Aventures d’un Voyageur américain au milieu des tribus sauvages de la Colombia


Aventures d’un Voyageur américain au milieu des tribus sauvages de la Colombia
AVENTURES
D’UN
VOYAGEUR AMÉRICAIN


AU MILIEU DES TRIBUS SAUVAGES DE LA COLUMBIA.[1]

La relation dont nous avons à parler ici embrasse une période de six années, dont cinq furent passées par l’auteur au milieu des tribus sauvages qui habitent les bords de la Columbia ou de ses affluens. M. Ross Cox remonta neuf fois cette rivière et la descendit huit fois. Il hiverna chez plusieurs tribus sauvages, se trouva à un grand nombre de combats livrés aux Indiens, resta égaré, pendant quatorze jours, dans un désert, et échappa plusieurs fois à la mort comme par miracle.

Aucune relation n’avait encore été publiée sur une grande partie des régions éloignées qu’a visitées le voyageur ; aussi son livre, quoique assez mal écrit, se fait lire avec intérêt.

M. Cox partit de New-York, le 17 octobre 1811, pour se rendre à l’embouchure de la Columbia sur l’océan Pacifique, dans l’intention de se joindre à la compagnie américaine, nommée North-west american fur company. Le bâtiment qui le portait doubla le cap Horn le 1er janvier, et arriva le 25 mars à l’île d’Owhyee, la plus grande des îles Sandwich, célèbre par la mort du malheureux capitaine Cook. Le roi ne s’y trouvant pas, et le capitaine désirant le voir, le bâtiment fit voile pour Woahoo, où il arriva le 26. Nous ne parlerons pas des remarques du voyageur sur ces îles, qui sont bien connues depuis les relations de Cook, Vancouver, La Peyrouse, Kotzebue, et tout récemment celles de Beechey.

Le bâtiment leva l’ancre le 6 avril, et le 1er mai il eut connaissance du cap Orford, par 41° de latitude nord. Longeant ensuite la côte, il arriva le 5 en vue de l’embouchure de la Columbia. Ce fleuve entre dans la mer par 46°19′ latitude nord et 120° longitude ouest. Une barre dangereuse obstrue son entrée. Le canal qui la traverse est, au nord, très près du cap et très étroit. De cette place à la pointe opposée sud, s’étend une chaîne de rochers et de bancs de sable, à travers lesquels les eaux de la Columbia s’ouvrent un passage dans l’Océan avec un bruit qui s’entend à plusieurs milles de distance. Le voyage avait duré six mois et trois semaines, et avait été d’environ sept mille lieues. Les voyageurs débarquèrent à l’établissement de la compagnie, nommé Fort Astoria, en l’honneur de M. Astor, négociant de New-York et fondateur de cette colonie. Ils se trouvaient en tout cent quarante hommes : c’était sur cette côte que, quelque temps auparavant, s’était rendu le bâtiment américain le Tonquin, dont l’équipage avait été massacré par les naturels. On peut croire que cet événement n’a pas contribué à prévenir M. Cox en faveur des Indiens ; aussi le portrait qu’il en fait est loin d’être flatteur. « Du Chili à Athabasca, dit-il, et de Noutka au Labrador, il existe, dans le sauvage américain, une froideur inexprimable qui repousse toute familiarité. Étranger à nos espérances, à nos craintes, à nos joies, à nos douleurs, il est rare qu’une larme humecte ses yeux ou qu’un sourire adoucisse ses traits ; et, soit qu’un soleil vertical le brûle de ses feux dans les plaines de l’Amazone, soit qu’un éternel hiver l’enveloppe de ses frimas dans l’océan arctique, partout les mêmes yeux noirs et perçans, la même figure immobile et sévère, mettront en défaut la science du physionomiste.

« À peine étions-nous arrivés au lieu de notre destination, que les naturels accoururent en grand nombre pour nous voir. Le fort en était encombré, et tous les environs en fourmillaient. Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver des êtres plus repoussans ; leurs yeux noirs et perçans avaient une expression marquée de fausseté ; leurs oreilles étaient ornées de fils de perles, et le cartilage de leur nez était traversé par un morceau de hyaquan. Leur tête, depuis le sommet jusqu’à la racine du nez, présente un plan incliné, et c’est à cette conformation singulière qu’ils doivent le nom de Têtes-Plates. Tout leur corps était graissé d’huile. L’aspect des femmes avait encore quelque chose de plus rebutant : qu’on se figure des jambes cagneuses, des mamelles pendantes, des dents sales et usées, une peau sur laquelle l’huile coulait de toutes parts, enfin pour tout vêtement un sale jupon d’écorce de cèdre, et l’on jugera si les agaceries de ces dames n’étaient pas faites pour nous inspirer le plus profond dégoût, surtout quand nous pensions aux formes gracieuses de ces ravissantes créatures que nous avions laissées aux îles Sandwich.

« Mais si ces échantillons de l’espèce humaine étaient si horribles à voir, ceux de la nature végétale y étaient d’une admirable beauté. Des arbres immenses s’élevaient dans les forêts et derrière le fort. Un pin mesurait quarante-six pieds de circonférence, et cent cinquante pieds de hauteur avant la naissance des branches. Il n’est pas extraordinaire de trouver de ces arbres ayant de deux cents à deux cent quatre-vingts pieds de hauteur, et de vingt à quarante de circonférence. »

Le 29 juin 1812, M. Cox quitta Astoria, et partit pour l’intérieur avec trois de ses collègues, neuf commis, vingt naturels des îles Sandwich, et onze autres personnes qui devaient aller par terre à Saint-Louis, dans le Missouri. Le voyage se faisait dans des bateaux plats et de légers canots, conduits par six ou huit hommes. Le chargement consistait en fusils et munitions, lances, haches, couteaux, trappes pour les castors, chaudières de cuivre, couvertures de laine, draps bleus, verts et rouges, calicots, perles, anneaux, etc. Les provisions se composaient de bœuf salé, porc, farine, riz, biscuit, thé, sucre, et une certaine quantité de rhum.

« La Columbia est une très belle rivière dont le cours ne présente point de rapides jusqu’à cent soixante-dix milles de son embouchure, et dans laquelle des bâtimens de trois cents tonneaux peuvent remonter près de cent milles. Elle a rarement moins d’un mille de large ; mais, dans certains endroits, elle s’étend quelquefois de deux à cinq. Ses rives sont généralement hautes, escarpées et très boisées. Toutes les différentes espèces de pins s’y trouvent et y sont mêlées au chêne blanc, au frêne, à l’érable, au peuplier, à l’aune, au pommier sauvage et au cotonnier, avec des broussailles épaisses à leurs pieds, à travers lesquelles nos chasseurs tentèrent vainement de passer. Au-dessous des rapides, la navigation est rendue incommode en divers points par des bancs de sable, qui se trouvent à sec quand les eaux sont basses. Plusieurs îles d’un à trois milles de longueur sont couvertes, les unes de beaux pâturages, et les autres d’épaisses forêts. En voyageant sur cette rivière, on doit prendre constamment de grandes précautions pour éviter les arbres morts qui se trouvent au-dessous de l’eau, si connus sur le Mississipi sous le nom de snags, et que les Canadiens appellent chicots. »

Après plusieurs jours de marche, les voyageurs rencontrèrent des tribus d’Indiens, et furent plus d’une fois dans la nécessité de recourir aux menaces pour ne pas en être volés. Ils arrivèrent enfin au-dessus des rapides, et les marchandises furent portées à dos d’hommes dans les endroits nommés pour cette raison portages. La Columbia est resserrée en ce point sur une longueur de trois milles environ, dans un canal étroit de soixante à soixante-dix mètres de large, et coupé par une suite non interrompue de tourbillons effroyables. Jusqu’à cinq milles au-dessus de ce canal, le fleuve n’est qu’un rapide furieux, et, à cette place, s’élève un énorme rocher, qui s’avance du côté nord et rejoint presque un rocher semblable qui part du côté sud. Le détroit qui les sépare n’a pas cinquante mètres de large, et, pendant un demi-mille, les eaux immenses de la Colombia ne sont, dans cet étroit canal, qu’une masse épaisse d’écume, se frayant un passage avec une épouvantable impétuosité.

Après avoir remonté cent trente milles environ sur le fleuve, avoir rencontré une grande quantité d’Indiens à pied et à cheval, fumé le calumet avec eux, et donné force tabac dans l’espoir de ne pas être attaqué, on arriva à l’endroit où commencent à apparaître les serpens à sonnettes, qui jouent un si grand rôle dans l’ouvrage de M. Cox. On acheta alors cinq chevaux dans un village pour environs 5 shillings en marchandises ; comme c’était pour les manger qu’on en avait fait l’acquisition, ils furent de suite mis à mort. « D’abord, dit l’auteur, l’idée de nous nourrir d’un animal si utile et si noble que le cheval nous répugna, mais l’exemple et surtout la nécessité firent bientôt évanouir ces petits scrupules de civilisation. »

Un incident assez commun dans ces contrées faillit coûter la vie à un des bateliers de la caravane, un Canadien nommé Lacourse.

« Il s’était couché par terre pour se reposer des fatigues de la journée, et la tête appuyée sur un ballot de marchandises, il n’avait pas tardé à s’endormir. Je vins à passer près de lui, et quelle ne fut pas mon épouvante en voyant un grand serpent à sonnettes ramper sur son corps et se diriger vers son côté gauche. Ma première idée fut de réveiller Lacourse ; mais un vieux Canadien, qui arrivait près de moi, me fit signe de ne pas faire de bruit, et m’indiqua par gestes qu’il passerait par-dessus lui et s’en irait. Il se trompait, car le serpent, en atteignant l’épaule gauche de Lacourse, s’y roula tranquillement sur lui-même, sans cependant manifester d’intention hostile. Ayant fait signe à plusieurs des nôtres qui nous rejoignirent, il fut décidé que deux hommes s’avanceraient devant le serpent pour fixer son attention, tandis qu’un autre s’approcherait de Lacourse par derrière, et tâcherait, à l’aide d’un grand bâton, de l’enlever de dessus son corps. Le serpent, à la vue des hommes qui s’approchaient, dressa aussitôt la tête, darda sa langue fourchue et agita ses grelots, preuve non équivoque de sa colère. Chacun de nous était alors dans une agitation fébrile et inexprimable sur le sort de ce pauvre Lacourse, qui était toujours là paisiblement endormi. Mais l’homme qui s’était approché par derrière avec une baguette de sept pieds de long, en plaça un bout sous le reptile, et lui donnant une forte impulsion, réussit à le jeter à dix pieds du dormeur. Un cri de joie fut le premier avis que Lacourse reçut du danger qu’il avait couru. L’homme au bâton, poursuivant le serpent, réussit à le tuer. Il avait trois pieds six pouces de long, et était âgé de onze ans, ce qui se connaît par le nombre des anneaux du grelot. Nous fîmes alors une battue générale des environs de notre camp, et nous en dépistâmes plus de cinquante que nous détruisîmes. On ne court aucun danger en les tuant, pourvu qu’on ait une longue baguette pliante, et qu’on ne s’en approche pas de plus de la longueur de son corps ; car ce serpent ne peut s’élancer au-delà de cette longueur, et il est rare qu’il prenne l’offensive à moins qu’il ne soit poursuivi de très près. L’odeur du tabac semble lui être très désagréable ; nous en ouvrîmes, en conséquence, une balle, et en répandîmes une quantité de feuilles dans les tentes pour nous mettre à l’abri de l’atteinte de ces dangereux reptiles. Nous eûmes néanmoins des visiteurs presque aussi terribles, je veux parler des mousquites, qui nous firent cruellement souffrir. Nous fûmes forcés de faire un feu de bois pourri dans nos tentes, dont la fumée épaisse et sans flamme les chassait ; mais le remède était peut-être pire que le mal, nous étions presque aveuglés et suffoqués par cette fumée. »

Les voyageurs atteignirent ensuite la rivière Wallah-Wallah, rencontrant toujours sur leur route des Indiens qui leur vendaient des chevaux pour se nourrir, mais souvent obligés de se passer de cette chair coriace, faute de bois pour faire du feu. Ils débarquèrent à un endroit nommé le Grand-Rapide. Là, une multitude de serpens à sonnettes vint encore les assaillir. Les uns se chauffaient au soleil, et les autres, le corps caché sous des pierres, ne laissaient sortir que leur tête. Les Canadiens tirèrent ensemble dans un nid sous un rocher, et trente-sept y restèrent morts. À peine s’il y avait une pierre qui n’en recelât quelques-uns ! Les voyageurs étaient sans cesse sur le qui vive, et ne posaient leurs pieds par terre qu’avec la plus grande précaution. Le fleuve, dans cet endroit est bordé de saules, de cotonniers, de cèdres rouges, de sumach et d’une grande quantité de salsepareille. On vit dans les broussailles quelques lièvres qui furent facilement tués, et qui remplacèrent la chair de cheval.

La Wallah-Wallah est une rivière dont le courant est très rapide ; sa largeur est de cinquante-cinq mètres, et sa profondeur a rarement plus de six pieds. Ses eaux sont claires, et courent sur un lit de sable fin et de gravier. De là la troupe se dirigea vers le nord de la rivière Lewis, qui se trouve à quatorze milles au-dessus de la Wallah-Wallah. Cette rivière a une largeur de six cents mètres à sa jonction avec la Columbia. Plus loin, les voyageurs rencontrèrent une autre rivière qui entre dans le Lewis par le nord, et à l’embouchure de laquelle s’élevait un village de quarante tentes environ. Les habitans étaient alors occupés à la pêche du saumon. Comme c’était à cet endroit que devait finir le voyage par canots, et qu’on devait continuer la route par terre, on s’y arrêta quelque temps. « Un jour après notre arrivée, dit M. Cox, me trouvant à peu de distance en avant de mes compagnons, mon cheval marcha tout-à-coup sur une touffe de prickly pears (cactus) qui le firent tant souffrir, qu’il se mit à se cabrer et à ruer si violemment, qu’il me jeta au milieu de ces plantes. Mon visage, mon cou, tout mon corps fut horriblement déchiré à l’instant, et chaque nouvel effort pour fuir ne faisait qu’augmenter ma douleur ; car, partout où je posais mes mains pour me soulever, je ne tombais que sur ces maudites épines. Je n’osais faire le moindre mouvement, lorsque, pour surcroît de malheur, j’aperçus tout-à-coup trois serpens à sonnettes à quelques pieds de ma tête. Les hommes qui me suivaient vinrent heureusement à mon secours dès qu’ils entendirent mes cris, et me tirèrent avec peine de ma douloureuse position. »

Après être resté quelque temps chez les Indiens nez percés, et avoir franchi quelques hautes montagnes, on arriva après une longue marche, à une espèce d’oasis, sur le bord d’un ruisseau, où l’herbe était épaisse et verte, et où s’élevaient de jolies fleurs.

« Il est inutile de dire qu’après une marche de huit heures nous déjeunâmes avec appétit ; après ce repas je me promenai le long du ruisseau en cueillant des cerises, et j’arrivai bientôt à un joli petit berceau formé de sumach et de cerisiers. Je m’y assis pour jouir de la délicieuse fraîcheur qui y régnait. C’était un endroit charmant ; et en face de moi, de l’autre côté du ruisseau, s’élevaient de hautes touffes et d’épais arbrisseaux d’aubépines, de chèvrefeuilles, de rosiers sauvages et de groseilliers. La ressemblance qu’avait ce site avec l’habitation d’été d’un de mes amis, où bien des jours heureux s’étaient écoulés pour moi, me rappela mon pays avec toutes ces douces souvenances. Je m’abandonnai à la rêverie, j’oubliai ma situation, et la fatigue ne tarda pas à me fermer les yeux. Quand je m’éveillai, il était près de cinq heures ; à en juger par la hauteur du soleil. Autour de moi tout était calme et silencieux comme la tombe. Je courus au lieu où nous avions déjeuné ; personne à la place où les hommes avaient allumé leurs feux ! Hélas ! tous, tous étaient partis, et pas une trace d’un pas d’homme ou de cheval ne se voyait dans la vallée. Le courage fut près de m’abandonner. Je criai, j’appelai de tous côtés, à en perdre la voix. Ce fut en vain. Bientôt je ne pus plus me cacher que j’étais seul dans un pays sauvage et désert, sans cheval, sans armes, sans abri, et presque sans vêtemens. N’ayant plus d’autre ressource que de m’assurer de la direction prise par la caravane, je me mis à examiner le terrein, et vers la pointe nord-est de la vallée, je découvris des traces de pied de cheval, que je suivis quelque temps, et qui me conduisirent à une chaîne de petites collines rocailleuses sur lesquelles le fer n’avait pas laissé d’empreinte. Je gravis néanmoins la plus élevée d’entre elles, d’où ma vue s’étendit autour de moi à plusieurs milles de distance ; mais je ne découvris rien qui pût me mettre sur la voie de mes compagnons ; je n’aperçus aucune apparence d’habitation, la nuit arrivait, et déjà une épaisse rosée commençait à tomber. Tout mon habillement consistait en une chemise légère, un pantalon de nankin et une paire de mocassins en assez mauvais état. Une heure avant le déjeuner, j’avais ôté mon habit à cause de la chaleur, et l’avais placé sur un de nos chevaux, comptant le reprendre le soir. J’avais donné mon fusil de chasse à porter à un de nos hommes ; je n’avais même plus mon chapeau, car, dans l’état d’agitation où j’étais à mon réveil, je l’avais laissé derrière moi, et m’étais avancé trop loin pour songer à aller le reprendre. — À quelque distance sur la gauche, j’aperçus un champ d’herbes hautes et épaisses ; j’y courus, et après en avoir arraché suffisamment pour m’en faire un lit et me couvrir, je me recommandai à Dieu, et m’endormis.

« Le lendemain matin, je me levai avec le soleil, tout gelé et mouillé par la rosée qui avait percé mon mince accoutrement. Je m’avançai à l’est, en marchant parallèlement aux montagnes, et passai le long de plusieurs lacs remplis d’oiseaux sauvages. Le pays était plat, et le sol graveleux. Les Indiens avaient mis le feu aux herbes, et ce qui restait de leurs tiges me mettait les pieds en sang. Vers le soir, je changeai de direction, et tournai vers le nord. À peu près à un mille de distance, je vis tout-à-coup deux hommes galopant à l’est. Je reconnus, à leurs vêtemens, qu’ils faisaient partie de notre troupe. Je courus aussitôt à une petite éminence, je criai d’une voix à laquelle la faim donnait un son aigu et singulier. — Mais ils continuèrent à galoper. J’ôtai ma chemise et l’agitai avec violence au-dessus de ma tête, en poussant des cris frénétiques. Mais ils continuèrent leur chemin. Je courus dans leur direction ; le désespoir me donnait des ailes. Rochers, troncs d’arbre tout fut franchi avec la vitesse de la gazelle : je m’épuisai inutilement. En arrivant à l’endroit où j’espérais trouver leur chemin, je vis que je m’étais complètement trompé. Il était presque nuit, et je n’avais rien mangé depuis midi de la veille. Accablé de besoin et de lassitude, je me jetai sur l’herbe ; mais un bruit léger que j’entendis derrière moi ne me laissa pas long-temps ma tranquillité ; c’était un énorme serpent à sonnettes qui prenait le frais à l’ombre. Je reculai d’horreur, et prenant une grosse pierre, je la lançai de toute ma force contre l’animal dont elle écrasa la tête.

« Ma dernière course avait mis en lambeaux les semelles de mes mocassins, et j’avais les pieds très gonflés. Comme la nuit approchait, je cherchai un endroit pour dormir, et en peu de temps je me procurai un lit à-peu-près aussi bon que celui de la veille. Mes efforts pour arracher ces longues herbes avaient mis mes mains presque hors de service, en me coupant toutes les jointures des doigts.

« Le 19, je me levai avant le soleil, et me dirigeai vers l’est toute la journée. Les douleurs de la faim se firent d’abord cruellement sentir ; mais après avoir fait quelques milles et bu de l’eau, je repris courage. Mes pieds étaient tout déchirés, et me faisaient beaucoup souffrir. — Le soleil qui dardait sur ma tête me força de m’arrêter pendant quelques heures de la journée, et j’employai ce temps à de vaines tentatives pour lui faire une couverture quelconque. Quelquefois je croyais que mon cerveau prenait feu, tant la chaleur était brûlante. — Je ne trouvai pas de fruits pendant ces deux jours, et je me sentis très faible vers le soir, ayant été quarante-huit heures sans manger. Quelle horrible nuit que celle que je passai, couché sur les bords d’un lac, dont les nombreux habitans auraient fait honneur à une table royale ! Avec quel œil d’envie, avec quel regard assassin je suivais la grasse oie sauvage et l’épais canard qui se jouaient sur l’eau sans s’inquiéter de ma présence ! Rien qu’avec un pistolet de poche j’aurais pu en tuer plusieurs. — L’état de mes mains m’empêcha de me procurer la même espèce de couverture que les nuits précédentes, et je n’eus rien pour m’abriter de la rosée.

« Le jour suivant, je me dirigeai vers le nord-est, et me trouvai dans un pays varié de bois et de lacs. Je vis un grand nombre d’oiseaux sauvages, d’oies, de canards, de courlieus, de sarcelles, quelques éperviers, des cormorans et une vingtaine de chevreuils réunis ; mais je n’eus d’autre ressource, pour apaiser les tourmens de la faim, que de mâcher de l’herbe. Les serpens à sonnettes furent aussi très nombreux ce jour-là, ainsi que les lézards à cornes et les sauterelles. Ces dernières me tenaient dans un état continuel d’alarmes, tant le bruit de leurs ailes ressemblait à celui que fait entendre le serpent à sonnettes, quand il se prépare à s’élancer sur sa proie. J’arrivai enfin sur les bords d’un lac où je trouvai des cerises sauvages. Mon souper fut abondant. Je me couchai sous les arbres ; mais, pendant la nuit, les hurlemens des loups et le grognement des ours me réveillèrent plusieurs fois, et finirent par m’empêcher complètement de dormir.

« Le matin du 21, je remarquai, en me levant, de l’autre côté du lac, l’entrée d’une grande caverne : c’était sans doute de là qu’étaient partis les hurlemens qui m’avaient tant effrayé pendant la nuit. Je me déterminai à faire dorénavant de courts voyages et dans différentes directions, dans l’espoir de trouver quelques traces de cheval nouvellement foulées, et, si je ne pouvais pas réussir, je devais chaque soir revenir au lac, où du moins j’étais sûr d’avoir de l’eau et des cerises. Je partis donc de bonne heure, en me dirigeant vers le sud, à travers un pays aride et sauvage, sans eau, sans végétation aucune, excepté quelques touffes d’herbes brûlées. Je m’étais armé d’un long bâton, avec lequel je tuai quelques serpens à sonnettes. N’ayant découvert aucune trace nouvelle, je rejoignis mon lac le soir, accablé de faim et de soif, et je repris possession de ma couche. J’étais au moment de m’y étendre, quand je vis un loup sortir de la caverne qui était en face de moi ; pensant que je ferais bien de prendre l’offensive avec lui, pour qu’il ne s’imaginât pas que j’étais effrayé, je ramassai quelques pierres que je lui jetai, et j’eus le bonheur de l’attraper à une patte. Il rentra en criant dans sa caverne, et, après avoir attendu quelque temps dans une cruelle incertitude, car je craignais de le voir reparaître, je me couchai de nouveau et tombai dans un profond sommeil.

« Le lendemain, je marchai vers l’est, et, après avoir traversé deux ruisseaux assez profonds, il me fallut entrer dans des bois épais, dont les broussailles mettaient mes pieds dans un état pitoyable. En revenant le soir à mon gîte, je fus obligé de raccourcir le bas de mon pantalon, en le coupant, pour faire des bandes à mes pieds ensanglantés. Le loup ne reparut pas ; mais, pendant la nuit, j’entendis la voix de quelques-uns de ses frères.

« Le mauvais succès de mes deux dernières excursions me détermina à changer de direction, et à ne plus revenir au lac. En conséquence, le 29, m’étant levé avant le jour, je marchai droit au nord, et bientôt je tombai sur quelques traces qui ranimèrent mon espérance. J’eus le bonheur de trouver, à l’endroit où je m’arrêtai le soir, des cerises en abondance, et je fis un excellent souper. Je passai quelque temps, avant de me coucher, à raccourcir encore mon pantalon, pour en faire des bandages pour les plaies de mes pieds. Je réussis à me couvrir le corps avec des morceaux d’écorces de pin, que j’avais arrachées aux arbres. À peine étais-je endormi, que je fus réveillé par un concert fort peu de mon goût, où les ours faisaient la basse, et les loups le soprano.

« Le pays que je parcourus le 24, en allant au nord-ouest, était couvert de bois épais ; je souffris cruellement de la soif ; je n’eus, pendant toute la journée, que deux gorgées d’eau, encore d’une eau pourrie et nauséabonde. — Vers le coucher du soleil cependant, j’arrivai près d’un ruisseau, sur les bords duquel je m’établis pour passer la nuit. La rosée était épaisse, et j’étais si harassé, que je ne pus aller chercher de l’écorce, pour me couvrir ; et, quand même j’eusse été tenté de l’entreprendre, le hurlement des loups m’y eût fait renoncer. Il devait y avoir une prodigieuse quantité de ces animaux : c’étaient d’abord les faibles cris des petits, couverts bientôt par les voix confuses et fortes des pères. Je n’osais plus croire qu’il me serait permis de me retirer sain et sauf le lendemain. Je ne pouvais fermer l’œil. Mes seules armes étaient un tas de pierres et un bâton, que je mettais en joue comme un fusil. Bientôt les plus hardis se montrèrent. Je leur présentai mon bâton. Ce mouvement les fit reculer : ils poussèrent quelques cris, s’arrêtèrent, et, jetant sur moi des regards de feu, auxquels la lune semblait donner encore plus de férocité, ils rentrèrent dans le bois. C’est dans cet état d’agitation continuelle que je passai la nuit ; mais, quand le jour commença à poindre, la nature reprit ses droits. Je m’endormis et ne me réveillai qu’entre huit et neuf heures du matin.

« Mes seconds bandages étaient déchirés : je fus obligé de mettre mes genoux à découvert, et, après avoir enveloppé mes pieds, et bu une bonne provision d’eau dans le ruisseau, je recommençai mes tristes excursions. Ce jour-là, ce fut au nord-nord-est que je me dirigeai. Je ne trouvai ni eau ni cerises ; mais l’espérance me soutint, car je découvris quelques pas d’hommes et de chevaux.

« Vers le crépuscule, un loup d’une stature énorme sortit tout-à-coup d’un taillis fourré, à peu de distance du sentier que je suivais, et se planta droit à vingt pas de moi, dans une position menaçante, déterminé à me barrer le passage. Le moindre symptôme de peur eût été le signal de l’attaque : je lui présentai mon bâton et me mis à crier aussi fort que ma voix me le permettait. Il sembla d’abord assez étonné, et recula de quelques pas, tenant cependant toujours ses yeux perçans fixés sur moi. J’avançai doucement vers lui : il se mit à hurler d’une manière horrible, peut-être pour réunir autour de lui quelques camarades qui l’auraient aidé à se repaître de ma misérable carcasse. De mon côté je redoublai de cris jusqu’à m’enrouer. J’appelai plusieurs noms différens, pour lui faire croire que je n’étais pas seul. Un vieux lynx, accompagné d’un petit, vint à passer, en cet instant, tout près de moi ; mais ils ne s’arrêtèrent pas. Le loup garda sa position environ un quart d’heure, et, voyant que j’étais bien déterminé à ne pas céder, et qu’aucun aide ne semblait devoir lui arriver, il se retira vers le bois, et, à mon grand plaisir, il disparut dans les ombres. »

Le pauvre voyageur égaré ne se sauvait d’un danger que pour tomber dans un autre. Après une journée d’horribles souffrances, de privations et de fatigues, il se blottit dans le tronc d’un pin renversé par la foudre, pour y passer la nuit. Mais l’hôte de ce gîte se présenta bientôt pour l’en déloger : c’était un ours énorme. M. Cox n’eut d’autre ressource, pour échapper à ce nouvel ennemi, que de grimper sur un arbre, et de se réfugier sur une branche trop faible pour porter l’animal qui le poursuivait, et d’où il lui asséna tant de coups de son bâton sur le museau et les pattes, qu’il le força de renoncer à sa proie. Il passa la nuit juché sur cet arbre, et se remit en route le lendemain, en marchant à l’est.

Il ne lui restait plus rien de son pantalon : le dernier lambeau lui avait servi à couvrir ses pieds ; il n’avait plus que sa chemise. Mais les empreintes des pieds des chevaux devenaient de plus en plus nombreuses, et ranimèrent son courage.

« Tout-à-coup, dit-il, j’entendis des hennissemens. Je m’arrêtai, j’écoutai sans respirer, craignant que ce ne fût une illusion. De nouveaux hennissemens se firent entendre. Je fus bientôt hors du bois et à l’entrée d’une prairie où de beaux chevaux galopaient en toute liberté. Je traversai un ruisseau qui m’en séparait. Un d’eux s’approcha de moi sans crainte, et l’aspect délicieux d’une petite colonne de fumée m’annonça le voisinage d’êtres humains. Au même moment, deux femmes indiennes, qui m’avaient aperçu coururent vers leur hutte, qui était à une extrémité de la prairie. Jusque-là je ne savais pas encore si j’avais affaire à des amis ou à des ennemis ; mais ces doutes se dissipèrent par l’arrivée de deux hommes, qui accoururent à moi de la manière la plus amicale. À la vue de mes pieds lacérés, ils me portèrent dans leurs bras à une bonne petite hutte, recouverte de peaux de daims, où ils m’offrirent du saumon et quelques racines rôties. Je compris par leurs signes qu’ils me savaient égaré, et qu’ils étaient à ma recherche depuis plusieurs jours. »

La place choisie par la compagnie pour fonder un établissement était située à la jonction des rivières Spokan et Pointed-Heart. Il existait déjà trois établissemens de ce genre dans le pays, l’un situé à peu de distance, et qui appartenait également à la Compagnie du nord-ouest ; le second, à deux cent quarante milles de celui-ci, dans le nord-est, au pied des Montagnes Rocheuses, et le troisième, à deux cents milles au milieu d’une tribu d’Indiens. Les castors, les chevreuils, les chèvres sauvages et même les bisons se trouvent en abondance dans le voisinage.

Les Indiens Spokans forment une tribu tranquille, honnête et inoffensive, et, quoique les habitations des négocians fussent fortifiées, il était rare qu’ils fermassent leurs portes pendant la nuit. La grande ambition de ces Indiens était de se procurer un fusil, et on ne leur en accordait qu’en échange de vingt peaux de castors. Un de ces fusils coûtait aux négocians 35 fr. environ, et la valeur de vingt peaux de castors est de 625 fr. Deux aunes de drap, qui pouvaient coûter environ 20 fr., rapportaient six ou huit castors, ou de 200 à 250 fr. Tout le reste était en proportion ; mais, de part et d’autre, on était content. Une partie des marchandises que les Spokans obtiennent des blancs, en échange de leurs fourrures, leur sert à acheter des Indiens Nez-percés des chevaux qui sont leur principale richesse. Ces Spokans sont très adonnés au jeu, et ils s’y livrent avec tant de fureur, qu’ils y perdent souvent tous leurs chevaux.

Après avoir passé un hiver parmi les Spokans, les chefs des différens établissemens se rendirent à celui de M. Cox, chargés de pelleteries et de fourrures superbes, et le 25 mai, tout le monde se mit en marche pour retourner à Astoria, avec le produit des chasses de l’hiver. Pendant le voyage, plusieurs objets d’argenterie disparurent, et peu de temps après, quelques paquets furent également enlevés. M. Clarke, qui commandait l’expédition, assembla immédiatement les principaux Indiens, et déclara que, si les objets volés étaient restitués à l’instant même, il pardonnerait au voleur ; mais que, dans le cas contraire, le coupable serait pendu, s’il était découvert. La nuit suivante, on vit un homme, chargé d’un énorme paquet, sortir furtivement d’une tente. On le suivit, et, au moment où il sautait dans un canot, on l’arrêta. Tous les objets perdus furent retrouvés dans le canot et sur lui. Une potence fut dressée, et, après un discours de M. Clarke aux Indiens, pour leur prouver la justice de l’acte qui allait se consommer, le voleur fut pendu, non sans opposer une vive résistance, et pousser des cris déchirans, bien différent en cela des autres sauvages qui font preuve de tant d’indifférence à l’approche de la mort.

Le 27 juin, les voyageurs arrivèrent à Astoria, où ils apprirent que la guerre avait éclaté entre l’Angleterre et l’Amérique. Ce fut une triste nouvelle pour nos négocians. Néanmoins, après plusieurs arrangemens avec l’Hudson Bay Company, M. Cox et d’autres, au nombre de vingt-cinq, repartirent d’Astoria, le 29 octobre, pour l’intérieur, avec de nouvelles marchandises. Ils rencontrèrent les Indiens en arrivant au premier rapide. Il fut passé sans agression de leur part ; mais on en était à peine au tiers du second portage, qu’un homme de la troupe accourut leur annoncer que lui et son compagnon avaient été attaqués par un nombre considérable d’Indiens qui lui avaient volé deux balles de marchandises. En arrivant à la moitié du portage, où était situé le village, le sentier fut trouvé gardé par cinquante à soixante Indiens, couverts de leur chemise de guerre, armés de pied en cap, et paraissant déterminés à disputer le passage.

« Au moment où ils nous virent approcher, dit M. Cox, ils placèrent leurs flèches sur leurs arcs, les dirigèrent sur nous, et se mirent en même temps à sauter comme des kangaroos, à droite, à gauche, en avant, en arrière, de manière à rendre presque impossible de les viser juste. Dans notre surprise, nous n’avions pas eu le temps de nous couvrir de nos armures de cuir, qui étaient à l’épreuve des flèches, et, à la vue des démonstrations hostiles des sauvages, plusieurs de nos hommes déclarèrent qu’ils n’avanceraient pas d’un pas. Cependant une harangue chaleureuse de M. Stuart les décida à combattre ; mais auparavant il s’adressa aux Indiens, leur dit qu’il ne désirait pas d’en venir aux mains, mais que, si les objets volés n’étaient pas restitués, les hommes blancs détruiraient leur village, et prendraient tous leurs biens. Ils feignirent de ne pas comprendre ; car ils continuèrent de gambader pendant et après cette allocution. Ils ne proféraient pas une parole ; mais leurs flèches étaient toujours dirigées sur nous. Du reste, comme nous tenions moins à éviter un conflit qu’à rentrer en possession de notre bien, nous prîmes le parti de faire bonne contenance jusqu’à l’arrivée de la seconde compagnie. Bientôt MM. Larocque et Gillivray parurent, avec leurs hommes, sur le derrière des Indiens, qui se trouvèrent ainsi placés entre deux feux ; mais ceux-ci s’aperçurent bien que nous ne pourrions agir sans courir le risque de nous entretuer. La moitié d’entre eux se retourna promptement, et, par ce mouvement, ils firent front à chacun de nos petits corps ; cependant, comme nous ne voyions paraître ni vieillards, ni femmes, ni enfans, M. Stuart nous donna l’ordre, à M. Larocque, et à moi d’aller fouiller avec quelques hommes dans les bois voisins, de nous emparer de tout ce que nous y trouverions, femmes et enfans, et de les amener comme otages jusqu’à la restitution des objets volés. Je découvris bientôt trois vieillards, plusieurs femmes et enfans assis autour d’un feu, occupés à aiguiser des pointes de flèches en fer et en pierre, qu’ils chauffaient et trempaient ensuite dans un vase de bois, rempli d’un liquide noirâtre. Ils essayèrent de s’enfuir, dès qu’ils nous aperçurent ; mais nous prîmes deux hommes, trois femmes et quelques enfans. Ils tremblaient de frayeur : ils pensaient que nous allions les mettre à mort ; mais ils se calmèrent, quand nous leur apprîmes qu’ils ne couraient aucun danger, si nos marchandises nous étaient rendues ; et nous les conduisîmes à M. Stuart, qui était toujours dans la même situation. Larocque avait été également heureux, et avait pris un homme, quatre femmes et cinq enfans. Les sauvages furent frappés de stupeur à cette vue ; et, craignant que nous ne suivissions leur usage barbare, qui est de tuer les prisonniers ou de les faire esclaves, ils baissèrent à l’instant leurs armes, et nous offrirent d’aller sur-le-champ chercher nos balles, pourvu que nous rendissions la liberté aux captifs. »

Une partie des marchandises fut rapportée, et les prisonniers furent mis en liberté.

« Nous repartîmes en canots ; mais, comme il était déjà tard, nous ne pûmes faire plus de trois milles, et nous nous arrêtâmes dans une petite anse, près de laquelle était un bois fourré d’érables, de pins et de noisetiers. Nous avions allumé un grand feu à chaque extrémité du camp, et nous avions divisé nos hommes en deux gardes. Le commencement de la nuit se passa tranquillement ; mais, vers deux heures du matin, un homme qui avait été placé en sentinelle fut rapporté blessé et répandit l’alarme. Il raconta que, lui et deux de ses camarades s’étant approchés du feu pour allumer leurs pipes, plusieurs flèches leur avaient été lancées du bois, et qu’une était venue le blesser au bras gauche. La garde envoya aussitôt des coups de fusil dans le bois. Les tentes furent pliées, et les hommes eurent ordre de se retirer loin des feux et de se réunir derrière les canots. Dix minutes après environ, une nouvelle volée de flèches nous fut envoyée du même endroit, et fut suivie de cris sauvages. Les unes passèrent par-dessus nos têtes, et les autres furent arrêtées par les canots, dans lesquels elles restèrent fichées. Les deux gardes reçurent l’ordre de faire deux décharges consécutives et de recharger immédiatement. La première fit beaucoup de bruit dans les branches et les feuilles ; la seconde, comme nous le supposâmes, délogea complètement les Indiens, et, par les gémissemens que nous entendîmes, nous pensâmes que nos balles n’avaient pas été sans effet.

« Le lendemain matin, nous nous embarquâmes de bonne heure. Le dernier homme resté sur le rivage était un habile chasseur métis, nommé Pierre Michel. Au moment où il allait entrer dans le canot, un des nôtres vit un Indien d’une taille élevée sortir du bois et bander son arc. À peine avait-il eu le temps d’avertir Michel du danger qu’il courait, que la flèche partit et perça son chapeau, où elle resta. Michel se retourna aussitôt, et, comme le sauvage fuyait dans le bois, il fit feu et le blessa près du genou. Il sauta alors dans le canot. Nous tirâmes quelques coups dans cette direction ; nous poussâmes au large, et regagnâmes le plus vite possible le côté opposé. Comme il y avait lieu de croire que la flèche qui avait blessé la veille notre homme au bras était empoisonnée, un de nos chasseurs Iroquois suça sa blessure, et c’est à cela sans doute que nous dûmes de le conserver. Le bras était déjà noir jusqu’à l’épaule ; mais, par l’application de quelques caustiques, ces symptômes dangereux disparurent. La guérison fut complète. »

Arrivés près de la Wallah-Wallah, les voyageurs ne trouvant pas de chevaux pour leur entretien, firent l’acquisition de cent cinquante chiens. Ils apprirent des Indiens Wallah-Wallah que les parens de l’homme que M. Clarke avait fait pendre l’année précédente avaient juré de se venger, et ils durent prendre leurs précautions pour n’être pas attaqués à leur désavantage. Les hommes eurent ordre alors de ne pas se séparer, et on ajouta encore un stylet à leurs armes, qui consistaient en pistolets et fusils ; après quoi on se remit en route. L’établissement n’était pas éloigné, et M. Cox partit à cheval avec trois hommes. Les deux premiers jours se passèrent sans incident ; mais, le matin du troisième, il aperçut trois Indiens à un mille environ, qui venaient de la rivière Lewis.

« Ces Indiens, dit M. Cox, étaient à cheval, et lorsqu’ils nous aperçurent, ils s’arrêtèrent quelques instans pour nous compter. Nous leur fîmes signe d’approcher, mais ils affectèrent de ne pas nous comprendre, et après s’être bien assurés que nous n’étions que quatre, ils firent volte face et partirent au galop. Convaincus alors de leurs intentions hostiles, nous doublâmes le pas et nous les perdîmes de vue pendant trois heures ; mais nos chevaux étaient épuisés de fatigue ; il fallut nous arrêter pendant une demi-heure. Cette halte leur donna une nouvelle vigueur, et nous sauva probablement ; car, vers deux heures, nous vîmes au sud-ouest de grands nuages de poussière, qui, en se dissipant, nous découvrirent trente à quarante sauvages à cheval à notre poursuite. Notre cri fut : Sauve qui peut ! et comme les chevaux qui portaient notre bagage nous retardaient, nous les abandonnâmes et partîmes au triple galop. L’ennemi gagnait sur nous peu-à-peu ; mais je remarquai que la plus grande partie de la troupe était restée en arrière, et avait abandonné l’idée de nous poursuivre. Au bout de deux heures elle ne se composait plus que de dix hommes. Cependant, nous ne nous crûmes pas encore de force à lutter avec eux : mais leur nombre se réduisit bientôt à huit, qui paraissaient bien montés et bien armés. Nos chevaux buttaient à chaque pas, et il était évident qu’ils ne pouvaient aller plus loin. Je savais que mes hommes étaient des braves ; je leur proposai de mettre pied à terre, de nous placer derrière nos chevaux, de tirer sur nos ennemis aussitôt qu’ils seraient à portée, et de nous servir de nos pistolets, si nous n’avions pas le temps de charger. Dès que les sauvages nous virent prendre position, ils rebroussèrent promptement chemin ; nous leur envoyâmes quelques coups de fusil, et deux de leurs chevaux tombèrent ; leurs cavaliers montèrent, sans perdre de temps, derrière leurs compagnons, et disparurent. »

Le lendemain, M. Cox arriva sans accident à Spokan-House, et repartit peu de jours après pour le pays des Têtes-plates, où il passa l’hiver.

Les martres, les castors, les loutres, les loups, les lynx abondent dans cette partie de l’Amérique. Les loups y sont très grands et hardis, et entouraient le fort la nuit en grand nombre, pour enlever les restes du repas. M. Cox avait un beau chien né d’une louve et d’un chien de Terre-Neuve. Lorsqu’il apercevait un loup près du fort, il se jetait dessus et le terrassait ; mais si c’était une louve, il la laissait se retirer, ou jouait avec elle. Il restait quelquefois huit ou dix jours absent, et ne rentrait guère sans porter les traces des combats qu’il avait livrés dans les bois à ses sauvages rivaux.

Pendant son séjour au milieu des Têtes-plates ; M. Cox assista à une exécution de prisonnier, qui donnera une juste idée de la cruauté et en même temps de la fermeté stoïque de ces peuplades.

« Nous avions près de notre établissement, dit-il, une grande quantité de Têtes-plates qui revenaient de la guerre livrée aux Pieds-noirs, auxquels ils avaient fait quelques prisonniers. Ayant appris qu’un de ces prisonniers allait être mis à mort, j’allai à leur camp pour assister à ce cruel spectacle ; le malheureux était attaché à un arbre. Un vieux canon de fusil fut chauffé jusqu’au rouge, et on lui brûla les jambes, les cuisses, le cou, les joues et le ventre. On lui coupa ensuite la chair autour des ongles, on l’arracha, et on sépara les doigts des mains, jointures par jointures. Pendant cette cruelle exécution, le prisonnier resta impassible. À la fin, cependant, il exhala sa colère contre ses bourreaux ; notre interprète nous traduisit ses paroles : — « Mon cœur est fort, vous ne me faites pas de mal. — Vous ne pouvez pas me faire de mal. — Vous êtes des imbécilles ! — Vous ne savez pas torturer ! — Essayez encore. — Je ne sens pas la moindre douleur. — Nous torturons bien autrement vos parens, car nous les faisons crier assez haut, — comme de petits enfans ! — Vous n’êtes pas braves, vous avez de petits cœurs, et vous avez toujours peur de combattre. » Puis s’adressant à l’un d’eux : — « C’est ma flèche qui t’a crevé l’œil ! » Le Tête-plate sauta sur lui à l’instant, et lui arracha un œil avec un couteau, en lui coupant en même temps le nez en deux. Le prisonnier ne se tut pas pour cela ; de l’œil qui lui restait, il regarda hardiment un autre Tête-plate ; et lui dit : — « C’est moi qui ai tué ton frère et scalpé ta vieille bête de père. » Celui à qui s’adressait cette interpellation sauta sur lui et lui enleva à l’instant le péricrâne, et il allait lui plonger son couteau dans le cœur, quand le chef l’arrêta. Le crâne du patient mis à nu et sanglant, son nez mutilé, offraient un horrible aspect ; mais il ne changea pas encore de langage. — « C’est moi, dit-il, en s’adressant au chef, qui ai fait ta femme prisonnière l’automne dernier. Nous lui crevâmes les yeux ; nous lui arrachâmes la langue ; je la traitai comme un chien ; quarante de nos guerriers… » Mais le chef hors de lui s’empara d’un fusil, et sans lui laisser achever sa phrase, lui envoya une balle dans le cœur, qui l’acheva. »

Dans ces exécutions, les femmes, à ce qu’il paraît, se montrent encore plus cruelles que les hommes. Un jour, nos voyageurs en rencontrèrent plusieurs qui menaient au supplice une jeune fille de quatorze ou quinze ans ; ils implorèrent vainement leur pitié, et ce ne fut qu’en menaçant les Indiens de ne plus acheter leurs fourrures, et de quitter pour toujours leur pays, qu’ils réussirent à arracher la jeune captive à la mort. Ces vieilles mégères en étaient furieuses, et appelaient les hommes des lâches qui n’avaient pas plus de cœur que des puces.

Les Têtes-plates sont des hommes robustes et sujets à peu de maladies. Ils guérissent les fractures ordinaires au moyen de bandages très serrés et de morceaux de bois placés en long et fixés avec des lanières de cuir autour de la partie lésée. Pour les contusions, ils ont recours à la saignée, qu’ils pratiquent aux tempes, aux bras ou aux chevilles avec des morceaux de pierres aiguës ou des pointes de flèches ; ils préféraient cependant être saignés avec la lancette, et souvent les malades venaient prier les négocians de leur faire cette opération.

Ces Têtes-plates ont un singulier moyen de guérir les rhumatismes.

« Le froid était très vif, dit M. Cox, et je souffrais d’un rhumatisme aigu dans les épaules et les genoux. Un vieil Indien me proposa d’employer un remède qui lui avait réussi sur plusieurs jeunes guerriers de la tribu. Je lui demandai quel était ce remède. Il me répondit qu’il consistait simplement à se lever de très bonne heure tous les matins pendant quelques semaines, de se plonger dans la rivière, et qu’il se chargeait du reste. Cette proposition me fit frissonner, car la rivière était prise, et il fallait faire une ouverture dans la glace pour me plonger dans l’eau. Je demandai à mon Indien si l’effet ne serait pas le même en faisant apporter l’eau dans ma chambre à coucher ; mais il secoua la tête, et me dit qu’il était surpris qu’un jeune chef blanc, qui devait être sage, pût faire de si singulières questions. Quoique je crusse peu à son efficacité, je commençai le remède dès le lendemain. L’Indien fit d’abord dans la glace un trou assez grand pour nous contenir tous les deux. Je m’avançai, enveloppé dans une grande peau de bison et me débarrassant de ma couverture, nous sautâmes tous deux ensemble dans la rivière. Il se mit aussitôt à me frotter les épaules, le dos et les jointures. Mes cheveux ne tardèrent pas à se couvrir de glaçons, et pendant que les parties basses étaient soumises au frottement, ma figure, mon cou et mes épaules étaient enveloppés d’une couche de glace. En sortant de l’eau, je roulai une couverture autour de moi, et courus à ma chambre où j’avais fait faire un bon feu. En peu de minutes j’éprouvai une forte transpiration. Malgré la sensation pénible de ces ablutions matinales, je les trouvai cependant si bienfaisantes, que je les continuai pendant vingt-cinq jours. Mon médecin me dit alors que cela suffisait, et que j’avais fait mon devoir comme un homme. Je ne ressentis plus de rhumatisme. »

Le 4 avril, les voyageurs quittèrent les Têtes-plates pour aller à Spokan-House, où ils apprirent le massacre de M. Read et de tous les siens par les Indiens. Ils repartirent bientôt, et le 16 juin ils arrivèrent au fort Astoria. Un bâtiment, l’IsaacTod, venait d’entrer dans ce fleuve et avait débarqué, entre autres passagers, une jeune fille d’Albion à la blonde chevelure et aux yeux bleus, qui, dans un moment d’enthousiasme, avait consenti à partir comme compagne de voyage de M. Mac…. Miss Jane Barnes était une séduisante servante d’un hôtel de Portsmouth. M. Mac… lui proposa le voyage, et sans penser aux conséquences et aux périls d’une longue traversée, miss Jane accepta. Les Indiens venaient en foule autour du fort pour la regarder et admirer chaque partie de son costume, qu’ils examinaient avec la curiosité la plus scrupuleuse. La garde-robe de la jeune Anglaise était assez singulièrement composée, et chaque jour on la voyait avec une toilette nouvelle qu’elle arrangeait toujours de manière à faire paraître ses formes dans toute leur beauté. Un jour, sa tête ornée de fleurs et de plumes excitait le plus vif enthousiasme ; le lendemain ses cheveux tressés et lisses causaient une égale admiration. Les jeunes femmes craignaient presque de l’approcher, et les vieilles étaient ravies lorsqu’elles obtenaient la permission de la toucher. Quelques chefs, ayant appris que son protecteur avait l’intention de la renvoyer dans sa patrie, essayèrent de prévenir ce malheur en lui faisant des offres de mariage. L’un d’eux particulièrement, le chef principal des Chinouks, vint au fort, paré de ses plus beaux habits, la figure peinte en rouge et le corps reluisant d’huile de baleine. Il était jeune et avait quatre femmes. Il dit à Jane que si elle consentait à faire son bonheur, il enverrait cent fourrures de loutre de mer à ses parens ; qu’il s’engageait à ne lui jamais faire porter de bois, et qu’elle pourrait garder son costume européen ; qu’elle aurait toujours du saumon, des anchois, du chevreuil en abondance, et qu’elle pourrait fumer par jour autant de pipes de tabac qu’elle le jugerait convenable. Ces offres séduisantes ne touchèrent pas cependant la belle Anglaise. L’Indien fit encore plusieurs tentatives infructueuses, et bientôt on apprit qu’il complotait, avec quelques-uns des siens, de l’enlever au moment où elle se promènerait seule sur la baie. Miss Barnes fut donc obligée de cesser ses rêveries solitaires sur les bords de la mer, et pour se soustraire aux poursuites amoureuses de l’Indien, elle se décida à retourner en Angleterre par Canton. Arrivée dans cette ville, elle devint aussi un objet d’admiration et de curiosité pour les habitans du céleste empire. Un gentleman anglais, d’une grande fortune, lui offrit de l’épouser. Cette proposition était beaucoup plus tentante que celle des chefs indiens, et bien au-delà de ce qu’elle aurait pu espérer en Angleterre. Elle accepta donc, et lady Jane vécut depuis dans toutes les jouissances du luxe oriental. »

Nous avons parlé de la forme singulière que présente le crâne chez les Indiens Têtes-plates. Cette forme est due en grande partie à l’art, et M. Cox décrit ainsi le procédé par lequel on l’obtient. Immédiatement après sa naissance, l’enfant est placé dans une espèce de berceau semblable à une auge oblongue, et rempli de mousse. Un des côtés sur lequel repose la tête est plus élevé que le reste. On pose une natte sur le front de l’enfant, avec un morceau d’écorce de cèdre par-dessus, et on comprime le tout au moyen de cordes passées dans les trous pratiqués sur les côtés du berceau. Cet usage barbare se continue pendant un an environ. Un enfant dans cet état de compression, avec ses petits yeux noirs sortant de leur orbite, est horrible à voir.

Chez presque toutes les tribus sauvages de l’Amérique, la tactique militaire consiste à fondre à l’improviste sur l’ennemi, à massacrer ou à faire prisonniers les femmes et les enfans. La manière de faire la guerre des Chinouks leur fait plus d’honneur. Lorsqu’ils sont décidés à combattre, ils avertissent leurs ennemis du jour où ils les attaqueront ; et après avoir enrôlé un certain nombre de jeunes gens, ils s’embarquent dans leurs canots pour se rendre au lieu du combat. En arrivant au village ennemi, ils entrent en pour-parlers, et tâchent de terminer la querelle à l’amiable par une négociation. Quelquefois une tribu neutre se charge du rôle de médiateur. Mais si ses efforts sont inutiles, on se prépare de part et d’autre au combat ; si le jour est avancé, on attend jusqu’au lendemain matin, et les deux camps passent la nuit à pousser des hurlemens horribles et à s’injurier mutuellement. Ces sauvages combattent en général de dedans leurs canots, qu’ils ont soin d’incliner d’un côté en présentant le flanc le plus élevé à l’ennemi. Il y a généralement peu de sang répandu dans ces combats, protégés comme le sont les combattans par leurs canots et par des armures impénétrables aux flèches. Dès qu’un ou deux guerriers succombent, le parti auquel ils appartiennent s’avoue vaincu, et le combat cesse. Si les assaillans ne réussissent pas, ils retournent chez eux sans la satisfaction qu’ils demandaient ; mais s’ils sont vainqueurs, ils reçoivent du parti vaincu de nombreux présens, outre ceux qu’ils exigeaient dans leur première demande de satisfaction. Les femmes et les enfans sont toujours renvoyés avant que l’engagement ne commence. Les armes des Ckinouks sont l’arc et la flèche et une espèce d’épée à deux tranchans de deux pieds et demi de long sur six pouces de large ; mais il est rare qu’ils combattent d’assez près pour en faire usage. Leur armure consiste en une espèce de corset de peau de daim.

Le 5 août 1814, les négocians quittèrent de nouveau le fort Astoria pour rentrer dans l’intérieur. Une nouvelle attaque des Indiens les arrêta pendant la nuit, au second portage ; mais les sauvages furent délogés à coups de fusil ; malheureusement un pauvre Canadien, qui avait été placé en sentinelle, avait été grièvement blessé d’un coup de feu, et mourut au bout de quelques heures ; ce fut le premier indice que les Indiens eussent aussi des armes à feu.

Les Wallah-Wallah furent fort étonnés à la vue d’un coq, de trois poules, de trois chèvres et de trois cochons qu’avaient apportés avec eux les Américains. Ils donnèrent aux poules le nom de coqs de bruyère des hommes blancs, aux chèvres celui de chevreuils des hommes blancs, et aux cochons celui d’ours des hommes blancs.

À sept cent milles de l’embouchure de la Columbia se trouve une chute immense et perpendiculaire de soixante à soixante-dix pieds. Le bassin au pied de la cascade ressemble à un chaudron bouillant : c’est pour cette raison sans doute, ainsi qu’en mémoire de celle qui porte le même nom, près de Québec, quel les Canadiens l’ont appelée la Chaudière. La tribu d’Indiens qui habite les environs porte aussi le nom de Chaudières. Ces Indiens n’avaient pas encore vu d’hommes blancs, et les femmes surtout montrèrent le plus grand étonnement à leur vue. « Une d’elles, dit l’auteur, me pria de lui montrer mes bras : elle voulut voir ensuite ma poitrine. Je la lui découvris, et elle finit par être persuadée que ma peau était blanche par tout mon corps, ce dont elle semblait douter d’abord. Elle fut de même très surprise à la vue des cheveux roux de M. M’Donald, et demanda la permission de les voir de près. Il y consentit, et, s’étant assise, elle poussa de suite ses recherches jusqu’à leurs racines, croyant faire quelque découverte. Elle attribua l’absence des petites bêtes qu’elle cherchait à la couleur des cheveux, qui, disait-elle, leur faisait sans doute peur. Se tournant alors de mon côté, et voyant que mes cheveux étaient plus foncés, elle me demanda la permission de faire la même perquisition sur moi. Je m’y prêtai volontiers ; mais ses recherches n’ayant abouti à aucun résultat, elle parut fort désappointée, et se leva toute en colère, en disant que nous étions par trop propres. »

Le premier volume de ce voyage finit par le récit de la mort d’un des chasseurs de la caravane, nommé Jacques Hoobe, massacré par les Indiens. Hoobe était né en France, où il avait été soldat : il avait aussi combattu dans ces fameuses plaines d’Abraham, derrière Québec, où l’imprudent et trop brave marquis de Montcalm fut tué, et nous fit perdre à-la-fois Québec et tout le Canada.

Le second volume commence par une nouvelle attaque des Indiens contre les négocians à la rivière Wallah-Wallah, attaque que M. Cox raconte fort longuement.

« Nous ne perdîmes pas de temps à débarquer, et nous armâmes promptement tous nos hommes en leur distribuant des munitions. Le peu d’Indiens qui étaient de notre côté de la rivière fuirent à notre approche, et ceux qui étaient de l’autre côté nous tirèrent des coups de fusils, mais la distance était trop grande pour que les balles arrivassent jusqu’à nous. La Columbia a plus d’un mille de large en cet endroit. La nuit approchait, et il était urgent de choisir une place convenable pour camper, et où l’on fût en sûreté jusqu’à ce qu’un rapprochement eût lieu entre nous et les sauvages. Au milieu de la rivière, et à peu de distance de nous, s’élevait une île de deux milles de long environ, basse, sans arbres, couverte de sable et de gravier. Nous pensâmes que c’était le lieu le plus propre à nous mettre à l’abri d’une surprise. À peine étions-nous à deux cents pas du rivage que plusieurs flèches vinrent tomber près de nous, quoiqu’au moment de notre embarquement, nous n’eussions vu aucun Indien. Deux hommes même furent blessés, l’un à l’épaule, et l’autre au cou. Nous arrivâmes cependant à l’île sans autre accident. — La nuit fut froide et obscure, avec de la pluie de temps en temps. On fit éteindre les feux du camp qui pouvaient servir de point de mire à nos ennemis ; cette précaution ne fut pas inutile ; car, une heure avant le jour, nous découvrîmes plusieurs sauvages tout près du camp, qui s’en approchaient en se traînant sur les mains et sur les pieds.

« Nos méditations ne furent rien moins que riantes pendant cette longue nuit, au milieu d’un grand fleuve, dont le rivage était occupé par des ennemis braves et puissans. Nous étions tous décidés cependant à vendre chèrement notre vie. Un conseil de guerre fut assemblé au point du jour, et, après quelques discussions, il fut résolu que nous quitterions l’île, que nous demanderions une entrevue à un chef, et que quelques marchandises lui seraient offertes pour l’apaiser. Il fit un si grand vent toute la journée, qu’il fut impossible de nous embarquer, et nous passâmes une autre bien triste nuit sur cette île, sans bois pour faire du feu. Vers minuit, le vent tomba. Le ciel était sombre et sans une étoile. Nous aperçûmes tout-à-coup un feu sur une montagne, dans le nord-ouest. On répondit à l’instant à ce signal par un autre feu que nous vîmes briller au point opposé, et qui lui-même fut suivi par d’autres à l’est et à l’ouest. Pendant ce temps le bruit vague des pagaies des canots, qui passaient et repassaient le fleuve, nous prouva que nos ennemis veillaient sur nous, de manière à ce que nous ne pussions leur échapper dans l’ombre. »

Pour surcroît de malheur, plusieurs corbeaux vinrent à passer en ce moment, et mirent le comble à la terreur des superstitieux Canadiens. L’un des voyageurs, M. Keith, eut toutes les peines du monde à les rassurer. Ce n’est que sur la judicieuse observation que les corbeaux n’avaient pas croassé, qu’ils reprirent quelque courage. Une petite harangue dans laquelle il leur rappela le courage de leurs ancêtres, les Français, dont quelques centaines seulement mettaient en fuite des milliers d’Indiens, produisit un assez bon effet, et quelques verres de rhum, distribués à la ronde, firent le reste.

« On atteignit bientôt les rives du fleuve. Deux hommes furent laissés dans chaque canot, et le reste de la troupe, au nombre de quarante-huit, gravit la côte. Aucun naturel ne se montrait encore ; on s’arrêta une demi-heure sans trop savoir quel chemin suivre, lorsque quelques Indiens à cheval apparurent à une certaine distance. Michel, l’interprète, fut envoyé au devant d’eux avec une longue perche surmontée d’un mouchoir blanc. Il les héla quelque temps sans obtenir de réponse. Ils parurent cependant comprendre ce signe de paix, et après quelque hésitation, deux d’entre eux s’approchèrent et demandèrent ce que nous voulions. Michel répondit que nous désirions avoir un entretien avec les chefs. Les deux Indiens se retirèrent et revinrent bientôt nous apprendre que les chefs des environs ne tarderaient pas d’arriver. En moins d’une demi-heure, nous vîmes paraître un nombre considérable d’Indiens à cheval, précédés d’environ cent cinquante guerriers à pied, tous armés de fusils, de lances, de tomahawks et de flèches : ils s’arrêtèrent à cinquante pas de nous. Un groupe de trente à quarante guerriers également bien armés sortit en même temps du bois. Leurs cheveux étaient coupés en signe de deuil, et leurs corps presque nus étaient peints en rouge. C’étaient les parens de l’Indien que nous avions mis à mort, et ils chantaient en approchant le chant de mort de la tribu.

« Ils se placèrent au centre, et tout le corps se forma alors en un croissant. Parmi eux étaient des Chinnapums, des Yackamans, des Sokulks et des Wallah-Wallah. Ils restèrent quelque temps immobiles, et gardèrent un profond silence. Enfin MM. Larocque, Keith et Stewart s’avancèrent en armes à une égale distance des deux corps, et demandèrent la parole. Deux chefs, accompagnés de six Indiens en deuil, s’avancèrent vers eux : M. Keith leur offrit le calumet de paix, mais ils le refusèrent d’une manière froide et dédaigneuse. On leur fit entendre, dans un assez long discours, que nous étions fâchés de ce qui était arrivé, et que nous indemniserions les parens du mort. Ils demandèrent quelles seraient les indemnités offertes, et quand on leur répondit qu’elles consisteraient en couvertures, habillemens et ornemens de femmes, ils refusèrent avec indignation, et leur orateur déclara que la conférence était rompue, si deux hommes blancs (dont l’un devait être le chef à la tête rouge) ne leur étaient livrés pour être sacrifiés, selon leur coutume, aux âmes de leurs guerriers morts. Tous les yeux se tournèrent alors vers M. M’Donald, qui, à cette demande, fit la plus horrible grimace, et qui, si nous ne l’avions arrêté, se serait jeté à l’instant sur l’insolent orateur. M. Keith répondit aux Indiens, d’une voix calme et assurée, qu’aucune considération ne le déciderait jamais à sacrifier un homme blanc à leurs vengeances. Il leur rappela qu’ils avaient été les agresseurs, et que c’était pour avoir volé les marchandises des blancs que celui qu’ils regrettaient avait été tué. Il les assura que nous préférions vivre en amis plutôt qu’en ennemis avec eux ; mais que, si la nécessité le voulait, les blancs sauraient se montrer dignes d’eux-mêmes. Il leur rappela la supériorité des armes à feu sur leurs arcs, et leur fit remarquer que pour un des siens mort, six des leurs mordraient la poussière ; il finit par leur conseiller de se retirer, en les prévenant que de leur décision dépendrait le séjour des blancs dans leur pays ou leur départ pour toujours.

« Un violent débat s’éleva alors parmi les Indiens. Les uns voulaient qu’on retirât la demande des deux blancs, et qu’on exigeât en place plus de marchandises et de munitions. Mais les autres, au contraire, et c’étaient les plus nombreux, ne voulaient rien changer à leurs premières propositions. Bientôt Michel, qui nous traduisait tout ce qu’il entendait, nous avoua qu’il n’y avait plus d’espoir. Tout le monde reçut l’ordre de se préparer au combat. Nos ennemis se divisèrent en deux partis, dont l’un s’avança dans le bois, et l’autre se dispersa derrière les arbres et dans les broussailles, d’où, étant à l’abri, ils pouvaient tirer en sûreté. Par leurs mouvemens, nous jugeâmes qu’ils voulaient nous prendre en flanc. Nous changeâmes de position, et nous nous mîmes sur une seule file à trois pas les uns des autres. MM. Keith et Stewart demandèrent alors leurs fusils.

« Une pause suivit ces préparatifs, mais tout-à-coup un bruit de chevaux se fit entendre, et douze guerriers arrivèrent au galop ; ils s’arrêtèrent au milieu des deux partis et mirent pied à terre. Ils étaient conduits par un jeune chef qui, courant aussitôt vers M. Keith, lui présenta la main de la manière la plus amicale ; son exemple fut suivi à l’instant par ses compagnons. Le jeune guerrier donna ensuite l’ordre aux Indiens de sortir de leurs cachettes, et de comparaître devant lui. Il fut promptement obéi, et ayant pris connaissance de l’affaire, il leur fit un long discours qui dura près de deux heures et finit par ses mots : — Venez, Wallah-Wallah, et vous tous qui m’aimez, fumer avec nous le calumet de paix. La harangue du chef produisit son effet ; tout s’arrangea à l’amiable, et le calumet passa de bouche en bouche des Indiens aux blancs mêlés ensemble.

« Ce jeune chef avait vingt-cinq ans et portait le nom d’Étoile du matin. Il était renommé pour sa bravoure, et dix-neuf chevelures qu’il avait enlevées à des ennemis tués de sa main ornaient le cou de son cheval. M. Keith lui offrit, en récompense de sa protection, un superbe fusil de chasse avec une grande quantité de poudre et de plomb. »

Dans les plaines immenses qui séparent Oakinagan de Spokan on voit à certaines époques de grands troupeaux de chevreuils. Ils sont faciles à chasser vers la fin de l’été, et les Indiens les prennent en grand nombre à-la-fois ; voici la méthode qu’ils emploient : lorsqu’ils se sont assurés de la direction que les chevreuils ont prise, une partie de leurs chasseurs fait un détour pour arriver en tête de la bande, tandis qu’une autre partie reste sur les derrières, et met le feu aux herbes. La flamme se communique avec rapidité, les chevreuils sont arrêtés dans leur fuite par des chasseurs placés en embuscades, et pendant qu’ils hésitent entre deux dangers, un grand nombre tombe percé de flèches. Les loups rivalisent presque avec les Indiens par la manière dont ils chassent le chevreuil. Lorsque la faim les presse, ils s’avancent en troupe à la recherche de ces pauvres animaux ; une fois assurés de la direction qu’ils ont prise, ils se forment aussitôt en fer à cheval, et après quelques habiles manœuvres, ils parviennent à les chasser vers le grand ravin qui traverse ces plaines ; ils serrent alors leurs rangs, et pressent leurs victimes de si près, qu’ils ne leur laissent plus que le choix de se briser dans les précipices effrayans de ce ravin, ou de se jeter dans leurs gueules béantes.

M. Cox, ayant obtenu le commandement d’Oakinagan, y fit bâtir un petit fort entouré de fortes palissades de quinze pieds de haut, et flanquées de deux bastions. Chaque bastion portait un canon de quatorze, et avait des meurtrières pour les fusils. La situation d’Oakinagan est excellente pour une ville commerciale. Son sol est fertile, les chevaux s’y trouvent en grand nombre, et elle communique avec la mer par la Columbia. Les rivières abondent en poisson, et les naturels sont doux et tranquilles. Quand la civilisation, qui s’avance à si grands pas vers l’ouest de l’Amérique, aura passé les Montagnes Rocheuses, on ne pourra manquer de choisir cet emplacement pour y élever une ville. Cependant, si on en croit M. Cox, le séjour d’Oakinagan serait peu agréable. Les voyageurs eurent beaucoup à souffrir des mousquites, surtout aux momens de repos. Pendant leur repas ils étaient obligés d’avoir à chaque bout de la table un pot de fer rempli de sciure de bois et de bois pourri, qui, étant allumés, donnaient une fumée très épaisse sans flamme. C’était le seul moyen de chasser ces terribles insectes, mais c’était un remède désespéré, car on était presque suffoqué par les nuages épais qui se dégageaient. Pendant ce temps les mousquites se tenaient en foule aux portes et aux fenêtres, attendant la dispersion graduelle de la fumée ; et dès que l’atmosphère devenait moins chargée, ils attaquaient de plus belle les pauvres voyageurs.

« Les chevaux souffraient aussi de la piqûre de ces insectes. Nous fîmes allumer dans les prairies plusieurs feux de bois pourri près desquels leur instinct les rassemblait tous. Ces pauvres animaux avaient tant d’intelligence que, lorsque la fumée de leur feu commençait à diminuer et à ne plus les protéger, ils venaient au fort en galopant et en hennissant de la manière la plus significative pour demander une nouvelle provision : dès qu’ils voyaient les hommes partir avec du bois, et se rendre aux feux, ils les suivaient et attendaient patiemment que la fumée mît de nouveau l’ennemi en fuite. Il y avait de très belles fleurs dans le voisinage du fort, et les oiseaux-mouches, que les Canadien nomment oiseaux des dames, y voltigeaient sans cesse. Mais il y avait aussi des serpens noirs et des serpens à sonnettes. Les Canadiens en mangeaient souvent ; leur chair est très blanche, et a, dit-on, un goût délicieux. Il faut prendre, selon M. Cox, de grandes précautions quant à la manière de tuer cet animal, lorsqu’on le destine à la table, car s’il ne meurt pas du premier coup et qu’il ne soit qu’étourdi, il se mord aussitôt en plusieurs endroits, s’empoisonne, et devient fatal à celui qui le mange. Nous ne nous rendons pas, comme on le pense bien, garant de cette assertion, non plus que de l’anecdote suivante.

« Je chassais un jour dans la plaine, dit M. Cox, avec quelques-uns de mes hommes. Nous nous étions arrêtés vers midi, pour faire reposer nos chevaux et nous rafraîchir sous des sycomores baignés par un limpide ruisseau. Plusieurs faucons planaient au-dessus de nos têtes, et, à en juger par leur taille, leurs serres immenses et leur énorme bec, je crois qu’ils auraient très facilement enlevé un canard et même une oie. Nous en abattîmes deux à coups de fusil, et nous pûmes les examiner à loisir ; mais près de là était une petite colline, au haut de laquelle je remarquai que ces oiseaux se rassemblaient en grand nombre. Je pensai qu’ils avaient établi là leur quartier-général. Je m’acheminai seul de ce côté. Arrivé sur la colline, j’y vis en effet un nid énorme fait de branches d’arbres placées les unes sur les autres, et dont la moindre avait un pouce de circonférence. Des os épars, des squelettes, des pigeons à moitié dévorés et d’autres oiseaux morts étaient disséminés à l’entour. Ce que j’abhorre le plus après le requin et le serpent à sonnettes, c’est le faucon. Je résolus d’anéantir ce nid et d’en disperser les habitans : mais à peine avais-je commencé l’œuvre de destruction avec mon coutelas, que jeunes et vieux s’abattirent sur moi, et m’attaquèrent avec fureur de tous côtés, mais surtout au visage et aux yeux, qu’ils semblaient vouloir m’arracher. Je me mis à crier au secours de toutes mes forces, et me débattis tant que je pus avec mon coutelas. Trois hommes eurent bientôt gravi la colline : ils me crièrent de fermer les yeux et de me jeter à terre, si je ne voulais pas être aveuglé. J’obéis sur-le-champ. En même temps une balle de leurs carabines démonta un énorme faucon, qui semblait être le père de la troupe. Il tomba tout près de mon cou, et dans son agonie, tâcha de m’enlever l’oreille gauche, en faisant un dernier effort ; mais je lui échappai, et lui donnai le coup de grâce avec mon poignard. La mort du chef fut suivie de celle de deux autres. Toute la bande se dispersa, et nous nous retirâmes, après avoir anéanti ce repaire. »

Le voyageur parle plus loin des singuliers combats que les loups livrent aux chevaux dans les immenses plaines de ces contrées.

« J’eus un jour, dit-il, tout le loisir d’observer un pareil spectacle. La première annonce de l’approche des loups fut quelques aboiemens aigus répétés à certains intervalles. Bientôt de semblables aboiemens y répondirent dans une direction opposée. Enfin les sons se rapprochèrent peu-à-peu et cessèrent à la jonction des différentes bandes. Mes compagnons et moi, nous préparâmes nos fusils, et nous nous cachâmes derrière quelques haies ; cependant les chevaux, qui prévoyaient le danger dont ils étaient menacés, commencèrent à frapper le sol avec leurs pieds, à secouer la tête et à regarder d’un air farouche autour d’eux, en montrant tous les symptômes de la plus grande terreur. Un ou deux étalons se mirent à leur tête, et paraissaient attendre l’attaque avec calme.

« Les confédérés, au nombre de deux à trois cents, entrèrent dans la plaine, en formant un demi-cercle dont les côtés s’étendaient, avec l’intention évidente d’entourer l’ennemi. Les chevaux, à la vue de ce mouvement, comprirent aussitôt son but, et, redoutant la rencontre d’une force aussi considérable, ils firent volte-face à l’instant, et partirent de tous côtés au galop. Leur fuite fut pour les loups le signal de l’attaque, et tous en même temps, poussant d’horribles hurlemens, les suivirent à la course, en formant toujours un croissant, et leur avant-garde atteignit bientôt deux ou trois traînards.

« Ces chevaux cependant firent bonne contenance, ils se ruèrent sur les loups qui les poursuivaient et en mirent quelques-uns hors de combat. Mais ceux-ci, venant à être renforcés par de nouveaux auxiliaires, auraient bientôt repris leur revanche, si, quittant tout-à-coup notre retraite, nous n’eussions fait feu sur le gros des ennemis, dont cinq restèrent sur la place. Tout le bataillon se retourna à l’instant et se dispersa en fuyant du côté des montagnes, tandis que les chevaux, au bruit des armes à feu, galopèrent à notre rencontre. Notre présence en enleva certainement un bon nombre aux dents de leurs ennemis, et par leurs hennissemens, ils semblaient exprimer leur joie et leur reconnaissance pour le secours que nous leur avions porté en temps si opportun. »

Les lynx ne sont pas aussi nombreux que les loups, mais ils font plus de ravages, et sont individuellement plus hardis. Le lynx est un animal dangereux à rencontrer, surtout s’il est légèrement blessé, ou si ses petits sont en danger ; il se jette alors sur l’homme sans manifester la moindre crainte. Sa chair est excellente, surtout en automne. Les ours y sont aussi très dangereux ; l’anecdote suivante en est une preuve :

« Dix Canadiens avaient été envoyés en canot sur la rivière Tête-plate. Le troisième jour après avoir quitté le fort, pendant qu’ils étaient tranquillement assis autour d’un feu pétillant, à manger leur part d’un cerf rôti, un grand ours affamé sortit de derrière les arbres voisins, et s’approcha sans bruit du groupe. Avant d’être aperçu, il sauta par-dessus le feu, saisit un des convives qui avait en main un os bien fourni, et l’emporta à cinquante pas sans s’arrêter. Cet incident, comme on peut le croire, coupa court au repas. L’enlèvement de leur pauvre compagnon jeta les Canadiens dans une morne stupeur. Cependant un d’eux, Baptiste Leblanc, saisit son fusil, et allait tirer, quand ses compagnons l’arrêtèrent, craignant qu’il n’atteignît aussi leur malheureux camarade. Pendant ce temps, l’ours, qui s’était arrêté pour ronger l’os de son prisonnier, serrait moins fort sa proie, tout en la conservant en sa puissance. Une ou deux fois, le pauvre captif tenta de s’échapper. L’ours se contenta d’abord de le surveiller de plus près ; mais à sa troisième tentative d’évasion, il le prit par le milieu du corps, et commença à lui faire sentir de ces terribles embrassemens qui finissent ordinairement par la mort. Le malheureux poussait des cris déchirans. Mais apercevant tout-à-coup Leblanc qui levait son fusil en attendant le moment favorable de faire feu : « Tire ! tire ! si tu m’aimes, s’écria-t-il ; à la tête ! à la tête ! » — Leblanc n’en attendit pas davantage, fit feu, et blessa l’ours à la tempe droite. Il tomba en lâchant son prisonnier, mais il lui fit avec ses pattes une horrible égratignure à la figure. Le tireur courut ensuite au secours de son camarade, et acheva l’ours avec son couteau de chasse. Cet ours était extrêmement maigre, et n’avait réellement que la peau sur les os, ce qui explique sa hardie tentative. »

Depuis l’embouchure de la Columbia jusqu’aux premiers rapides, le climat est doux ; le mercure descend rarement au-dessous de zéro, et ne dépasse jamais 22°. Les vents d’ouest règnent ordinairement pendant l’été et le printemps, et sont remplacés par les vents du nord-ouest qui soufflent avec assez de force pendant l’automne. Les pluies commencent au mois d’octobre et ne cessent guère qu’au mois d’avril ; alors ce sont des torrens qui tombent du ciel. Le soleil est des semaines entières sans se montrer, et le seul vêtement qui puisse garantir le voyageur est une chemise faite avec des intestins de lion de mer, dont les différentes parties sont artistement cousues ensemble. Elle est surmontée d’une espèce de capuchon, et lorsqu’on est recouvert de ce garde-pluie, comme l’appellent les Canadiens, on peut défier toutes les cataractes du ciel. Ces chemises sont faites par les naturels qui habitent le voisinage des établissemens russes au nord de la Columbia,

La nature s’est montrée libérale de ses dons envers ces contrées. Au printemps, on y trouve en abondance un petit poisson que Lewis et Clarke ont cru être l’anchois. Les naturels le fument et le salent, et s’en servent comme d’un moyen d’échange avec les Indiens de l’intérieur pour en obtenir des racines. Depuis le mois de juin jusqu’à la fin d’août, un saumon délicieux remplit les rivières, et août et septembre y amènent de superbes esturgeons. M. Cox en a vu de onze pieds de long, qui pesaient de trois à quatre cents livres. Une grande variété de fruits sauvages y croissent également.

Les principaux quadrupèdes sont le renne, le cerf rouge, le cerf à queue noire, l’ours noir, le brun et le gris (ce dernier est très féroce) ; le loup, la panthère, le chat-tigre, le chat sauvage, la marmotte, la loutre de terre, le rat musqué, le rat des bois, et la loutre de mer, qui fournit la fourrure la plus précieuse de toutes. On tue quelquefois des ours blancs au nord de la Columbia, mais ils y sont rares.

La santé de M. Cox était depuis long-temps languissante, il décida à retourner par terre au Canada. Le 16 avril 1817, il partit du fort Saint-Georges, et remonta le fleuve. La troupe se composait de quatre-vingt-six personnes. Le 28 mai, les voyageurs arrivèrent à la rivière Canot, après avoir perdu six hommes, noyés par le chavirement d’un bateau. Cette rivière est située par 52°7′9″ latitude nord. Les eaux étaient tellement gonflées par la fonte des neiges, qu’elle avait l’aspect d’un lac immense, et qu’on ne pouvait reconnaître les endroits où elle était quelquefois guéable.

Rien de plus triste que l’aspect du pays : on n’y apercevait aucune trace d’êtres humains. Au nord s’élevaient, à une immense hauteur, des rangées de montagnes couvertes de cèdres et de pins énormes, tandis que le sud présentait des rochers perpendiculaires et gigantesques, couverts de mousse, d’où se précipitaient, à certaines distances, des cascades de sept à huit cents pieds, qui venaient bouillonner dans le torrent qui roulait au-dessous. Les voyageurs traversèrent la rivière à un endroit nommé la Grande-Traverse, à cause de sa largeur. Il était assez dangereux de tenter ce passage ; mais ils avancèrent tous en ligne, les plus faibles soutenus par les plus forts, chacun tenant son voisin fortement serré par la main. Cette disposition était fort sage ; car, pendant le passage, plusieurs perdirent pied, et auraient probablement péri sans le secours de ceux qui les soutenaient. Après s’être séché et avoir déjeuné, on campa assez près de la Grande-Côte, qui est la principale montagne à franchir, quand on vient de la Columbia. Sa base est couverte de cèdres et de pins d’une grandeur énorme ; mais, à mesure qu’on s’élève, leur taille diminue, et, au haut de la montagne, ils sont presque nains. En quatre heures et demie, on arriva à cet endroit. De là jusqu’au sommet il fallut traverser un vaste désert de neige, en envoyant des hommes en avant, pour se frayer un chemin : c’était une scène de désolation aussi sauvage que terrible. Parfois le bruit continuel des cascades était étouffé par le roulement sourd des avalanches, qui, détachées de leurs lits de glace, finissaient par une terrible explosion, qu’on aurait plutôt attribuée à des milliers de poudre éclatant dans les airs qu’à la simple chute d’une masse de neiges.

Le 2 juin, ils arrivèrent à la rivière Rocky Mountain, qu’ils traversèrent en radeau, non sans courir de grands dangers. La rivière Athabasca, qu’ils rencontrèrent après celle-ci, fut également traversée en radeau. Sa largeur était de quatre cents mètres à l’endroit du passage. En parlant des animaux qu’on rencontre dans les Montagnes Rocheuses, l’auteur rapporte ce que les Crees, tribu qui habite les rives de l’Athabasca, lui dirent de certains animaux qui fréquentaient jadis ces montagnes. Selon ces sauvages, ces animaux étaient d’une taille si prodigieuse, qu’aucun quadrupède connu n’en approcherait. Ils vivaient d’abord dans les plaines, à une grande distance dans l’est ; mais ils furent chassés par les Indiens dans les montagnes. Ils détruisaient tous les animaux, et si leur agilité avait été égale à leur force, ils n’auraient probablement pas laissé un seul Indien vivant ». Peut-être ces Indiens faisaient-ils allusion au mammouth dont différens restes ont été trouvés, à plusieurs époques, dans quelques parties de l’Amérique[2].

La hauteur des Montagnes Rocheuses varie considérablement. M. Cox assure qu’il s’y est élevé à onze mille pieds anglais au-dessus du niveau de la mer.

Le 10 juin, les voyageurs remontèrent la rivière de la Biche ; et le 12, ils arrivèrent au lac qui porte ce nom. Le 25, on campa à une petite rivière nommée la Plonge ; le 26, on entra dans un des principaux bras de la rivière du Castor, et l’on s’arrêta à l’île à la Chasse. Bientôt on vit flotter un drapeau sur le fort de la compagnie du Nord-ouest qui se trouve dans cet endroit, et la chanson à l’aviron fut entonnée par tous les Canadiens à-la-fois. Les voyageurs se remirent en route le 29, entrèrent dans l’English-River, passèrent de nombreux lacs et rapides, arrivèrent à Cumberland-House, à la rivière Saskachowaine ; et le 15 juillet au lac Winepec. Enfin, après un voyage de plus de cinq mois, depuis leur départ de chez les sauvages, et des fatigues de toute espèce, ils atteignirent Montréal.

L’ouvrage de M. Cox se termine par une lettre qui lui est adressée de l’intérieur, en date du mois de juillet 1829. On y verra que les affaires de la compagnie n’y prospéraient pas.

« Le nombre de personnes tuées l’hiver dernier est incroyable, surtout dans notre ancien département de Columbia.

« Le bâtiment de la compagnie, après un assez court passage, s’est perdu sur la barre, et son équipage entier, composé de trente-six personnes a été massacré par les Clatsops.

« Votre ami O… pendant qu’il était à la chasse, a été attaqué par les Pieds-noirs, et quatre de ses hommes ont été tués.

« Deux compagnies américaines, commandées par MM. Smith et Tulloch, ont été entièrement détruites ; une grande quantité de marchandises est tombée dans les mains des sauvages. Ces malheurs réunis ont prodigieusement affaibli notre influence sur les Indiens, et ils sont devenus beaucoup plus hardis et entreprenans. Nous craignons que l’hiver prochain ne nous amène de nouveaux désastres.


eugène ney.
  1. The Columbia river, or scenes and adventures, during a residence of six years on the western side of the Rocky Mountains among various tribes of Indians hitherto unknown, together with a journey across the american continent ; by Ross Cox. London, 1832, in two volumes.
  2. Il existe au museum de Philadelphie un squelette entier de mammouth, dont une côte seulement est en bois. Entre ses jambes est placé un grand squelette d’éléphant qui ne le touche pas, et à un de ses pieds est une souris.