Éditions nouvelles (p. 27-31).

L’Agonie d’un Continent

À Marthe et à Raymond HINS

Pendant que l’Europe enragée râlait sous la patte de quelques vieillards tout-puissants, un grand poète hindou, Rabindranath Tagore, clamait à l’Université de Tokio la folie de notre continent et prophétisait sa mort. Il avait vu clair, cet Oriental, enfant d’une civilisation passée, qui reverdit aujourd’hui dans ses temples écroulés qu’avaient envahis des fleurs géantes.

Ce n’est pas impunément que l’Occident a fauché les jeunes vies — bras et cerveaux, — qu’il a détruit le pain et arrêté les machines qui le donnaient. L’Europe agonise.

Lorsque les littérateurs ou les philosophes s’occupent d’internationalisme — de morale universelle, — les monarques et les hommes politiques — qui monopolisent le droit de vie ou de mort sur des millions d’individus — traitent ces écrivains d’idéologues et de prophètes de malheur. Les chrétiens d’Europe se seraient disputé Jésus — si Jésus avait vécu de nos jours — pour le clouer au gibet sur une montagne très élevée, d’où il aurait pu contempler, entre ses paupières cireuses, l’agonie des peuples affolés.

Eh bien, oui ! le vieux monde occidental dépérit comme l’avait prédit Rabindranath Tagore. Des luttes fratricides ensanglantent encore la Russie et la Hongrie, ce pendant que le reste du continent invalide s’est ressaisi, panse ses plaies et dresse le bilan de ses deuils. Vide de jeune sang, de jeunes cerveaux, il constate avec horreur qu’il est voué à l’anémie et à la mort.

L’Europe n’a plus d’argent — il est allé ailleurs — et voit cet argent fructifier, à ses dépens, dans les mains des Américains et des Japonais, les maîtres du monde de demain. Pendant qu’on se battait ici, les deux puissances lointaines ont accru leur production agricole et industrielle pour faire face à leurs propres besoins et aux besoins de l’Europe exportatrice de 1914. Devenues nos créditrices, elles sollicitent notre main-d’œuvre ou nos ingénieurs ; elles nous exploitent dans la vente des machines et des matières premières que nous leur livrions hier et qui nous aideront à leur payer nos dettes. Il est possible que ce soit là leur seul souci. Elles font de cette exploitation « une croisade nationale. »

Le Japon, pays de fleurs, de bois odorant, de porcelaine et de soie, voit s’allumer le soir les gueules rouges des usines. Il pénètre dans tout l’Extrême-Orient. L’Europe avait bâti sa fortune par le glaive — la colonisation sanguinaire au nom du Christ. Elle périra demain par le glaive et ce sont ses victimes d’hier qui se chargeront de son châtiment. La Hollande n’a qu’à se bien tenir, si elle veut garder ses colonies. Durant la guerre, les Japonais étudiaient paisiblement le malais et publiaient en cette langue un journal qu’ils envoyaient à Java ! La Chine, mastodonte branlant, est devenue une usine, un champ, un marché nippon.

Les Yankees convoitent nos colonies qui seraient, disent-ils, un excellent remboursement. Les grand’routes marines sont déplacées, le centre commercial a fait un bond vers les côtes américaines, les mers du Nouveau-Monde sont devenues des lacs, sillonnés, encerclés, gardés par les navires des États-Unis.

L’Amérique du Nord a envahi l’Amérique du Sud et l’Europe : le Danemark, l’Espagne, l’Autriche, l’Allemagne, la Suisse, la Russie, la Norwège. Elle recrée l’internationalisme commercial. Des pays sud-américains qui mendiaient leur vie à l’Europe la lui donnent aujourd’hui. La lutte économique des États-Unis a duré pendant la guerre avec leurs alliés. Leurs mesures étaient prises bien avant leur entrée dans la lutte !

Aujourd’hui, on dit là-bas : l’Amérique aux Américains, l’Asie aux Asiatiques. Demain, les uns et les autres seront chez nous : nous connaîtrons le panaméricanisme et le péril jaune. Vous l’avez voulu, George Dandin !

La révolte gronde dans les pays lointains que l’Europe avait « civilisés. » Les massacres — au nom du Christ encore, sans doute — ne servent à rien. Dans l’Afrique du Nord, dans l’Inde britannique, dans les îles océaniennes, en Égypte, les peuples soumis, ignorants, indolents, auxquels on a appris l’égoïsme occidental, le maniement d’armes savantes, à qui l’on a livré des femmes blanches, sont devenus le danger du continent. Des congrès d’indigènes ont arraché leurs droits, en dépit des massacres de Pendjab, d’Amaritsar, de Lahore, aux Européens occupés ici à raser leur propre sol.

Le panaméricanisme sera simplement commercial, sans doute. Et le péril jaune ?… Ces mots nous évoquent chaque fois un satanique visage de buis qui, des sommets neigeux d’Asie, contemple en ricanant l’Europe en délire.

Les remèdes ? Faire des enfants. Monstrueuse ironie ! Pourquoi les a-t-on laissé assassiner ?

La surproduction. Pour qui ? Pour la vieille société pourrie et malfaisante ?

À quoi bon, du reste ? C’est le châtiment inévitable d’un continent coupable. Il est bien cruel pour des soldats, comme les Belges et les Français, qui se sont battus pour un Idéal, de constater aujourd’hui qu’ils ont aidé à l’agonie de leur classe et de leur race.

Vieillards maudits, qui avez présidé à ce massacre obstiné, vous ne connaîtrez pas le châtiment, parce que vous mourrez avant sa venue.

Vous avez voulu entrer dans l’Histoire, vous avez ouvert les portes aux envahisseurs, qui demain seront nos maîtres, vous avez hâté la réalisation des sombres prophéties de Flammarion — nos Babylones modernes devenues des jardins sauvages. Vous êtes entrés dans l’Histoire et vous y resterez, soyez sans crainte : vos noms seront exécrés dans les siècles des siècles, bien qu’un matin d’orage on décapitera vos statues à coups de marteaux et de rivelaines.