur un fils unique. Je perdis la vivacité ordinaire à l’enfance, je devins tranquille, calme et rêveur. L’absence de camarades de mon âge, et la société d’esprits mûrs n’alternant qu’avec une solitude complète, donnèrent quelque chose de précoce soit à mon imagination, soit à ma raison. Les contes étranges que me disait ma vieille bonne pendant les soirées d’été, ou devant la cheminée en hiver, et les efforts que faisait mon intelligence pour comprendre la sagesse grave et douce des conversations de mon père, tendaient à nourrir mon goût pour la rêverie ; et alors toutes mes facultés luttaient entre elles comme dans ces rêves qu’on fait lorsqu’on ne dort plus, et que, cependant, on n’est pas encore éveillé.

J’avais appris à lire avec assez de facilité et à écrire assez couramment, et déjà je commençais à arranger des contes bizarres du genre de ceux que j’avais recueillis dans le pays des fées. Des poésies, grossièrement imitées des volumes qui me tombaient entre les mains, commençaient à défigurer les pages des cahiers à couvertures marbrées destinés aux exercices moins ambitieux de la calligraphie et de l’arithmétique.

Mon esprit était plus agité encore par la force de mes affections domestiques. Mon amour pour mes parents avait quelque chose de morbide et de douloureux. Je pleurais souvent à la pensée de ne pouvoir faire que si peu pour ceux que j’aimais tant. Mon imagination se plaisait à élever devant eux des obstacles que mon bras devait aplanir. Ces sentiments ainsi entretenus me rendirent extrêmement nerveux. La nature m’affectait avec une puissance merveilleuse, et de là naquit une curiosité inquiète, cherchant à analyser les charmes mystérieux qui me faisaient sourire de bonheur ou pleurer d’effroi.

J’obtins de mon père qu’il m’expliquerait les éléments de l’astronomie ; j’arrachai à Squills, qui était botaniste passionné, quelques-uns des mystères de la vie des fleurs. Mais la musique devint ma passion favorite. Ma mère (quoiqu’elle fût la fille d’un savant, d’un grand savant au nom duquel mon père se découvrait s’il lui arrivait d’avoir son chapeau sur la tête lorsqu’il l’entendait ou le prononçait), ma mère, je dois l’avouer franchement, possédait moins de science puisée dans les livres que mainte humble fille de marchand de la génération actuelle ; mais elle avait certains dons naturels qui avaient mûri, Dieu sait comment, et qui s’étaient changés en talents féminins. Elle dessinait élégamment et peignait les fleurs avec une rare perfection. Elle jouait de plusieurs instruments avec plus d’habileté que maint élève des conservatoires ; et, quoiqu’elle ne chantât qu’en anglais, on ne pouvait entendre sa douce voix sans une profonde émotion. Sa musique, ses chants produisaient sur moi un effet merveilleux.

Ainsi une sorte de mélancolie rêveuse, mais ravissante, s’empara de tout mon être ; c’était d’autant plus remarquable que mon caractère avait d’abord été vif, déterminé et joyeux. Ce changement dans mon naturel agit bientôt sur ma santé. Je devins un garçon pâle et chétif, d’enfant robuste et vigoureux que j’étais ; je souffris de malaise et d’ennui, et M. Squills fut appelé.

« Il faut des toniques ! dit M. Squills ; ne le laissez pas pâlir sur ses livres. Faites-lui prendre l’air, faites-le jouer… Approchez, mon garçon. Voici des organes qui se développent trop. » Et M. Squills, qui était phrénologue, mit la main sur mon front : « Ma foi ! monsieur, vous avez la bosse de l’idéalisme et celle de la constructivité, Dieu me bénisse ! » Mon père repoussa ses manuscrits et se mit à se promener par la chambre, les mains derrière le dos ; mais il ne dit pas un mot avant le départ de M. Squills.

« Mon amie, dit-il alors à ma mère, contre le sein de laquelle j’appuyais cette bosse d’idéalisme qui était le siège de mon mal, mon amie, il faut que Pisistrate aille à l’école tout de bon.

— Merci Dieu ! Austin, à son âge !

— Il a près de huit ans.

— Mais il est déjà bien avancé.

— Raison de plus pour qu’il aille à l’école.

— Je ne vous comprends pas bien, mon cher ami. Je reconnais que je ne puis rien lui apprendre, mais vous qui êtes si savant… »

Mon père prit la main de ma mère.

« Nous ne pouvons rien lui apprendre à présent, Kitty. Nous l’enverrons à l’école pour y recevoir les leçons…

— De quelque professeur qui en sait beaucoup moins que vous.

— De quelques camarades qui referont de lui un enfant comme eux, dit mon père presque avec tristesse. Vous vous rappelez, ma chère amie, ces noisetiers plantés par notre jardinier du pays de Kent. Lorsqu’ils furent arrivés à leur troisième année, vous commençâtes à calculer combien ils rapporteraient, et un beau matin vous les vîtes coupés au niveau du sol. Cela vous chagrina beaucoup, et le jardinier répondit à vos questions qu’il ne fallait pas qu’ils rapportassent trop tôt… Ce n’est pas manque de fécondité qu’il y a ici ; mais il faut reculer l’heure du produit, afin que l’arbre dure.

— Envoyez-moi à l’école, » dis-je en levant languissamment la tête et en souriant à mon père.

Je l’avais compris tout de suite, et c’était comme si la voix de ma vie elle-même lui eût répondu.


CHAPITRE VI.

Un an après que cette résolution avait été prise, je me trouvais à la maison pour les vacances.

« J’espère qu’on rend justice à Sisty, dit ma mère. Je crois qu’il est presque aussi enjoué qu’avant d’aller à l’école… Je voudrais que vous l’examinassiez, Austin.

— Je l’ai examiné, mon amie. Il est juste ce que j’attendais, et je suis très-content.

— Quoi ! vous pensez qu’il se porte réellement mieux ? s’écria ma mère toute joyeuse.

— Il ne s’inquiète plus de botanique, à présent, dit M. Squills.

— Et il aimait tant la musique, ce cher enfant ! observa ma mère avec un soupir. Bonté divine ! quel est ce bruit ?

— C’est la canonnière de votre fils qui a frappé le carreau, répondit mon père. Il est fort heureux que ce ne soit qu’un carreau de cassé ; pourtant le bruit aurait été moins fort s’il avait visé la tête de M. Squills, comme hier matin.

— L’oreille gauche, dit Squills, et c’était un fameux coup. Cependant vous êtes content, monsieur Caxton ?

— Oui, je crois que l’enfant est devenu aussi simple que la plupart des enfants de son âge, répliqua mon père avec beaucoup de satisfaction.

— Mon Dieu ! Austin… un simple !

— Et pourquoi donc l’aurais-je envoyé à l’école ? » demanda mon père.

Puis, remarquant un certain effroi sur le visage de la partie féminine de son auditoire, ainsi qu’une certaine surprise sur la figure de la partie masculine, il se leva et se posa devant la cheminée, une main dans son gilet, selon son habitude, lorsqu’il se préparait à philosopher un peu plus longuement qu’à l’ordinaire.

« Monsieur Squills, dit-il, vous avez eu des rapports avec un grand nombre de familles.

— Une clientèle aussi belle que n’importe quel médecin du comté, reprit M. Squills avec fierté. Ma clientèle est trop considérable pour moi, et je suis obligé de prendre un associé.

— Et vous avez dû presque toujours observer que dans chaque famille il y a ce que le père, la mère, l’oncle et la tante, proclament un enfant prodigieux.

— Au moins un dans chaque famille, dit M. Squills en souriant.

— Il est facile de dire, continua mon père, que c’est là de la partialité des parents ; mais ce n’est pas cela. Examinez l’enfant vous-même, étranger, et il vous effrayera. Vous serez étonné de son avide curiosité, de sa rapide intelligence, de son esprit prompt, de sa perception délicate. Souvent encore vous trouverez quelque faculté développée d’une manière frappante. L’enfant a peut-être le goût des mathématiques et vous fait le modèle d’un bateau à vapeur ; ou bien il a l’oreille sensible à l’harmonie des vers et vous compose un poème semblable à celui qu’on lui a fait apprendre par cœur ; ou bien il a des dispositions pour la botanique, comme Pisistrate, et cultive cette passion avec sa vieille fille de tante, ou bien il joue des marches sur le piano de sa grande sœur. Bref, vous-même, Squills, vous affirmeriez que c’est réellement un enfant prodigieux.

— Sur ma parole, dit M. Squills d’un air rêveur, il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites. Le petit Tom Dobbs est un de ces prodiges, Frank Steppington aussi ; quant à Johnny Styles, il faut que je vous l’amène pour que vous l’entendiez discourir sur l’histoire naturelle, et que vous voyiez comme il sait manier son joli microscope.

— Le ciel nous en préserve ! s’écria mon père. Laissez-moi continuer. Ces thaumata, jusqu’à quand durent-ils, monsieur Squills ? jusqu’à ce que l’enfant aille à l’école ; et alors, de manière ou d’autre, ils s’évanouissent dans l’air, comme les fantômes au chant du coq. Une année après l’entrée au collège du prodige, père, mère, oncle et tante ne vous ennuient plus du récit de ses actions et de ses paroles. L’enfant extraordinaire est devenu un petit garçon fort ordinaire. N’est-ce pas cela, monsieur Squills ?

— Oui, vous avez raison. Mais comment avez-vous fait toutes ces observations ? Vous ne me paraissez pas avoir jamais…

— Chut ! » interrompit mon père. Puis, regardant avec tendresse le visage de ma mère, il dit pour la consoler : « Ne craignez rien, mon amie, c’est sagement ordonné, et tout est pour le mieux.

— Ce doit être la faute du collège, dit ma mère en secouant la tête.

— C’est ce que doit produire le collège, et c’est en cela que consiste son mérite, ma chère Kate. Gardez un de ces enfants prodigieux, aussi prodigieux que vous croyez Sisty ; gardez-le à la maison ; vous verrez grossir sa tête et son corps maigrir, n’est-ce pas, Squills ? jusqu’à ce que l’esprit ait absorbé toute la nourriture du corps, et que le corps à son tour affaiblisse l’esprit… Vous voyez de la fenêtre ce chêne majestueux ; si des Chinois en avaient pris soin, c’eût été à cinq ans un arbre en miniature ; mais à cent ans, vous l’eussiez pu mettre dans un pot sur votre table, pas plus grand qu’à cinq. Curiosité d’abord pour sa précocité, et plus tard pour sa petitesse… Non ! le collège est l’épreuve du talent. Ramenez le bout d’homme rabougri à l’état d’enfant qui grandit, puis laissez-le, s’il se peut, grandir lentement, mais sainement, hardiment et naturellement. S’il n’arrive pas à être un grand homme, ce sera un homme du moins, ce qui vaut mieux que de rester toute la vie un petit Johnny Styles, un chêne dans une boîte à pilules. »

En ce moment, j’entrai dans la chambre, rouge et haletant, la santé sur les joues, la vigueur dans les membres, mais n’ayant qu’un corps d’enfant.

« Oh ! maman, j’ai fait monter mon cerf-volant si haut, haut ! Venez donc voir. Venez, papa.

— Certainement, dit mon père, seulement ne criez pas si fort. Les cerfs-volants ne font pas de bruit, et vous voyez comme ils s’élèvent pourtant au-dessus de tout. Venez, Kate… Où est mon chapeau ?… Ah ! merci, mon garçon…

— Kitty, reprit mon père en regardant le cerf-volant qui, attaché par la ficelle à la cheville que j’avais plantée en terre, planait calme dans les airs, n’ayez pas peur que votre cerf-volant ne s’élève pas assez haut. L’âme humaine a, pour monter, des tendances beaucoup plus puissantes qu’une charpente de lattes recouverte de quelques feuilles de papier. Mais remarquez que, pour empêcher le cerf-volant de se perdre dans l’espace, il faut l’attacher un peu à la terre ; et remarquez aussi, ma chère amie, que plus il monte, plus il faut lui lâcher de ficelle. »