Calmann-Lévy, éditeurs (p. 66-83).


V


Je craignais une verte réprimande pour le lendemain, mais aucune admonestation ne m’eût fait payer trop cher le souvenir délicieux de cette soirée. Madame Gannerault se montra d’humeur indulgente. Elle comptait patronner Rambert dans le monde et se tailler un joli petit rôle de Mécène féminin. Sa vanité était doucement émue par l’éclat que le musicien, devenu célèbre, répandrait sur son salon. Sans beaucoup apprécier les Scènes populaires dont l’écriture l’effarouchait, elle déclara que Rambert avait un immense talent.

La semaine suivante, madame Laforest nous réunit tous à un grand dîner. Bien que je fusse placée loin de Rambert, nos yeux se rencontrèrent assez souvent pour me donner l’illusion d’une sympathie croissante et partagée. Mais la causerie générale qui suivit, m’interdisant tout aparté avec le jeune homme, me laissa je ne sais quelle impression de désenchantement que la nuit ne put dissiper. Déjà le visage brun aux yeux bleus hantait mes rêves, — rêves tout platoniques, puérils, indécis et charmants. Madame Laforest partait pour un long voyage et je ne savais quand je reverrais mon nouvel ami… Le hasard, aidé peut-être par d’ingénieuses supercheries, nous remit plusieurs fois en présence, sans que je prisse conscience du sentiment qui germait dans mon cœur. Ah ! je n’analysais pas alors ces sensations savourées dans leur douceur brève. Je ne savais pas si j’aimais Rambert, ou plutôt si j’aimais l’amour suggéré par sa voix, par ses yeux, par ses attitudes. Dans la splendeur de l’été, le ciel, l’univers, la ville, revêtaient des aspects imprévus. Tout était joie et bienveillance. Un souffle d’espoir m’emportait, légère, le cœur pénétré d’un fluide infiniment doux. Attendrie, dans l’attente d’un bonheur poignant, je souhaitais prolonger ce rêve où je vivais, et chaque soir me semblait effeuiller un des jours les plus radieux de ma jeunesse.

Un soir, Rambert se présenta chez nous et, dès l’étreinte de nos mains, je sentis que nos rapports d’étrangers sympathiques s’étaient transformés en rapports tout autres que je ne savais définir… Il avait apporté les Lieder de Schumann, les mélodies de Grieg, la partition de Lohengrin… Une impatience d’enfant me prit de déchiffrer cette musique toute nouvelle pour moi et qui m’était révélée par l’amour, au moment où j’étais capable enfin de la comprendre. Mais Rambert m’arrêta :

— Et l’air d’Amadis ? Vous oubliez vos promesses ?

Je dus me mettre au piano, un peu tremblante. Il m’écoutait comme un juge sévère à la fois et amusé.

— Allons, du courage, mademoiselle Marianne… Ce n’est pas long… Six vers !… des vers de Quinault !…

Bois épais, redouble ton ombre !
Tu ne saurais être assez sombre,
Tu ne peux trop cacher mon malheureux amour.
Je sens un désespoir dont l’ardeur est extrême.
Je ne dois plus voir ce que j’aime !
Je ne peux plus souffrir le jour.

Je chantai tant bien que mal, d’une voix qui s’affermissait à mesure qu’elle s’élevait. Ma marraine, anxieuse, me faisait des petits signes. Rambert déclara :

— La voix est fort belle, étendue, vibrante… Mais, mademoiselle, l’expression n’y est pas, non, pas du tout.

Je le regardai :

— Évidemment… Que faites-vous du « désespoir dont l’ardeur est extrême » ? Un petit chagrin bien tranquille, une mélancolie bien résignée… Pensez donc, mademoiselle, que le monsieur qui va se cacher dans les bois épais « ne peut plus souffrir le jour… » Il voudrait s’enterrer. C’est très pathétique. .

Il ferma le cahier et ajouta en souriant :

— D’ailleurs, j’aurais été fort surpris — et désagréablement surpris — si vous aviez compris cette sorte de pathétique…

— Pourquoi cela ?

Il baissa la voix.

— Parce que vous ne pouvez pas, vous ne devez pas avoir l’expérience de ces désespoirs « dont l’ardeur est extrême… » et parce que j’aime en vous la naïveté, si intelligente, de vos dix-huit ans.

Avant que j’aie pu répondre, il s’était mis au piano.

— Je vous apporte Lohengrin. Il y a un rôle pour vous : Ortrude.

— Qui est-ce Ortrude ?

— Une méchante femme… qui ne vous ressemble pas.

Je fis la moue :

— Vous aimeriez mieux chanter Elsa ?

— Elsa ?

— La princesse de Brabant, l’adorable Psyché du Nord, l’amante virginale du Chevalier au Cygne… Tant pis pour les contraltos graves.

— Mais ça m’ennuie de chanter les méchantes femmes, les duègnes et les belles-mères.

Il se mit à rire :

— Je ferai un drame lyrique où l’amoureuse sera un contralto grave… Ah ! si vous vouliez entrer au théâtre !

— Je n’y pense guère… Et puis, ma marraine n’y consentirait jamais.

Il joua négligemment les premières mesures du duo du second acte… Puis, s’interrompant tout à coup :

— Oui, je veux faire un drame lyrique et je rêve un rôle de femme — un rôle noble et tendre — que vous puissiez chanter.

— Ma voix vous plaît ?…

— Votre voix ?… Elle ressemble à vos yeux… Elle est profonde, sombre et veloutée… Ah ! j’en suis obsédé ! dit-il en tournant violemment les pages de la partition.

Je restais interdite ! Monsieur et madame Gannerault faisaient un whist avec M. Laforest, sous la lampe, à l’angle opposé du salon. Par la fenêtre ouverte, le roulement des voitures venait jusqu’à nous, mêlé aux frissons de la nuit sans lune, aux aromes du jardin… Un héliotrope fané mourait dans un vase, avec un parfum de chaude vanille… J’étais émue à pleurer.

— Écoutez : c’est Elsa qui chante au balcon, pendant qu’Ortrude et Telramund méditent leur vengeance… Les lueurs de fête s’éteignent dans la Kemenate et, sous la claire lune du Nord, la vierge évoque le sauveur aux armes d’argent, venu des mers lointaines.

D’une voix faible et souple, il murmura la divine phrase d’Elsa, cette musique vraiment céleste qui, a toute la pureté de l’argent, du cristal, du clair de lune. Et se tournant vers moi avec une douceur inconnue dans ses yeux bleus :

— N’est-ce pas, c’est beau ?… C’est l’amour virginal dans toute sa grâce… Elsa a votre âge, dix-sept ans, dix-huit ans au plus. Écoutez maintenant le dialogue de la chambre nuptiale… Jamais la tendresse humaine n’a trouvé des accents plus chastes… Le duo d’amour est pur comme la prière… Et quelle jeunesse, quelle jeunesse !…

Penchée, je tournais lentement les pages, et la tête brune de Rambert frôlant mon épaule, il semblait chanter à mon oreille, pour moi seule, de ce chant parlé qui ne s’élève pas au-dessus du murmure… Ah ! que nous étions loin des joueurs paisibles, du salon en peluche et satin, du boulevard où gémissaient les tramways. Comme elle chantait divinement, ma jeunesse, à l’unisson de la jeunesse d’Elsa…

Quel recueillement religieux, quelle sérénité dans nos âmes, d’où venait que j’étais prête à pleurer ?

— Permettez-moi de vous laisser la partition, dit Rambert.

— Oh ! oui, fis-je avec joie.

Il se leva et s’appuya au balconnet de la fenêtre. Invinciblement, une force me conduisit près de lui.

Je murmurai :

— Je voudrais… Je voudrais chanter votre musique… Pourquoi ne m’apporteriez-vous pas…

— Oh ! dit-il, la musique que vous chanterez, je l’écrirai pour vous seule. Vous l’aurez inspirée. Votre voix lui donnera la vie… Et ce sera beau, je vous jure, ajouta-t-il avec un accent d’enthousiasme… Je vis dans ce rêve, depuis que je vous connais.

Mon cœur battit. Je ne songeai ni à me retirer, ni à feindre l’indifférence, ni à jouer la coquetterie… Ma pauvre petite âme était suspendue aux lèvres de Rambert…

— Jusqu’à ce jour, dit-il encore, j’ai travaillé peu et mal. Je suis un impulsif, je vous l’ai dit. L’inspiration ne me vient qu’avec la fièvre. Je vis d’émotion… et quand je me sens compris et encouragé, une audace joyeuse me soulève… Seul, je retombe à plat dans l’ennui de la vie bête et médiocre. Ah ! pour me faire aimer, je me trouverais du génie !…

Je me taisais. Il reprit :

— Peut-être n’ai-je même pas du talent !

— Ne dites pas cela, m’écriai-je, vous avez du talent. Vous triompherez… Oh ! j’ai foi en vous… Je vous comprends si bien ! Vous m’avez révélé la musique… Il me semble que, moi aussi, guidée par vous, j’aurais du talent..

— Pourquoi ne pas nous entr’aider tous deux ? dit-il avec une expression de tendresse qui me bouleversa tout entière… J’ai deviné que vous êtes, chez votre tuteur, comme un pauvre petit rossignol perdu dans une volière de perroquets… Pardonnez mon irrévérence… Vous êtes une étrangère parmi ces bons Philistins. Ah ! quand je vous ai parlé, la première fois, j’ai bien senti que vous étiez de ma race… N’est-ce pas, Marianne, vous n’êtes pas heureuse toujours ?

— Non, pas toujours, répondis-je sans savoir ce que je disais…

— Voulez-vous que je sois votre ami ?

L’émotion m’étouffait. Rambert, oubliant tout, se rapprochait de moi :

— Je vous aime, je vous aime tant, balbutia-t-il, dans l’ombre où nul ne pouvait nous entendre… Marianne ! Marianne !

— Prenez garde, murmurai-je, la tête perdue… Vous ne savez pas… Je…

La voix de mon parrain, s’élevant, inquiète et surprise, nous sépara brusquement. Je quittai la fenêtre, toute défaillante. Rambert, presque aussitôt, prit congé.

« J’aime ! J’aime et je suis aimée… » Un hymne de triomphe éclata dans mon cœur pendant une nuit inoubliable. La vie était belle, la vie était bonne. Tous mes rêves à la fois s’étaient réalisés… La pauvre fille qui pleurait sur sa laideur prétendue et sa pauvreté certaine, la triste Marianne, élevée quasi par charité, destinée au célibat, à la vie pénible, au professorat fastidieux et humiliant, s’éveillait d’un long cauchemar, heureuse, amoureuse, aimée par un homme dont le charme et le talent auraient séduit les plus difficiles… Et ne séparant pas, dans ma naïveté, le rêve du mariage du rêve de l’amour, je me voyais devenue la femme de Rambert… « Oh ! comme je l’aiderai, comme je saurai le soutenir et le comprendre !… Je me dévouerai à son œuvre, je lui ferai la vie si douce qu’il chérira notre foyer. J’ignore s’il est riche ou pauvre, estimé ou méconnu… Qu’importe ! je ne sais rien de sa vie et tout de son cœur. Il m’aime, il m’aime ! Me voilà donc sortie de ces régions de trouble et de ténèbres où je me suis agitée si douloureusement. Me voilà délivrée de ces hantises qui me faisaient rougir ; délivrée de ces orgueils, de ces colères, de ces désirs indignes de moi et qui me saisissaient devant ma destinée. J’aime. Je chante avec Elsa le cantique de reconnaissance. Qu’il soit béni, celui qui est venu vers moi. »

Mais après avoir rêvé, pleuré, chanté, vécu deux jours et deux nuits dans une folie d’allégresse, je pensai qu’il fallait avertir ceux qui remplaçaient ma famille. Je leur devais bien cette marque de déférence, ne doutant pas que Rambert n’eût pris ma stupeur muette pour un entier consentement.

Quelle émotion, et quel effort je dus faire quand, assise sur les genoux de mon tuteur, comme une petite fille, j’avouai le grand secret de mon amour ! L’adorable bonté du père Gannerault se manifesta spontanément :

— Marianne, ma chérie, est-ce possible ? Rambert t’aime et tu aimes Rambert !

— Si je l’aime ! Ah ! mon parrain ! je l’aime tant que je n’ose vous le dire.

— Tu as bien fait d’être confiante… Ah ! les filles, les filles ! Comme elles savent bien filer leurs amourettes sous le nez des vieux papas aveugles et sourds ?… Alors, comme cela, ma demoiselle, vous n’entrerez pas au couvent ?

Il reprit d’un ton plus sérieux :

— Ma petite Marianne, cette grave circonstance me permettra d’avoir avec toi un entretien qui doit rester secret. Si vraiment Rambert veut t’épouser, nous le mettrons dans la confidence. S’il se dédit, qu’importe ! Tu as l’âge de connaître ta situation en ce monde et…

— Mais, mon parrain, pourquoi monsieur Rambert se dédirait-il ?

— Parce que tu n’as pas ou presque pas de dot, ma petite amie, et que ta pauvreté rend plus ombrageux les épouseurs qu’effraye toujours l’irrégularité de la naissance.

Stupéfaite, je le regardai :

— Marianne, dit-il avec émotion, Dieu nous garde de juger les morts. Ta mère était la pureté, la loyauté, la bonté mêmes. Un homme a abusé de son inexpérience. Tu n’as pas de père, mon enfant…

Je comprenais… Toute pâle, je demandai :

— Je n’ai pas de père légal, soit. Mais celui dont vous parlez…

— Il est mort… Ton aïeul — dont tu dois ignorer le nom — a voulu réparer un abandon inique par l’offrande dérisoire de quelques milliers de francs. Ta mère, malade et désespérée, n’avait aucun moyen d’assurer ton avenir. Elle vint à moi, ton parrain, son ami dès son enfance, et je lui conseillai d’accepter… Tu devines le reste, Marianne. Tes souvenirs confus te représentent encore le couvent d’Auray, la vie cachée de cette malheureuse femme qui t’a confiée à nous en mourant… Ah ! ma fille, que cette révélation n’ébranle pas le culte que tu as voué à sa mémoire. Elle a tant aimé, tant souffert !

Je pris ma tête dans mes mains… Chère maman ! Dieu sait que rien ne prévaudrait contre le tendre respect que je gardais pour elle. L’auréole d’un amour embellissait sa beauté maladive, sa grâce touchante que mon souvenir ressuscitait. Plus que jamais je la chérissais dans sa tombe avec le poignant regret de n’avoir pu grandir près d’elle et réparer à force de tendresse, l’injustice de son destin. Mais au fond de moi germait une secrète colère contre ce père dont j’ignorais le nom, ce père dont je n’avais reçu ni soins ni amour, sauf le dangereux héritage du tempérament et des instincts. Car je pressentais que je devais lui ressembler plus qu’à ma faible et douce mère. Il m’avait transmis ces yeux de violette, ces cheveux de ténèbres, cette ardeur du sang qui se révélait en moi dès l’enfance. Et l’impuissance de connaître le mystère du passé, le drame dont j’étais sortie, la honte qui avait plané sur mon berceau, domina les émotions récentes, les heureuses émotions de mon jeune amour. Je fondis en larmes que mon tuteur essuya paternellement : il me répétait qu’il fallait être courageuse et confiante, que mon bonheur était son plus grand souci.

— Maxime me donne si peu de joies, fit-il avec tristesse.

Il me serrait encore dans ses bras quand sa femme entra, toute surprise… En quelques mots, il la mit au courant de la situation ; elle eut un cri :

— Rambert veut épouser Marianne. Ah ! quelle chance ! Voilà un parti inespéré. C’est ça qui va relever la maison.

Et se tournant vers moi :

— Il aurait dû s’adresser à nous, ton Rambert. C’eut été plus correct. Il faut que je lui écrive.

— Marie, Marie, fit M. Gannerault, n’allez pas si vite en besogne. Il faut, avant de donner notre consentement, réfléchir, prendre des informations, étudier le caractère du jeune homme. Nous le connaissons à peine, et…

— Mon Dieu ! interrompit-elle avec impatience, n’allons pas chercher midi à quatorze heures. Marianne sait maintenant que, pour beaucoup de raisons, elle n’a point le droit d’être difficile. Madame Laforest nous fournira toute espèce de renseignements. Elle connaît Rambert mieux que nous. Et puis ce mariage me convient. Rambert a du talent, un talent selon les formules nouvelles ; il pourra m’être infiniment utile. Que demander de plus ? Tu as de la chance, Marion, dit-elle en me caressant les cheveux, car tu n’étais pas facilement mariable dans le monde où nous vivons.

Piquée, je répondis :

— Pourquoi, marraine ? Il me semble que je ne suis pas faite pour faire peur.

— Si, si, plus que tu ne crois. Tu es hardie, tu parles à tort et à travers, tu n’es pas une beauté et tu n’as ni fortune ni famille. Je n’espérais guère te caser, mais je suis contente, très contente. Va dans la chambre. Nous avons à causer, ton parrain et moi. Ce soir j’écrirai à madame Laforest et nous verrons bientôt s’il t’aime comme il le dit, ce sournois de Rambert.