Calmann-Lévy, éditeurs (p. 238-246).


XVI


M. Gannerault, pensif, tisonna les cendres du foyer.

— Marie, dit-il à sa femme, n’attendais-tu pas Maxime aujourd’hui ?

— Maxime a été empêché sans doute. Il ne faut pas lui garder rancune, mon ami. Vois comme il est revenu à nous spontanément, affectueusement, sans arrière-pensée.

— Hélas ! fit mon tuteur.

Une mélancolie inclinait sa tête chauve où floconnait par place la grisaille, chaque jour plus argentée, de ses cheveux. Les paupières flétries, les pommettes couperosées, la saillie du globe oculaire, indiquaient les progrès rapides de la maladie de cœur. Madame Gannerault, inquiète, rapprochée par la solitude et les chagrins du vieux compagnon de sa vie, s’empressait auprès de lui avec douceur.

— Pierre, que crains-tu ? Maxime ne t’a-t-il pas donné toutes les explications désirables ?

— Il me les a données, oui, bien tard. Dans quel intérêt Héribert eût-il calomnié mon fils ?

— Aie donc confiance, mon ami, Héribert a été trompé par un homme dont la rancune, explicable après tout, ne légitime pas les accusations. Cette madame de Charny, après sa fugue…

— Chut !

M. Gannerault me désigna du regard. Sa femme se tut.

Mais le nom de madame de Charny, saisi au passage, avait surexcité ma curiosité.

Il était cinq heures. Sur l’avenue, dans le crépuscule de novembre, humide et doux, les becs de gaz jaunes clignotaient déjà sous les marronniers sans feuilles.

Mon tuteur se leva :

— Je vais faire un tour avant le dîner. J’achèterai les journaux du soir. Tu devrais m’accompagner, Marie.

— Avec plaisir.

Ma marraine s’habilla, et, au moment de sortir :

— Maxime viendra peut-être. Retiens-le à dîner, n’est-ce pas ?

Penchée au balcon, je les regardai s’éloigner, lui courbé et menu, elle un peu lourde dans son élégance de belle femme. J’étais triste. Leur court dialogue avait remué les sentiments complexes et les vœux confus de mon cœur.

Madame de Charny ? Pourquoi une émotion venait-elle de ce nom, entendu jadis avec indifférence ? Quelle obscure jalousie naissait dans mon âme sans passion, dans ma chair sans désir ? Ce n’était plus seulement mon orgueil qui se révoltait. Je savais qu’Héribert, poussé à bout par les instances de M. Gannerault, lui avait brutalement révélé les amours de Maxime. Mais si naïf, si bourgeois que fût mon tuteur, il ne pouvait que regretter une liaison compromettante, sans crier au crime et au déshonneur. Maxime avait une maîtresse ; cette maîtresse, mariée et séparée — non point divorcée — serait peut-être un obstacle dans sa vie. C’était un malheur ; mais il est des malheurs plus graves, et Maxime n’était pas homme à sacrifier son avenir à celle qu’il appelait crûment un crampon. Je ne m’expliquais ni l’attitude du jeune homme, ni la colère de M. Gannerault, ni les indiscrétions d’Héribert. Assurément, on me cachait quelque chose.

« Il faudra bien que Maxime me dise tout. Il me doit une sincérité entière, pensais-je avec humeur. S’il vient, je lui parlerai. »

Il arriva comme six heures sonnaient. Je prévis que nos parents rentreraient d’un moment à l’autre, écourtant un entretien qui devait être sérieux et pouvait devenir tragique. Depuis nos baisers dans les bruyères, je sentais approcher le dénouement de nos énervantes amours, et avec la jalousie naissante, avec l’ancienne angoisse, montait en moi ce grand désir d’estimer mon amant qui semble aux femmes l’excuse et la raison de leurs faiblesses.

J’hésitais à me donner ; mais je ne voulais plus savoir Maxime aux bras d’une autre. Seule, je bornerais son horizon, j’emplirais son univers.

Il était assis près de moi. Il parlait avec une légèreté affectée et je le regardais sans l’entendre, curieuse de définir le charme nouveau que je trouvais dans ces yeux d’or, dans la fruste ciselure de ce brun visage, dans le ferme développement de cette poitrine où mon front s’était caché. Ah ! que je souhaitais m’attendrir, et non plus m’enivrer de ces caresses acceptées naguère malgré moi et reçues bientôt avec une docilité volontaire ! Était-ce le prestige du maître, le reflet de la volupté ou l’aube de l’amour qui baignait d’une si molle lueur les traits sans beauté de Maxime ? Tout à coup, une angoisse étreignit mon cœur. Mon être gémit dans le vœu de la protection et du refuge. Je passai mes bras au cou du jeune homme et je l’embrassai si tendrement qu’il fut ému.

— Chère petite !

— Tu m’aimes ?

— Éperdument.

— Et uniquement ?

Il répondit oui sans hésiter. Alors, mes lèvres sur ses lèvres :

— Et fidèlement ?

— Doutes-tu de mon cœur ? dit-il avec un sourire que sa rougeur démentit. Tu as toutes mes tendresses, Marianne, et tous mes désirs.

— Cependant, une autre femme…

Il fit un geste d’insouciance et d’impuissance. Ma douceur tourna brusquement en un dépit d’amoureuse bafouée. Je me levai :

— Il faut que tu prennes un parti, pourtant. Non, je ne puis supporter cette idée. Ah ! quitte cette femme, quitte-la décemment, courtoisement, mais quitte-la. Jamais je ne pourrai t’aimer, tant que je te saurai à elle.

— Qui sait ? la jalousie, parfois, suscite ou développe l’amour.

— Ne plaisante pas.

— Mais, dit-il en allumant une cigarette, je ne demande pas mieux que de la quitter. Cela dépend de toi. Tu ne sais quelles conséquences peut avoir pour moi la rupture de madame de Charny. Certes, Marianne, je te sacrifierai cette pauvre créature qui ne m’inspire plus que de l’amitié, mais…

— Mais tu es incapable de générosités inutiles. Donnant, donnant. Tu ne veux pas perdre une maîtresse sans avoir la certitude de la remplacer immédiatement.

— Viens chez moi. Sois à moi. Il ne sera plus question de madame de Charny.

— Jamais je ne me donnerai dans ces conditions-là. Il est délicat et beau, l’ultimatum.

— Allons, dit-il, avec une colère qui croissait, voilà quatre mois que tu te dérobes sans cesse.

— Je veux que mes sentiments justifient mes actes. Ah ! quand je doute, quand je souffre, mon sang se glace, la vie se retire de moi.

Maxime jeta sa cigarette commencée :

— Les femmes ont une étrange manière de mêler ce pur sentiment aux réalités de la passion. Ton âme, ton âme ! Eh ! ce n’est pas aujourd’hui, c’est dans la forêt, dans les bruyères, sous les pins que tu devais chanter la romance de la vierge timide. Je t’ai bien fait des concessions ; je me suis réconcilié avec mon père, j’ai travaillé, j’ai cherché tous les moyens de vivre et de te faire vivre, un jour, avec moi. Je suis prêt à désespérer une amie plus dévouée et plus généreuse que tu ne l’as jamais été. Enfin, tu t’es promise… Et quand je demande, bien tendrement, ma récompense, tu me réponds que tes actes contrediraient tes sentiments. Peux-tu te marchander ainsi !

— J’ai ma fierté. Une autre, hier ; moi, demain… Ah ! je n’avais pas rêvé ces noces-là ! Le dégoût…

— Tu n’as pas toujours été si dégoûtée. Ne force pas ton talent, mon amie. Les attitudes lamartiniennes ne te vont pas. Certes, j’admets que tu as une âme, une âme pure, éthérée, qui plane trop haut pour s’apercevoir des frasques de son enveloppe matérielle. Mais épargne-moi l’hymne du remords à son réveil.

— Maladroit ! dis-je en haussant les épaules. Tu ne sais pas ce que tu perds.

Il sentit qu’il faisait fausse route et, changeant de ton, il reprit :

— Pardonne-moi mes brutalités. Je suis nerveux et irritable en ce moment. Pardonne-moi, Marianne.

Son humilité ne me toucha guère. Je répondis à son étreinte par un froid baiser. Il parut réfléchir sérieusement.

— Écoute, puisque tu l’exiges, je te dirai des choses que… que ta jeunesse, ton ignorance de la vie, t’empêcheront peut-être de comprendre. Oh ! calme-toi, ce secret, trop divulgué pour notre malheur, n’est pas un secret d’amour. Tu sauras que la nécessité…

J’entendis le pas de mon tuteur dans l’antichambre. D’un bond, je fus à l’autre bout du salon, interdite et pâle comme une coupable. Maxime, toujours maître de lui-même, feignit de feuilleter un album.