Dix Écrits de Richard Wagner, Texte établi par Henri Silège Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (p. i-xiv).


AVANT-PROPOS





La France traverse actuellement une période d’élaboration. De toutes parts, éclatent les singuliers et profonds changements qui s’opèrent dans les manières de penser, comme aussi les tendances à jeter les bases de nouvelles croyances. Et c’est, pour tout être pensif, un émouvant et magnifique spectacle que de voir l’élite du pays travailler avec vigueur, fermeté et constance à l’instauration de notre Science et de notre Art futurs.

Est-elle prochaine la solution résultante de ces nobles efforts ? Oui, semble-t-il. Ce qui le fait présager, c’est d’abord la nouvelle conception du monde que nous commençons à avoir ; c’est ensuite l’accumulation des matériaux propres à édifier un Art original et vraiment national.

Parmi ces matériaux, il en est un dont l’importance est extrême : l’Art de Richard Wagner. Dans sa Littérature de tout à l’heure, M. Ch. Morice a écrit : « … Inutile aussi d’affirmer de quel précieux et grave poids la pensée wagnérienne pèse et toujours plus pèsera, féconde, sur les esprits engagés dans la voie lumineuse. » Sur ce point, je partage entièrement l’opinion de cet éloquent et érudit écrivain ; je crois que les œuvres poétiques, musicales et théoriques du Maître auront une influence de plus en plus salutaire sur les productions de nos artistes. Au reste, cette influence, chacun a déjà pu la constater en littérature et en musique. Je me bornerai à citer Charles Baudelaire, J. K. Huysmans, Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès, Paul Verlaine, Villiers de l’Isle Adam, Georges Bizet, Alfred Bruneau, Camille Erlanger, César Franck, Vincent d’Indy, tous poètes, tous révélateurs de l’Idéal,

...l’Idéal cette amour insensée,
Qui sur tous les amours plane éternellement !

Par une incroyable bizarrerie, il est arrivé que le public français possède sur les écrits de Wagner des centaines, que dis-je ?… des milliers d’amples commentaires, d’inintelligibles gloses, d’interminables exégèses, de savantissimes dissertations, tandis que ces écrits eux-mêmes — pourtant, qu’est-ce qui importe davantage ? — il les ignore pour la plupart, faute de traductions. C’est le cas plus que jamais d’alléguer l’apophtegme de Montaigne : « Le monde regorge de commentaires, mais d’auteurs, il en est grand chierté. »

MM. Camille Benoit, Charles Nuitter, Maurice Kufferath et principalement Louis-Pilate de Brinn’Gaubast ont combattu ce mal magnifiquement. Affligé, à l’instar de ces vulgarisateurs, de la grande pénurie des textes wagnériens, j’ai ambitionné comme eux de la faire cesser. Aussi, avant de publier les esquisses dramatiques du Poète-Musicien, que j’ai traduites, ai-je voulu ressusciter les articles naïfs et malins, légers et profonds, toujours extrêmement remarquables, qu’il écrivit de 1840 à 1842, pendant son premier séjour en France, pour la Revue et Gazette musicale de Paris.

La disparition, dès 1881, de la Gazette musicale a rendu rarissime, sinon introuvable, la collection des numéros de cette publication. Depuis longtemps, d’enthousiastes amis, qui m’en savaient possesseur, m’avaient incité à faire revivre ces belles pages. J’ai enfin cédé à leurs sollicitations, fermement convaincu de l’utilité d’une telle vulgarisation, encouragé d’ailleurs dans cette tâche par l’amène bienveillance de Mme Wagner à qui j’adresse ici mes infinis remerciements.

Humble déterreur d’articles, mon unique but, en faisant paraître ce livre, a donc été — je tiens à cette déclaration — de jeter un vif rayon de soleil sur l’admirable, grandiose et dominatrice figure d’un surhumain, dont plusieurs linéaments sont encore obscurs, et de contribuer, certes indirectement, mais de contribuer cependant à l’édification du futur Art français.

Il existe d’innombrables biographies du maître de Bayreuth. Retracer sa vie de 1839 à 1842 serait donc tout à fait superflu. Je m’attacherai simplement à énumérer en bref certains faits cardinaux, indispensables à la nette compréhension de ce volume.

Désireux de se mêler au monde artistique, de courir fortune et d’acquérir de la gloire, Wagner, ayant abandonné ses fonctions de premier Musikdirector du théâtre de Riga, arriva à Paris, au mois de septembre 1839, avec sa jeune et vénuste femme, Wilhelmine Planer, et un magnifique terre-neuve obéissant au nom de Robber. « Absolument sans ressources et avec une connaissance à peine suffisante de la langue française »[1], mais le cœur gonflé d’espérance, il s’installa dans une maison pauvrement meublée de la rue de la Tonnellerie. La Défense d’aimer et les deux premiers actes de Rienzi composaient son bagage musical. Grâce aux lettres de recommandation de Meyerbeer avec qui il avait contracté amitié à Boulogne-sur-Mer, le nouveau venu entra sur l’heure en liaison avec Anténor Jolly, directeur de la Renaissance, Léon Pillet, directeur de l’Opéra, Habeneck et l’éditeur Schlesinger. Il reçut même de ces hommes puissants l’accueil qu’on devait au protégé de l’illustre compositeur dont les œuvres, en ce temps-là, possédaient avec despotisme le public. Il offrit aussitôt sa Défense d’aimer au théâtre de la Renaissance. L’opéra fut accepté, et Dumersan, le vaudevilliste à l’imagination si féconde, fut chargé d’en faire la traduction et l’arrangement. Par conséquent, tout s’annonçait sous les plus heureux auspices et « promettait le meilleur succès[2] ». Wagner était ravi au troisième ciel. Certain de la réussite de son ouvrage, il quitta le pauvre quartier des Halles et vint se loger dans un agréable et confortable appartement au numéro 25 de la rue du Helder. Sa joie n’y fut pas de longue durée. C’est là qu’il devait éprouver de grandes, amères et cruelles déceptions. Quelques semaines changèrent son état d’âme. Un beau matin, alors que la première représentation de la Défense d’aimer était prochaine, le théâtre de la Renaissance fit faillite. Les fâcheux événements dont le noble ambitieux allait sentir toute l’amertume et tout le déboire prenaient commencement.

Pendant l’hiver de 1839 à 1840, Wagner, avide de cette renommée qu’avaient remportée avec leurs mélodies Schubert et Mme Loïsa Puget, rechercha la célébrité que donne la société aristocratique. Il mit en musique Dors mon Enfant, l’Attente de Victor Hugo, les Deux Grenadiers de Henri Heine et Mignonne de Ronsard, qui parut dans la Gazette musicale. Le but qu’il visait, il ne put l’atteindre : les Duprez et les Rubini, « ces héros du chant si vantés »[3], ces Capouls de l’époque, se soucièrent bien de révéler dans les salons mondains les compositions du naïf étranger ! Du reste, cette musique n’était point faite pour les «  bouches en cœur, bouches à roulades, à points d’orgue pâmés », comme dirait M. Émile de Saint-Auban.

Wagner entra donc dans l’été de 1840 « complètement dénué de toute perspective prochaine[4]. Mais il n’était pas homme à se laisser facilement déconcerter, et l’inanité de tous ses efforts pour essayer de réussir dans ses hardis desseins ne put rompre le fil de ses projets. Se vouant pendant quelque temps à une retraite volontaire, il résolut de terminer son Rienzi et de l’offrir sans retard au théâtre royal de Dresde. Cette réclusion, qui l’empêcha de travailler pour le lucre, le précipita naturellement dans un abîme de malheurs. « Des soucis de diverses sortes, une misère noire tourmentèrent ma vie à cette époque » s’écrie-t-il dans son Esquisse autobiographique[5]. Effectivement il était à ce moment-là dans un affreux dénûment. Les meubles qu’il avait achetés à crédit, escomptant le succès de sa Défense d’aimer, il ne pouvait les payer, et les créanciers le poursuivaient sans trêve. Dans sa détresse, il interrompit momentanément son travail pour se rabaisser jusqu’à mettre en musique un vaudeville de Dumersan et Dupeuty : la Descente de la Courtille. Un nouvel et dur insuccès fut le prix de ses peines : proh pudor ! les chœurs des Variétés déclarèrent que cette musique était inexécutablement écrite. Près de mourir de faim, il essaya alors de se faire engager comme choriste dans un théâtre nain du boulevard ! Cette ultime et désespérée tentative fut vaine.

Heureusement, Meyerbeer arriva à Paris et s’informa de Wagner. Il vit en pitié les insurmontables malheurs de son protégé, et, prenant chaudement ses intérêts, le recommanda à Léon Pillet qui ralluma une vive espérance dans le cœur de l’infortuné en lui promettant de faire représenter un opéra en deux ou trois actes da sa composition. Meyerbeer quitta Paris sur ces entrefaites. Sans délai, Wagner écrivit le canevas du Hollandais volant, et le soumit au directeur du Grand Opéra. Celui-ci, enthousiasmé par la lecture du scénario, fit une offre à son auteur : il lui proposa de lui acheter son sujet de drame pour le donner à Dietsch, le chef d’orchestre de l’Académie royale de musique. Il lui annonça en même temps qu’il ne pourrait accepter aucun opéra avant quatre ans, engagé qu’il était par les promesses faites à de nombreux candidats. Le jeune artiste, qui entrevoyait la fin du voyage de Meyerbeer, rejeta la proposition de Pillet et demanda l’ajournement de la question.

Pendant ce temps, Wagner fut exhorté par Maurice Schlesinger à écrire quelques articles pour la Revue et Gazette musicale de Paris. Il publia à cette intention les critiques, les nouvelles, les caprices esthétiques, les comptes-rendus et les fantaisies qui composent le présent livre. Ces écrits contribuèrent puissamment à le tirer de l’obscurité où il avait vécu jusque-là. Une visite à Beethoven et Un musicien étranger à Paris plurent extrêmement à Heine. Berlioz leur décerna de justes et enthousiastes éloges dans le Journal des Débats.

Tout en écrivant des articles, soit pour la Gazette musicale, soit pour les revues allemandes, l’Abendzeitung de Dresde, la Neue Zeitschrift für Musik de Schumann, l’Europe d’Auguste Lewald, où il publiait les Fatalités parisiennes pour un Allemand et les Amusements parisiens sous le pseudonyme de Freudenfeuer — Feu de joie — Wagner travaillait jour et nuit à son Rienzi. La partition de cet opéra fut parachevée le 19 novembre 1840.

Cette date marque l’apogée des souffrances que Wagner éprouva à Paris. Jamais artiste ne tomba dans une plus générale et plus extrême détresse. Non seulement il devait régler ses goûts, mais encore se contraindre à descendre aux misérables détails de la vie matérielle. Il était en proie aux chagrins domestiques, et les plaintes amères que le manque des choses nécessaires arrachait à Wilhelmine Planer l’attristaient sans cesse. Le vol de son fidèle et caressant terre-neuve avait achevé de faire le vide dans sa maison. Une seule fiche de consolation lui restait : c’était de pouvoir promener son inquiétude au milieu d’un monde qui lui était étranger. La gloire, de son côté, n’avait pas été prodigue de consolations. L’ouverture composée pendant l’hiver de 1839 à 1840 pour la première partie du Faust de Goethe, il l’avait vu rayer du programme des Concerts du Conservatoire. Celle de Christophe Colomb, exécutée dans un concert offert à ses abonnés par la Gasette musicale, n’avait pu être justement appréciée : les cuivres avaient joué faux sans discontinuer. Quant à l’ouverture de Polonia, présentée à Duvinage, chef d’orchestre du théâtre de la Renaissance, pour être révélée à la représentation de gala donnée par la princesse Czartoryska au bénéfice des Polonais sans travail, elle n’avait même pas reçu les honneurs de l’examen. Ses autres œuvres, romances et opéras, n’avaient pas eu plus de succès. Ainsi toutes ses espérances avaient été trompées.

Une telle adversité n’abattit point Wagner. Obligé, pour se procurer du pain, de se livrer aux « travaux les plus rebutants »[6], il réduisit pour piano et chant la Favorite de Donizetti et fit des arrangements sur des opéras comme l’Elisire d’Amore, la Favorite, le Guittarero, les Huguenots, la Reine de Chypre, Robert le Diable, Zanetta, etc. Il a écrit sur ce point, dans son Esquisse autobiographique, les lignes suivantes si empreintes de tristesse : « Il était heureux que mon opéra fût terminé, car je me vis forcé de renoncer pour longtemps à l’exercice de tout ce qui était art ; je dus entreprendre au service de Schlesinger des arrangements pour tous les instruments du monde, même pour cornet à pistons ; à ce prix, je trouvai à ma situation un léger adoucissement. Je passai donc l’hiver de 1841 de la façon la moins glorieuse »[7].

À l’arrivée des beaux jours, décidé à reprendre un travail intellectuel, Wagner se retira à Meudon. Là, il ne tarda pas à apprendre que son esquisse du Hollandais volant avait été développée par le poète Paul Fouché. Craignant d’en être frustré, qui plus est, averti par ses infructueux essais qu’il lui serait désormais impossible d’écrire un opéra susceptible d’être représenté à Paris, il consentit à la céder à Pillet pour cinq cents francs. Le marché conclu, il traita son sujet en vers allemands et travailla sans désemparer. En sept semaines — temps incroyablement court — il composa, sauf l’ouverture, tout l’opéra au Hollandais volant et s’empressa d’en envoyer la partition à Meyerbeer. Arrivé à ses fins, il revint à Paris et se logea au numéro 14 de la rue Jacob, toujours poursuivi par la mauvaise fortune. Au loin, par bonheur, son Rienzi avait fini par trouver faveur à l’Opéra de Dresde, et le théâtre royal de Berlin avait promis de monter sa nouvelle œuvre. À cette heure, aucune raison ne militait pour un plus long séjour en France. Aussi ne songea-t-il qu’à amasser quelque peu d’argent et à retourner en Allemagne. Il se mit en route le 7 avril 1842. « Pour la première fois, dit-il lui-même, je vis le Rhin… ; les yeux mouillés de claires larmes, je jurai, pauvre musicien, une fidélité éternelle à ma patrie allemande. »[8].

On peut, pour faciliter un bref examen, diviser les articles qui nous occupent en nouvelles littéraires et en critiques musicales.

Les deux nouvelles intitulées Une Visite à Beethoven et Un Musicien étranger à Paris présentent un multiple intérêt. Ce ne sont pas seulement des relations circonstanciées d’événements capables de fixer l’attention, d’exciter la curiosité ; ce sont aussi des pièces de caractère et des peintures de mœurs vives et vigoureuses où une délicate raillerie, qui n’offense jamais, divertit toujours. Ces ouvrages constituent des documents autobiographiques qui exerceront indubitablement une immense séduction sur tous les wagnéristes et qui devront être consultés par les futurs psychologues, révélateurs de l’âme du maître de Bayreuth, car il y fait avec une touche énergique, colorée et poétique le récit des expériences qu’il tenta pour se produire et des longues souffrances qu’il éprouva dans ce resplendissant Paris, béante gueule toujours prête à dévorer l’artiste pauvre. Ces productions renferment en outre des aperçus très fins, des vues profondes sur la métaphysique de la musique. Elles contiennent un grand nombre d’idées géniales qui, en 1841, ont pu paraître confuses, paradoxales et fausses, mais qui, aujourd’hui, sont comme les bases de l’art musical. Finalement, on rencontre dans ces écrits la profession de foi de Wagner ; on y voit les transports d’admiration excités en lui par les saintes et sublimes œuvres des héros-musiciens. Et il est telles pages de ces deux petits chefs-d’œuvre, qui sont peut-être le plus superbe monument élevé à la gloire de Beethoven.

Ces nouvelles sont propres à impressionner, à empoigner, parce qu’elles sont enveloppées d’une grande tristesse, et qu’elles crient le cruel chagrin d’un cœur malade et ulcéré. Néanmoins, une riche imagination, une extraordinaire grandeur d’âme s’y manifestent puissamment. C’est donc, tout ensemble, de l’amertume, de la raillerie et de l’enthousiasme. Par là le Poète-Musicien se révèle écrivain ingénieux, spirituel, mordant et original.

Il sied de voir enfin Wagner jouer le rôle d’observateur.

Les jugements formulés par le Maître dans maint article de la Gazette musicale rendent témoignage qu’il eut l’esprit de critique. Il posséda toutes les qualités indispensables à un censeur. Il sait, en effet, parfaitement discerner les défauts et les beautés renfermés dans les ouvrages qu’il étudie. Il excelle à distinguer l’essentiel de l’inessentiel, à débrouiller son sujet, ou pour apercevoir ce qu’il contient de défectueux, d’imparfait, ou pour parvenir à la partie cardinale qu’il traite ex-professo. Il est l’homme érudit, à l’esprit vigoureux et au cœur généreux, qui juge en grand, avec noblesse, faisant, quand bon lui semble, connaître lumineusement sa pensée ; l’homme enthousiaste qui croit à la sainteté de la musique ; l’homme juste qui demeure toujours ferme dans sa voie. Aussi bien sa critique est-elle, en dernière analyse, judicieuse, éclairée, savante et profonde. Il est vraiment, pour parler comme Balzac, « un censeur et un magistrat des idées ».

On peut faire dater de l’apparition de ces écrits, apparition qui coïncide d’ailleurs — nous l’avons vu — avec la naissance du Hollandais volant, la formation de l’art wagnérien. À partir de cette époque, Wagner est nettement réformateur ; il s’engage dans un chemin dont il ne doit plus s’écarter.

Des causes intérieures et des causes extérieures amenèrent cet événement. Je n’ai pas à les énumérer ici. Cependant je dois en citer quelques-unes qui montrent particulièrement l’influence exercée sur la pensée du Poète-Musicien par son séjour à Paris.

En arrivant dans le « centre de la vie moderne »[9], Wagner fut enthousiasmé par les prestiges de l’Académie royale de musique. « Les représentations du Grand Opéra, lit-on dans la Lettre à Frédéric Villot, la perfection de l’exécution musicale et de la mise en scène, ne pouvaient manquer de produire sur moi une impression d’éblouissement et de m’enflammer »[10]. Mais ses opinions se modifièrent bientôt par suite de sérieuses et mûres réflexions. Il étudia les opéras importés en France par l’Italie, et s’aperçut qu’ils ne se soutenaient que par artifice. Les virtuoses italiens, bouffis d’un fol et insupportable orgueil, insouciants des œuvres qu’ils interprétaient et qu’ils clinquantaient à l’envi, contribuèrent puissamment à le dégoûter de ces produits exotiques. Les compositions françaises ne le satisfirent pas davantage. Il vit que les « lions de la musique »[11], comme Auber et Halévy, oubliaient souvent de marcher résolument à leur but idéal, pour flatter le goût du public, détenteur de la renommée. Il remarqua notamment que le « conventionalisme antiartistique »[12] régnait despotiquement sur notre première scène lyrique où l’on jouait des ouvrages d’art pour la plupart « mesquins et artificiels »[13]. « Le Grand Opéra, nota-t-il plus tard, me laissa tout à fait mécontent par l’absence de tout esprit supérieur dans ses interprétations : je trouvai tout commun et médiocre. La mise en scène et les décors, je le dis franchement, sont ce que je préfère dans toute l’Académie royale de musique »[14].

Au milieu de ce monde frivole et vain, Wagner sentit — chose étrange ! — s’épanouir dans son âme les fleurs de l’Idéal. Au Grand Opéra qui, par aventure, avait pu échapper aux fortes et terribles étreintes de la Routine, il avait assisté à d’excellentes et lumineuses représentations du Freischütz[15]. Indépendamment de cela, il avait entendu, « sous l’admirable direction d’Habeneck, au Conservatoire, des exécutions réellement parfaites des symphonies de Beethoven »[16], de la Symphonie avec chœurs, principalement[17], exécutions qui le transportèrent et l’initièrent « aux merveilleux mystères de l’art véritable »[18]. Ces auditions furent, pour lui, fécondes en enseignements. Weber et Beethoven lui apprirent à dédaigner l’opéra italien ainsi que l’opéra français et à se laisser guider à la gloire par la nouvelle et brillante étoile qu’il venait d’apercevoir dans le ciel, du côté de l’Allemagne. À l’avenir, il ne pouvait plus s’écarter de sa route. Il avait longuement réfléchi sur son art : ses idées étaient claires, distinctes, bien déterminées, bien ordonnées ; le Drame-Musical-Poétique-et-Plastique, pour employer la juste et précise expression de M. Louis-Pilate de Brinn’Gaubast, était déjà ébauché dans son cerveau. Les articles de la Gazette musicale sont les premières manifestations d’un naissant génie conscient de ses forces.

En résumé, une personnalité énergique, hardie, originale éclate dans ces écrits. Ils dénotent un jeune héros qui a rêvé sur la destinée de l’Art, qui aspire à s’affranchir du joug de la tradition, et songe à un brillant et glorieux avenir. Ils sont prophétiques. Ils sont comme l’embryon des grandes œuvres théoriques : l’Art et la Révolution, l’Œuvre d’Art de l’Avenir, Opéra et Drame. Indispensables à qui souhaite connaître la genèse de la pensée wagnérienne, ils sont utiles à la compréhension des œuvres dramatiques et des œuvres musicales du Maître.

Ces articles ont été traduits par Duesberg, préposé à la Gazette musicale pour la correspondance allemande[19]. Hormis un, la Revue critique sur le « Stabat Mater » de Pergolèse, rejeté par Wagner comme négligeable, ils se trouvent tous dans le premier volume des Gesammelte Schriften und Dichtungen. J’ai comparé le texte français au texte allemand. Duesberg a fait une traduction non pas servile, littérale, mais généralement fidèle. Il a gardé un juste milieu entre la licence du commentaire et la servitude de la lettre. Il ne s’est donc pas départi de la règle qui exige que la fidélité de l’interprétation soit la première condition de toute bonne traduction. Quant à son style, il m’a paru parfois quelque peu lourd, asymétrique et négligé. La construction de la phrase allemande a communiqué momentanément à la phrase française un mouvement douteux. Mais cela arrive rarement. Somme toute, le style de Duesberg est d’ordinaire naturel et facile, très souvent même élégant et élevé. Toujours, la pensée wagnérienne est décemment exprimée. C’est l’essentiel.

Voilà les motifs qui m’ont déterminé à livrer ces écrits au public qui, sans la présente exhumation, était menacé de les ignorer peut-être pendant de longues années encore. Il ne me reste qu’à formuler un ardent souhait. Puisse ce livre servir le progrès, et contribuer à la connaissance du « dominateur de ce siècle », du « dieu Richard Wagner » qui donne à l’âme humaine contemporaine le pain spirituel dont parle Racine :


Le pain que je vous propose
Sert aux anges d’aliment ;
Dieu lui-même le compose,
De la fleur de son froment… !


Henri Silège


Juillet 1898.




  1. L’Œuvre et la Mission de ma Vie (traduction de M. Edmond Hippeau) Paris. Dentu, 1884, p. 41.
  2. Richard Wagner, Souvenirs (traduction de M. Camille Benoit) Paris, G. Charpentier et Cie, éditeurs, 1884. — p. 35.
  3. Souvenirs, p. 37.
  4. Souvenirs, p. 36.
  5. Id., p. 40.
  6. L’Œuvre et la Mission de ma Vie, p. 41.
  7. Souvenirs, pp. 43 et 44.
  8. Id., p. 47.
  9. L’Œuvre et la Mission de ma Vie, p. 39.
  10. Quatre Poèmes d’Opéras (traduction Charles Nuitter) et précédés d’une Lettre sur la Musique, par RICHARD WAGNER (traduction Challemel-Lacour) ; nouvelle édition Paris, Durand et Calmann-Lévy, 1893. — p. xx.
  11. Souvenirs, p. 36.
  12. L’Œuvre et la Mission de ma Vie, p. 41.
  13. Id., id.
  14. Souvenirs, pp. 37-38.
  15. La première représentation du Freischütz, à l’Académie royale de musique, eut lieu le 7 juin 1841.
  16. L’Œuvre et la Mission de ma Vie, p. 42.
  17. La Neuvième symphonie fut exécutée au Conservatoire le 8 mars 1840, le 2 mars 1841 et le 9 janvier 1842.
  18. Souvenirs, p. 39.
  19. De la Musique Allemande………… 1840… nos 44 et 46.
    « Stabat Mater » de Pergolèse…… 1840… no  57.
    Du Métier de Virtuose……………… 1840… no  58.
    Une Visite à Beethoven…………… 1840… nos 65, 66, 68, 69.
    De l’Ouverture……………………… 1841… nos 3, 4, 5.
    Un Musicien étranger à Paris…… 1841… nos 9, 11, 12.
    Le Musicien et la Publicité………… 1841… no  26.
    Le Freischütz……………………… 1841… nos 34, 35.
    Une Soirée heureuse……………… 1841… nos 56, 58.
    Halévy et la « Reine de Chypre »… 1842… nos 9, 11, 17, 18.