Aux glaces polaires/Chapitre XV

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 365-404).


Mission actuelle de Sainte-Thérèse.

CHAPITRE XV



LES PEAUX-DE-LIÈVRES




Napolitains du Nord. — Mission Sainte-Thérèse, au fort Norman. — Rivière et Grand Lac de l’Ours. — Le Père Ducot. — Sauvé par un loup… — Le pont de glace. — Noël, le 17 décembre. — Une aurore boréale. — Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance, au fort Good-Hope. — Le Père Grollier.Da mihi animas ! — Sa rapide et douloureuse carrière. — « Je meurs content, ô Jésus ! ». — Le Père Séguin. — Jusqu’au fort Youkon. — Chez les Loucheux. — La conversion des Peaux-de-Lièvres. — « Le Saint est mort ! »


« Pétulants et enthousiastes, les bons mais laids Peaux-de-Lièvres me surprirent par la légèreté apparente de leurs allures. Cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais vu jusqu’alors. Au lieu de la taciturnité montagnaise, de la joie calme et lymphatique des Flancs-de-Chiens, de l’apathique abandon des Esclaves, je rencontrais une peuplade alerte et frisque comme une volière de hoches-queues, chaleureuse comme des Napolitains, loquace comme des Juifs, familière et sympathique comme des enfants. »

Cette impression qu’ils firent d’abord sur le Père Petitot, les Peaux-de-Lièvres la refont sur tous les Blancs qui les abordent. Moins coûte le bonheur, meilleure est son espèce : les miséreux du Nord en sont la démonstration. Plus ils s’enfoncent dans les neiges et le dénuement, plus ils paraissent contents de leur fortune. Rien peut-être ne ferait plus d’envie à nos riches préoccupés et moroses que les concerts quotidiens de ces rieurs en guenilles.

Avant l’ère des guenilles, de nos guenilles qu’ils portent maintenant, la tribu s’habillait — d’où son nom — d’un costume à la samoyède, tissé, de pied en cap, avec des lanières de peau de lièvre. La peau du lièvre oppose au froid une imperméabilité sans égale.

Deux missions s’occupent des Indiens Peaux-de-Lièvres : Sainte-Thérèse du fort Norman et Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.



Mission Sainte-Thérèse (Fort Norman)

Sainte-Thérèse du fort Norman est située à 520 kilomètres au nord du fort Simpson, distance qui marque le record des espaces entre les missions du Mackenzie.

Le petit fort Norman et sa petite mission catholique se sont donné une avenue et un décor des plus grandioses.

Pour les atteindre, le Mackenzie a rompu, depuis 80 kilomètres en aval du fort Simpson, trois bordées de montagnes que lui envoyaient les Rocheuses pour barrer son cours. À l’est, il a coupé à pic les nombreux éperons poussés par les plateaux Laurentiens à la rencontre des Rocheuses. Dégagé, en vainqueur, de ces escarpes titanesques, il a refait sur une étape de 25 lieues, la majesté de son lit, reculant toujours ses rivages, jusqu’au fort Norman.

De la rive droite du Mackenzie, — où il est situé, le fort Norman contemple, par delà la largeur du fleuve, et par-dessus les collines moutonnantes de l’ouest, les fines et blanches crêtes des montagnes Rocheuses elles-mêmes.

À un kilomètre en aval de la mission, une eau bleue et froide s’unit, refusant longtemps d’y mêler sa pureté, au boueux Mackenzie : c’est la rivière de l’Ours. Elle descend du Grand Lac de l’Ours, en longeant, sur sa droite, une chaîne de monts qui s’arrêtent brusquement à leur tour, au confinent, par un énorme Rocher-qui-trempe-à-l’eau.


Première maison-chapelle du fort Norman

Cette rivière de l’Ours, terreur permanente des missionnaires, dévale d’une hauteur de 200 pieds, sur ses 130 kilomètres de longueur. À un canot qui la descend en une demi-journée, il faut, pour la remonter, des semaines de luttes constantes avec ses flots. Dans certains de ses rapides, le voyageur doit s’arc-bouter sur des perches qu’il appuie aux écueils, certain, s’il lâche prise, de se voir aussitôt saisi par les bouillons furieux et broyé contre les récifs…

Le Grand Lac de l’Ours (Great Bear Lake) dépasse en superficie le Grand Lac des Esclaves[1]. La disposition des cinq baies qui le composent, comme les lobes d’une astérie, et dont le regard d’un observateur placé au point central toucherait toutes les lointaines extrémités, suffit à montrer quelle enceinte de liberté offre à tous les vents cette mer intérieure sans îles ni jetées.

Les eaux du Grand Lac de l’Ours, fournies par une quarantaine de rivières très pures, gardent une transparence de cristal sur leur conque granitique ; et nourrissent, dans leurs profondeurs, des réserves fabuleuses de poisson. La truite saumonée y pèse de 15 à 60 livres ; le hareng se jette par millions dans la rivière de l’Ours, unique décharge du Grand Lac. La fraîcheur constamment glaciale du lac et de la rivière bonifie encore ce poisson. La débâcle de la glace, épaisse de 7 à 12 pieds, ne s’effectue qu’à la mi-juillet, et des icebergs, que les chaleurs estivales ne parviennent jamais à fondre, errent sur le large jusqu’au regel général. Les bords du Lac de l’Ours, où les hivers, les aquilons, l’aridité semblent se coaliser pour entretenir la mort, deviennent, aux époques des passages du renne, des champs grouillants de vie. C’est pour attendre le nomade gibier qu’autour des grandes baies vont et viennent sans cesse les groupes extrêmes de toutes les tribus septentrionales : Plats-Côtés-de-Chiens, Esclaves, Peaux-de-Lièvres et Esquimaux.


Les Indiens du fort Norman, Peaux-de-Lièvres pour la plupart, Esclaves et Plats-Côtés-de-Chiens quant au reste, vivent des chasses et des pêches du Grand Lac de l’Ours, ou des bois arrosés par la rivière de l’Ours. C’est donc là que les cherchera, dans ses courses pastorales, le missionnaire de Sainte-Thérèse.


Le fort Norman lui-même se trouva, de 1864 à 1872, à l’ouest de la baie Keith, source de la rivière de l’Ours, près des ruines du fort Franklin.[2]

À cet emplacement Franklin-Norman, le Père Petitot fit huit visites apostoliques, de 1866 à 1878, venant du fort Good-Hope, en raquette, par terre, via les lacs Faraud, Kearney, Pie ix (530 kilomètres), et retournant, en canot, par la rivière de l’Ours et le Mackenzie (390 kilomètres).


RR. PP.
Frapsauce,xxxx Ducot, xxxxHoussais.

Les Pères Lecorre, Ducot, Houssais, Andurand, Frapsauce, Rouvière, Le Roux, Falaize y repassèrent, venant du fort Norman moderne, par le bassin de la rivière de l’Ours.

Ces visites se répéteront, tant qu’il restera des missionnaires à Sainte-Thérèse et des sauvages au Grand Lac de l’Ours.

Ce fut le Père Grollier qui, le 29 août 1859, en route pour le fort Good-Hope, foula le premier le sol qui portait alors le fort Norman — même emplacement qu’aujourd’hui —, y baptisa quelques enfants, et dédia la mission à sainte Thérèse.

Il y revint, de Good-Hope, le 5 juin 1860. Le 14 juin, il en partit, avec le commis-traiteur, pour remonter, à deux jours de barge, jusqu’au Castor-qui-déboule, où l’on transférait justement le fort Norman.

Au Castor-qui-déboule, abordèrent Mgr  Grandin, en 1861 et 1862, et le Père Gascon, en 1862 et 1863.

L’inondation balaya alors la colonie ; et le fort Norman fut transporté au Grand Lac de l’Ours, fort Franklin, en. 1864.

En 1872, il fut ramené, pour y demeurer, cette fois, sur le promontoire, où il était tout d’abord, et qui domine le confluent de la rivière de l’Ours et du Mackenzie[3].


Le 28 mars 1876, poussant son traîneau dans les bordillons du Mackenzie, le Père Ducot, le grand missionnaire du fort Norman, l’apôtre qui entreprenait de donner quarante ans de sa vie aux Peaux-de-Lièvres, arriva de Good-Hope à Sainte-Thérèse, avec deux cognées, trois scies et huit clous, pour y bâtir sa maison et la maison de Dieu.



Le Père Georges Ducot (1848-1916)

Le Père Ducot quitta, afin d’épouser sans partage la pauvreté du Christ, une famille de nobles joailliers de Bordeaux, où les richesses de la terre s’alliaient aux richesses de la charité.

Il ne pouvait, certes, mieux choisir que la Congrégation qui possède les missions du Mackenzie.

Envoyé à l’extrémité même du pays de la pauvreté, au fort Good-Hope, il y arriva le 14 septembre 1875.

Il passa six mois de l’hiver, déjà commencé, avec le Père Séguin et le Frère Kearney. Le 20 mars, il partit à destination de son poste, au fort Norman.


Tout était à bâtir, à convertir, à créer.

Un maître d’école anglican, sustenté par un commis hostile, jouait au ministre, tout près de là ; et ses adeptes, des Esclaves, parents des protestants du fort Simpson, entravaient la bonne volonté des Peaux-de-Lièvres.



R. P. Ducot.
Nous ne pouvons, malgré l’intérêt que l’on y prendrait, suivre les années du Père Ducot, ses travaux, ses voyages dans son vaste district, ni même départager l’action des assistants qui lui furent successivement donnés, après dix-sept ans de solitude — Pères Gouy, Audemard, Gourdon, Andurand, Houssais, Frapsauce, — pour montrer comment de leur paganisme les Peaux-de-Lièvres passèrent à la ferveur de la foi ; comment aussi la hutte primitive de la mission Sainte-Thérèse se transforma en la jolie église, splendidement ornée d’aujourd’hui ; Dieu a compté, et le missionnaire contemple désormais, en Lui, ses propres mérites… De cette vie, de ce talent, de cette activité, qui n’eussent pas été indignes d’une paroisse immense, au centre d’une capitale, et qui se dépensèrent au salut d’une poignée d’indiens, entrevus rarement, et en groupes pitoyables, nous ne rappellerons que quelques faits, de nature, pensons-nous, à compléter le portrait que toute l’ambition de nos pages aura été de rendre : le portrait du missionnaire des pauvres.

Le Père Ducot reportait à l’année 1880 la souffrance qu’il regardait comme le Vendredi Saint de sa vie. Il en célébra toujours l’anniversaire, en remerciant la Providence de l’avoir sauvé de la mort, sauvé aux moyens d’un, loup, des restes d’une superstition païenne, et d’un sauvage protestant.

Un camp de Flancs-de-Chiens des environs du Grand Lac de l’Ours, qu’il avait visité, en 1879, l’avait supplié de revenir, l’année suivante, afin d’achever son œuvre d’évangélisation. Il accepta, et l’on convint que, le 1er  mars 1880, le chef, Petit-Chien, serait au fort Norman, pour prendre le père et le conduire. Le père, qui, les premières années de sa solitude, avait coutume de passer les huit mois de mars à novembre au fort Norman, et les trois ou quatre autres au fort Good-Hope, promettait d’être au rendez-vous. Le chef, quoi qu’il advînt, devait l’y attendre.

Petit-Chien se trouva, le 1er  mars, au fort Norman ; mais le missionnaire, attardé sur le chemin de Good-Hope par une poudrerie telle qu’il n’en revit jamais et « d’autres obstacles que le diable semblait susciter à chacun de ses pas », n’arriva que le 10 mars. Petit-Chien était resté quatre jours, tant que ses vivres avaient duré ; puis il était reparti, laissant un billet à l’homme de la prière pour l’assurer, foi de chef, que le camp entier l’attendrait une lune et demie, et que d’ailleurs il n’y avait que cinq jours de marche. Il aurait soin, disait-il encore, de baliser avec des branches de sapin tout le parcours, afin qu’il lui fût impossible de s’égarer.

Le 17 mars, après la messe en l’honneur de saint Patrice, le Père Ducot chargea son traîneau de provisions pour sept jours, attela ses quatre chiens, et, accompagné d’Alphonse Koutian, son jeune serviteur Peau-de-Lièvre, se lança dans la forêt.

Au bout de deux heures, ils avaient perdu leur chemin. Comme le missionnaire hésitait :

— Ne crains rien, dit Alphonse ; moi, je suis un sauvage, je m’y reconnaîtrai toujours.

Ils mirent deux jours à rejoindre le lac Kraylon (lac des Saules), qui n’était cependant qu’à douze heures de raquette de Sainte-Thérèse. Un vieil Esclave, Bèchlètsiya, pêcheur salarié du commis, qu’ils y trouvèrent, les dissuadait de continuer, attendu que la tempête du commencement de mars avait dû combler les sentiers et ensevelir les balises.

Mais le missionnaire avait donné sa parole, et Alphonse n’était que confiance. Ils passèrent outre.

Le vieillard avait bien dit : plus de sentiers, plus de balises. À chacun des nombreux lacs enserrés dans les bois, et qu’il fallait traverser, c’était cent détours pour trouver la reprise du chemin. Il neigeait. Il faisait froid.

Onze jours passèrent, qu’ils marchaient encore. Les provisions des chiens étaient épuisées, et celles des hommes étaient à bout. Aux chiens, ce onzième soir, on donna pour souper le sac de peau qui enveloppait la chapelle portative.

Le lendemain matin, trois chiens moururent dans leurs traits.

Les voyageurs mirent en cache traîneau, ustensiles, chapelle et couverture de nuit, prirent le reste des vivres, et comptant n’être plus loin du camp indien, malgré l’apparence de mort que présentait la forêt blanche et muette, ils continuèrent à marcher.

Le quatrième chien, le plus petit, tout affectueux, et pour cela appelé Fido, les suivit.

L’après-midi, un sentier, battu des hommes et des bêtes, parait enfui. Tout à la joie, ils oublient qu’ils sont accablés de fatigue et de jeûne ; ils accélèrent la marche. Mais une inquiétude assombrit bientôt leur espoir : Alphonse, penché sur toutes ces pistes, avec ses yeux d’Indien, ne distingue aucune empreinte récente : la neige de mars n’est pas tombée ici, voilà tout. Au loin, pas d’aboiement, pas de cris d’enfants.

Ils vont toujours.

Sur les cinq heures, ils débouchent au milieu du campement des Flancs-de-Chiens. Il est vide. Personne, rien ! Sur les braises des foyers, une couche épaisse de frimas.

— Partis, depuis longtemps, dit Alphonse : ils jeûnaient… Ils n’ont rien laissé !

Fiévreusement, aux dernières lueurs du jour, le missionnaire cherche un mot écrit sur l’écorce d’un bouleau, un piquet incliné, un sapin encoché, un signe qui indiquât. selon la coutume sauvage, la direction prise par la caravane. Rien encore.

Vingt sentiers également foulés, également anciens, rayonnent du campement dans la forêt, les uns vers le lac de l’Ours, les autres à l’opposé. Lequel choisir ?

Pour provisions, il reste deux livres de viande sèche et une de farine. Sous le bois, point de lièvres, point de gelinottes. Que faire ? Poursuivre, avec si peu, n’est-ce pas se livrer follement à la mort, tenter Dieu ? Mais Alphonse s’obstine à démêler les pistes indiennes :

— C’est trop loin pour retourner, répète-t-il, trop loin ! Cherchons, marchons encore !

— Faisons mieux, dit le missionnaire ; prions le bon Dieu de nous inspirer : nous déciderons ensuite. Veux-tu, mon enfant ?

C’était le Samedi Saint, et le soleil était tombé.

À genoux sur la neige, le prêtre et le sauvage reportent leur pensée au Maître de la vie et de la mort, dans son Tombeau, et lui demandent la vie. Ils prient aussi la divine Mère des Douleurs :

— Eh bien ! dit le père en se relevant, si tu le veux, nous retournerons. Je prendrai ma chapelle, à notre cache ; et, si les vivres nous manquent en route, je dirai la messe une dernière fois, je te communierai, et nous mourrons ensemble. Dieu ne permettra pas que nos corps soient dévorés par les loups et les carcajous. Les Indiens les trouveront, en revenant au fort ; ils les emporteront, en priant pour nos âmes, et les mettront dans le cimetière que j’ai béni, près ide l’église.

— Oh ! Père, répondit Alphonse, tu me fais le cœur fort, en parlant ainsi. C’est cela, retournons : les Flancs-de-Chiens sont trop loin maintenant.

Dans la nuit pleine d’étoiles, disant tout haut le chapelet, et suivis de Fido, ils reprirent leurs propres traces. N’ayant plus à hésiter, ils couraient plus qu’ils ne marchaient.

Aux premières heures du Dimanche de Pâques, ils atteignirent la cache.

Ils étaient si las qu’ils ne purent mordre dans le dernier morceau de la viande sèche, et qu’ils se contentèrent de manger l’une des deux chandelles de suif de caribou apportées pour l’autel.

Après une courte prière, ils se roulèrent dans leurs couvertures :

— À ton réveil, murmura le père, tu tueras Fido, et nous le mangerons.

L’Indien s’endormit.

« — Pour moi, raconte le Père Ducot, le sommeil ne venait pas. Notre vraie situation apparut, dans toute son horreur, à mon esprit. Nous étions harassés, affamés, sans vivres, sans le moindre espoir d’un secours, à neuf ou dix journées de marche de la mission. La mort me sembla inévitable. Pour comble de peine, je me jugeai responsable d’avoir cause la perte de mon compagnon. À cette vue, je me sentis trembler de tous mes membres ; malgré mes efforts, mes genoux s’entrechoquaient violemment. Alors, je saisis ma croix d’Oblat, et, les lèvres contre les pieds de mon Jésus crucifié, je le suppliai, par l’amour de son Cœur, de nous venir en aide, d’écouter les Indiens de Bonne-Espérance, qui, en cette Semaine Sainte, le priaient pour le missionnaire de Sainte-Thérèse et pour ses enfants… Tout à coup je m’endormis, sans m’en apercevoir, et ne m’éveillai que sous le grand soleil, au bruit de la hache de mon jeune homme, en train de faire du feu. Je venais de passer des heures délicieuses.

« — Père, faut-il le tuer, demanda Alphonse, en me voyant remuer ?

« — Certainement, répondis-je. C’est notre seule ressource.

« En même temps, je me cachai dans ma couverture, pour ne pas voir la tête de Fido tomber sous le coup de hache que lui porta aussitôt l’exécuteur. »

Ils déjeunèrent du chien, trouvant la chair agréable.

Mais, soudain, le cœur de l’Indien bondit. Le flot des traditions de sa race venait d’assaillir sa mémoire : manger du chien, de la bête immonde, n’était-ce pas violer le tabou des tabous, et appeler sur sa tête, sur les têtes de tous les Dénés la malédiction du puissant mauvais… yédariéslini ? Épouvanté, il déclara qu’il n’en voulait plus, qu’il n’y toucherait plus, qu’il refusait même de porter ce qui restait.

Le Père Ducot connaissait trop l’Indien sauvage pour contrarier, en ce moment, Son serviteur. Chargé lui-même de sa chapelle, il ne put emporter qu’un paleron : quantité de deux repas.

Au bivouac de ce soir de Pâques, en faisant cuire dans l’eau de neige, l’un sa viande fraîche de chien, l’autre sa viande sèche de renne, ils chantèrent tous les cantiques de la Résurrection, avec leurs alléluia, imprimés par Mgr Faraud dans le recueil montagnais :

— Il ne sera pas dit, mon enfant, s’écria le missionnaire, en serrant la main d’Alphonse, il ne sera pas dit que la plus grande fête de l’Église, et de ce monde, se passera, pour nous, sans un festin ! C’est moi qui le paie ! Nous avons prié toute la journée, en marchant. Nous venons de chanter. Fêtons maintenant !

Ce disant, il jeta dans l’eau bouillante, où dansaient les restes du chien et du renne, une poignée de farine, la dernière, et, en guise de graisse, une chandelle, la dernière aussi.


Le lundi de Pâques, ils cheminaient depuis trois heures, l’Indien scrutant le bois, et le Père Ducot se replongeant dans l’angoissante perspective des sept jours qu’il restait de cette marche, avec moins d’un jour de vivres, lorsque, à deux cents pas sur leurs côtés, dans une éclaircie de sapins, un loup énorme parut, occupé à déchirer quelque chose avec ses dents, sous ses griffes.

Ils battirent des mains. Messire loup décampa. Ils allèrent voir. C’était une peau d’orignal que l’animal avait volée, traînée jusque-là, et dont il n’avait eu le temps que d’avaler la moitié.

— Merci, mon Dieu, merci ! crièrent d’une seule voix, Alphonse et le père, tombés à genoux.

Des restes du loup, ils vécurent trois jours.

Il y avait douze heures que le dernier repas de peau était achevé, quand ils arrivèrent à un vieux campement, où ils n’avaient rien remarqué, lors de leur premier passage.

En remuant partout la neige, le pied d’Alphonse toucha une masse oblongue, gelée dur : une vessie d’orignal, pleine de sang. C’était encore la superstition des Peaux-de-Lièvres, heureux à la chasse, de séparer le sang de la chair, et de l’exposer sur le passage du carcajou « pour se le rendre propice ».

Le bloc de sang soutint la marche d’une autre journée.

Une once d’onguent d’arnica, partagée, pourvut à la journée suivante :

Il n’y avait plus rien, lorsqu’on arriva au lac Kraylon (des Saules), le vendredi soir.

Le vieux pécheur du commis, Bèchlètsiya, avait levé sa loge, et ses traces s’étaient effacées. Aucune rumeur n’arrivait du fond de la forêt. Comme le père priait Dieu, par l’intercession de saint Benoît Labre — son saint chéri — de venir une dernière fois au secours, Alphonse, qui s’était éloigné un peu, poussa un cri :

— J’entends les chiens !

Les voilà tous deux, à toutes jambes et raquettes, courant dans la direction du bonheur.

Les déceptions étaient finies. Le pêcheur, au moment de repartir pour le fort Norman, l’avant-veille, avait, sans pouvoir s’expliquer comment, tué trois orignaux. Et pensez donc, la belle viande vermeille, étalée, là, sous les yeux affamés des nouveaux venus, et qu’il lui fallait encore boucaner !

Le vieillard traita ses hôtes, en roi de la forêt. Le lendemain, il les retint jusqu’à l’après-midi, afin de leur préparer lui-même deux galas supplémentaires. Puis, chargeant l’épaule d’Alphonse du meilleur des morceaux, il se recommanda aux prières du missionnaire.

La générosité attache le cœur : plus il donne, plus il aime. Bèchlètsiya était protestant ; mais sa conversion ne tarda plus. Le Père Ducot le baptisa, lui fit faire sa première communion, et, quelques mois après, sanctifia sa mort.

Les voyageurs arrivèrent à Sainte-Thérèse, le dimanche de Quasimodo, à dix heures du soir.

Le Père Ducot, qui nous écrivit au long cet épisode, concluait :

« — On dit qu’il y a une Providence pour les fous. Il y en a certainement une spéciale pour les missionnaires, qui le sont bien un peu, à leurs heures. Nos stulti propter Christum ».

Quatre ans après cette épreuve, du 20 avril au 8 juin 1884, le missionnaire de Sainte-Thérèse retourna au campement des Flancs-de-Chiens. Un mois de travail parmi eux lui rapporta cinq premières communions, le baptême d’un sorcier et une douzaine de confessions. Il en fut aussi heureux que les missionnaires des paroisses blanches, après leurs grands coups de filet dans la masse des pécheurs et des bons.

Parti en raquette, il revint en radeau, cette fois, sur la rivière de l’Ours, avec quelques sauvages.

Le premier soir, ils furent contraints de faire escale, sur la rive droite. Le lendemain, le radeau était parti, avec les vivres et les outils. Des chiens, passant dans la nuit, en avaient dévoré les amarres de cuir d’orignal. U fallait, sous peine de mourir de faim, atteindre la rive gauche où se trouvaient le fort Norman et la mission.

Les Indiens se rappellent alors qu’un chaman leur a prédit qu’ils périraient, un printemps, en descendant la rivière de l’Ours (la Télini-diè), et ils se livrent au désespoir. Le missionnaire a grand peine à relever leur courage et à les convaincre que Dieu est plus fort que le sorcier et Satan. Sur la promesse qu’il leur fait solennellement de les conduire à Sainte-Thérèse pour le dimanche, ils se décident à marcher.

Pendant quatre jours, ils descendent des falaises et traversent des torrents, le long de la rivière rageuse, qui roule les glaçons du lac de l’Ours. Enfin un pont de glace est en vue à la tête d’un rapide. Il semble unir les deux rives : c’est la délivrance.

En faisant le signe de la croix, les naufragés s’y engagent. La glace désagrégée, pourrie, cède et frémit sous le pied. Avec un bâton, chacun sonde devant soi, et s’avance peu à peu. En trois quarts d’heure, tous ont sauté sur la rive gauche.

À l’instant qu’ils remercient Dieu, un fracas de tonnerre résonne dans la gorge : c’est le pont de glace qui crève et se disperse dans les cascades…


À sa visite de 1886, la suivante, le Père Ducot annonça aux sauvages du Grand Lac de l’Ours que pour la première fois il serait au fort Norman, le 25 décembre, et qu’il y aurait la messe de minuit. Il n’eut pas à répéter l’invitation.

Laissons-le nous dire l’événement :


La fête approchait et je me préparais à lui donner tout l’éclat possible. Je fabriquais des chandeliers, des lampions, des guirlandes, tout ce que je pouvais inventer. Un soir, j’entends des pas nombreux sur le trottoir de la maison. On entre chez moi : Oh ! quelle joie, c’est notre chef, le Petit-Chien, qui arrive avec sa bande. Tous se jettent à mes pieds pour me serrer la main et recevoir ma bénédiction.

— Combien je suis heureux de vous voir, mes enfants, leur dis-je.

— Père, répond le chef, fidèles à notre parole nous venons tous, pour assister à la prière de la nuit (Noël). On nous a dit que la fête était après-demain.

— Eh bien ! j’en suis enchanté ; seulement, vous vous êtes trompés de huit jours.

— Père, que dis-tu là ! Nous n’avons pas de vivres, et ne pouvons demeurer ici, si longtemps. Il nous faut repartir après demain.

— C’est fort désagréable, mes enfants ; mais je ne puis célébrer la Noël, pendant l’Avent. Le Pape ne serait pas content de moi.

Sur ce, tous de se récrier et lamenter. Ces pauvres gens étaient découragés, et moi-même affligé de ce contretemps.

— Enfin, écoute, père, me dit le chef : Toi, tu es le prêtre ; et le prêtre c’est comme le bon Dieu : ce qu’il veut, il le peut. Si tu le veux bien, tu pourras nous faire contents, et célébrer pour nous la belle fête de la prière de la nuit, quoique ce ne soit pas encore le jour. Nous venons de loin ; nous venons tous ; nous ne venons que pour cela ; pourquoi voudrais-tu nous résister davantage ?

Que répondre à ces braves enfants ? Je réfléchis un moment :

— Eh bien ! puisque vous le désirez tant, c’est bien, vous serez satisfaits. Si je pouvais consulter le Pape, il me permettrait bien de devancer la fête. Je lui écrirai. Et maintenant, comme il est tard, retirez-vous ; allez faire votre campement. Demain vous vous confesserez ; et, demain soir, à minuit, nous célébrerons ensemble la prière de la nuit.

Aussitôt ces bons Indiens éclatent de joie, et se retirent en m’accablant de mercis.

Le lendemain, je parai de mon mieux notre petite chapelle, et j’entendis les confessions des chers Indiens, recommandant à chacun de se tenir recueilli jusqu’à la messe de minuit. En ce temps-là, ils n’avaient pas de montre, et pour eux neuf heures du soir et trois heures du matin c’était à peu près minuit. Je ne m’engageai donc pas trop en leur promettant une messe à minuit.

Il était à peine huit heures et demie, que le chef m’envoyait demander si l’heure de la messe était arrivée. Je congédiai les envoyés, en les assurant qu’on sonnerait la cloche, et qu’on ne commencerait pas la prière, avant que tous fussent arrivés. Néanmoins, plusieurs, craignant de manquer l’appel, couchèrent à la chapelle… Enfin l’heure arriva ; je sonnai ma cloche et j’allumai les cierges (chandelles de suif) du sanctuaire. Bientôt tout mon monde fut réuni dans la grande salle, séparée du sanctuaire par un rideau. On tira le rideau : tous tombèrent à genoux, ébahis devant tant de lumières. L’autel en était couvert, la crédence aussi. Jamais il n’en avait tant vu dans notre petite chapelle : on en pouvait compter à peu près deux douzaines. C’était beau !

L’office commença. Ce fut d’abord un cantique de Noël : Il est né, le divin Enfant, en montagnais. Tout le monde chantait à pleins poumons. Puis, je prêchai sur la fête de Noël. Jamais je ne fus mieux écouté. Après le sermon, encore des cantiques, de plus en plus entraînants. Alors la grand’messe, une messe votive de l’immaculée Conception.’A la place du gloria j’entonnai un autre Noël. Idem au credo. À la communion, tous s’approchèrent de la sainte Table. Après la messe, bénédiction du Saint-Sacrement, et un dernier cantique. La prière de la nuit avait duré trois heures. Mes sauvages étaient ravis. Ce fut un beau jour pour eux, pour moi ; et, j’ose l’espérer, le bon Dieu fut content de nous.

C’est ainsi que le 17 décembre, en plein Avent, je célébrai pour la première fois la fête de Noël, à la mission Sainte-Thérèse. Le soir, tous mes chers enfants s’éloignaient, heureux d’avoir eu leur prière de la nuit ; mais le cœur gros de ne pouvoir rester plus longtemps, auprès de moi. Cependant le chef répétait :

— Ah ! le prêtre, c’est comme le bon Dieu ; ce qu’il veut, il le peut !


Pour ceux qui connurent le Père Ducot, « à cheval sur les rubriques », comme jamais ne le fut chevalier missionnaire de ces contrées, si rebelles à telles chevauchées, ce récit aura une saveur toute particulière.


La ponctualité, la précision, l’exactitude marquèrent tous les actes, paroles et écrits du Père Ducot.

Ses sermons, pour cinquante, pour dix, pour un seul auditeur, étaient scrupuleusement rédigés, appris, et donnés avec une flamme !… non toutefois que l’élocution de source manquât à ce bon fils de Gascogne, mais à cause du respect qu’il avait pour la parole de Dieu.

Quoi de plus précis également que ces descriptions, relevées dans son journal de Sainte-Thérèse, et que le souffle d’un poète n’aurait qu’à toucher, pour les animer à l’infini ? Nous n’en citerons qu’une :


21 novembre 1909. — Hier soir, vers dix heures, nous avons assisté à une magnifique aurore boréale. Deux jets immenses de lumière s’élancent de l’horizon, en sens opposés : l’un part du nord-ouest, l’autre de l’est-sud-est. Profondément inclinés sur l’horizon, vers le sud-ouest, ils s’avancent l’un vers l’autre. Ils se réunissent, se redressent au zénith. C’est un arc-en-ciel blanc magnifique, partageant le ciel en deux parties inégales. Aux extrémités, deux foyers se forment, s’élargissent, s’élèvent, et se précipitent l’un vers l’autre. La lumière s’étend, se dilate. Sa bande est trois fois, cinq fois, plus large qu’au début. On dirait une immense draperie diaphane aux festons serrés, diaprés, élastiques, suspendus, se balançant en l’air, et agités par un double vent impétueux, courant en sens inverse. Dans leurs mouvements, vifs comme l’éclair, ces festons se resserrent, s’allongent en dards flamboyants et acérés. On dirait que la terre va être foudroyée. Et tout cela, à peine quelques mètres au-dessus de notre maison. Je pensais même que les pointes en touchaient le faîte. Puis soudain cet arc se dissout, se fond ; sa lumière s’épanche au nord-est et au sud-ouest ; elle se déchire elle monte ou descend sur tous les points du ciel. Bientôt la voûte céleste est jonchée de lambeaux de lumière. Une demi-heure s’écoule, tout a disparu. Les étoiles et la lune, tombant à son couchant, éclairent le ciel qu’aucun nuage ne ternit. Il faisait un froid de 35 degrés centigrades.


L’âme sensible du Père Ducot débordait-de piété. On eût dit qu’il voyait Dieu dans ses méditations ; et son attitude, alors, n’était plus de la terre. Le Frère Jean-Marie Beaudet, qui fut son compagnon, de 1886 à 1904, nous disait qu’en ces 18 ans, il ne l’avait jamais vu s’appuyer, ni s’asseoir, à la chapelle.

Il aima finalement la Congrégation des Oblats, sa mère. Sa façon de célébrer ses fêtes, ses anniversaires, était de redoubler de prières pour elle et pour tous les missionnaires des pauvres de l’univers. Ses lettres à ses supérieurs palpitaient d’amour respectueux. Il fallait le voir se jeter, avec des baisers et des larmes, sur les mains de son vicaire apostolique, lorsque celui-ci débarquait sur la plage du fort Norman.

Au Père Ducot, les Peaux-de-Lièvres durent l’accès plus facile à la sainte Eucharistie. Il avait l’esprit de Pie X, l’esprit de Notre-Seigneur.


Enfin, la quarante-unième année de son apostolat, le bon ouvrier, dut être enlevé, presque par violence, à un labeur qui dépassait ses forces. Mgr Breynat le conduisit au nouvel hospice du fort Simpson, où il retrouverait le Père Andurand, son élève missionnaire, et ses vieillards Peaux-de-Lièvres, réfugiés sous l’aile de la charité des Sœurs Grises.

Mais les missionnaires peuvent-ils se reposer sur la terre ?

Le Père Ducot ne devait connaître que le repos du Ciel. La Sainte Vierge vint, sans le prévenir, chercher son serviteur, le soir du 15 août 1916[4].



Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance
(Fort Good-Hope)

À 438 kilomètres en aval de Sainte-Thérèse, placée en sentinelle sur les frontières des royaumes du soleil et de la nuit, la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance voit venir à elle le Mackenzie dans toute sa splendeur.

Droit en face, le fleuve géant débouche d’une haie de remparts verticaux, bastionnés, flanqués d’angles et de tourelles, comme par une architecture de moyen âge. Un triple rapide, achevant sa large course depuis le fort Norman, l’a précipité entre ces murailles ; et le voici, échappé à l’étau de granit, s’épandant en une esplanade solennelle, au pied de Good-Hope.

Le spectacle des spectacles offert à Good-Hope par le Mackenzie est celui de la débâcle. Il inspira cette page au Père Petitot :


Le 7 juin 1865, à 6 heures du matin, de formidables détonations se tirent entendre ainsi qu’un fracas infernal. La grosse glace débâclait. Il n’est rien qui donne une idée plus frappante du chaos primitif et de la confusion dernière. C’est un mélange monstrueux, informe, unique, de masses gigantesques, hautes comme des maisons, grosses comme des rochers, qui s’en vont mugissant, hurlant, majestueuses ou courroucées, se rompre contre d’autres plus monstrueuses encore ; puis retombent en couvrant de leurs débris les flancs des colosses contre lesquels elles se sont heurtées. Elles s’engloutissent dans le flot qui marche, pour reparaître plus loin, surgissant au milieu de glaçons moindres, qu’elles déplacent, soulèvent et culbutent.

L’imagination prête vie et sentiment à ces monstres qui se meuvent, se retournent, chevauchent les uns sur les autres, se bousculent, se pressent et s’agglutinent. Lorsque le volume des glaces excède la largeur du fleuve, bien qu’il ait ici trois kilomètres, celles-ci se soulèvent sur les rivages en remparts d’une maçonnerie titanesque ; elles se suspendent à une grande hauteur, semblables à des constructions cyclopéennes. En même temps elles labourent les rives, entassent les terres, se creusent des godets profonds, montent des rochers avec elles dans un déploiement de force dont rien ne peut donner une idée.

Troupeau d’éléphants furieux, répandus dans les jungles, qui renversent, saccagent, broient tout ce qui s’oppose à leur passage ; avalanche grossissante qui dévale du sommet des Alpes en entraînant habitations, pans de forêt et quartiers de rocs ; locomotives puissantes qui réunissent leurs poitrails cuirassés et haletants pour balayer les routes obstruées par la tourmente… : il y a de tout cela dans la grande débâcle, l’u tèwè, du fleuve Géant du Nord.

« Cet affreux mais grandiose spectacle dura trois jours. »


La débâcle de 1836 emporta le premier fort Good-Hope, bâti à 162 kilomètres en aval, et la Compagnie de la Baie d’Hudson refit le comptoir, en 1836, sur l’entablement actuel, que ses 55 pieds d’élévation par-dessus le fleuve ne garantiront pas toujours du « labour » des glaces.


Se tournant vers le nord, la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance rencontre, à cinq minutes, le cercle polaire. Une colline, qui s’interpose entre Good-Hope et le sud, dérobe cependant au commerçant et au missionnaire le demi-disque rouge qui affleure, en réalité, l’horizon de midi, et teint quelques instants « de sa couleur sanguinolente les rivages lointains du Mackenzie » ; l’astre lui-même disparaît complètement à la vue du fort, du 30 novembre au 13 janvier, et gratifie ainsi Good-Hope de la longue nuit du pôle.

Mais, dans cette nuit de 44 jours, se déploient les magnificences d’un firmament que nos pays tempérés ne contempleront jamais : une lune sans lever ni coucher ; des étoiles au scintillement palpable ; d’inlassables aurores boréales, pavillons mouvants du pôle magnétique. Toutes ces coruscations, avivées par les froids intenses, illuminent comme un jour la nuit polaire : et nox sicut dies illuminabitur.

Du 13 janvier à l’équinoxe du printemps, le soleil ressuscité occupe ses courtes et froides heures à se parer de météores ; il s’auréole de halos d’argent ; à travers les cristaux grésillants du givre, il se multiplie en parhélies, tenant le centre de trois, six et quelquefois huit soleils équipolés, aussi, brillants que lui-même. L’équinoxe franchi, il se libère de l’horizon, et marche, sicut gigais ad currendam viam. Pendant cinq mois, il confond son aurore avec son coucher, versant à Good-Hope un jour continu de 150 jours. Une lieue plus loin, dans le cercle polaire, il ignore son déclin, nescit occasum.

Une nuit, un jour : telle est donc l’année des Peaux-de-Lièvres, des Loucheux et des Esquimaux.


Les grands convertisseurs des Peaux-de-Lièvres de Good-Hope furent les Pères Grollier et Séguin. Le Père Grollier prépara l’œuvre de Dieu ; le Père Séguin l’accomplit.



Le Père Pierre-Hexri Grollier (1826-1864)

Le Père Grollier fut l’apôtre de feu, le François-Xavier des glaces.

Il naquit à Montpellier, le 30 mars 1826.

Rien dans le « bel enfant délicat » — ainsi le trouvait sa mère, comme la mère de Moïse trouvait son nouveau-né : videns eum elegantem — rien n’eût fait prévoir son rude avenir de libérateur des Peaux-Rouges arctiques. Il arriva au noviciat de Notre-Dame de l’Osier, sous les airs d’un « jeune citadin élégant et candide », à qui ses confrères prédisaient gracieusement, pour la vie, le soleil du Midi et les olives de Marseille.

S’ils avaient pu entendre les prières du tendre novice, et lire ses lettres à son supérieur général ! Sa devise était : Da mihi animas ! Donnez-moi des âmes ! Missionnaire des pauvres, il réclamait les âmes les plus pauvres, entre les pauvres.

Mgr  de Mazenod l’ordonna prêtre, le 29 juin 1851, et l’offrit à Mgr  Taché, comme le « présent de son cœur ».


La course apostolique du Père Grollier, comme celle de saint François-Xavier, son idéal, dura douze ans. À l’exemple de l’apôtre des Indes, il dévora les espaces, en entraînant les peuples.


En 1852, il arrive à la Nativité, lac Athabaska, pour seconder le Père Faraud.

En 1853, il sait le montagnais, et va fonder la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Fond-du-Lac (Athabaska) : il y retournera quatre fois, pour de longs séjours.

C’est au deuxième de ces voyages à Notre-Dame des Sept-Douleurs qu’il contracta le mal qui devait le mener si prématurément au tombeau.

Un Indien le conduisait chez son père malade. Il y avait deux jours qu’ils marchaient, lorsque des chasseurs, venant du camp où se rendait le missionnaire, lui apprirent que le malade n’était plus en danger et pouvait attendre. Le Père Grollier fut heureux de cette nouvelle, qui lus permettait de retourner à la mission, pour l’Ascension, selon la promesse qu’il avait faite aux Mangeurs de Caribous. Il restait trois jours avant la solennité :

— Va, dit-il à son cicerone, et annonce à ton père que j’irai le voir, la semaine prochaine. Pour moi, je reprends le chemin du fort.

Le jeune homme voulait l’accompagner ; mais le père s’y refusa :

— Je retrouverai nos traces, et n’aurai qu’à les suivre. Laisse-moi.

Mais le soleil avait fait fondre la neige par endroits, et avec la neige les traces. Arrivé à un certain petit lac, — nommé depuis le lac du Père — le missionnaire perdit toute orientation, et se mit à tourner, une journée et une nuit, sur les mêmes lieux, comme font les perdus.

Il ne se rappela jamais ce qui lui advint ensuite.

Le commis du fort, Joseph Mercredi, bon métis français, qui fut toujours l’ami et le protecteur des prêtres, au Fond-du-Lac, ne voyant pas arriver le Père Grollier pour la fête, s’en inquiéta. Il laissa cependant s’écouler une autre journée. Convaincu alors qu’un malheur était arrivé, il munit dé fusils et de tam-tams une patrouille de sauvages, leur donnant la consigne de faire du bruit dans toutes les directions, afin d’attirer l’attention du père, et de tirer une fusillade de tant de coups, lorsqu’ils le retrouveraient.

Joseph eut lui-même l’honneur de l’heureuse découverte. Il allait, depuis deux jours, fouillant tous les buissons, interrogeant tous les arbres, quand il remarqua les pistes fraîches d’un ours. Il les suivit jusqu’au moment où, dans leur direction, mais plus loin, il aperçut, sous un sapin, une forme noire, écrasée sur elle-même. « Voilà mon ours, pensa-t-il, encore engourdi, au sortir de sa bauge d’hiver. »

Il épaula son fusil, chargé d’une balle.

Comme il allait presser la détente, il remarqua, dans la masse noire, un mouvement inaccoutumé aux ours. Baissant l’arme, il s’avança prudemment, prêt à faire feu.

C’était le Père Grollier, en soutane, dépouillé de son habit de peau de renne. Son bras passait et repassait convulsivement devant sa figure. Il avait mangé l’un de ses mocassins, à en juger par les lambeaux de cuir pris entre ses dents. Il était sans connaissance, émacié à faire peur.

Joseph parvint à faire boire un peu de jus de poisson au missionnaire ; puis il le plaça près d’un feu, et lui frictionna les membres. Les fonctions vitales se rétablirent ; mais l’usage de l’intelligence ne revint qu’au bout de quinze jours.

Un asthme, dont le Père Grollier n’avait ressenti encore que de légères atteintes, l’étreignit depuis ce temps, sans lui laisser de répit.

Mais l’apôtre marcha quand même.


En 1858, il laisse le lac Athabaska, et débarque au Grand Lac des Esclaves, le 22 juillet, pour établir définitivement la mission Saint-Joseph.

Trois semaines après, passe l’équipage de la Compagnie, avec le Père Eynard et l’archidiacre anglican Hunter. Sans balancer, il remet la mission Saint-Joseph au Père Eynard, et se jette aux trousses de celui qu’il appelle « l’homme ennemi ». Il réussit à prendre place sur la barge même qui emportait le ministre.

Sous les yeux de Hunter, il fonde la mission du Saint et Immaculé Cœur de Marie, à la Grande-Ile, et la mission du Sacré-Cœur, au fort Simpson.

Il voudrait poursuivre ; mais Ross, le bourgeois du district, l’arrête et le force à retourner à Saint-Joseph.

En regagnant le Grand Lac des Esclaves, il apprend que Hunter et Ross, de conserve, ont fait signer par tous les commis-traiteurs, une requête, priant le gouverneur de la Compagnie de la Baie d’Hudson, Sir Georges Simpson, de bannir du Mackenzie le prêtre catholique, et de réserver les tribus de l’Extrême-Nord au protestantisme. Le Père Grollier écrit à Mgr  Taché de tenter l’impossible pour déjouer l’odieuse manœuvre ; et il réclame, pour lui-même, « la grâce d’être envoyé aussi loin que la terre pourra le porter. »

Année d’indicible inquiétude.


Il attend la réponse en travaillant pour les Couteaux-Jaunes et les Montagnais de la mission Saint-Joseph. Le 12 avril 1859, il part sur la glace du Grand Lac des Esclaves, pour fonder la mission Saint-Michel du fort Rae, chez les Plats-Côtés-de-Chiens. Le 10 mai, il revient de Saint-Michel, sur la glace encore, à Saint-Joseph.

Au retour de ce voyage, se passa une scène, dont le secret, sur l’ordre du missionnaire, fut gardé par Pierre Beaulieu, jusqu’au jour récent où Mgr  Breynat obligea celui-ci à dire tout ce qu’il savait.

Une affection, qui devait être scorbutique, d’après la description du témoin, avait attaqué les deux pieds ; et les ongles livides ne tenaient plus aux chairs écarlates que par leur milieu : en remuant dans la chaussure, ils rendaient la marche impossible. Le Père Grollier commanda à Pierre Beaulieu de les lui arracher tous, avec des pinces à chapelet. Pierre obéit. À chaque ongle, un ruisseau de, sang. s’ouvrait. Le premier pied fini, le père demanda un verre d’eau pour se soutenir. Il présenta ensuite l’autre pied, en se détournant un peu. À l’avant-dernier ongle, il dit doucement, avec un filet de voix :

— Oh ! tu me fais mal, mon Pierre.

À la fin :

— Merci, mon Pierre !


Là-dessus, les barges passèrent.

Ô bonheur ! Une lettre de Sir Georges Simpson, à lui, Père Grollier, comme sauf-conduit ! Une autre de Mgr  Taché », à lui encore, et lui donnant « carte blanche » sur l’Extrême-Nord !

Sous la tutelle obligée, sinon obligeante, du bourgeois,. le Père Grollier prend place, le jour même, 13 août 1859 » dans les barges, à côté de Kirby, qui va remplacer Hunter ; et il dit adieu au Grand Lac des Esclaves.-Il revoit les forts de la Grande-Ile et Simpson : partout les néophytes sont restés fidèles, Deo gratias ! Au fort Norman, il fonde la mission de Sainte-Thérèse.

Le 31 août, il est à Good-Hope.

Il apprend que, grâce à quelques sauvages, instruits par lui, à Simpson, l’année précédente, et à quelques Coureurs-des-bois dont il a fait ses amis, la visite ide Hunter, ce printemps 1859, n’a porté aucune atteinte aux âmes. Il consacre aussitôt la mission à Notre-Dame de Bonne-Espérance ; et, disposant son autel « sur la table même qui avait servi aux offices de l’archidiacre », il offre le premier sacrifice du cercle polaire :


Date éternelle, dit-il, le 2 septembre, l’Agneau vraiment Dominateur fut immolé pour la première fois, à Good-Hope, presque sur les confins de son héritage !


Comment suivre l’activité du missionnaire asthmatique »

durant les trois ans qui le séparent encore de su tombe ? Il voyage, il enseigne, il réprimande, il encourage, il écrit : chacun de ses actes, chacune de ses respirations est un élan de son être, « pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ».

« — Le zèle, disait Mgr  Grandin, le zèle inimitable du Père Grollier éclipsait toutes ses autres vertus. » Ce zèle était dirigé, implacable, furieux — trop implacable, trop furieux, trouvait Mgr  Grandin[5] — contre l’homme ennemi, contre le protestantisme.

À qui lui reprochait sa violence, il demandait depuis quand la vérité n’était pas intransigeante ; et il ajoutait qu’il était de Montpellier, où l’on savait ne pas dormir, et que de Montpellier aussi était saint Roch, son modèle dans l’âpreté à combattre la rage de l’erreur :


J’arrivai au fort Simpson, le 16 août, fête de saint Roch, saint natif, comme moi, de Montpellier, avait-il écrit en 1858. Je me regardais comme conduit là par mon cher concitoyen, maintenant citoyen des cieux. Lui aussi avait quitté notre ville natale et sa patrie, et s’était fait pèlerin sur la terre pour la cause de Dieu et le salut des âmes. À cause de cette harmonie d’une même vocation entre deux enfants d’une même cité, je crus voir un heureux présage dans la coïncidence de mon arrivée au fort Simpson, le jour de la fête de saint Roch.


Or, de tous côtés, le protestantisme l’agaçait ; non pas au fort Good-Hope, — il y eût fait trop mauvais pour le prédicant, — mais au fort Norman, chez les Loucheux, chez les Esquimaux, par delà les montagnes Rocheuses.

En juin 1860, il va au fort Norman, combattre Kirby. De là, il court au fort Simpson, pour rencontrer le Père Gascon et l’envoyer au fort des Liards. De Simpson, il descend d’un trait, brûlant Norman et Good-Hope, jusqu’au fort Mac-Pherson sur la rivière Peel, qui se jette dans les bouches du Mackenzie, à 430 kilomètres, passé le cercle polaire.

Au fort Mac-Pherson, il rencontre les Loucheux et les Esquimaux. Là enfin, il est arrivé le premier. Plus loin, il n’y a plus que l’océan Glacial, le Pôle nord.

Il jette alors son cri de triomphe :


Le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre 1860), ayant réuni les Loucheux et les Esquimaux, autour de ce signe de réconciliation, je fis approcher les deux chefs, et leur ayant fait croiser les mains au bas de la Croix, je la leur fis baiser comme signe d’alliance et de paix entre eux avec Dieu. Mes mains pressant les leurs sur le pied du, Crucifix, je leur fis promettre de s’entr’aimer à l’avenir. Ainsi la Croix était le trait d’union entre moi, enfant des bords de la Méditerranée, et l’habitant des plages glacées de la mer Polaire. La Croix avait franchi toute distance, elle dominait a mari usque ad mare. De plus, je donnai au chef des Esquimaux une image du Sauveur en croix, au bas de laquelle j’écrivis ces paroles de la prophétie qui s’accomplissait : Viderunt omnes termini terræ salatare Dei nostri ; et je fis présent au chef des Loucheux d’une image représentant la Mère de notre Sauveur, avec cette autre si vraie prophétie : Beatam me dicent omnes generationes. C’est en ce beau jour de l’Exaltation de la Sainte Croix que l’a grande nation des Esquimaux offrit ses prémices à l’Église, et que plusieurs d’entre eux devinrent enfants de Dieu en recevant le baptême.


L’hiver 1860-1861, le Père Grollier s’avoue vaincu, terrassé par la maladie, dans une lettre à Mgr Taché ; et aussitôt, sans transition :


Ce printemps, je retournerai au fort Norman, j’en redescendrai le plus vite possible, et, une fois les sauvages de Good-Hope partis, je descendrai au fort Mac-Pherson.


Il exécuta ce programme. Mais à quel prix !

Le 8 juin 1861, en route pour Norman, il écrit :


Hier je partis en barge de Good-Hope. Aujourd’hui, fête de Notre-Dame de Grâce, jour d’indicible douleur pour moi : nous rencontrons le ministre Kirby qui se rend à Good-Hope, et à Mac-Pherson. Vous voyez que mes tristes prévisions s’accomplissent ! Qu’allons-nous devenir ?… Je ne puis vous dire ce que je souffre, à chaque campement. Hier, il fallait monter une petite côte pour camper : je croyais expirer avant d’y arriver. Il m’a fallu m’arrêter trois fois, et longtemps, pour reprendre haleine ; le souffle me manquait complètement. La marche même sur un terrain plan m’abat aussi il faut que je m’arrête, pour respirer. Rien que le mouvement d’entrer ou de sortir de la barge me fatigue autant que si je venais de faire cent lieues. Il en est de même quand je range ma couverture de nuit : l’action seule de me baisser m’essouffle… Ce qui me fait le plus de peine, c’est que l’on me comptera toujours comme faisant nombre, et qu’ainsi je tiendrai la place d’un bon missionnaire, qui pourrait agir de tous côtés pour la gloire de Dieu et pour sauver des âmes.


Débarqué au fort Norman, il continue :


Pour gravir la côte du fort, j’ai failli mourir ; je n’avais plus d’haleine. Quand j’ai été en haut, j’ai tellement excité la compassion des sauvages que l’un disait à l’autre : « C’est parce qu’il nous aime beaucoup qu’il vient ainsi nous voir, quoiqu’il soit malade ». J’ai été plus de dix minutes sans pouvoir proférer une parole.


Au fort Norman, il ressaisit quelques Indiens du Grand Lac de l’Ours que le ministre lui avait ravis ; il confirme les fidèles dans la foi ; puis il achète le canot d’écorce d’un sauvage ; et, du 18 au 28 juin, avec un jour seulement d’escale à Good-Hope, il fait les 870 kilomètres, de Norman à Mac-Pherson où l’attend la désolation.


La première parole qu’il entend, sur la terre des Loucheux, lui est lancée, du rivage à son canot, par une femme sur laquelle il avait compté en toute confiance :


Le ministre est bon, meilleur que toi ; il donne du tabac et du thé. Il a enlevé dans les campements tous les objets religieux que tu nous avais donnés !


En effet, le loup a dévasté la bergerie. Les Loucheux se sont abandonnés à lui, lorsqu’il leur a dit que « la religion catholique était morte, et que jamais plus le prêtre ne reviendrait ».

Le voici pourtant le prêtre qui vous a baptisés, et qui vous aime. Allez-vous le recevoir ? Non, il faut qu’il boive, comme son divin Maître, le calice de son agonie. Il le boira, sur la plage même de son triomphe, le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix.

Le commis du fort refuse de le loger et de lui céder le moindre aliment. Le missionnaire a un filet il le tendra sur la rivière. Il s’y essaye ; mais il doit capituler aussitôt. Il est « de plus en plus asthmatique ; deux pas l’essoufflent ; et la moindre fraîcheur le fait tousser ». Il confie le filet aux deux jeunes sauvages qu’il a amenés de Good-Hope, pour conduire son canot et l’assister : ces misérables veulent le forcer à se rendre et à retourner au plus tôt à Good-Hope ; ils placent le filet où ils savent qu’il n’y a pas de poisson. Et le Père Grollier est là, du 28 juin au 4 août, étendu sur la grève, dévoré par les moustiques contre lesquels une tente ne le protège même pas, et jeûnant à côté du fort qui abonde de viande et de poisson.

Ces souffrances pourtant ne sont rien, comparées à une autre, qui lui porte au cœur la blessure dont il mourra bientôt, la souffrance de savoir que Kirby, plein de santé, muni d’argent et de vivres, favorisé de tous les commis, est allé plus loin, par delà les montagnes Rocheuses, au fort Youkon ; et que lui, le missionnaire de la vérité, ne peut le suivre jusque là, pour retenir sur le bord de l’abîme les tribus qui vont y sombrer à jamais.

De cette plage de détresse, la veille de repartir pour Good-Hope, il écrit à Mgr  Taché, à Mgr  Grandin, au supérieur général, ides lettres enflammées, pleines d’appels :


Faites beaucoup prier pour ces malheureux ; nous ne les sauverons comme nous avons sauvé Simpson, Norman et Good-Hope, que par une sainte violence au ciel. N’oublions pas que sainte Thérèse a converti autant de païens par ses prières que saint François-Xavier par ses travaux. Mais il nous faudra vigoureusement pousser du côté des Loucheux, à Mac-Pherson, au Youkon, à la mer Glaciale. Sachez que Kirby a parcouru près de 600 lieues ce printemps. Sa conduite nous avertit que si nous continuons nos lenteurs, nous pouvons nous préparer à céder tout le Nord à l’hérésie… Nous n’avons pas d’argent, direz-vous, et le ministre est riche. Ah ! si les apôtres eussent écouté la prudence humaine, quand ils furent envoyés, ils n’auraient point autrement parlé : « Nous n’avons point d’argent ! » Mais pour prévenir leur objection, le même Maître qui les envoya et qui nous envoie, leur avait dit : « Ce sera sans argent que vous établirez vos missions. Nolite portare peram. »

Vite, vous dis-je, le diable allume tous ses feux contre nos missions ; il s’élance de partout ; le combat va être terrible. Encore une fois, oubliez que vous n’avez plus d’argent. Dieu y pourvoira, si vous lâchez la prudence humaine. Voyez le saint Évêque de Montréal (Mgr Bourget), qui, sans un sou, achète toujours, établit toujours, bâtit toujours, et puis l’argent lui vient : c’est qu’il compte sur Dieu. Il me souvient de ce gros Évêque de B., qui le critiquait dans toutes ses entreprises, lui qui ne s’est même pas construit une église, et qui célèbre ses offices dans une cathédrale-étable, là où j’ai chanté la messe, en venant au Canada…

Je repars, le cœur dans les larmes. Et cependant je bénis Dieu de m’avoir inspiré de venir, car les bons auront été préservés ; et dans les autres, qui savent que le ministre n’est pas l’homme de Dieu, ma présence aura servi à réveiller plus tard le remords, si Dieu les frappe. Seulement le divin Maître a voulu que je souffre ici le martyre du cœur…


Le Père Grollier venait de rentrer à Good-Hope, dans la solitude où il avait passé deux années, sans voir un prêtre, lorsque, le 28 août (1861), il vit arriver le Père Séguin et le Frère Kearney, tous deux inattendus :

— Dieu nous aime ! s’écria-t-il, en les embrassant, Dieu nous aime !

Il ne pouvait trouver d’autre expression à sa joie et à sa reconnaissance.

Le Père Séguin écrit son impression :


Au lieu de l’homme gras et joufflu, que l’on m’avait dépeint, je ne trouvai qu’un pauvre malade n’ayant plus que la peau et les os, et pouvant à peine respirer… Je trouvai aussi un joli château, je vous assure. En mettant les pieds dans cette maison, de sept mètres de long sur cinq de large, je crus que j’allais descendre à la cave, tant le plancher était élastique. Le Père Grollier avait besoin d’air, mais, Dieu merci, il ne lui en manquait pas ; les croisées, à moitié bouchées par de mauvaises peaux toutes déchirées, laissaient circuler l’air à volonté dans la maison. Les planches du grenier étaient si bien jointes et le toit si bien couvert, que je n’avais pas besoin de sortir pour voir les étoiles. Quand il pleuvait, c’était à peine si nous pouvions trouver un coin pour nous mettre à l’abri. C’était dans cette maison cependant que nous devions braver les rigueurs de l’hiver…[6]


Un hôte auguste s’ajouta, pour ce même hiver, à la communauté de Good-Hope, Mgr  Grandin[7].

Comme il proposait au Père Grollier de le ramener en un climat plus doux, dans quelque maison mieux approvisionnée :

— Monseigneur, répondit le missionnaire, je vous supplie de me laisser mourir ici. Je pourrai du moins garder la mission, pendant que le Père Séguin voyagera, et faire le catéchisme. Oui, laissez-moi prêcher, travailler, et lutter jusqu’au bout, pour mes sauvages. D’ailleurs, quand l’heure sera venue, je partirai sans retard : les missionnaires ne font pas de longue maladie !


Jusqu’au bout, il prêcha, il catéchisa, il travailla, comme il l’avait dit. Les derniers jours, ne pouvant plus parler, il prêchait et catéchisait par signes.


Il célébra sa dernière messe, le 24 mai 1864.

Le dimanche 29 mai, il assista à la fête désirée de sa vie : la plantation d’une grande croix, sur le promontoire» de Good-Hope, par le Père Séguin. Il se fit asseoir à la porte, afin de bien voir. Lui-même avait indiqué les cantiques français et montagnais qu’il fallait chanter.

Lorsque la croix fut dressée, il s’écria :

— Je meurs content, ô Jésus, maintenant que j’ai vu votre étendard élevé jusqu’aux extrémités de la terre !

— Oh ! Oui ! je suis content, disait-il ensuite au Père Séguin, si content que j’ai pleuré de joie tout le temps de cette cérémonie !

L’agonie du missionnaire commença le lendemain. Elle ne fut interrompue que le temps de recevoir, en pleine connaissance et en plein amour, l’extrême-onction et deux fois le saint Viatique :

— Toujours vous voir, disait-il à la divine Hostie que lui présentait son confrère ; toujours vous contempler, divine Eucharistie ; vous aimer pendant toute l’éternité, est-il un seul bien comparable à celui-là ? Non, non !

Au commencement de sa dernière maladie, il avait dit une fois :

— Il me semble que si j’avais un peu de lait et des pommes de terre, je pourrais encore me rétablir, et travailler.

Du lait, une pomme de terre, il aurait fallu un voyage de six mois, pour les lui apporter alors. Maintenant, il eut refusé jusqu’à ces douceurs. Il avait comme goûté au Ciel :

— Oh ! si je pouvais mourir, disait-il après sa dernière communion, si le bon Dieu voulait m’appeler à lui ! Je ne suis plus bon à rien sur cette terre, pourquoi y rester plus longtemps ? Tous mes désirs sont au ciel !… Prenez-moi donc, mon Dieu !…

Un délire intermittent l’épuisa ensuite en des discours, brisés par la toux, et dont le sujet était toujours la gloire de Dieu et le salut des âmes.

Après l’action de grâces de la communion suprême, son regard prit l’ardeur extatique, et se porta tour à tour de l’image de saint Joseph mourant entre les bras de Jésus et de Marie au pauvre tabernacle qu’il pouvait voir, de sa couche de peau de buffle, par le rideau entr’ouvert de l’alcôve-sanctuaire.

« C’est dans cette attitude qu’il expira, le sourire aux lèvres », le samedi 4 juin 1864, à cinq heures du matin, à l’âge de 38 ans.

Le jour même, le Père Séguin écrivait :

« Dès que la nouvelle de sa mort s’est répandue, les sauvages et les métis ont accouru en foule pour le contempler encore une fois. Il est sur son lit, couvert de sa soutane, d’un surplis et d’une étole, tenant entre ses mains sa croix d’Oblat, qu’il aimait tant à embrasser hier, lorsque ses souffrances redoublaient. J’avais couvert son visage d’un voile, mais il a été bientôt enlevé. On ne pouvait se rassasier de le regarder. »


Le Père Grollier repose à la place du cimetière de Good-Hope qu’il réclama lui-même, un jour que le Père Séguin lui manifestait son intention de l’inhumer sous la future église :

— Non, non ! avait-il répliqué ; enterrez-moi avec les sauvages, entre les deux derniers qui sont morts ; le visage tourné vers la croix.



Le Père Jean Séguin (1833-1902)

Trois mots — un seul — raconteraient la vie entière du Père Séguin : cum esset justus, — il était juste.

Il fut le père des Peaux-de-Lièvres de Good-Hope, le sauveur et le nourricier de leurs âmes, comme saint Joseph le fut de Jésus. Il l’a été par la sainteté de ses 41 ans d’apostolat.

Il fut un saint. Avec les sauvages, ses enfants ; avec les Oblats du Nord, ses confrères ; avec la population d’Ennezat, près Clermont, sa paroisse natale, nous n’avons qu’à lui conserver ce titre, pour le faire connaître ; non sans protester toutefois — et que cette déclaration vaille pour tout ce livre — qu’en fils humblement soumis de la Sainte Église nous n’avons jamais eu l’intention de prévenir ses jugements infaillibles, mettant notre bonheur et notre espérance à approuver tout ce qu’Elle approuve et à réprouver tout ce qu’Elle réprouve.


Il ne s’est pas rencontré dans nos pays des neiges, croyons-nous, un ouvrier dont la carrière fut mieux remplie et aussi ignorée que la sienne. C’est qu’il s’effaçait toujours aux regards humains, comme le Juste de la Sainte-Famille, dans l’accomplissement de son devoir. C’est qu’il endura en silence ses souffrances physiques et ses peines morales — celles-ci inexprimables d’ailleurs. — Bien habile qui l’amenait à parler de lui-même, de ses épreuves, de ses succès. Cependant l’obéissance l’y contraignit quelquefois, et les industries de certains amis réussirent à surprendre sa vigilance.


Il arriva au fort Good-Hope, le 26 août 1861.

Ses premiers soins furent de radouber la maison du Père Grollier. Bien qu’il n’eût fréquenté jusque-là que ses livres de science et de piété, et qu’il ne ressentît jamais d’inclination pour le travail manuel, il lui suffisait de saisir un outil pour faire un ouvrage de maître. En peu de temps, son sens pratique le rendit charpentier, sculpteur, peintre, horloger, fac-totum.


Son ministère débuta par les Loucheux.

Il partit pour les bouches du Mackenzie (rivière Peel, fort Mac-Pherson), le Samedi Saint 1862. Il trouva les Indiens attristés d’avoir causé tant de chagrin au Père Grollier, l’année précédente.

Il était là, lorsque Ivirby, le ministre, reparut, en route pour le Youkon.

Le Père Séguin le suivit jusqu’au fort Lapierre-House, au milieu des montagnes Rocheuses : voyage de quatre jours dans l’eau jusqu’aux genoux, à travers des *marécages continuels, sur les montagnes aussi bien que dans les bas-fonds, et douze rivières à couper. Iverby et Séguin se tinrent plusieurs fois par la main, « pour rompre le courant ».


En arrivant à Lapierre-House, le 17 juin, écrit le Père Séguin à un maître des novices, j’avais la tête comme une courge et les doigts comme des saucisses, tellement les maringouins avaient mordu… Si vous avez quelques novices qui ont soif de mortifications, vous n’avez qu’à les envoyer par ici ; ils seront, je pense, satisfaits. Mais il ne faut pas que ce soit des résolutions d’un jour, car chaque jour amène ses mortifications : et quelquefois elles sont si nombreuses, qu’on ne sait plus par où commencer.


Le Père Séguin dédia à saint Barnabé la mission qu’il inaugurait, et que l’on ne devait pas reprendre, de Lapierre-House.

D’un bon nombre de sauvages qui assistèrent d’abord à sa prière, il n’en compta à la fin qu’une quinzaine. Les autres étaient allés, ou retournés — car ils l’avaient vu une fois déjà — au ministre.

Kirby, trouvant cependant insuffisant l’appât du tabac et du thé, annonça aux Indiens que « le Père Grollier avait une femme, que le Père Séguin, là présent, en avait plusieurs, et Mgr  Grandin aussi ; que Rome avait déclaré l’immaculée conception du Pape », etc.

Kirby poursuivit jusqu’au fort Youkon, et le Père Séguin retourna au fort Good-Hope, près du Père Grollier.

Rentré le 3 août, il repartait le 3 septembre, sur un ordre de Mgr  Grandin, qu’apportait le courrier. Le prélat l’envoyait au fort Youkon même ; et, cette fois, il avait pour compagnon de barge un révérend métis, célibataire, M. Mac Donald, que l’administration anglicane avait choisi, en réponse à la constante objection des sauvages contre « l’Anglais, homme d’une femme ».


R. P. Séguin
Le 23 septembre, ministre et prêtre étaient au fort Youkon.

Le Père Séguin n’eut qu’à constater que les douze ou treize cents Indiens de la région étaient invinciblement attachés au thé, au tabac et au protestantisme. Le coupable de premier plan, ici, était l’interprète, un certain Houle, apostat et serf du ministre, omnipotent parmi les Peaux-Rouges. Il leur prêchait la liberté de la polygamie et de la dissolution.

Le missionnaire passa tout l’hiver, accablé du mépris des blancs et de l’arrogance des indigènes.[8]

Le 3 juin 1863, il repartit pour Good-Hope, où il arriva après trente-cinq jours d’une marche et d’une navigation extrêmement dures, en s’écriant :

— Mais c’est ici le paradis !

Il ne raconta point son voyage. Il eut cependant à déclarer qu’il s’était heurté le pied avec une telle violence que l’ongle d’un orteil en était parti, car, à la place de cet ongle, et par suite de la nature maligne de la blessure, il poussa une dureté de corne qui dut être sciée deux fois annuellement. Un rhumatisme, contracté dans les montagnes, lui resta aussi, toute sa vie.

En 1864, eut lieu la plantation triomphale de la croix, sur Good-Hope, nous l’avons dit. Il nous faut ajouter que cette croix, de 12 mètres, dont la beauté donna tant de joie au Père Grollier mourant, coûta au Père Séguin, qui la dressait, une infirmité effroyable. Le métis, qui l’aidait à la planter, la laissa un moment peser tout entière sur lui ; et l’effort que fit le missionnaire pour la soutenir détermina la rupture d’un viscère, la pire qui soit, et que seule la chirurgie moderne aurait pu guérir. Chacun de ses pas, chacun de ses mouvements, pendant trente-huit ans, en furent douloureusement affectés.

Trente fois, le Père Séguin retourna chez les Loucheux, soit au fort Mac-Pherson (430 kilomètres), soit au fort de la Petite Rivière Rouge Arctique (332 kilomètres).

Pendant trente ans, dit le Père Giroux, il fit chaque année ce voyage de près de 200 lieues, aller et retour, en canot d’écorce ou en barque. Ce n’était pas partie de plaisir, vous pouvez m’en croire. Partant après la débâcle, c’était l’époque des pluies et des vents contraires pour descendre, et en outre les grèves n’étaient guère abordables, étant recouvertes de vase ou de glaçons. Arrivé chez les Loucheux, c’était quinze jours de séance dans une petite cabane ou chacun venait exposer son cas, et se faire instruire, cela, du matin au soir. La nuit se passait à faire de la fumée pour chasser les maringouins : mais outre que cela ne remplaçait pas un sommeil nécessaire, cette fumée donnait bientôt l’ophtalmie. Alors il fallait abandonner la fumée et se laisser dévorer vivant. Au saint autel, c’était une demi-heure de massacre sanglant du pauvre prêtre, à qui la liturgie ne laisse aucune défense contre les moustiques. Allons, voilà qui n’est pas plaisant. Pour prouver que je n’exagère pas, je dirai qu’en 1889, dans l’intérieur de la chapelle, à la rivière Rouge Arctique, en quelques instants, j’ai vu tuer, à l’unique châssis de la chapelle, en les écrasant, assez de maringouins pour former une masse grosse comme le poing. Eh bien, de ces tourments que je connais, comme de la nourriture affreuse qu’on lui servait, je n’entendis jamais le Père Séguin, non seulement se plaindre, mais même parler… Voyez-le remonter de là à Good-Hope, assis, au moins seize heures par jours, dans un esquif, pendant six à huit jours, rôti par un soleil qui vous incommode d’autant plus que l’hiver a été plus long, assailli de maringouins qui ne vous permettent pas un seul moment d’enlever le voile qui vous couvre la figure, sans parler des pluies, des orages et des accidents, des amabilités et de la paresse des jeunes gens, en voilà assez pour satisfaire toutes les patiences…


À Good-Hope, la conversion des Peaux-de-Lièvres fut lente et laborieuse. Si le Père Grollier les défendit contre l’hérésie, si le sacrifice de sa vie leur fit désirer la foi, le travail de les arracher à leur paganisme revint au Père Séguin.

Tandis que le Père Petitot, son compagnon de 1864 à 1878, courait au loin, de la mer Glaciale au Grand Lac de l’Ours, et que le Père Ducot préparait ses voyages au fort Norman, le Père Séguin, petit à petit, patiemment, avec l’esprit de prudence et la charité indulgente qui le caractérisaient, formait à la vie chrétienne les Peaux-de-Lièvres.

De quel bourbier eut-il à les soulever d’abord ? Il l’écrivit à Mgr  Faraud, qui le lui demandait, en 1866 :


Petits Peaux-de-Lièvres


J’ignore si un jour de salut luira pour notre peuple. Le fait est qu’il se commet à notre porte des actes de barbarie qui font frémir. Je viens de donner la vie éternelle à un enfant que sa mère avait jeté dans l’ordure, aussitôt après sa naissance, afin de s’en débarrasser…

Les pères emploient ici un affreux remède pour se conserver la vie ; je vais vous le faire connaître… C’est en mangeant leurs enfants. Il vient de m’arriver un vieillard, qui s’est nourri ce matin encore d’un morceau de chair humaine, le dernier qui lui restait du corps de ses deux enfants. Il se rendait à ce fort, en compagnie de plusieurs sauvages : il leur a laissé prendre les devants, a dressé sa tente, et a massacré son fils et sa fille, et il s’en est rassasié. Comme je cherchais à lui inspirer l’horreur de ce forfait, il m’a répondu :

J’ai ouï dire par nos anciens que plusieurs se sont sauvé la vie en mangeant la chair de leurs enfants : pourquoi n’aurais-je pas fait comme eux, puisqu’il y allait de ma vie ? [9]

Ces malheureux ne savent pas ce qu’est le mariage ; ils prennent une femme et l’abandonnent ensuite ; ici les femmes se glorifient du nombre de leurs maris. On comprend dès lors les difficultés que nous avons à vaincre. Comment prêcher une religion de pureté et d’amour à une peuplade soumise à des habitudes de ce genre, qui ont force de loi par une prescription de plusieurs siècles ?


L’épreuve, voix sévère de la miséricorde de Dieu, vint plusieurs fois à l’aide du missionnaire : ce furent les famines, toujours favorisées, à Good-Hope, par la nuit de l’hiver qui empêche les grandes chasses ; ce furent les épidémies périodiques, qui hâtent les funérailles des nations Peaux-Rouges.


En 1874, comme la tribu semblait définitivement conquise, un schisme se déclara. Le Père Séguin mit longtemps à découvrir la cause des agissements étranges du groupe révolté : abstention de la messe, affectation de travailler le dimanche, blasphème, etc…


Je pensais que tu connaissais cela, lui dit enfin une sauvagesse. Quand les barges sont revenues ici du Portage la Loche, les hommes, ont dit qu’ils avaient vu un sauvage qui était mort l’année d’avant, et qui se trouvait ressuscité. Ce revenant leur a appris qu’il avait passé l’hiver avec le bon Dieu, et que le bon Dieu l’avait renvoyé sur la terre, pour faire savoir aux autres sauvages que lui, le bon Dieu, était fatigué de l’ouvrage que les prêtres lui donnaient ; qu’il n’avait même plus le temps d’allumer sa pipe un petit brin, ni de dormir ; que c’était un péché de ne pas travailler le dimanche ; que quand les prêtres disaient la messe pendant la nuit, le ciel devenait tout noir et que le bon Dieu n’était pas content…


Bêtise humaine ! Que de formes a-t-elle su revêtir, depuis « l’aurore du monde, où elle fut inventée », jusqu’à nos Peaux-de-Lièvres !

Heureusement que cette fois le courant de bon sens, créé par la religion, éteignit bientôt l’exaltation des illuminés, et qu’ils revinrent à la simplicité de la foi.


Ce fut le dernier fléchissement du côté du paganisme.

Quelques années après, lorsque le Père Ducot arriva, il était ravi de voir « tous les sauvages assister à la messe quotidienne, et prier comme des religieux ».

En 1894, la ferveur se maintenait. Le Père Séguin le reconnaissait lui-même :


Jusqu’à présent (7 février), nous avons eu un hiver bien rigoureux. Le thermomètre centigrade s’est tenu en dessous de 50 degrés de froid, pendant une semaine ; durant deux, jours, il est descendu à 56 degrés. Malgré ce froid intense, les familles du fort et les sauvages campés autour n’ont pas discontinué de venir chaque, jour à la messe, et d’assister, le soir, à l’exercice du mois de la Sainte Enfance.


Quel dommage que le Père Séguin, comme tant d’autres prêtres de l’époque, ait eu à respirer, (dans sa jeunesse, les dernières émanations de l’atmosphère janséniste, qui glaça l’Europe, au siècle passé ! Son respect de la sainte Eucharistie, ainsi entendu, lui faisait considérer comme la récompense seulement de la vertu le sacrement de force qui est premièrement le moyen de l’acquérir. Il tremblait d’ouvrir le tabernacle à ses enfants, avant leur mariage. Rien ne put le décider à plus de libéralité. Dieu n’avait pas encore suscité Pie X.


Cependant les longues nuits de Good-Hope, les veillées aux lueurs de l’âtre ou à la chandelle de suif, les miroitements du soleil sur la neige du printemps achevèrent l’action funeste de la « fumée aux maringouins », sur les yeux du missionnaire : il devint presque aveugle.

En 1901, ses supérieurs lui proposèrent d’aller en France consulter les docteurs.

Les Peaux-de-Lièvres l’accompagnèrent au bateau, avec les démonstrations de douleur que saint Paul reçut de ses néophytes d’Ephèse. Il leur promit de revenir aussitôt que l’opération serait faite et de mourir parmi eux, comme le Père Grollier.

Les médecins ne devaient pas le guérir. Il s’adressa au Sacré-Cœur de Paray-le-Monial, à Notre-Dame de Lourdes. Mais sa couronne était achevée. Il s’endormit du sommeil du juste, le 11 décembre 1902, près de sa sœur bien-aimée et d’une filleule dévouée, toutes deux bienfaitrices de ses missions. Il était né le 27 novembre 1833.


Cette année de souffrance et d’exil, loin de son « chez nous » — Good-Hope, voulait-il dire — fut une prédication pour Ennezat et pour le clergé de la région qui le visitait. Ne pouvant plus prêcher en peau-de.-lièvre, il redoublait ses deux autres fonctions de missionnaire : prier et se mortifier.

Mlle Séguin lui avait préparé un lit bien doux. Il n’y reposait pas.

— Pourquoi ? lui demanda-t-elle.

— C’est ta plume qui me rend malade, répondit-il. N’as-tu donc pas dans le grenier quelques morceaux de bois ? Si j’avais mes bois de l’Amérique et mes neiges ! Il célébra la messe, toujours la même par privilège, jusqu’au 3 novembre. Une longue préparation était chaque fois donnée, comme à Good-Hope, à l’auguste sacrifice. Parfois la garde-malade le trouvait levé, à trois heures : il se préparait à la sainte messe qu’il devait dire à six heures.

— Mais, frère, je t’en prie, couche-toi donc !

— Allons, tu n’y entends rien, toi. Tu ne sais pas toutes les grâces que le bon Dieu veut m’accorder, surtout au saint sacrifice !

Un matin qu’il avait prolongé beaucoup au delà d’une heure son action de grâces, comme la sœur allait l’avertir que son déjeuner l’attendait :

— Oh ! laisse-moi donc encore ! C’est si bon d’être avec son Ami !

Lorsque, le matin du 11 décembre, les glas tombèrent sur Ennezat, de toutes les lèvres en même temps s’échappa l’exclamation :

— Le saint est mort ! Le saint est mort !

En revenant du cimetière, le samedi, veille de la solennité de l’immaculée Conception, comme le carillon des premières vêpres chantait, les bons fidèles se disaient :

— C’est l’entrée du saint au ciel. La Sainte Vierge vient le chercher.


Les Peaux-de-Lièvres firent écho à Ennezat, par leurs témoignages de deuil et de vénération. Ils pleurèrent leur missionnaire si aimé et firent chanter de nombreuses messes pour lui. Ils continuent à vivre de son souvenir et de ses enseignements.



Le Père Houssais, compagnon du Père Séguin depuis 1895, reçut son héritage. Il eut l’honneur de former, à son tour, de 1907 à 1912, deux missionnaires, trouvés dignes du martyre : les Pères Rouvière et Le Roux.


Le Père Giroux, aidé du Père Robin, dirigea, de 1916 à 1919, la mission modèle de Notre-Dame de Bonne-Espérance. Le Père Robin la garde seul aujourd’hui.


Le 1er  octobre 1918, les Peaux-de-Lièvres déposaient, à côté du Père Grollier, un autre saint, apôtre inconnu dont nous espérons esquisser un jour la vie : le Frère Kearney. Il était arrivé, en 1861, à la mission de Notre-Dame de Bonne-Espérance, qu’il ne quitta plus.



  1. 250 kilomètres du nord-est au sud-ouest, sur 200 du nord-nord-ouest au sud-sud-ouest, d’après l’évaluation de Franklin.

    Les baies sont : Keith, Smith, Dease, Mac-Tavish et Mac-Vicar.

  2. Sir John Franklin avait bâti ce fort, pour le compte de la Compagnie du Nord-Ouest, en septembre 1825.

    L’illustre marin fit trois expéditions à la mer polaire, dans le but de trouver le passage du Nord-Ouest. La première en 1818, par la baie d’Hudson et le continent. La deuxième, en 1825, par le fleuve Mackenzie. La troisième en 1845, par la mer polaire elle-même. L’Erebus et le Terror, avec leur brillant équipage de 134 hommes, et leur capitaine, périrent sur l’île du Roi-Guillaume. Franklin mourut le 11 juin 1847, d’après un écrit retrouvé parmi les squelettes.

  3. Ce fort Norman, inconnu dans son isolement jusqu’à nos jours, vient de passer soudain à la grande renommée. Un missionnaire en écrit, 17 février 1921 :

    « Par ici, au fort Norman et dans toute la région voisine, il semble que le pays va changer, et vite, épouvantablement vite ! Tout s’annonce comme un nouveau Klondike. Cette fois, ce n’est pas de l’or, mais du pétrole et aussi différents minerais que l’on découvre et qui abondent en ces pays écartés. Même en plein hiver, une foule de gens ont fait jusqu’à 2,000 kilomètres pour venir retenir des terres. Pauvres gens inexpérimentés, qui, dans l’espérance de gagner un peu d’argent, s’exposent à de cruelle déceptions !

    Ils arrivent en foule ! Et les ouvriers évangéliques sont si peu nombreux pour conquérir les âmes !… »

  4. Les missions du Mackenzie doivent une reconnaissance particulière à la généreuse famille du Père Ducot. Si le missionnaire n’acceptait rien qui pût lui rendre plus douce qu’à ses confrères la vie matérielle, il recevait avec amour les présents qu’on lui faisait pour son église. C’est ainsi que le vestiaire sacré de la mission Sainte-Thérèse et l’intérieur même de l’église sont aujourd’hui d’une richesse princière. Parmi les décorations du sanctuaire, on remarque aussi des tableaux envoyés par une artiste éminente de Paris.
  5. De Mgr  Grandin cette appréciation encore :

    « Ce cher père avait un zèle trop grand ; mais le bon Dieu l’a fait tourner à sa gloire. Le Père Grollier a fait des choses dont un supérieur peut se réjouir, quand elles ont réussi ; mais qu’il n’aurait jamais pu commander, ni même conseiller. Si nos missions ont pris une telle extension sur le Mackenzie, c’est, en grande partie, grâce au zèle du Père Grollier. »

  6. Cette maisonnette, qui avait été bâtie par la Compagnie pour le Père Grollier, se trouva d’abord à la rivière Peau-de-Lièvre, petit affluent du Mackenzie, que l’on considère comme la ligne assez exacte du cercle polaire. Elle fut occupée, en cet endroit, par le Père Grollier, en août 1861, et ne fut transportée que l’année suivante, l’été 1862. par le Père Grollier et le frère Kearney, à l’emplacement actuel du fort et de la mission. Ce déménagement s’accomplit pendant l’absence du Père Seguin, à la rivière Peel.
  7. Mgr  Grandin fut à Good-Hope, du 9 octobre 1861 au 9 janvier 1862. Les souffrances de cet hiver sont rappelées dans la Vie de Mgr  Grandin, par le Père Jonquet. À relire aussi, dans le même ouvrage, son retour en raquettes, de Good-Hope à la Providence Jusqu’aux corbeaux qui descendirent sur lui pour le déchiqueter…
  8. L’évangélisation du fort Youkon fut tentée deux autres fois, avec le même insuccès, par le Père Petitot, l’été 1870, et par Mgr  Clut, avec le Père Lecorre, l’hiver 1872-1873. Cf. chap. VIII.
  9. La tribu des Peaux-de-Lièvres eut, par sa misère, les plus fréquentes occasions de tomber dans le cannibalisme. Les missionnaires trouvèrent le souvenir encore palpitant des boucheries de 1840-1841, où 90 personnes furent mangées, plusieurs tuées par leurs parents. Deux mégères attendirent, sur une grève du Mackenzie, deux employés de la Compagnie qui devaient passer, avec le courrier. Elles les attirèrent à elles et, pendant leur sommeil, les égorgèrent pour s’en repaître.

    « — On vit, dit Mgr  Taché, de malheureuses mères tombées dans le désespoir, saisir leurs petits enfants morts d’inanition, les élever en l’air, en poussant des vociférations affreuses, suivies de ce rire désespéré plus cruel que les pleurs, puis rôtir ces enfants pour en déchirer les membres et les partager avec ceux qu’un reste de forces protégeait encore contre le dernier râle de l’agonie. »