Avant l’amour (1903)/23
XXIII
Sous les rideaux, maintenant, la nuit se faisait plus noire. Les yeux clos, sans une larme, sans un gémissement, je restais étendue aux bras de Maxime. Terrassé par la violence de la sensation qui m’avait affolée, il reprenait conscience de ses sentiments et de l’acte irréparable.
La cendre du soir tombait sur nous. Dans la demi-nuit de l’alcôve, j’ouvris mes paupières. J’osai regarder mon amant et je vis dans ses yeux cette même stupeur qui dilatait les miens, une sorte d’effroi sacré, une douceur d’agonie. Peu à peu, la vie suspendue reprenait son cours ; nos corps froissés s’étonnaient de leur étreinte, nos âmes s’interrogeaient. Mais un souvenir précis me traversa comme un stylet et la protestation obscure de l’instinct, l’épouvante physique de la virginité perdue m’arrachèrent une plainte :
— Mon Dieu ! qu’ai-je fait ? Que vais-je devenir ?
Le flot des larmes jaillit. Je me reconnus, je me ressaisis, je m’affranchis brusquement de l’étreinte de Maxime. Il murmura quelques mots indistincts. Puis, inquiet, il se leva, alluma une petite lampe, prêta l’oreille aux rumeurs du silence, dans la maison endormie. Et, timidement, il s’approcha de moi.
— Va-t’en !
— Marianne, mon amie…
— Va-t’en !
Il n’obéit pas, mais il se laissa glisser sur le tapis, appuyant au niveau de mon visage son visage blêmi par l’émotion, adouci, comme illuminé d’une pâleur d’aube. Longtemps, il me laissa pleurer. Peu à peu mes bras, roidis pour le repousser, se détendirent. Sa main se posa sur mon cœur, j’étais domptée. Alors il me parla humblement :
— Tu me pardonnes ?
— Hélas !
— Est-ce un regret ou un reproche ?
Je répondis avec amertume :
— Je ne suis pas moins coupable que toi.
— Coupable ! Pauvre enfant ! Que dis-tu ? Pourquoi et comment serais-tu coupable ? Je ne t’avais tendu aucun piège, nous n’avions rien prémédité. Oh ! Marianne, ce moment est venu parce qu’il était inévitable. Malgré nos colères et nos craintes, depuis si longtemps, nous nous aimions !
Je secouai la tête. Il reprit :
— Ma bien-aimée, ne le nie pas, ne t’accuse pas, ne te méprise pas. Le passé a triomphé malgré nous. Pourtant, je n’espérais plus rien. Après bien des luttes, après bien de cruelles et lâches pensées, je m’étais habitué à l’horreur de vivre sans toi. J’avais juré de me guérir de cet amour — ma torture ! Tu l’as compris, tu sais pourquoi je suis devenu féroce envers tous, pourquoi j’ai entrepris cette folle et périlleuse polémique, cherchant ce vertige du danger. Stupide que j’étais ! Est-ce qu’on t’oublie, toi, quand on t’a connue ? Ah ! si tu savais combien peu me tenaient au cœur ces haines, ces ambitions, passions artificielles jetées, sans le combler, dans le grand vide de ton amour. Guillemin, Sidley, les journaux, le duel, madame de Charny que j’ai quittée, mes amis, mes ennemis, les insultes, la mort, qu’est-ce que tout cela ? Je suis si loin de tout et de moi-même… Il fallait donc toutes ces douleurs, toutes ces fautes, et mon désespoir et ta pitié pour que nous fussions l’un à l’autre, déchirés, sanglants, mais réunis.
Je levai les yeux vers lui. Une exaltation farouche précipita ses paroles :
— Non, nous ne pouvions oublier. Oh ! tant de larmes, tant de baisers, une intimité si étroite, deux ans de notre vie ! Comment abolir ce qui a été, ce qui est, l’amour prédestiné qui trouve enfin son heure ? Est-ce que tu pouvais être à un autre, ou ne pas être à moi ? Allons donc ! C’est vrai qu’il manquait à notre amour l’épreuve suprême, la consécration du don accompli dans la douleur. Oh ! chérie, la volupté dont je tremble encore n’eut rien d’impur. Ce n’est pas la sensualité, ni l’orgueil d’une revanche qui m’ont jeté dans tes bras. Non, mon amie, tu es venue à moi quand tout m’abandonnait, tu m’as aimé vaincu, humilié, misérable. La douce habitude ancienne a triomphé, et la coalition des forces obscures qui préparaient lentement l’amour… Entends-moi, regarde-moi. Je t’aime. Quand, au fond de ma détresse, j’ai vu s’adoucir ton sourire, quand tu m’as dit : « Tu n’es pas seul au monde, me voici ! » mon cœur s’est fondu. J’ai senti que je ne connaissais pas l’amour véritable, que tout avait été parodie, ébauche, illusion. Oh ! le choc terrible, la révélation dont je suis aveuglé ! Vois, depuis que je me suis arraché de toi, je frémis et je pleure et mon bonheur ressemble au désespoir.
Derrière le rideau, la lampe agonisante palpitait à grands coups d’ombre et de lumière qui nous cachaient l’un à l’autre et nous révélaient tour à tour. Maxime, penché vers moi, d’un souffle ardent, balbutiait des paroles que je ne distinguais plus. Il cria tout à coup :
— Je vais partir. Je ne te reverrai plus, Marianne !
Alors, je me soulevai vers lui. J’entourai de mes bras cette tête maudite et chérie qui retomba près de ma tête sur l’oreiller. Et soumis, acceptant la destinée de souffrances et de luttes communes, éperdus de tendresse et de tristesse, nous pleurâmes jusqu’au jour.