Aux glaces polaires/Chapitre XIII

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 311-328).



CHAPITRE XIII



LES PLATS-CÔTÉS-DE-CHIENS




La légende. — Fort Rae et mission Saint-Michel. — Mgr Grandin chez les Plats-Côtés-de-Chiens. — Le Père Roure. — Souffrit-il de la faim ? — Quelques histoires. — Célébrités de la science et du sport au fort Rae. — Superstitions et tabous. — Pauvre femme dénée ! — Foi des Plats-Côtés-de-Chiens. — Pie X les aima.


Ainsi, parla, en 1866, un chef Plat-Côté-de-Chien, interrogé par le missionnaire, sur l’origine de sa tribu :


Une femme Couteau-Jaune habitait seule avec ses frères, car elle n’avait point encore eu de mari. Un jour il arriva un étranger ; c’était, dit-on, un bel homme. Il passa quelques jours sous la tente des Couteaux-Jaunes. Alors les frères de la femme dirent à leur sœur :

— Voici un beau déné qui t’arrive. Que ne te maries-tu avec lui ? — Mariez-vous donc, leur dit-on.

Et ils s’assirent aussitôt l’un à côté de l’autre.

La nuit venue, on se coucha. Mais la femme s’étant réveillée, elle fut bien étonnée de ne plus voir son mari.

— Où peut-il être allé ? se demandait-elle.

Cependant, voilà que tout à coup elle entendit un bruit insolite dans la loge, après que le feu s’y fût éteint. C’était un bruit tel que le ferait un chien en grugeant des os dans le foyer.’

— Quel peut-être ce chien que j’entends ronger ainsi des os ? se demanda-t-on ; car il n’existait point de chien avec ces gens-là.

Vite on se lève, on rallume le feu, on cherche dans tous les recoins., Mais de chien, point.

Les habitants de la tente s’étant recouchés après cette alerte, le même bruit se renouvelle dès que l’obscurité se fait de nouveau.

— D’où vient donc ce chien qui rôde dans notre loge ? Nous n’avons point de chien avec nous, se dirent les Dénés.

Alors, l’un des frères lança sa hache de pierre dans le coin d’où partait le bruit qui les épouvantait. Un cri de douleur retentit au milieu de la nuit. Vite on se lève, on attise le feu, on produit de la lumière. Et qu’aperçoit-on ? Là, sur les cendres, baigné dans son sang, est un gros et beau chien noir que la hache a tué. Quant à l’étranger, il ne reparut plus jamais.

— Ah ! c’était donc ce chien qui, homme durant le jour et marié à notre sœur, se métamorphosait en chien pendant la nuit, se dirent les frères Dénés ! C’est un ennemi, un Eyounè (revenant, fantôme).

Ainsi pensèrent les deux frères. Aussitôt, ils chassèrent leur sœur de leur compagnie, parce qu’elle avait dormi avec le chien, le magicien ennemi, l’homme-chien. Ils furent sans pitié pour elle, afin de ne pas mourir eux-mêmes.

Elle s’installa donc loin du pays de ses pères, pleurant toute seule, dans le désert, à l’orient du territoire déné. Elle vécut là tendant des lacets aux blancs lapins des bois, et des hameçons en os ou en arêtes aux vertes truites des grands lacs.

Cependant, la femme Couteau-Jaune mit au monde six petits chiens. Honteuse de son fruit, mais cependant amoureuse de sa progéniture, elle cacha ses petits dans une sacoche à coulisse, faite avec des peaux de jambes de renne cousues ensemble.

Un jour qu’elle était allée, comme de coutume, visiter ses collets à lièvre, elle aperçut, à son retour, sur les cendres tièdes du foyer, des empreintes de petits pieds nus d’enfants.

— D’où viennent ces pistes humaines, se dit la pauvre mère ? Il n’y a dans ma sacoche que mes petits chiens.

Le lendemain, le même phénomène se renouvela.

— Évidemment, ce sont mes petits qui en agissent ainsi, se dit la Couteau-Jaune. Ils sortent, de jour, pour jouer, et alors ils sont hommes comme leur père. Mais rentrés dans les ténèbres, ils redeviennent chiens. Bien ! Je sais ce que je vais faire.

La pauvre mère attacha donc une longue lanière de cuir à la coulisse dont l’orifice de la sacoche était garnie, et, la prenant dans sa main lorsqu’elle partit, le lendemain, pour sa course ordinaire, elle dit :

— Ah ! mes petits, soyez bien sages, voilà que maman s’en va quérir des lièvres blancs pour votre repas.

Ce disant, elle partit, traînant sa lanière ; mais au lieu de s’en aller, elle se blottit derrière un fourré de buissons et attendit, tremblante, que les petits chiens sortissent de leur nid sombre et chaud. Ce moment ne se fit pas attendre. Quelques instants après, elle entendit les petits chiens qui s’entre-disaient : « Maman est partie. Sortons et jouons ».

Alors un petit chien mit le nez à l’air, il huma l’air de tous côtés ; puis, se voyant seul, il bondit hors de la sacoche, et, à peine sur le foyer, il devint un beau petit garçon. Un autre, puis un autre, suivirent le premier, et les voilà tous les six, petits garçons et petites filles, jouant, dansant et se divertissant autour du feu central de la loge. Le cœur de la femme dénée palpitait d’émotion.

— Ah ! si je puis les empêcher de rentrer de nouveau dans les ténèbres de la sacoche, se dit-elle, ils seront hommes pour toujours.

Ce disant, elle tira vivement à elle la lanière qui en fermait la coulisse ; mais, avant que l’ouverture du sac eût le temps de se resserrer, trois petits enfants y avaient sauté et y étaient redevenus chiens. Quant aux trois autres, deux petits garçons et une petite fille, ils essayèrent bien aussi de se dérober à la lumière ; mais ils demeurèrent hors du sac et conservèrent la nature humaine. La femme accourut alors. Elle s’empara de ses trois enfants, elle les couvrit de caresses, elle leur donna de petits vêtements blancs en peaux de lièvre tressées, et les éleva. Quant aux trois autres, qui s’étaient obstinés à redevenir chiens, elle les détruisit sans pitié.

Les deux frères devinrent très puissants par la vertu de la magie paternelle dont ils avaient hérité. Leur tente était constamment bien pourvue de viande de venaison. Alors ils pensèrent à aller visiter leurs oncles maternels, et ceux-ci ne les repoussèrent plus, comme ils avaient fait de leur mère, parce qu’ils étaient de bons chasseurs et des hommes redoutables par la magie.

Les deux frères épousèrent ensuite leur sœur et eurent un grand nombre d’enfants. Et ces enfants, c’est nous-mêmes, donc, nous les Dénés, que nos parents maternels nomment Lin-tchanrè, en souvenir de notre ancêtre, l’Homme-Chien.[1] Telle est leur légende. Elle se diversifie avec les narrateurs et les époques ; mais tous conviennent de se proclamer les fils du chien. Depuis que la Révélation leur a appris l’histoire de l’humanité, ils conservent, en chanson de geste, les récits des aïeux, les croyant encore à demi, tant l’homme est constitué traditionaliste, quoiqu’il en veuille.

Les coureurs-des-bois traduisirent avec exactitude la dénomination indienne, Lin-tchanrè : Plats-Côtés-de-Chiens, Flancs-de-Chiens, Dogribs. Les plates-côtes sont le morceau de choix dans la boucherie sauvage ; et les Plats-Côtés-de-Chiens ne pouvaient se réclamer d’une partie plus noble de l’animal que tous les Dénés tiennent pour le plus ignoble de tous, mais que la fatalité leur infligea pour père. Chien, dans leur estime, c’est encore le vil étranger, le barbare du dernier étage ; Flanc-de-Chien, au contraire, c’est le motto héraldique, le blason d’orgueil des hommes, des Dénés par excellence. Ce qu’apprenant, Louis Veuillot écrivait aux philosophes du Vieux-Monde, dans son Evêque pouilleux : « Les Plats-Côtés-de-Chiens ont la vanité de descendre d’un grand chien, comme plusieurs de nos savants ont l’humilité de remonter à un grand singe. »

Il arriva — faveur inouïe — qu’un missionnaire fut si bien trouvé à leur image et ressemblance, par le conseil des sages, qu’il reçut l’estampille de la lignée, et qu’on l’appela le Yialtri-Lintchanrè, le Priant Plat-Côté-de-Chien. Au Père Duport cet honneur. Ce qu’il en ressent de gloire ! Lorsqu’il quitta la tribu, pour prendre la direction de la mission Saint-Joseph, les Plats-Côtés-de-Chiens ne cessaient d’envoyer des parlementaires au fort Résolution :


Ah ! notre Père Plat-Côté-de-Chien, tu étais bien comme nous autres : tu courais, tu parlais, tu riais, tu avais des poux, tu faisais pitié, comme nous. Quand reviendras-tu ? Reviens donc, reviens : tu étais un vrai Plat-Côté-de-Chien. Jamais on n’aurait pensé qu’un Blanc pouvait devenir Plat-Côté-de-Chien, comme tu l’es devenu. Oui, reviens chez nous. Les vieux de la tribu ont parlé…


Les Flancs-de-Chiens occupent le territoire qui s’étend des Couteaux-Jaunes aux Esquimaux, c’est-à-dire les rivières et les lacs échelonnés entre le Grand Lac des Esclaves et le Grand Lac de l’Ours. Ils passent l’été dans les terres stériles, et l’hiver dans les bois attenants, comme le renne, 315

qui leur fournit la nourriture et le vêtement. Lorsqu’ils manquent la passe du renne (caribou), ils meurent de faim, en grand nombre. Leur tuerie annuelle normale s’évalue à vingt mille caribous.

La Compagnie de la Baie d’Hudson établit chez eux le fort Rae, fort de ravitaillement plus que de fourrures, comme celui du Fond-du-Lac Athabaska.[2]

Le premier fort Rae fut bâti au pied d’une montagne entourée d’eau, à 19 kilomètres du fond de la baie du nord, bras du Grand Lac des Esclaves : paysage solitaire, sauvage et splendide, dont les îles et les havres ne connaissent que l’animation temporaire des troupeaux de rennes. En 1906, le fort fut reculé à 28 kilomètres sur le nord, dans le lac Marianne, qui, en réalité, serait la main immense du grand bras du lac des Esclaves, bras et main dont le poignet d’union s’est abusivement nommé la rivière aux Saules.

La mission suivit le fort. Elle fut quarante-sept ans au vieux fort Rae. Depuis 1906, elle attend, au lac Marianne, l’occasion de retourner au bras du lac, plus poissonneux et mieux boisé..

Le fondateur fut le Père Grollier, en 1859 :


Je partis de Saint-Joseph pour le fort Rae, afin d’y fonder une nouvelle mission, que je dédiai à saint Michel, ce grand zélateur de la gloire de Dieu, et général en chef des armées célestes, le priant de veiller sur les eaux du Grand Lac des Esclaves, par où passent les amis et les ennemis de la gloire de Dieu… Pour la première fois le saint sacrifice fut célébré au fort Rae, le 17 avril, dimanche anniversaire du jour où les juifs s’étaient écriés, en voyant venir à eux le Sauveur : Benedictus qui venit in nomine Domini ! Il était de la première importance de nous emparer aussitôt de ce poste qui compte près de 1,200 sauvages, avant qu’un ministre y mît les pieds, car Hunter, l’archidiacre, avait dit qu’il y en placerait un bientôt.


La tribu des Plats-Côtés-de-Chiens est restée dans la simplicité primitive de ses mœurs et de sa conversion : habits de peau, saleté prodigieuse du corps et des hardes, ignorance totale des formes civilisées, mendicité outrecuidante, mais foi de Nathanaël.

C’est chez eux que Mgr  Grandin disait avoir trouvé la réalisation, sans ombre, de son rêve sur l’Indien de nature, se donnant tel quel à la religion divine. De sa tournée apostolique de trois mois, en 1860, au fort Rae, où il baptisa 164 Flancs-de-Chiens, il aimait à rappeler les divers incidents, depuis son geste étendu, au Dominus vobiscum, pour abattre la pipe du « grand nigaud » qui venait de l’allumer au cierge de l’autel et la fumait tranquillement tout à côté, jusqu’à ce trait du chef, son néophyte, qu’il envoya baptiser un mourant, loin dans le bois. Le chef revint, rayonnant :

— J’ai donné un nom à mon jeune homme, dit-il au prélat.

— Et comment l’as-tu nommé ?

— Jésus-Christ.

— Assurément, tu ne pouvais lui donner un plus beau nom ; mais désormais ne donne plus celui-là : c’est le nom de Dieu, et non celui d’un homme.

— J’ai fait cela afin que Jésus-Christ se souvienne davantage de lui !


Des missionnaires visiteurs, à savoir les Pères Grollier, Eynard, Gascon, Petitot et Mgr  Grandin, le principal fut le Père Gascon. Il alla sept fois au fort Rae.


Le premier missionnaire résident des Plats-Côtés-de-Chiens fut le Père Bruno Roure, de 1872 à 1911.[3]

De ces trente-neuf ans, il en passa quatorze absolument seul, sauf les quelques mois de 1879, où le Frère Boisramé vint lui bâtir une maison, et le temps des visites « bisannuelles » de Mgr  Clut, son confesseur. De confrère prêtre, il n’eut, pendant 21 ans, que le Père Ladet, qui demeura au fort Rae de 1886 à 1889. Il lui fallut attendre 1903 pour obtenir un compagnon assuré. Ce fut le Père Duport, que remplaça le Père Bousso. En 1911, le Père Roure laissait sa place au Père Laperrière, pour aller fonder la ferme Saint-Bruno, au fort Smith. En 1915, au moment de goûter aux premiers fruits de sa ferme, il était donné à la mission de Notre-Dame de la Providence, comme chapelain des Sœurs Grises et des orphelins. C’est là que, vénéré de tous, il commence sa vieillesse, constant dans le calme pieux et la prudence qui présidèrent à sa vie, comme dans la fine bonté qui se répand de ses yeux, de son sourire, de ses paroles, de son cœur, sur ceux qui l’approchent. Les Plats-Côtés-de-Chiens le pleurent encore.


R. P. Mansozxxxxxxxxxx R. P. Laperrière
Savoyards, cousins de sang et frères d’armes.

Ils se souviennent qu’il souffrit pour eux les misères des commencements.

Dans son poste sibérien, hors de toute voie de communication, le Père Roure était condamné à être servi le dernier. Ses provisions lui arrivaient, via fort Providence. Il raconte que son ballot contenait ordinairement une chemise. Une manche de cette chemise était pleine de farine : sa ration pour l’année. L’autre manche renfermait ses articles de chapelle, de toilette, de cuisine, d’échange commercial. Avec ce qui restait de ce peu, il trouvait le moyen d’acheter des charges de quartiers de rennes et de les envoyer aux orphelins du fort Providence. Une seule privation lui paraissait trop pénible : c’était de ne recevoir son fil à rets que trop tard pour la pêche de l’automne, et d’être astreint de la sorte à casser la glace, tout l’hiver, pour prendre le poisson dont il avait besoin.

Le Père Roure, homme de prévoyance renommée (quoiqu’il refusât toujours, afin d’être entièrement missionnaire des pauvres, les secours que lui offrait sa famille), souffrit-il de la faim ? On lui posa cette question. Il répondit, avec plaisir :

« — Oui. Un soir, j’allai me coucher sans souper, faute de provisions : je n’avais plus une bouchée de n’importe quoi. Une autre fois j’allai encore me coucher sans souper ; mais c’était par oubli. »

Une teinte d’humour agrémente toujours les histoires du Père Roure. Il faut l’entendre narrer doucement, par exemple, comment il faillit se voir ravir la couronne de cheveux qui lui restait, comme elle reste, grâce à Dieu, à la plupart des chauves. C’était trois jours après le départ d’une escouade de Plats-Côtés-de-Chiens, qui étaient venus au fort Rae remplir leur devoir pascal. Une femme revenait du camp, déjà très éloigné, afin de raconter au missionnaire sa désolation d’avoir saisi par la chevelure une autre femme, qu’elle voulait corriger. Comme elle s’égarait dans des considérations étrangères au sujet, et que le Père Roure, cette fois, était pressé, il l’arrêta :

— Enfin, dis-moi exactement ce que tu as fait à cette malheureuse ?

— Tiens ! répondit-elle ; voici :

Ce disant, elle prend des deux mains tout ce qu’elle peut empoigner des cheveux du père, et se met à les tirer à elle de toutes ses forces.

— Assez, assez ! Lâche-moi ! je comprends bien maintenant.

— Non, tu ne peux pas me comprendre encore, car je l’ai tenue plus longtemps que cela, et j’ai tiré plus fort. Je veux que tu saches tout.

Et les pauvres cheveux de pâtir de plus belle pendant les plusieurs minutes que dura la leçon de choses.

— Bien ! fit-elle, à la fin, en regardant les débris qui restaient dans ses mains : c’est à peu près comme ça. Si tu avais eu plus de cheveux, j’aurais pu te faire mieux comprendre. Mais c’est égal ; tu peux avoir l’idée de mon chagrin, quand je pense à ma mauvaise action. Bénis-moi, ô père de mon cœur, et demande au bon Dieu de me pardonner !


La maisonnette de 17 pieds de long, qu’avait bâtie le Père Gascon servit 7 ans au Père Roure. Au bout de 5 ans, il obtint une petite vitre, qu’il put mettre au milieu des parchemins du châssis, et qui lui permit ainsi de lire son bréviaire, à la lumière du jour. Éphémère douceur ! Un soir qu’il veillait, à côté de sa lampe de graisse de renne, la vitre vola en miettes, et un sifflement lui rasa la nuque : c’était une balle que lui tirait un sauvage à qui il avait refusé la permission de laisser sa vieille femme pour une plus jeune. Le sauvage avait passé outre. Le père l’avait « excommunié » ; et tous les Plats-Côtés l’avaient mis au ban. De rage, le polygame avait menacé le père de le tuer. Et voilà qu’il essayait de tenir parole. La balle se logea dans l’un des troncs d’arbres qui constituaient le mur. Pacifiquement, le Père Roure se leva de son escabeau et remit un parchemin.

Quant à la stabilité de cette demeure qu’il appelle un « monument sans banc, ni chaise, ni plancher, ni outil d’aucune sorte », n’en parlons pas :


Une fois, dit-il, mon toit s’effondra complètement. C’était durant la nuit du 10 au 11 novembre. Comme je l’entendais travailler, et pensant qu’il pourrait bien tomber, au lieu de rester couché à terre, devant mon feu, comme d’habitude, je me levai et j’allai me coucher contre le mur, de manière à ce que, si le toit dégringolait, les poutres ne pussent m’atteindre. Vers minuit en effet tout le toit tomba ; mais je n’eus pas de mal. Je me levai de bon matin, le lendemain, pour refaire mon abri.


Sur d’autres missionnaires, le Père Roure eut l’avantage de voir quelques rares rayons de vie intellectuelle ou sociale frapper sa nuit d’isolement. Des représentants de sociétés savantes, des géographes, des délégués d’expéditions internationales vinrent, de temps à autre, prendre leur pied-à-terre au fort Rae, parce qu’il était le plus reculé du monde et le plus voisin de la nature déserte arctique. Ils installaient leurs appareils météorologiques ; et, entre leurs séances d’observations, ils allaient causer un peu avec le missionnaire, leur ami. Aux célébrités de la science se mêlaient parfois les célébrités du sport, des chasseurs universels, aux trophées desquels il manquait la tête laineuse et cornue d’un ovibos — bœuf musqué — habitant des terres stériles, bête à la cruauté mortelle contre le chasseur qui ne fait que la blesser[4].


R. P. Roure
C’est chez les Flancs-de-Chiens que l’on peut toucher le mieux encore à la prunelle de l’âme païenne : la superstition. De tous les Dénés, en effet, ils demeurent les superstitieux émérites. Quoiqu’ils aient admirablement tourné vers la vérité leur naturelle religiosité, ce n’est pas nous, christianisés de vingt siècles et témoins des phobies persistantes du fatidique vendredi, du nombre 13, des salières renversées, des chaises girouettantes, comme des confiances imbéciles aux tireuses de cartes ou de bonne aventure, qui sommes prêts à nous étonner de trouver chez des Peaux-Rouges, convertis d’un demi-siècle, les traces d’un fétichisme ancestral.

Les pratiques directement barbares et sataniques n’ont pas tenu, en présence de l’Évangile ; mais les autres ne cèdent que lentement. On verra les meilleurs chrétiens jeter furtivement à l’eau une pipe, un couteau, un objet de valeur, pendant la tempête « afin d’apaiser l’esprit des vents ». Ni hommes, ni chiens surtout, ne doivent manger la chair des animaux à fourrures précieuses : elle est sacrée. Il est défendu de rire des orignaux. Le chasseur a son animal tabou, qu’un rêve lui a révélé. Ainsi, l’un ne prendra pas de martre ; tel autre ne pourra abattre un lièvre, une oie ; Pierre Beaulieu n’a jamais tué d’ours ; il se contente d’une révérence à ceux qu’il rencontre. Plutôt la mort que de violer le tabou. Le tabou, en retour, envoie les autres bêtes sous les flèches de son fidèle. Les Plats-Côtés-de-Chiens coupent le nez des peaux, ce qui en abaisse le prix. Pourquoi ? On n’a pu le savoir. Le Père Bousso faillit trouver mauvais parti, un automne qu’il avait déchaîné les ouragans, au fort Rae, en mettant à l’épouvantail un corbeau voleur, qu’il avait occis. Le Père Breynat, missionnaire des Mangeurs de Caribous, avait achevé un renne d’un petit coup de crosse sur le front. Deux offenses graves : 1o frapper à la tête ; 2o tuer avec du bois. Les rennes allaient donc déserter le Fond-du-Lac, et vouer à la mort toute la tribu des Mangeurs de Caribous. Mais peut-être le sacrifice du missionnaire — à quoi tient l’affection ! — peut-il encore apaiser les esprits des caribous : il faut donc qu’il parte. On le lui dit sans ambages ; on l’accepte même comme secrétaire pour la lettre demandant son expulsion, que l’on veut écrire à Mgr  Grouard. La lettre partit, le Père Breynat resta, et les caribous revinrent, la saison suivante, plus nombreux que jamais. C’était, croyez-vous, le coup fatal porté au front de la superstition, la confusion des Indiens ? Point si vite ! Un vieillard, député de la tribu, vint dire au père :


Nous savons pourquoi les caribous sont revenus, car nous avons examiné ton fusil. Regarde le toi-même ; vois ce petit morceau de fer plat qui termine la crosse : c’est sûrement avec ce fer que tu as touché l’animal. Il a bien voulu ne pas se fâcher non plus que tu l’aies atteint à la tête, parce que tu es étranger. Voilà comment il n’a pas rapporté à sa nation ta mauvaise action. Mais ne recommence plus ! Nous serions perdus !


C’est la femme, par-dessus tout, que la superstition dénée tient en défiance. Elle ne doit pas enjamber le bonnet ou le fusil d’un homme : il ne tuerait plus rien ; ni marcher sur une peau d’ours : la maladie envahirait le camp ; ni voguer par-dessus les filets tendus : les poissons se déprendraient ;
R. P. Duport
ni toucher, de sa langue, la langue d’un caribou : le caribou, devenu bavard, ipso-facto, irait raconter à toute son espèce les défauts des Dénés. Il est interdit très spécialement à la femme de palper et de manger le mufle de l’orignal, morceau de noblesse : l’animal quitterait les bois devenus les gémonies de sa honte[5].

Les Pères Roure et Duport furent les témoins d’un fait récent qui montre à quelle cruauté la superstition peut encore mener quelques Indiens. Un loup rôdait autour d’un campement Flanc-de-Chien. On savait qu’il avait mangé un homme ; et tous se tenaient sur le qui-vive, non pour l’attaquer, mais pour le fuir, car d’avoir dévoré la chair humaine rendait le carnassier tabou, inviolable. Un jour, le loup fut aperçu, descendant une côte, vers la loge d’une famille. L’homme prit sa carabine et se sauva dans le bois, tout en défendant à sa femme de bouger. Comme la bête fonçait sur elle, la malheureuse saisit une hache, s’adossa à un sapin, déposa son enfant entre ses pieds et le pied de l’arbre, et soutint la bataille. Labourée de coups de griffes et de crocs, elle parvint à écarter le monstre, d’une main, et, de l’autre, à l’assommer. Les cris et les beuglements apaisés, l’homme jugea que le danger était passé, et rentra. Voyant le loup pantelant sur la neige, la gueule rouge du sang de la brave mère, il s’emporta d’une colère de démon :

— Comment ! lui hurlait-il, tu as tué un loup qui avait mangé un Déné ! et avec le fer de ma hache, à moi, un homme ! et toi, une femme ! Je n’ai plus qu’à te tuer toi-même !

Il l’eût fait, s’il ne se fût souvenu, en voyant le crucifix, suspendu dans la loge, qu’il était chrétien.

Pauvre femme dénée ! Elle sait aujourd’hui qu’elle a une âme ; on lui laisse la vie ; on lui accorde une certaine déférence pour ne pas déplaire à Dieu ; mais combien lui reste-t-il à souffrir des vieilles superstitions, si lentes à mourir !


Ainsi que n’endure-t-elle pas encore, aux heures, aux jours, aux semaines, où la charité devrait s’incliner, tout en respect et bienfaisance, vers sa faiblesse ! Les Dénés ont pratiqué cruellement, à son endroit, par un froid égoïsme, par la seule crainte qu’il leur arrivât malheur, s’ils se relâchaient de leur intransigeance, les prescriptions que l’Ancienne Loi imposait aux juives, doucement et par symbolisme de la purification spirituelle.

La séquestration s’inflige à la jeune fille qui passe de l’enfance à l’adolescence, et se renouvelle jusqu’au terme de son âge mûr. De plus, lors de sa première séquestration, elle ne doit rien manger d’agréable : elle deviendrait gourmande. Elle ne doit pas voir un couteau neuf : elle deviendrait paresseuse. Elle ne doit pas soulever le voile dont on lui cache la figure : elle deviendrait tête en l’air, etc…

Séquestrer veut dire, en loi indienne, séparer complètement de la famille et du camp. La femme tabou doit sortir de la tente, ou de la maisonnette, en rampant, par une ouverture basse, aménagée à son intention. Elle aura, au plus, un abri provisoire en branchages. On lui fournira aussi un peu de bois et de nourriture, avec mille précautions. Victime des intempéries et des malaises, beaucoup meurent de froid, de faim, ou brûlées, dans ces réduits, à portée de voix du campement, et appelant en vain au secours.

Lorsqu’elle devient mère, l’épouse est soumise à une dureté redoublée, dans sa séquestration. Revêtue des plus mauvais habits, puisqu’il faudra les détruire à son retour, toute seule, à moins qu’une vieille charitable se dévoue à l’assister, elle va s’établir dans la forêt ; et là, elle attend son heure. Elle place son enfant dans une mousse préparée et le réchauffe contre son sein. S’il meurt de froid, malgré sa tendresse, l’Indienne suspendra le petit cadavre aux branches d’un cyprès, afin de le soustraire à la dent des loups, et viendra lui chanter, jusqu’au dégel de la terre, la romance de sa douleur. Quelquefois, elle suit de près son enfant dans la mort. Mgr  Clut rencontra, par 47 degrés centigrades au-dessous de zéro, une jeune mère, brûlante de fièvre, avec son nourrisson tremblant dans ses bras. L’évêque baptisa le petit, ayant eu toutes les peines à trouver une marraine qui consentît à le toucher tandis qu’il était impur. À un parrain, il ne faut pas songer, alors. L’enfant expira, le jour même. Le lendemain, la mère succomba, à son tour dans sa fosse de neige, à quelques pas de la tente où elle voyait pétiller un joyeux foyer, et où elle entendait rire et chanter son mari, avec ses autres enfants. Elle était impure : nul ne pouvait se souiller, en la portant près d’un feu d& famille.

La séquestration dure deux mois pour la mère et pour le nouveau-né, si c’est un garçon ; trois mois, si c’est une fille. Après quelques jours cependant, le code sauvage mitige sa rigueur : il est permis à la femme d’occuper le coin aux débarras de l’habitation, mais personne ne-lui parlera ; pour ses repas, elle aura les restes ; les quelques objets mis à son usage seront tenus à part, et anéantis à la fin de l’épreuve.

Si, au temps de la naissance, la tribu se trouve en marche, la femme se retire dans l’écart du bois ; et, quelques heures après, portant l’enfant sur son dos, elle reprend ses raquettes pour rejoindre la caravane, au campement indiqué. Cette marche est le martyre de la femme dénée. En tout temps de ses séquestrations légales, elle ne peut suivre le chemin battu par les autres, de peur de paralyser les chasses, les pêches, et d’attirer sur les hommes et sur les chiens des sorts mortels. Force lui est donc de se frayer un sentier, à côté, dans les embarras de la forêt, et de trébucher sans cesse aux broussailles enchevêtrées sous la neige molle et profonde, avec son fardeau. Ainsi elle va, des jours, des nuits, des mois. S’il lui faut, de nécessité, traverser les brisées communes, pour prendre l’autre côté, elle étendra des branches de sapin sous ses pas. Si, durant l’été, l’on arrive à une rivière, à un lac, la séquestrée ne pourra trouver place dans l’embarcation. Deux canots sont reliés de front par des perches transversales ; la femme s’assied sur ces perches, les pieds dans l’eau, sans toucher même les bords du canot, ni la main des hommes, pour se tenir. Qu’elle tombe au cours de la traversée, et qu’on ne puisse la repêcher, mieux vaudra sa mort que la malchance de tous.

Par une tempête furieuse, le Père Roure vit lui arriver une femme avec son enfant sur ce perchoir instable, entre les canots. À chaque plongeon de l’équipage dans les vagues, il croyait ne plus la voir reparaître. Comme il reprochait aux sauvages de s’être engagés sur la large baie, par ce temps :

— Il le fallait, répliquèrent-ils, un de nos enfants a entendu dans les feuilles le dénédjéré, l’ennemi ; nous n’avions pour fuir que ce côté ; on ne pouvait attendre : l’ennemi était là !…


Eh bien ! se figurera-t-on que les femmes indiennes, sachant les sévices que leur coûtera, chaque fois, l’honneur de la maternité, regardent comme le dernier opprobre de rester épouses sans enfants ? Ce sentiment naturel, don du Créateur, qu’il n’y eut que les barbares civilisés à combattre, s’est surnaturalisé dans l’âme de la femme des bois, qui n’escompte sa récompense que d’après le nombre des élus qu’elle aura donnés au Ciel. Les condamnées à l’épreuve d’Anna et de Sara sont inconsolables :

— Comment le bon Dieu va-t-il me recevoir, disent-elles, si je n’ai rien fait pour lui ; si je ne puis lui montrer des dénés et lui dire : « De toi je les ai reçus, à toi je les rends ; prends-les pour remplacer les mauvais esprits qui t’ont désobéi, et que tu as jetés en enfer ! »


Les heureuses réformes obtenues enfin chez les Montagnais, les Mangeurs de Caribous et les Couteaux-Jaunes font, présager la juste émancipation de la jeune fille et de la mère dans toute la nation dénée. Mais l’esprit de superstition ne se laissera vaincre qu’au prix d’un patient combat par la loi de lumière et d’amour.



Les missionnaires n’hésitent pas à regarder les Plats-Côtés-de-Chiens, malgré les défauts signalés, comme les meilleurs catholiques du Nord, avec la tribu des Loucheux.

Toutes les campagnes organisées par l’hérésie, au fort Rae, ont complètement failli. Elle n’y récolta même pas les « mauvaises herbes » que Luther se plaignait de recevoir du Pape, « quand il sarclait son jardin ». Ce qui prouve que les Indiens savent raisonner leur foi.

L’évêque anglican Bompas (Low Church of England), dont les efforts de zèle et les avanies, il faut le reconnaître, ne furent dépassés, ni égalés peut-être, par personne, croyant tenir enfin un Flanc-de-Chien, infidèle et polygame obstiné, lui dit :

— J’ai appris que le prêtre ne voulait pas prier pour toi. Viens chez moi, et je te recevrai. En attendant, tiens, voilà une casquette.

— Garde ta casquette, priant anglais. Quand j’en voudrai une, je l’achèterai avec mes fourrures. Mais sache que le père ne m’a pas rejeté ; c’est moi qui n’ai pas voulu me bien conduire. Pour te montrer que la prière catholique est la bonne, je vais obéir maintenant.

Le converti du ministre renvoya aussitôt ses femmes illégitimes, se fit baptiser, et vécut en chrétien édifiant.

Tous les sauvages formés par nos missionnaires, et qui n’ont le bonheur de passer que peu de jours à la mission, observent dans leur vie nomade les enseignements et les préceptes de la sainte Église. À Noël, « lorsque la grande ourse marque minuit », chaque dimanche et chaque fête (jours indiqués par une croix, dans leur petit calendrier), lorsque le soleil l’été, ou la lune l’hiver, sont à la hauteur choisie par le père pour célébrer la messe, ils se réunissent, par campement, dans la loge de l’un d’eux, à tour de rôle, pour l’office divin. Cantiques, chapelet, sermon par le chef, ou par le plus ancien, communion spirituelle à l’Hostie immolée, loin de là, dans la petite chapelle : toute la cérémonie se déroule dans une piété, digne des moines du désert. La part de Dieu faite, chacun met au chaudron commun le morceau qu’il a apporté. Le calumet et les projets de chasse achèvent les agapes. Les Indiens observent scrupuleusement le repos dominical ; ils considèrent comme une faute de tirer un coup de fusil, le jour du Seigneur, à moins qu’ils ne se trouvent en extrême nécessité. Les prières du matin et du soir, le chapelet quotidien ne sont jamais omis.

La fidélité des Flancs-de-Chiens, en particulier, à ces dévotions frappa un jeune protestant, lauréat d’universités anglaises, que la spécialité de ses études conduisit au fort Rae. Il l’exprima dans son livre :


Les Flancs-de-Chiens observent strictement les pratiques de l’Église Catholique. Pas un repas n’a été pris, en ma présence, durant les deux mois que j’ai résidé chez eux, sans être accompagné des grâces, en commun ; et quelquefois il fallait un grand effort de l’imagination pour voir de quoi ils pouvaient bien être reconnaissants. Les services du dimanche étaient des cérémonies très soignées. Une réjouissance les suivait toujours, lorsque l’on était en lieu de campement. En cours de voyage, ces prières étaient faites avant la marche du jour. Ils déployaient une foi surhumaine à rester à genoux dans les neiges des terres stériles, (barren ground), pour réciter leurs prières, les dents claquantes de froid, et égrener leurs rosaires de leurs doigts demi-gelés.[6].

Le Pape Pie x aima les Plats-Côtés-de-Chiens, dont il se fit raconter la vie par le Père Roure.

Le Père Roure avait passé 35 ans avec eux, sans les quitter d’un jour, quand il leur annonça qu’il avait reçu la permission d’aller revoir son pays de France, « par delà les grandes terres et le grand lac salé ». Émotion de la tribu, grand conseil des vétérans qui décident de demander au père de se rendre jusqu’au Très Grand Chef de la Prière, pour lui présenter tous les cœurs contents des Lintehanrè. Ils apportent au missionnaire cent paires de mocassins, « vu qu’il usera bien cela, pour faire un si long voyage ». Au Pape, ils envoient un morceau de pémican fait exprès pour lui par la sauvagesse la plus pieuse, une grasse langue fumée de caribou et une paire de souliers fins en peau de renne, damassés en poil de porc-épic.

— Avec cela, le Chef des Grands Chefs de la prière sera content, je pense, dit le chef des Plats-Côtés-de-Chiens.

Oui, le Pape fut content ; si content qu’il riait, comme il n’avait peut-être ri depuis qu’il avait dit adieu à sa gondole de Venise, en apprenant ces nouvelles, et d’autres meilleures, de la bouche du Père Roure. Il prit le pémican, la langue, les mocassins ; les palpa ; respira leur bonne odeur sauvage ; goûta… un peu ce qui pouvait être goûté, et mit le tout dans un rayon de sa bibliothèque privée, en bénissant les bons Indiens, et peut-être en songeant que si tous les fidèles confiés à sa houlette ressemblaient à ses enfants des bois, il serait le radieux Pasteur d’un bercail qui connaît Jésus, et que Jésus connaît.




  1. Traditions Indiennes du Canada Nord-Ouest, Émile Petitot, 1888.
  2. Le fort Rae (prononcer Rè), qui remplace l’ex-fort Providence, de la Compagnie du Nord-Ouest, doit son nom au Dr Rae, facteur en chef de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Il le fonda, en allant à la recherche de sir John Franklin.

    Le comptoir du fort Rae fournissait de huit à dix mille rennes, en viande fraîche, séchée et fumée, pilée, en pémican et en langues : le tout destiné à la nourriture des équipages qui allaient au Portage La Loche, avec les fourrures du Nord.

  3. Né à Saint-Jean-de-Pourcharesse, près Vans (Ardèche), le 13 octobre 1844.
  4. Le Père Roure écrirait, s’il le voulait, une galerie de chapitres fort curieux, sur les singuliers savants et Nemrods qu’il vit défiler, au fort Rae, et qu’il aida souvent de plus que de ses conseils, en dépit de leur assurance de tout connaître et de tout savoir.

    Il a secouru ainsi un Englishman, septuagénaire, cousu d’or, dont la manie était de chercher une misère de ce monde qui put l’abattre. Il avait parcouru tous les continents et tous les climats. Il s’était mesuré, dans la jungle, avec les panthères, jaguars, crocodiles et lions. Mais il lui manquait d’avoir été dompté lui-même par les éléments ou par les fauves. D’où il doutait encore que la misère invincible, pour un vrai fils d’Albion, se trouvât sur notre globe. C’est pourquoi, en 1885, il arriva au fort Rae, décidé à affronter le Barren Land, où il comptait livrer combat au féroce bœuf-musqué, et poursuivre sa course aussi loin qu’il se pourrait. L’on saurait bien qui, de lui ou de l’hiver polaire, serait le vaincu. Il se mit à la vie sauvage, et y perdit bientôt le nez par 50 degrés de froid. C’est alors que le Père Roure le guérit. Il poursuivit ses tentatives ; mais il n’eut pas à se rendre jusqu’à la Terre Stérile, encore moins à capturer son ovibos, pour atteindre son bonheur. En deux jours de marche à la raquette dans l’abri des bois, il se gela si bien et vit ses provisions disparaître si vite, de par les soins de ses guides, qu’il se dit :

    « — C’est bon de connaître la misère (hardship) ; mais mourir de faim et de froid, c’est autre chose ! »

    Sur cette réflexion, il vira de bord, prit congé du Père Roure et du Nord, et retourna mourir, heureux enfin, dans son foyer d’Angleterre.

  5. Malgré la vénération que les Indiens conçurent pour les Sœurs de Charité, dès leur apparition, ils cessèrent d’apporter, à la mission de la Nativité, les mufles des orignaux que les missionnaires leur achetaient, de peur que les femmes de la prière ne vinssent à en manger. Au fort Providence, ils consentirent à donner le mufle avec la bête, mais sur la promesse formelle du père que les religieuses oncques n’en verraient le goût. Il n’y a que peu de temps que l’interdit a été levé par les Montagnais et les Esclaves, à l’égard des Sœurs Grises. Il ne le serait pas de sitôt chez les Plats-Côtés-de-Chiens.
  6. Explorations in the far North, by F. Russell, Cambridge, Mass., 1898.