Avant l’amour (1903)/3
III
— Tu peux t’habiller, ma petite Marianne. Je n’ai plus qu’à passer ma robe… Eh bien, n’est-il pas superbe ainsi, notre salon ?
— Très beau, marraine…
Madame Gannerault, en peignoir flottant, déjà chaussée, juponnée, coiffée comme pour le bal, regardait autour d’elle avec complaisance. Les candélabres brûlant haut de toutes leurs bougies égayaient d’une clarté de fête la solitude du grand salon. Ma marraine clôturait par une soirée musicale et dansante la série de ses réceptions d’hiver. Le programme était particulièrement chargé, ce soir-là : duos, soli, musique de chambre, chœurs d’élèves, jusqu’à minuit. Le concert ensuite se transformerait en un bal d’autant plus animé que les présentations seraient faites, les relations ébauchées depuis trois heures. Nous avions passé la journée à préparer le buffet — non moins chargé que le programme — et nous avions réalisé des miracles d’économie, car le terme d’avril allant échoir, cette soirée quasi obligatoire compromettait gravement l’équilibre du budget. Madame Gannerault était passée maîtresse dans cet art tout parisien de faire beaucoup d’effet avec peu d’argent. Nul, parmi nos invités, n’aurait soupçonné que les galantines, les viandes rôties, les salades russes avaient été préparées à la maison par ma marraine elle-même ; que les vins étaient pris à crédit et qu’un petit glacier des Batignolles avait fourni les glaces. Moi-même je m’étais levée à cinq heures pour accompagner la servante à la Halle, puis au Marché aux Fleurs, et toute la journée j’avais râpé du chocolat et beurré des sandwiches. Maintenant les lilas s’effeuillaient en neige odorante jusque dans les branches du petit lustre de Saxe, les chaises s’alignaient en demi-cercle, les bougies flambaient, et le maître d’hôtel, devant le buffet éblouissant, célébrait l’office de la gourmandise. Les amies de ma marraine allaient jaunir de jalousie, et les riches élèves penseraient que madame Gannerault leur faisait une grâce en daignant accepter leur argent. C’est une triste vérité qu’on ne prête qu’aux riches, et qu’à Paris il faut paraître pour être, et offrir des truffes à ceux qui nous permettent de gagner le pain quotidien.
J’étais rentrée dans ma chambre et, avant de m’habiller, je nouais mon épaisse, rebelle et sombre chevelure. Le miroir de la toilette me renvoyait mon visage… Entre les moulures du bois laqué, dans l’eau mystérieuse de la glace où tremblait le reflet des bougies, je voyais une fille point très jolie, pas laide non plus, assez forte pour ses dix-sept ans, la gorge bien formée, la taille mince dans le corset de batiste blanche, les bras encore un peu menus. Et je l’examinais, cette ombre de moi-même, avec une naïve curiosité… Ah ! pourquoi l’ovale du visage n’était-il pas un peu plus allongé, plus fin l’arc mobile de la bouche ?… Le nez, délicatement aquilin, donnait quelque noblesse au profil. Les yeux, d’un bleu violet très foncé, paraissaient noirs ; mais quand une émotion les pâlissait, ils rappelaient le profond velours des pensées. Et sur le front mat, sur les tempes où couraient des veines d’azur, sur les épaules frêles de fillette, une énorme et magnifique chevelure roulait en cascade de soie noire… Les bras levés, je tordais ces cheveux dont l’opulence était presque gênante, et une pensée traversait mon esprit, une pensée qui me revenait sans cesse par les soirs de toilette et de gala :
« Suis-je assez belle pour être aimée ?… Serai-je aimée, un jour ? »
Et tout en plantant dans le casque noir et parfumé les épingles d’écaille légère, je regardais le crucifix d’ivoire accroché au chevet de mon lit et qui semblait me reprocher mon souci profane de la beauté et de l’amour. Dire que j’avais été si pieuse et que j’étais devenue si indifférente — presque aussi tiède qu’au lendemain de ma première communion…
Elles ressuscitaient, les heures mornes, les lentes années d’adolescence… À quinze ans, après avoir quitté la pension de madame Dumarquet, j’avais commencé ma vie de jeune fille. Maxime, devenu secrétaire intime d’un diplomate connu, voyageait en Russie et en Allemagne. Ma marraine était toute à ses leçons, à ses visites, à ses plaisirs, et mon parrain, qui vieillissait rapidement, s’enterrait dans ses livres. En vain, pour compléter mes études, il m’ordonnait des lectures dont je devais écrire le commentaire, excellent exercice qui m’a permis d’étudier et de formuler mes impressions. En vain le piano, le chant, le dessin se partageaient mes journées. Dans ce vaste appartement que la mélancolie et le désordre habitaient, je ne me sentais pas vivre. Ma fenêtre ouvrait sur un confus horizon de jardins et de toits dont les nuances grises et vert foncé ressemblaient à la triste couleur de mes rêves. J’avais peu d’amies, et je les recevais rarement. D’ailleurs les jeunes filles de mon âge ne m’intéressaient guère. Les meilleures étaient simples et niaises ; les plus intelligentes étaient gâtées par des succès d’école et affectaient une pédanterie qui m’agaçait ; certaines m’avaient gênée par des velléités de tendresse un peu trouble… Toutes commençaient l’âpre chasse aux maris, et les jalousies dénigrantes se heurtaient dans leur petit groupe où toutes se sentaient rivales. Leur rêve allait à l’époux gentil et bien habillé, pourvu d’une bonne position, qui leur promettrait peu d’enfants et beaucoup de toilettes…
— Ne te monte pas la tête, ma pauvre fille, me disait madame Gannerault quand on annonçait les fiançailles d’une amie. Tu n’es ni riche, ni belle. Ne pense pas au mariage… Ça t’évitera des déceptions.
Je n’étais pas riche, évidemment, car six cents francs de rente, dans ce monde de bourgeois cossus où nous vivions, ne pouvaient constituer une dot décente. Je n’étais pas belle — et madame Gannerault, qui ne comprenait aucun type de beauté hormis le sien, exagérait la sévérité de la nature et sa parcimonie à mon endroit. Elle n’aimait ni les femmes brunes, ni les femmes minces, ni les femmes pâles. J’étais brune, mince, pâle — donc j’étais laide, et cette certitude m’attristait.
Indépendante d’esprit, bourrée d’idées fausses que la vie allait rectifier, curieuse comme Psyché et comme Ève, je traversais la période romantique de la première jeunesse. Impatiente de connaître, avide de sentir, j’aurais voulu embrasser à la fois toutes les formes de la vie. Je sentais en moi une flamme sans aliment, des impulsions sans but, des vouloirs sans objet, toute une force inemployée qui se dépensait en agitations vaines. J’avais perdu l’insouciance joyeuse de l’enfant avant d’avoir conquis la libre responsabilité de la femme. Mon âme s’étonnait de la puérilité de mon corps ; elle tendait en avant, vers l’inconnu de la vie, gênée par ce compagnon mal assorti et retardataire. Il avait quinze ans, elle vingt peut-être… Bientôt je m’étiolai dans une langueur muette qui n’était pas sans douceur. J’aimai la solitude de ma chambrette que les livres, lus au hasard, peuplèrent bientôt de formes fascinantes. Les classiques austères prêtés par mon tuteur et soigneusement expurgés, glaçaient mon imagination comme des pensums. Mais j’avais découvert la clef de la bibliothèque où l’enfer moderne se dissimulait sous de modestes couvertures jaunes… Pêle-mêle, Musset, Flaubert, Balzac me tombèrent dans les mains… Ceux-là du moins parlaient, non plus de Rome et de César, mais de la vie contemporaine et familière, des amours, des fautes, des douleurs que je coudoyais dans la rue et que j’aspirais à ressentir. J’étais trop inexpérimentée pour apprécier les graves études de psychologie ; le naturalisme, avec ses violences, m’écœurait un peu ; j’ignorais complètement les problèmes sociaux… J’allai, d’instinct, à la poésie pure, au roman, aux œuvres de tendresse et de volupté.
Toutes dangereuses qu’étaient ces œuvres, elles me passionnèrent sans me dépraver. Comme la plupart de mes compagnes, je connaissais la théorie de l’amour. Mais mon cœur était trop exalté pour n’être point pur et d’inévitables dévergondages d’imagination n’avaient point entamé mon absolue chasteté physique. Cette exaltation même de mes sentiments et l’action puissante de la nature me sauvèrent de tout égarement.
Mais le désir de l’amour, imprécis et hallucinant, entra soudain dans ma jeunesse. Je pleurai de n’être point belle. Je pleurai de n’être pas aimée et de n’aimer pas… Cependant la dix-septième année fleurissait mes lèvres et mon sein ; mes yeux étaient doux comme des caresses, et je ne sais quel instinct m’avertissait que l’heure était proche où la caresse de ces yeux prendrait un sens. Mon cerveau fermentait ; une angoisse triste et délicieuse oppressait déjà mon cœur et s’épanchait en larmes dont j’ignorais la cause. Quelquefois, la nuit, quand tout dormait dans la maison, j’étouffais dans ma chambre étroite. Demi-nue, je me penchais à la fenêtre ; l’air frais apaisait la fièvre singulière qui brûlait mon sang, et le vent d’automne, effleurant ma poitrine, emportait le cauchemar qui l’écrasait… Alors je considérais ma destinée… Je pensais à l’Inconnu qui traversait parfois mes songes, à celui qui dormait ou veillait sous ces mêmes étoiles, par cette même nuit, tout près de moi peut-être, et si loin !
Ni madame Gannerault ni mon parrain ne semblaient comprendre la crise que je traversais. Pour eux, j’étais une enfant, une enfant taciturne et bizarre dont le caractère les inquiétait. Mes amies préférées, Madeleine Larcy, Laurette Exelmans, étaient l’une trop naïve, l’autre trop frivole… À qui parler, à qui confier mon intime misère, le mal d’ennui et de désir qui me tourmentait ? Je me sentais étrangère à tout et à tous. Les livres, les conversations surprises, les choses vues, entendues, devinées surtout, me faisaient pressentir un monde d’hypocrisies, de lâchetés, d’égoïsmes féroces, le règne universel de la médiocrité. Je souffrais de cette prescience. À ce moment critique et décisif de la puberté morale, je me sentais sans guide et sans soutien.
Et voici qu’un jour pluvieux de novembre, un caprice de ma marraine nous fit entrer dans une église où prêchait un prêtre inconnu. Il développait avec un art délicat cette parole de saint Jean : « Mes bien-aimés, Dieu est amour. » Et comme s’il eût parlé pour moi seule, ses paroles versaient une myrrhe embaumée, une fraîche lumière dans les ténèbres de mon cœur. Aussitôt — l’extrême jeunesse a de ces ressources généreuses — les souvenirs troubles des scènes qui avaient accompagné ma première communion s’atténuaient, s’effaçaient, reculaient dans un passé chimérique. Les émotions religieuses de mon enfance se coloraient des mirages de mon imagination… Trop jeune pour goûter la vie, trop mûre pour ne point la désirer, je trouvais un aliment à l’ardeur d’amour qui me consumait en silence. Dieu me révélerait donc les joies de la tendresse partagée, l’extase des effusions, la douceur des confidences. Et brusquement, sans réfléchir ni m’interroger, je me jetai dans la foi comme je me serais jetée dans la passion. Je balbutiai, dans la prière, le langage instinctif de l’amante. La lecture de l’Imitation acheva de m’affoler. Certes, je ne le comprenais qu’à demi, et je l’interprétais étrangement, ce poème ardent et désolé du mystique amour, livre de vie, livre de mort qui tue dans les âmes la volonté de l’action et les stupéfie comme un narcotique. L’odeur du cloître m’enivra. Je vécus tout un hiver sur les confins de la réalité et du rêve, et je reçus du plus sévère des maîtres l’éducation même de l’amour.
Mon confesseur s’en effraya. Il m’interdit ces méditations, ces lectures, ces minutieuses pratiques qui occupaient et distrayaient mon cœur. Il voulut me ramener à la vie régulière, aux étroits devoirs, à cette médiocrité de sentiment qui m’avait révoltée naguère… Alors s’écroula l’édifice de ma vaine religiosité… Le ridicule des imageries, la laideur des monuments modernes, la sottise de la littérature catholico-sentimentale, m’apparurent tout à coup. Le désir de vivre la vie refleurit en moi avec les premiers bourgeons de mars, avec le soleil, avec le flux des sèves.
Et de la chrysalide de l’adolescente s’évada une femme que je ne soupçonnais pas. Elle respirait, affranchie de l’hiver et de la tristesse. Elle devinait la puissance de son sexe ; elle se révélait sa propre beauté… Ce charmant printemps de 18** qui poudrait d’un vert si délicat la grisaille des hautes branches, j’en sens remonter à mon cœur la lointaine ivresse. Riche de l’inconnu et de l’espoir que contenaient les années proches, je savourais avec des gaietés d’enfant les petites vanités de la parure. Chaque ajustement imprévu m’enorgueillissait comme les galons d’un nouveau grade. Et quand je marchais avec ma marraine, sur les trottoirs lavés des tièdes pluies d’avril, je sentais errer sur moi, hardi et doux, le regard détourné des hommes.
C’est à cette époque que je rencontrai, dans plusieurs soirées intimes, sortes de demi-bals blancs, un brave jeune homme, un peu lourd, point spirituel et que je croyais malheureux et mélancolique. Francis Perclaud m’avait invitée à plusieurs reprises ; il avait ébauché de vagues compliments et tenté, pendant deux ou trois mois, un flirt innocent et timide. Assurément, ce pauvre garçon, qui est aujourd’hui substitut en province, n’avait rien de bien dangereux. Mais j’aimais trop l’amour pour n’en pas chérir l’apparence et de bonne foi, la petite sotte passionnée se mit en devoir d’adorer Francis… Niaiserie de la dix-huitième année !… Il est encore présent à ma mémoire, le soir où je lus dans les yeux du jeune homme l’émotion passagère d’une tendresse, qui était peut-être un inconscient désir. Les femmes animées, les hommes excités par la libre gaieté du souper, riaient autour des petites tables éparses dans un désordre de débandade. J’étais plus hardie que de coutume, un peu grise, embellie par cette griserie même, et Francis semblait transformé. Il était galant, il était espiègle. Et sur une répartie un peu vive, oubliant le souci des convenances dont il ne se départait jamais, il mit un baiser sur mon bras nu.
Soyons sincère tout à fait : mon indignation ne fut qu’apparente. Je ne sais quel sentiment de vanité me rendit la clémence facile. Cependant, revenue dans ma petite chambre, je sentis, à ma grande surprise, que j’étais émue à peine et pas heureuse du tout. Quoi ! c’était cela l’amour ?… J’étais, bien malgré moi, d’une froideur désespérante et l’image de Francis ne me donnait pas, quand je l’évoquais, cette secousse au cœur, cette émotion lancinante qu’il me semblait nécessaire d’éprouver.
Pauvre Francis ! Si je fus avec lui ingénument coquette et provocante sans m’en douter, je m’efforçai de l’aimer de la meilleure foi du monde. Malheureusement, ni son caractère paisible, ni sa lourde personne trop bien portante, ne favorisaient l’exaltation sentimentale qu’il m’eût été si doux de ressentir. Aussi quand je revis M. Perclaud, à le trouver si tranquille, avec, dans les yeux, je ne sais quelle béate fierté, j’éprouvai un sentiment de colère, de honte, de ridicule infini. Décidément, je n’avais pas de chance et mon « premier amour » avortait dans la banalité la plus désolante. Francis ne comprit pas grand’chose au changement qui s’opérait en moi. Il dut se dire que j’étais une gamine capricieuse. Mais sans effort, sans souffrance, il se résigna aux seconds plans.
Ma toilette achevée, mes gants mis, un œillet blanc piqué à la ceinture de ma robe de tulle, je restais pensive, interrogeant l’avenir. Que me réservait-il, cet avenir plus mystérieux pour moi que pour tout autre ? Mais la jeunesse vit dans le présent et le présent, pour moi, c’était une nuit de fête, la joie de la parure, l’attente de l’inconnu…