Aux glaces polaires/Chapitre X

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 247-272).



CHAPITRE X


LES MANGEURS DE CARIBOUS


Notre-Dame des Sept-Douleurs du Fond-du-Lac. — Le renne de la Terre Stérile et les Mangeurs de Caribous. — Missionnaires visiteurs. — Mgr Albert Pascal. — Le divin Solitaire. — Évêque de Prince-Albert. — Mgr Gabriel Bregnat. — Prémices de Liège. — Élève du P. de Chambeuil. — Deuils sur deuils. — Membre gelé. — Construction de maison-chapelle et fabrication de jardin. — Famine de 1899. — Missions aux camps sauvages. — Bouquets d’adieu. — Vicaire apostolique du Mackenzie.The bishop of the wind.


La mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Fond-du-Lac Athabaska, est l’un de nos joyaux apostoliques.

Son nom pris à la Reine des Martyrs, son isolement, la sincérité de ses sauvages en ont fait la préférée des missionnaires, ses pasteurs. Ils eurent beau la quitter pour entreprendre des œuvres plus grandes, devenir même évêques et conduire des diocèses, c’est à Notre-Dame des Sept-Douleurs que toujours revinrent leurs affections, comme l’hirondelle au nid de ses printemps.

Le lac Athabaska, dont la largeur principale est de 30 kilomètres, s’étend, de l’est à l’ouest, sur une longueur de 350 kilomètres. Le véritable fond du lac est marqué, à l’est, par l’embouchure de la rivière Noire ; mais le Fond-du-Lac, tel que désigné par les commerçants et les missionnaires, se trouve à 70 kilomètres en deçà de l’extrémité réelle, et à 280 kilomètres, par conséquent, de la mission de la Nativité. Les bords du lac, s’y rapprochant plus qu’en tout autre endroit, forment un détroit de près de deux kilomètres seulement, où le poisson vient se masser aux époques de la migration, et où le renne, qui recherche les passages resserrés, vient franchir le lac, soit à la nage, soit sur la glace. Les trafiquants trouvèrent là le gros des chasseurs Indiens, et ils y fixèrent le fort-de-traite.

Sous un ciel de Monaco, avec ses deux vues sur l’immensité des eaux bleues, un tel Fond-du-Lac serait de toute magnificence ; mais, au Fond-du-Lac subarctique, la maison du missionnaire, perchée parmi les loges indiennes sur des falaises sans rempart, ne saurait perdre une rafale des tempêtes.

Le charme particulier de la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs lui vient de ses beaux grands sauvages bronzés, qui n’eurent que peu de contact avec les Blancs et leurs vices. Ce sont des Montagnais, de même souche et de même dialecte que ceux de la Nativité, mais d’un sang resté sans alliage. Le nom qu’ils se donnent, Etshen Eldeli, Mangeurs de Caribous, indique assez leur mode d’existence.


Le caribou n’est autre que le renne de Laponie et du Labrador. On n’ignore pas que ce mammifère ruminant constitue une espèce de cervidés propre à l’hémisphère boréal. Il est caractérisé par un pelage bai-brun largement pommelé, une crinière couvrant les fanons de la gorge, une ramure longue et déliée chez les deux sexes, des jambes courtes et épaisses, de larges sabots fendus et un mufle rappelant celui de l’âne. Sa taille ne dépasse guère lm20.

Le renne, par sa chair, sa peau, son poil, ses os, son bois et la corne de ses pieds, peut fournir à l’Indien toute sa subsistance, tout son vêtement, tout son logement. Son lait serait gras et délicieux. Quoique très farouche par nature, il s’apprivoise bientôt et devient l’incomparable coursier des neiges. Les Lapons l’attellent à leurs traîneaux. Mais les Peaux-Rouges croient que si l’on capturait l’un de leurs caribous, son esprit irait raconter aux autres caribous que la liberté de la race a été odieusement violée, et que tous déserteraient le pays déné. Aussi, le gouvernement canadien s’est-il buté à un échec aussi total que coûteux, il y a quelques années, dans une tentative d’importer au Mackenzie des rennes domptés de Terre-Neuve et d’enseigner aux Indiens l’art de s’en servir.

Le domaine privilégié du renne est la Terre Stérile (Barren Land), qui borde l’océan Glacial.

La Terre Stérile, dépourvue de toute végétation forestière, est couverte d’une mousse blanchâtre, épaisse et tendre, qui ne semble tirer sa sève que des rochers qu’elle tapisse. Cette mousse est la nourriture recherchée du renne. Il la broute, tout l’été polaire, dans les steppes de la Terre Stérile, sous le soleil sans nuit. Aux approches du froid, il se met en marche vers le sud ou le sud-ouest, afin d’hiverner dans les forêts limitrophes de la Terre Stérile. Il ira, dans ces forêts qui rejoignent le Grand Lac de l’Ours, le Grand Lac des Esclaves et le lac Athabaska, aussi loin qu’il y rencontrera l’abondance des mousses arctiques.

C’est ainsi que le Fond-du-Lac Athabaska se trouve sur le passage du renne nomade.

Autrefois les Mangeurs de Caribous suivaient constamment le renne, l’hiver et l’été ; mais depuis l’établissement du commerce des fourrures, ils ne dépassent plus guère les abords de la Terre Stérile.

C’est généralement vers le 1er novembre que le renne paraît au Fond-du-Lac, s’il doit venir. Il arrive en troupeaux innombrables. Pas plus que des oies sauvages de l’ouest du lac, on ne pourrait calculer le nombre des caribous de l’est. Ceux qui ont vu défiler, sur les lacs gelés, ces forêts de ramures et entendu le galop sonnant des sabots sur la glace, renoncent à décrire l’impression de vie que leur a donnée le spectacle. Les camps indiens se forment alors en tirailleurs, au bord des bois vers lesquels se dirigent, allant d’elles-mêmes ou menées par la ruse des chasseurs, ces paisibles légions. Au signal convenu, la fusillade éclate. C’est l’hallali. Les bêtes effarées détalent dans tous les sens, semant les cadavres sur la neige cramoisie de sang. L’abondance règne, cet hiver-là, dans la patrie des Mangeurs de Caribous et de leurs missionnaires.

Mais si le renne ne vient pas ; ou bien si, imprudemment traqué par des chasseurs inhabiles, il porte à cent lieues de là ses pénates vagabonds ; ou encore si le vent, sur lequel il règle sa marche, s’obstine à souffler de l’est à l’ouest et l’entraîne à des distances que l’homme ne peut plus franchir, qu’arrivera-t-il ?

C’était autrefois la famine pour les Mangeurs de Caribous. Les malheureux mouraient, à côté de leurs lacs pleins de poissons, n’ayant point d’instruments de pêche. Habitués à la venaison, ne pouvant croire que le gibier ne viendrait pas à son heure, ils n’avaient cure de s’approvisionner d’un poisson qu’ils dédaignaient. Les missionnaires leur apprirent à se servir de l’hameçon et du filet.

Sur la fin du xviiie siècle, la Compagnie du Nord-Ouest bâtit un fort-de-traite au Fond-du-Lac. Le fort fut dévalisé et tout le personnel massacré par les sauvages. Personne ne s’aventura plus dans ces parages, jusqu’à l’époque des missionnaires.

En 1853, la Compagnie de la Baie d’Hudson recommença l’entreprise. Mais elle était assurée d’un accueil sympathique, car depuis que quelques indigènes du Fond-du-Lac étaient venus au fort Chipewyan apprendre du Père Taché et du Père Faraud que le vrai Dieu a dit : « Tu ne tueras point. Tu ne voleras point », les Mangeurs de Caribous respectaient la vie et le bien d’autrui.


Sur la barge qui fit le premier voyage du fort Chipewyan au Fond-du-Lac, prit place le Père Grollier, premier missionnaire des Mangeurs de Caribous.

Il passa, parmi les 600 Indiens, l’hiver et le printemps 1853-1854. Forcé de retourner à la Nativité, pour permettre au Père Faraud d’évangéliser les régions du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix, il revint à ses Mangeurs de Caribous, chaque printemps jusqu’en 1858.

Les missionnaires des années suivantes furent les Pères Clut, Séguin, Eynard et Faraud.

Le principal de ces visiteurs a été Mgr Clut. Il retourna neuf fois au Fond-du-Lac.

En 1862, comme il croyait n’avoir plus que peu d’efforts » à faire pour achever sa conquête, il trouva à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au lieu de la présence promise de toute la tribu, le désert presque complet et la nouvelle que son bercail s’était laissé reconduire au paganisme par deux faux prophètes. Un grand nombre de Mangeurs de Caribous avaient appris à blasphémer. Quelques-uns avaient transformé leurs chapelets en chaînes de calumet. Beaucoup d’hommes s’étaient replongés dans les hontes de la polygamie.


Le résultat de ma tournée de 1862, dit le prélat, fut de me convaincre davantage que des visites passagères ne produisent que peu ou point de fruit, et que les sauvages ne viendraient plus en nombre et n’amèneraient plus leurs familles du fond des bois aussi longtemps qu’ils ne pourraient compter sur plus de soins.


Pour reprendre, pied-à-pied, le terrain perdu, les missionnaires tâchèrent de se dépenser encore davantage dans leur voyage annuel ; mais l’ivraie reprenait le dessus, pendant les mois d’absence du semeur de la vérité.

Enfin, en 1875, Mgr Faraud fut en mesure de donner à Notre-Dame des Sept-Douleurs des missionnaires résidents. La conversion définitive de la tribu fut ainsi assurée.

Les Mangeurs de Caribous se glorifient d’avoir donné à l’Église deux grands chefs de la prièreYaltri XéthéMgr Pascal et Mgr Breynat.


Mgr Albert Pascal (1848-1920)

Enfant du Vivarais, Mgr Pascal est né à Saint-Genest-de-Beauzon (Ardèche), le 3 août 1848.

Nous avons dit comment Mgr Clut vint le prendre, simple tonsuré, au grand séminaire de Viviers, en 1870. Il suivit immédiatement, sans revoir son foyer, relictis retibus et patre, l’évêque du Mackenzie. Vingt et un ans plus tard, lorsqu’il revint à Viviers pour recevoir la consécration épiscopale, M. Desmartin, son ancien professeur, répéta, à la table du banquet, les paroles que lui avait dites, en s’embarquant, l’aspirant missionnaire :


J’ai considéré qu’il y a beaucoup de prêtres en France, et qu’il y a des peuples sans nombre qui ne connaissent point Jésus-Christ. Il serait dur pour mon cœur de ne pas contribuer pour ma part à étendre le règne du divin Maître.


Mgr Pascal
1er Évêque de Prince-Albert

Je sais que je vais causer un chagrin mortel à ma mère, mais elle a la foi ; elle sait que nous nous reverrons au ciel : mon sacrifice est fait ; je ne la reverrai plus ici-bas. Je pars en prenant Dieu pour père, la Très Sainte Vierge pour mère, Mgr Clut pour directeur, et les sauvages pour mes frères.

De 1870 à 1873, l’abbé Pascal fit son cours théologique à Montréal. Il y fut ordonné prêtre, le 1er novembre 1873.

En juillet suivant, il débarqua à la Nativité.

De 1875 à 1881, il fut le missionnaire de Notre-Dame des Sept-Douleurs.

Mgr Clut, qui remettait au Père Pascal sauvages et logis, nous dit ce que trouva, au Fond-du-Lac, le jeune apôtre :


Bien des désordres régnaient parmi les Mangeurs de Caribous : séparation d’époux, concubinages, négligence à s’approcher des sacrements, abandon de la prière, mariages non bénits, excommuniés incorrigibles, païens obstinés, etc…


Le logis était le « semblant de maison-chapelle » bâtie, en 1855, par le Père Grollier, et qui avait abrité tous les missionnaires passagers :

La hutte a 27 pieds sur 17, continue Mgr Clut. La chapelle est assez grande pour contenir un petit autel, le célébrant et deux servants. Lorsque la porte en est ouverte, l’unique salle sert de nef. Cette hutte est éclairée de neuf petites vitres et de deux châssis en parchemin. Une alcôve noire sert de chambre nu missionnaire. L’édifice est fait en pièces de bois superposées et dont les joints sont enduits de boue en guise de mortier. Les murs ont une hauteur de six pieds. Ils sont maintenus entre eux par des sablières informes que je touche de la tête. Aussi ne puis-je porter la mitre que dans les intervalles des soliveaux, ou leur faire de profondes révérences, plus ou moins liturgiques, quand je passe sous eux. Point de plafond. Des perches allant des murs au faîte, et recouvertes d’écorce de sapin et de boue forment la voûte : voûte pour le nom, car l’eau du dégel et des pluies passe entièrement à travers. Mais, me dira-t-on, c’est réellement trop pauvre et trop misérable. Oui, c’est vrai, et cependant j’en suis content, et je serais heureux d’être si bien partout où je passe, en visitant nos petites missions, où le missionnaire ne demeure point à poste fixe.[1]

Le Père Pascal était à poste fixe, dans cette halte, qu’il ne devait remplacer — et par quelle autre hutte ! — que deux ans plus tard.

Il écrivit un jour à Mgr Clut :


Est-il sur la terre un pays plus solitaire que ce Fond-du-Lac ? C’est comme le bout du monde. Il n’y a ici aucun écho. Enfermé dans un misérable château, je coule ici des jours sous toutes les formes. Heureusement que j’ai avec moi le Très Saint-Sacrement et l’image bénie de Notre-Dame de Lourdes. Sans cela je me croirais au rang des prisonniers. Ce n’est pas que je m’ennuie, car le travail ne manque pas. Je veux seulement vous dire que la solitude sera toujours ici, ce me semble, la compagne dû missionnaire. Je prends mon sort avec gaieté de cœur et je chante, je chante, si bien que je crains parfois que le bruit de ma voix ne vienne à disloquer la toiture de ma maison, déjà pas mal penchée…


Deux fois par an, en raquette l’hiver, en canot l’été, le missionnaire de Notre-Dame des Sept-Douleurs s’acheminait vers la Nativité, à 280 kilomètres, pour faire sa retraite et sa confession annuelles :

« — J’avais le temps de faire mon examen de conscience en allant, remarque-t-il, et ma pénitence en revenant. »

Telles furent les seules trêves à sa solitude de sept années.

Mais, seul, l’était-il vraiment ? Le missionnaire est-il jamais seul ? Le divin Solitaire ne demeure-t-il pas avec lui ? Chacun de ceux qui s’isolent, pour le salut des âmes, témoignerait que les consolations éprouvées dans sa vie commune avec Notre-Seigneur suffiraient à prouver la présence de Jésus dans la Sainte Eucharistie.

Cette impression se grava si fortement dans l’âme du Père Pascal, à Notre-Dame des Sept-Douleurs, que dans les sermons ou les conférences qu’il fit ensuite sur les missions du Mackenzie, il omit rarement de parler de ce cœur-à-cœur de Jésus-Hostie et de son prêtre s’immolant tous deux sur l’autel du même Gethsémani.

Le bulletin d’une congrégation religieuse rapportait récemment encore les paroles du prélat, évoquant sa vie de missionnaire :


Un jour, l’isolement dans lequel j’étais plongé se fit sentir d’une manière écrasante. Tout devint si sombre pour moi, que l’âme pleine d’angoisses, et n’en pouvant plus, j’allai me prosterner dans la petite chapelle. Là, la tête appuyée sur l’autel, absolument seul avec Jésus vivant pour moi dans cette étroite prison, je lui parlai, comme un ami à son ami ; je lui confiai mes troubles, mes lassitudes, mes tristesses… On dit parfois que le bon Dieu ne parle pas. Mais, oui, il parle ! Sans doute ses paroles ne se formulent pas en sons articulés, entendus de nos oreilles ; mais elles s’impriment dans l’âme en lumières, en mouvements, en convictions, en résolutions d’agir, de se dépenser sans hésitation et sans calcul. Combien promptes et claires furent, cette fois, les réponses de l’invisible Conseiller ! Aussi je me relevai fort comme un lion. Le doux Captif m’avait versé ses énergies.


Les premières affections survivent à toutes les autres : loi du cœur humain, qui attache à jamais le prêtre aux âmes confiées à sa jeunesse sacerdotale. Si elles sont en même temps les filles de sa douleur, il les aimera comme sans doute doivent aimer les mères. À ces titres, les Indiens du Fond-du-Lac restèrent les Benjamins de Mgr Pascal. Ses souvenirs les revoyaient particulièrement dans cet hiver 1877-1878, ou il souffrit avec eux. Le renne avait fait défaut. Des chasseurs partis à sa recherche tombèrent avant d’avoir pu le rejoindre. Autour de la mission ce fut le jeûne cruel. Le père voulut jeûner comme ses enfants. Combien sauva-t-il de vies au risque de la sienne, en distribuant, bouchée par bouchée, toutes ses provisions ! Il fut réduit à ramasser avec le balai les poussières de viande sèche tombées sur le plancher pour se nourrir lui-même.


Les Mangeurs de Caribous rendirent bien à leur missionnaire la tendresse qu’il leur manifesta. « — Il est vrai qu’on ne voit pas le cœur, observait l’un d’eux ; mais lui, le Père Pascal, quand il nous parlait, en le voyait, son cœur. »

Un vieux métis du Fond-du-Lac, Louison Robillard, qui connut et assista, l’un après l’autre, tous les missionnaires, nous disait :


Ah, il n’était pas fier le Père Pascal. Il était pareil comme nous autres. Il prêchait si bien qu’il nous faisait aimer le bon Dieu, malgré nous. Avec ça, il savait tirer les caribous. Ça. c’est gros pour les sauvages ! Des fois, il venait avec nous à la chasse. Il disait que c’était pour nous faire plaisir. Quand son caribou était assez proche, il ajustait ses lunettes, et bloum ! ça déboulait ! Oui, tout le monde il aimait le Père Pascal.


En 1881 il fut nommé directeur de la mission de la Nativité.

En 1890 il eut à conduire de là, à Saint-Boniface, un frère atteint de démence. Il s’égayait plus tard ! à redire que son malade le conduisait lui-même à l’épiscopat.

Le concile provincial de Saint-Boniface de 1888 avait demandé au Saint-Siège la division du diocèse de Saint-Albert. La partie détachée constituait le vicariat de la Saskatchewan. Comme il n’y avait pas de prêtres séculiers, il fallait prendre un Oblat. Sur la recommandation du supérieur général, le Père Pascal fut présenté comme dignissimus.

Préconisé évêque de Mosinopolis et vicaire apostolique de la Saskatchewan, il fut sacré à Viviers, le 29 juin 1891, par S. G. Mgr Bonnet.


Le vicaire apostolique continua sur un champ plus vaste sa vie de missionnaire.

Le 16 décembre 1907, le vicariat de la Saskatchewan avait atteint un tel développement qu’il était érigé en diocèse de Prince-Albert, avec Mgr Pascal comme titulaire.

En 1910, un autre vicariat fut pris à Prince-Albert : le vicariat du Keewatin, riverain de la baie d’Hudson, et qui s’étend depuis l’Ontario jusqu’au pôle Nord. On le confia à S. G. Mgr Ovide Charlebois, O. M. I., évêque de Bérénice.


Le diocèse de Prince-Albert multiplie ses œuvres avec l’intensité de la vie qui circule à travers le Nouveau-Monde ; et ce fut la suprême consolation de Mgr Pascal d’aller présenter naguère au Pape, avec l’état de son Église, l’une des resplendissantes moissons de l’apostolat au Nord-Ouest. La maladie, contractée autrefois dans ses missions de l’Athabaska, acheva de miner le prélat, durant ce dernier voyage ad limina. Il tomba, en France, le 12 juillet 1920, désolé de n’avoir pu regagner Prince-Albert, où il désirait mourir. Son corps repose à Aix-en-Provence, au berceau même de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée[2].



Mgr Gabriel Breynat (1867)

Mgr Gabriel-Joseph-Elie Breynat naquit à Saint-Vallier-sur-Rhône (Drôme), diocèse de Valence, en 1867, le 6 octobre, dimanche de la fête de Notre-Dame du Saint-Rosaire. Ses études classiques faites au petit séminaire de Valence, et les examens du baccalauréat passés à Lyon et à Aix, il entra au grand séminaire de Romans. Mais pas pour longtemps. Car il avait vu Mgr Clut, son compatriote. Devenu Oblat de Marie Immaculée, il fut ordonné prêtre par Mgr Grouard, le 21 février 1892, à Liège, en Belgique, C’était les prémices sacerdotales du nouveau scolasticat des Oblats. L’ordinand devait être aussi le premier évêque formé par l’Alma mater.

Le Père Breynat s’embarqua, à Liverpool, le 7 avril 1892, avec Mgr Grouard et les Pères Gouy et Dupé, destinés, comme lui, à l’Athabaska-Mackenzie.

Le 16 juin, il était à la Nativité, et vers la mi-septembre à la mission du Fond-du-Lac.

Il ne quitta Notre-Dame des Sept-Douleurs et les Mangeurs de Caribous que pour prendre les rênes du vicariat du Mackenzie, neuf ans plus tard.

Sans perdre un jour, il s’adonna à l’étude du montagnais, sous la direction savante du Père de Chambeuil.

Le Père de Chambeuil avait occupé le poste du Fond-du-Lac, seul presque toujours, depuis le départ du Père Pascal. Il n’y avait pas moins souffert que son devancier. Il en était à sa onzième année.


R. P. de Chambeuil
Menu de taille, vif, martial, en dépit de rhumatismes dix fois repris, le Père de Chambeuil porte, à un demi-pouce au-dessus de sa moustache en crocs d’argent, la cicatrice valeureuse de ses randonnées sur le lac Athabaska. Il est peu de missionnaires — il n’en est pas — qui n’aient perdu la peau du nez à la bataille. Le Père de Chambeuil alla plus loin : il perdit une portion de narine. Il attribue à une intervention directe de la Sainte Vierge de ne s’être pas gelé à mort, dans ce voyage de 1888, où ses chiens périrent de froid. Ses mains et ses poignets avaient semblé d’abord inguérissables.

À son deuxième hiver au Fond-du-Lac, il écrivait à Mgr Clut :


J’ai souvent bien faim. C’est la seconde de mes sept douleurs, mais je n’oublie pas que Marie est ma mère, mon modèle, et que je dois être une copie.


Avec « un courage plus fort que sa santé », il poursuivit le travail du Père Pascal. Il s’attacha aux trousses de plusieurs récidivistes et de quelques excommuniés de vieille date.

Parmi les moyens secondaires de sa pieuse invention, une image d’Épinal de deux sous le servit à merveille. Comme elle représentait les flammes de l’enfer, et montrait, au milieu des damnés grimaçants, « une face qui ressemblait justement au plus vilain des revêches », le missionnaire exposa l’emblème dans la salle des sauvages, avec cette inscription montagnaise : « Ceux qui vont en enfer font pitié. » À la grand’messe, il annonça que les noms des excommuniés seraient inscrits à la place d’honneur de ce tableau d’horreur. C’était prendre l’Indien par ses deux touches ultra-sensibles : la terreur dû châtiment et la peur du ridicule. Presque tous les endurcis se convertirent.


Moins de huit mois suffirent au Père de Chambeuil pour rendre son élève digne de lui. Le laissant seul en charge des Mangeurs de Caribous, il se rendit à la Nativité, comme missionnaire de la tribu montagnaise.


Le premier courrier qui arriva de France au Père Breynat lui annonça la mort de son père, et le courrier suivant la mort de sa mère et de sa sœur. La sainte madame Breynat, après avoir lutté contre un long déchirement de l’âme, avait joyeusement embrassé l’épreuve de la séparation, au départ de Gabriel. Dieu semblait n’avoir attendu que la perfection de son sacrifice pour la couronner. Il l’appela à Lui, en la fête de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Sa jeune fille la suivit dans la tombe, le jour de l’octave. Il ne restait à l’orphelin qu’un frère aîné, l’abbé Joseph Breynat.

Ayant appris ces deuils qui frappaient leur missionnaire, et le voyant pleurer, les Mangeurs de Caribous lui apportèrent des peaux de martres, comme honoraires de plusieurs messes pour ses chers défunts ; et l’un des principaux parla au nom de tous :

— Eh bien ! maintenant que tu es orphelin, tu nous aimeras encore davantage, car nous allons te servir de père et de mère !

Une consolation était arrivée en même temps que les tristes nouvelles : une lettre de Mgr Grouard, invitant l’Oblat de Notre-Dame des Sept-Douleurs à venir à la Nativité pour faire, avec la petite communauté, la retraite régulière, du 10 au 17 février.

Il fallait, pour cela, parcourir les 280 kilomètres du lac Athabaska.

Le Père Breynat fit cette première traversée d’hiver par un froid qui se tint, durant tout le voyage, entre 45 et 55 degrés centigrades au-dessous de zéro. Il avait pris pour compagnon un Indien de 18 ans, Paulazé. Un métis dévoué,. Germain Mercredi, voulut cependant le conduire vingt-quatre heures, afin de lui apprendre la pratique de la raquette au long cours. Trois pitoyables chiens halaient une charge de quartiers de renne, destinés aux orphelins de la Nativité.

Dans l’intention de lui épargner le tourment des ampoules, on avait conseillé au père de s’appliquer sur les pieds une fine peau de caribou, avant de mettre ses nippes de laine et ses mocassins. Mais, par les grands froids, la moindre sueur se glace sur la chair, si une laine spongieuse ne l’absorbe aussitôt.

Dès le premier jour, il sentit comme la piqûre d’une aiguille au pied droit. Se déchaussant, il trouva le gros orteil blanchi et durci. Germain le dégela, en le frottant avec de la neige.

Le lendemain, après le départ de Germain, le missionnaire et Paulazé se relayèrent à courir devant les chiens et derrière le traîneau. Le soir, ils ne trouvèrent qu’un méchant bois de foyer, que la trop basse température empêchait de s’allumer. Les chiens dételés hurlaient de froid. Les efforts violents qu’exige la disposition d’un campement de nuit dans les neiges profondes firent crever une ampoule qui s’était formée à l’orteil affaibli, et le membre se gela de nouveau. Paulazé tâcha d’appliquer, comme l’avait fait Germain, le seul remède qui vaille : la friction de neige ; mais l’enfant se gelait lui-même les mains, tandis que le pied du malade se raidissait tout entier. Afin d’éviter un plus grand malheur, les voyageurs abandonnèrent l’opération et s’ensevelirent dans leur tranchée de neige. Des élancements continuels empêchèrent le missionnaire de dormir.

Le jour n’était pas levé qu’ils avaient depuis longtemps repris leur marche. Vers midi, ils atteignirent une loge sauvage, dressée à la pointe Caribou. Les Indiens examinèrent la plaie que leur montra le Père Breynat. Voyant la matière s’en dégager déjà, ils lui dirent qu’il ne devait plus songer à sauver son orteil. Afin de préserver le reste du pied, ils le lui enveloppèrent avec des peaux de lièvre.

Le blessé courut encore cinq jours, sentant les os se déboiter et les nerfs se contracter dans la chaleur de son lourd pansement.

Le septième soir, on parvint à la pointe de Roche, à 60 kilomètres de la Nativité, distance qui pouvait se couvrir en une seule attelée, à la condition de partir de grand matin. Mais une poudrerie se leva pendant la nuit, et il devint impossible de discerner un point de repère vers le large. Il fallut chercher un abri dans le bois, et y rester les deux jours que dura la tourmente.

Au moment de reprendre la course, le père tomba sur place : sa jambe se dérobait, comme si elle eut été arrachée. Dès le second jour, il avait déchargé les quartiers de renne, espérant se reposer sur le traîneau ; mais il n’avait jamais pu y tenir au delà de quelques minutes, tellement le froid était intense. Cette fois, il n’y avait plus d’alternative. Paulazé enveloppa son infirme de toutes les couvertures, de branches de sapin, de neige ; et, doucement, deux journées durant, il le carriola vers la mission.

Cependant l’anxiété était grande à la Nativité. Des sauvages, qui avaient suivi les traces du traîneau en détresse jusqu’à la pointe de Roche, et là les avaient perdues, avaient bravé la tempête, gagné la mission, et annoncé à Mgr Grouard la condition du missionnaire, qu’ils avaient apprise en passant à la pointe Caribou. « — Depuis la pointe de Roche, assuraient-ils, le père et Paulazé ont perdu leur chemin : ils se seront gelés dans la poudrerie ! »

Il y avait donc trois jours que les Oblats et les Sœurs Grises étaient en alarmes et en prières, trois jours que les sauvages du fort, à la supplication de Mgr Grouard, battaient le lac, sans rien découvrir, quand le traîneau-ambulance fut aperçu. À le voir monter, ainsi couvert, lentement, les chiens abattus, vers le rocher d’où il l’observait, Monseigneur crut que Paulazé lui ramenait le corps inanimé de son jeune missionnaire, et déjà il éclatait en sanglots, lorsque, soulevant ses couvertures, le Père Breynat montra la tête.

Deo gratias !, cria l’évêque.

De joie, il sautait de glaçon en glaçon, au devant du convoi. En deux temps, ses rudes bras eurent enlevé le père au traîneau et l’eurent déposé sur le plancher de la chaude maison.

On défit, avec appréhension, le bandage indien, et l’orteil apparut, pendant, noir, gangrené.

— Ta, ta, ta ! fit Mgr Grouard. Ce ne sera rien. On n’aura qu’à le couper. Vite, remercions le bon Dieu ! Et, joignant le geste à la parole, il alluma sa pipe, qu’il n’avait plus touchée depuis les mauvaises nouvelles. Le Frère Ancel affila un vieux rasoir, venu là on ne sait comment, et amputa l’orteil, à la jointure du métatarse. Comme il n’y avait ni chloroforme pour endormir le patient, ni cocaïne pour lui insensibiliser le pied, on s’en passa.

Cette aventure ne devait pas empêcher le mutilé de refaire 45 fois, dont 23 à la raquette et à la course, la traversée du lac Athabaska, le temps qu’il fut le missionnaire du Fond-du-Lac.

Et depuis… ?


Le pressant besoin de la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs était une maison-chapelle, capable de contenir la population et d’abriter moins misérablement le prêtre. La scierie mécanique de la Nativité permettait ce qui avait été impossible auparavant.

Le Père Brémond, qui fut trois mois le socius du Père Breynat, écrivait, au sujet de l’habitation construite par le Père Pascal pour remplacer la hutte du Père Grollier, et dans laquelle le Père de Chambeuil avait vécu douze ans, et le Père Breynat lui-même trois ans :


Entrez avec nous. Mais oui, vous avez raison, relevez votre soutane. Dieu ! quelle saleté ! Quel tas de boue ! Oui, on dirait que tout le bousillage du toit est descendu ! Pauvre maison ! On y voit le jour de toute part. Aussi, si nous voulons être au sec quand il pleuvra, et au chaud les jours de froid, nous pouvons


S. G. Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie.
(Dans la variété de sa vie de missionnaire.)

nous hâter de restaurer ce délabrement. Pendant trois semaines,

nous voilà devenus maçons bousilleurs. Affublés d’une longue blouse, nous pétrissons de la boue avec du foin, et armés de la truelle, nous bouclions les nombreuses crevasses du toit et des murs. Quel propre métier, cher ami ! Oh, si vous aviez vu comme j’étais beau !


Le Père Breynat, avec l’aide des Frères Hémon et Leroux, bâtit la maison-chapelle désirée, sur 72 pieds de long et 22 de large. Elle suffira longtemps. Si le missionnaire continua de s’y réveiller, chaque matin d’hiver, la barbe collée à ses couvertures par le givre de sa respiration, ainsi que dans les anciennes bicoques, les sauvages venus pour Noël furent dans le ravissement. Clovis ne crut pas davantage que Reims était le vestibule du ciel.

Et la crèche donc !


Elle est faite en papier, raconte le missionnaire, imitant des rochers dont les crevasses ont reçu un peu de mousse et quelques petits sapins. L’Enfant Jésus est couché dans la grotte, sur un peu de paille. La Sainte Vierge et saint Joseph lui sourient du haut du ciel. Mes Mangeurs de Caribous, le frère et moi, tenons la place à la fois des bergers, de l’âne et du bœuf…


Pour compléter le progrès e la maison-chapelle, il était temps de penser à un jardin.


Afin de procurer un petit secours à la mission, j’ai voulu essayer de faire un petit jardin. Mais quelle besogne ! Nous n’avons ici que du sable et des roches. Il faut aller gratter dans les fentes des rochers et ramasser les quelques pouces de terre que le vent y a jetée, mêler cette terre avec de la glaise et du sable, lui confier la semence de pommes de terre ; ensuite ce sera au bon Dieu de faire germer et fructifier. L’an passé, j’avais fait un premier essai, mais peu encourageant : deux fortes gelées, arrivées l’une à la mi-juin, l’autre vers la mi-août, ne m’avaient permis de récolter que le double de la semence. La place était mal choisie, me suis-je dit ; prenons-en une mieux abritée du vent du Nord et plus exposée au soleil… Je vous en donnerai des nouvelles l’année prochaine. Si le succès est un peu plus heureux, le petit jardin verra grandir ses proportions chaque année, et peut-être fournira-t-il, comme dans d’autres missions, quelques choux et quelques navets : ce sera délicieux, avec le poisson ! Mais… attendons.


Pas plus que ses prédécesseurs, le Père Breynat n’échappa aux famines. Il écrivait, en mai 1899, à la Sœur supérieure de la Visitation de Valence :


Vous parlerai-je de mes sauvages ? Ces Mangeurs de Caribous sont d’excellents grands enfants, aimant beaucoup notre sainte religion. N’ayant presque pas eu de relations avec les Blancs, ils ont conservé leur bon naturel. Mais quelle vie de misère est la leur ! Vous les auriez pris en pitié, cette année surtout. Ils ont eu tant à souffrir de la famine depuis l’automne jusqu’aujourd’hui : Le caribou, qui est leur nourriture habituelle, n’a point suivi son chemin d’autrefois. Le poisson a manqué. Heureusement qu’ici nous avions fait une bonne pêche sous la glace. Pour ma part, j’avais pris plus de 6,000 pièces, c’est-à-dire le double de ce qu’il me fallait pour la mission. J’ai eu ainsi la consolation de sauver la vie à plusieurs et de secourir presque tout le monde. C’était pitié de à voir nos sauvages arriver les uns après les autres, fuyant devant la famine. Ils avaient dû marcher deux, trois jours, et plus, dans la neige, par un froid très intense, car l’hiver a été très rigoureux, quelquefois sans avoir une bouchée à se mettre sous la dent. Tous étaient plus ou moins gelés : pieds, mains, figures en portaient les marques douloureuses. Mais en arrivant ici ils oubliaient en quelque sorte leurs souffrances grâce aux petits secours que nous pouvions leur accorder, et ils s’empressaient de faire leurs dévotions pour remercier le bon Dieu de leur avoir permis de revoir une fois encore la maison de la prière.

Jusqu’ici nous n’avons connaissance que d’une victime : un pauvre enfant estropié, qui, s’étant gelé les mains et les pieds, ne pouvait plus suivre sa bande. Ses compagnons, n’ayant pas de chiens ni assez de forces, pour le traîner jusqu’ici, l’ont abandonné dans le camp, où il est mort de faim et de froid.


Au cours de la même famine le missionnaire eut le bonheur de ravir à la mort un autre enfant, abandonné en route, lui aussi. Le petit était parti avec son oncle, le vieux Gabriel, pour aller demander assistance au père, en faveur de toute leur parenté, qui était campée à la baie Noire du lac Athabaska. Ils avaient entrepris ce trajet de quatre journées, à pied, — tous les chiens étant morts et mangés, — avec la moitié d’un brochet pour nourriture. L’oncle arriva seul à la mission, et n’eut que la force de dire qu’il avait été obligé de laisser son compagnon, à 50 kilomètres en arrière, au bord d’un bois, sous un abri de saules, avec quelques branches qu’il lui avait ramassées pour lui permettre de prolonger son feu.

Aussitôt le Père Breynat attela ses chiens et partit. Une tempête l’arrêta tout un jour. Lorsque le calme revint, il se trouva dans un dédale d’îles et de presqu’îles qui se ressemblaient, sous la blancheur uniforme de leur manteau. Il cherchait de tous côtés l’endroit, vaguement indiqué par Gabriel. Mais comment le distinguer ?… Enfin, au loin, dans le bleu du ciel, il voit des corbeaux monter et descendre, au-dessus du même taillis. Il en conclut que l’enfant doit être là, mort ou mourant ; et il court sur les sinistres oiseaux.

C’était lui, en effet, blotti tout contre les derniers charbons, les vêtements en pièces, les dents claquantes. Pauvre petit ! Il eut peine à lever un peu la tête, et à dire, avec un faible sourire de reconnaissance qui le faisait beau, malgré sa maigreur :

— Ah ! Je savais bien que le père ne m’aurait pas abandonné !… Oh ! Père, j’ai faim… j’ai faim !

Le père lui fit boire un bouillon léger, préparé d’avance. Rassasier d’une seule fois un affamé serait le tuer : la recette est bien connue, dans le Nord. Il réchauffa les membres demi-glacés de l’enfant et le mit au milieu des fourrures, sur le traîneau. Mais, à tout moment, le petit disait :

— J’ai faim, mon Père… J’ai encore faim !

Le père arrêtait les chiens pour faire un petit feu et dégeler le bouillon de poisson. Ainsi, de petit feu en petit feu, de bouillon en bouillon, arrivèrent-ils, le lendemain, à Notre-Dame des Sept-Douleurs.


Si l’on priait Mgr Breynat de dire quelle fut son œuvre de prédilection, lorsqu’il n’était que simple missionnaire, nous sommes assuré qu’il répondrait : « Les visites aux camps sauvages, dans les bois. »

L’Indien ne se livre entièrement au prêtre, et par le prêtre à Dieu, que chez lui, loin du fort-de-traite. Car, au fort, il se laisse distraire par la vente de ses pelleteries, par ses achats, par les airs civilisés qu’il s’étudie à montrer, et par une ombre de respect humain qui n’épargne même pas ces pays si inconnus de l’humanité. Aux camps des bois, se trouvent aussi des âmes qui ne verraient jamais l’homme de la prière, si l’homme de la prière ne les allait voir.

Dans le cahier-journal du Fond-du-Lac, il y a ce petit compte-rendu, qui en dira aussi long que l’on voudra :


Au lendemain de la Toussaint (1893), le père partait pour une visite dans les camps sauvages, situés au nord de la mission. Il ne faisait que répondre au désir de ses enfants et tenir sa promesse. Son voyage lui prit 35 jours ; et s’il eut à souffrir beaucoup du mauvais temps pour aller, il eut la consolation de faire plaisir aux pauvres, sauvages, d’entendre un grand nombre de confessions, parmi lesquelles celles de bonnes vieilles qui n’avaient pu voir le père depuis longtemps, à cause de la distance, quelques premières confessions et celles de vieux retardataires qui se donnèrent au bon Dieu quand ils se virent poursuivis si loin.[3]


Les successeurs du Père Breynat, particulièrement les Pères Laffont, Bocquené et Riou, continuèrent cet apostolat nomade. Grâce à leurs efforts, il n’est plus un des 500 Mangeurs de Caribous du Fond-du-Lac qui ne soit catholique éclairé et fervent.[4]

Le Père Riou, directeur actuel de la mission, trouva même le moyen de faire bénéficier ses sauvages, grands et petits, du décret libéral de Pie X sur la communion fréquente.


Pour son bouquet d’adieu, le Père Breynat reçut de ses enfants des témoignages qui lui dirent hautement les qualités de leur cœur. Nous l’avons entendu raconter, avec un plaisir touchant, la conversion de Michel le sorcier et la visite de la vieille Petite-Flèche.


Michel était un scandaleux près duquel avaient échoué tous les efforts des missionnaires. La dernière fois qu’il l’avait rencontré dans les bois, le Père Breynat avait refusé de lui toucher la main, — ce qui est le plus grand affront prévu dans l’étiquette sauvage, — et lui avait dit, en présence de tous :

— Je ne te verrai plus, puisque je vais partir pour toujours. Mais tu pourras penser que personne ne m’a fait autant de peine, que toi. Tu as fait pleurer le cœur de ton père.

Quelque temps après, Michel entre à la mission, lui qui, de dédain, n’y avait jamais mis les pieds, lorsqu’il venait au fort. Il semblait tout attristé.

— Qu’y a-t-il donc, Michel ; quelqu’un est-il malade chez toi ?

— C’est moi qui suis malade, Père, et qui ai le cœur pas à son aise. Depuis que je t’ai vu dans le camp, et que tu ne m’as pas touché la main, j’ai toujours devant moi tes dernières paroles. J’avais honte de moi-même. Comment ! le père a été si bon pour moi, et voilà qu’il va partir avec toute sa peine ! Je suis devenu comme un homme qui n’a plus d’esprit. Je n’avais plus de goût pour rien. Mes yeux se remplissaient d’eau. Quand je partais à la chasse, je pensais moins aux caribous qu’au chagrin que je t’avais fait, et je disais mon chapelet en rôdant dans les bois, pour demander à Dieu ce que je pourrais bien faire pour te faire oublier ma faute. J’étais ainsi pendant plusieurs jours, quand tout à coup il me vint à l’esprit que je ne pourrais rien faire de mieux que de me convertir et de céder enfin à toutes tes instances. Alors je partis, et me voilà. Je veux me confesser.

— Que le bon Dieu et la sainte Vierge soient loués, mon Michel : c’est bien la plus grande joie que tu pouvais me donner !

Le sorcier se confessa, avec des larmes abondantes — fait aussi rare chez les hommes que fréquent chez les femmes sauvages — ; et il ajouta :

— J’ai encore quelque chose à te demander. Tu connais ma conduite ; je ne mérite pas de recevoir le pain du bon Dieu ; mais je vais m’appliquer à bien vivre. Laisse un petit papier pour le père qui va te remplacer, afin qu’il me permette de communier à Pâques, si je persévère jusque-là.

— En effet, mon brave, tu ne mérites pas de communier ; mais tu en as besoin pour te soutenir ; et je veux avoir moi-même le bonheur de te donner le pain du bon Dieu, pour la première fois. Tu vois comme j’ai confiance en toi. J’espère que je ne le regretterai pas.

Le converti protesta encore de son repentir et de ses résolutions :

— Oui, Père, c’est fini. Toutes les fois qu’on emportera les lettres d’ici, l’homme de la prière, en t’écrivant, te redira toujours : « Michel vit bien. »

Le lendemain, communion fervente, longue action de grâces.

Sortant de la chapelle, il trouva son garçon de 15 ans, qui l’attendait dans la salle.

— Mon fils, lui dit-il, jusqu’ici je t’ai toujours donné le mauvais exemple ; j’ai fait ceci, cela (toute la confession y repassa). Tu m’as toujours imité fidèlement. Tu vois ce que j’ai fait hier et ce matin. À ton tour, tu vas te confesser ; et, à partir d’aujourd’hui, si tu ne changes pas de vie, ta chair malade je ferai (tu auras la volée). Maintenant, va chercher la viande que nous avons apportée.

Quelques instants après, le garçon arrivait avec un traîneau chargé de viande sèche de caribou.

— Tiens, prends cela, dit Michel au missionnaire. Je te le donne pour te prouver que tu m’as fait content.


La Petite-Flèche (Kkaazé) était peut-être centenaire. Comment le savoir ? Elle avait recommandé à son fils de toucher la main au père, en son nom, en lui disant combien elle était désolée de ne pouvoir venir elle-même. Elle lui envoyait aussi un petit sac de viande pilée pour son voyage.

La commission fut faite ponctuellement. Le surlendemain, surprise du missionnaire : c’est la vieille, en personne, qui pousse la porte, et qui entre, énorme, courbée sur son gourdin.

— D’où viens-tu, ma grand’mère ? On m’avait dit que tu n’étais pas capable de te remuer. Et te voilà !

Elle se mit à rire, d’un rire franc, enfantin, qui épanouissait toutes les rides de son visage.

— Ah ! mon petit-fils ! c’est que je t’aimais beaucoup. Ça me coûtait de te laisser partir, sans te toucher la main moi-même !

— Mais, dis-moi donc comment tu t’y es prise pour venir de si loin, trois jours de grosse marche. Avais-tu des chiens ?

— C’est bon, c’est bon, je vais te le raconter, dit-elle, en s’affalant d’un bloc sur le plancher, selon la mode des dames dénées, et s’appuyant sur le coude, qui lui passait à travers la manche. Quand les enfants furent partis, je restai seule avec ma fille : la Louise, tu sais. L’eau est venue à mes yeux, en pensant que je ne te reverrais plus. Ma fille, voyant combien je faisais pitié, me dit : « Mère, te voir ainsi faire pitié met mon cœur mal à l’aise. Si tu veux, nous allons essayer d’aller à la mission. Nous n’avons que deux chiens qui sont vieux et malades, et tu es bien lourde. Mais moi je suis forte : je m’attellerai avec eux, et je pense que nous pourrons nous rendre. Moi aussi je tiens fort à donner la main au petit priant, une dernière fois. » Je dis à ma fille : « C’est bon ». La Louise fabrique un attelage, pendant que j’arrange les provisions. Nous voilà parties, ma fille et les chiens attelés, et moi sur le traîneau. Quand c’était difficile pour les chiens et pour ma fille, je m’aidais avec deux, bâtons. Maintenant, nous voilà.

Et riant aux éclats :

— Tu vois comme je t’aime !… Mais, tu sais, moi je ne suis pas venue au fort pour voir les commerçants. Je veux me confesser. Demain tu me donneras encore le pain du bon Dieu. Et puis je m’en irai contente.


Les bulles du Père Breynat, en date du 31 juillet 1901, le nommaient évêque titulaire d’Adramyte et vicaire apostolique du Mackenzie et du Youkon.

Elles arrivèrent à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au temps de la passe des caribous.

Après la fête de l’Épiphanie, l’évêque élu partait en traîneau à chiens pour Saint-Albert (1,120 kilomètres), où il arriva « comme le dernier des chrétiens », dit la chronique.

Il fut sacré à Saint-Albert, le 6 avril 1902, par Mgr Grouard, désormais vicaire apostolique de l’Athabaska, avec l’assistance de Mgr Pascal et de Mgr Clut.

La juridiction de Mgr Breynat fut démembrée, en 1908. Le Mackenzie lui restait, et le Youkon devenait préfecture apostolique.[5]


Le vicaire apostolique du Mackenzie n’a rien perdu de son activité de missionnaire. Acquirit vires eundo. Il voyage, selon sa devise d’évêque. Il évangélise les pauvres, selon sa devise d’Oblat de Marie Immaculée.

Sa spécialité de pèlerin du Christ — Peregrinari pro Christo — serait d’être rencontré, en tous ses chemins, par les mauvais temps. C’est ce qu’on l’entend parfois appeler « les bénédictions de l’enfer ». Un ministre protestant l’a baptisé The Bishop of the Wind, l’Évêque du Vent. L’expression a fait fortune. Comme naturellement, les missionnaires disséminés dans le vicariat, lorsqu’ils voient la poudrerie d’hiver ou les orages d’été déchaîner les grands lacs et les forêts, se disent :

« Monseigneur doit être en route… quelque part… Mais il arrivera… Bien sûr ! »


L’une des présentes consolations de Sa Grandeur est de recevoir, en nombre, les abjurations des protestants, commerçants et officiers du gouvernement, qui, touchés de l’esprit d’abnégation des missionnaires du Mackenzie, reconnaissent enfin que la religion, inspiratrice de tels sacrifices et mère de telles œuvres, possède les paroles de la vie éternelle.



  1. Toutes les missions du Nord commencèrent par ces maisons-chapelles ; une pièce unique, avec un réduit aménagé pour l’autel et caché par un rideau ou par une porte à deux battants. Le rideau tiré, ou la porte ouverte, toute la salle devient église. Les murs de cette maison-chapelle sont des arbres grossièrement équarris, placés l’un sur l’autre, et enchevêtrés l’un dans l’autre aux extrémités pour former les angles, ce qui a nom d’architecture en tête de chien, dans l’archéologie du Nord. Les interstices des arbres reçoivent des paquets de limon mêlé d’herbe : c’est le bousillage. Le plancher est en rondins de petits sapins contigus. Une couche de terre constitue la toiture. Le foyer à feu ouvert est maçonné de roches.

    Mgr Clut parle des rapports de sa mitre et des solives. Cette observation nous rappelle un incident fort goûté là-bas, et dont il fit les frais, dans la maison-chapelle du fort Rae, Grand Lac des Esclaves, chapelle qui dépassait en luxe de misère celle du Fond-du-Lac Athabaska. C’était à Noël. Mgr Clut officiait quasi-pontificalement, comme il disait pour marquer qu’il manquait toujours quelque chose d’essentiel à l’appareil épiscopal. Cette fois encore, il portait la mitre. Au Gloria in excelsis Deo, il fut s’asseoir sur un joli trône, fait du seul meuble convenable que l’on avait pu trouver, et recouvert d’une soyeuse peau de jeune caribou. Les Plats-Côtés-de-Chiens chantaient « comme des orgues vivantes ». La jouissance du spectacle transportait l’évêque parmi les anges du Gloria de Bethléem, lui faisant oublier l’atmosphère compacte d’exhalaisons aiguës de tous ces Indiens tassés autour de lui. Cependant la chaleur de cette étuve grouillante amollissait les chandelles de suif de caribou. S’apercevant que celle du sauvageon porte-bougeoir, accroupi aux pieds du prélat, penchait trop vers Sa Grandeur, le Père Roure s’approcha, et lui dit, avec calme :

    — Attention ! Tâche de ne pas mettre le feu au trône : Monseigneur est assis sur le baril de poudre.

    Mgr Clut entendit. Vif lui-même comme la poudre, il n’eut pas besoin de la détonation pour bondir. De ce mouvement involontaire, il s’écrasa la mitre contre l’une des « solives » surplombantes.

  2. Le successeur de Mgr Pascal ai siège de Prince-Albert vient d’être nommé (1921), sous le titre de Prince-Albert et de Saskatoon, dans la personne de Monseigneur J. Prud’homme. Né à Saint-Boniface, le 9 septembre 1882, Mgr Prud’homme est le premier évêque de l’Ouest canadien, pris sur le sol même de l’ouest. Sa jeunesse a fourni déjà une longue et brillante activité. Ordonné prêtre à Saint-Boniface, en 1904, par Mgr Langevin, O. M. I., il alla conquérir ensuite, à Rome, les grades de Docteur en Théologie et en Droit Canon. Revenu à Saint-Boniface, en 1908, il occupa, comme secrétaire-archiviste d’abord et chancelier de l’archidiocèse ensuite, les postes d’honneur et de labeur. En même temps, il se dépensait au dehors, dans l’œuvre de la Bonne Presse comme directeur des Cloches de Saint-Boniface (charge qu’il céda plus tard au dévoué M. l’abbé Lamy), dans le ministère paroissial à Wiiinipeg, dans l’aumônerie de plusieurs congrégations religieuses, dans l’enseignement au Petit Séminaire de Saint-Boniface, dans le ministère apostolique parmi les diverses populations françaises, anglaises, allemandes du diocèse, populations auxquelles il parla leur langue maternelle. Le digne père de Sa Grandeur, l’Honorable M. le Juge Prud’homme, Président de la Société Royale du Canada, historien et littérateur de renom, réside encore à Saint-Boniface.
  3. Ces missions des camps sont, comme vient de l’indiquer le Père Breynat, bien consolantes ; et le missionnaire ne regrette pas les grandes fatigues qu’elles comportent toujours. Une fois parmi les familles groupées pour le recevoir, il en est constitué comme le roi. Il est juge de paix, huissier, scribe, médecin (les étudiants-missionnaires devraient être nantis de connaissances médicales avancées, théoriques et pratiques). Il est prêtre surtout.

    Dès son arrivée, il organise une retraite générale, dont voici l’usuel programme : Choix de la maisonnette la moins sale — si maisonnette il se trouve, — pour servir de chapelle ; expulsion des chiens, attelages, hardes, tas de viande sèche et d’ordures. Tout l’appartement est au bon Dieu, sauf un recoin, où l’on dispose les couvertures de nuit du missionnaire. Quand l’autel est dressé, le tam-tam convoque le peuple à l’ouverture de la mission. Office du soir : cantique, chapelet, sermon, prière du soir et baptêmes, s’il y a lieu. Office du matin : prière du matin, sainte messe, cantiques et sermon. À midi, instruction aux enfants et catéchisme pour tout le monde. À certain jour déterminé, suspension des exercices pour permettre au. missionnaire d’aller voir les malades. Tous les temps libres sont employés à entendre les confessions et à écouter les doléances. Après quelques jours, communion quotidienne de tous ceux qui en sont jugés dignes. La plantation d’une grande croix couronne souvent le travail apostolique. Lorsque les Indiens repassant par ces lieux verront cette croix, ils se souviendront des instructions du père, et chaque fois ils iront prier près d’elle.

    La clôture de la retraite est ordinairement faite par la disette. Les provisions du père étant mangées les premières, on l’invite à la table commune. Celle-ci épuisée à son tour, la dispersion s’impose. Les chasseurs reprennent le bois, à la poursuite des fauves, et le missionnaire retourne chez lui, en jeûnant. Il rentrera amaigri, « faisant pitié », mais heureux d’avoir fait du bien.

    Parfois cette mission projetée, combinée, préparée depuis longtemps, n’a même pas lieu. Le père se met en route, à l’époque convenue, et, au bout de trois jours, six jours de voyage, il trouve le camp déserté. Il comprend : la famine imprévue est arrivée, et le camp a été forcé de s’enfuir dans la forêt, sans savoir où il s’arrêterait… C’est en ces circonstances que la Providence préserve manifestement la vie du missionnaire.

  4. Les Mangeurs de Caribous savent lire l’écriture en caractères syllabiques, et cette connaissance contribue beaucoup à l’entretien de la foi éclairée. Le missionnaire dont nous parlons, comme ses devanciers, se fit leur maître d’école. Le succès dépassa son attente. Il ne trouva qu’un récalcitrant qui lui donna, du reste, ses motifs :

    « — Je ne veux pas apprendre à lire, moi. J’ai de l’esprit, vois-tu. Si je savais lire, on dirait que j’ai pris dans les livres ce que je raconte ; tandis qu’autrement tout le monde sait que ça vient de là (montrant son front). »

  5. La préfecture apostolique du Youkon, située entre les montagnes Rocheuses, à l’est, et l’Alaska et l’océan Pacifique, à l’ouest ; et entre le 54e degré de latitude, au sud, et l’océan Glacial, au nord, est devenue vicariat apostolique, en 1918, Mgr Émile Bunoz, O. M. I., qui, de préfet, devint le vicaire apostolique du Youkon, fut sacré à Vancouver, le 18 octobre 1918, par Mgr Casey, archevêque de Vancouver, assisté de Mgr Légal et de Mgr Breynat. Mgr Bunoz réside à Prince-Rupert (Océan Pacifique).