Aux douze coups de minuit/Le sort d’un Papillon

Éditions Beauchemin (p. 65-75).

Le sort d’un papillon


Maman ! Maman ! Voyez donc le beau papillon blanc ! (page 71).

LE SORT D’UN PAPILLON



SUR le toit d’une véranda, deux chenilles avaient élu domicile. Toutes deux, enveloppées d’un tissu blanc et ouaté, attendaient qu’il plût au Créateur de les transformer en papillons.

L’une de ces chenilles gisait sous une fenêtre ; l’autre, sur l’extrême bord du toit.

— Ma chère, dit, tout à coup, la chenille gisant près de la fenêtre, et s’adressant à sa compagne, combien il me tarde de me débarrasser de ce tissu ouaté et de devenir un beau papillon !

— Ah ! bah ! répondit la chenille gisant sur l’extrême bord du toit. Moi, j’aime autant être chenille, toute laide que je sois.

— Tu veux rire, sans doute ! s’écria la première chenille. C’est terrible d’être chenille, selon moi ; la chenille doit ramper, et elle court le risque d’être écrasée sous les pieds des passants… que dis-je ? On se hâte d’écraser la chenille, tant elle est laide et dégoûtante. Tandis que le papillon…

— Le papillon, ma bonne, dit la deuxième chenille, a un sort assez triste, puisqu’il ne vit qu’un jour.

— C’est la croyance populaire que tu exprimes là, mon amie ; moi, je n’y crois guère. Demain, je serai libre des liens qui me retiennent ; je serai devenue un beau papillon blanc et j’ai le pressentiment d’une longue vie. Bonne nuit, ma chère ! chère !

Le lendemain, dès l’aurore, la première chenille quitta sa couche ouatée, elle n’était plus laide et repoussante ; elle était devenue un beau papillon blanc. La seconde chenille, en l’apercevant, ne la reconnut pas.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Ô mon amie, ne me reconnais-tu pas ? s’écria le nouveau papillon.

— Ah ! Comme te voilà accoutrée ! Avec ces ailes blanches, je ne t’ai pas reconnue. Ainsi, tu pars ?

— Mais, oui, je pars. Vois, le beau soleil se lève et…

— Et, avant même qu’il décline à l’horizon, tu auras vécu : le papillon ne vit qu’un jour. Adieu, Papillon Blanc !

Au revoir, mon amie ! répondit Papillon Blanc. Car, je te l’ai dit déjà, je ne crois guère à cette légende que le papillon ne vit qu’un jour, tu sais ; demain, je reviendrai et te raconterai toutes mes aventures.

La chenille hocha la tête d’un air peu convaincu, et Papillon Blanc partit.

Oh ! qu’il faisait bon vivre ! Qu’elle était douce la liberté ! Papillon Blanc se sentait si heureux, si heureux, qu’il en oubliait l’avertissement de la chenille.

Pour essayer ses ailes, il partit, dans la direction d’une forêt et, quand il y arriva, le soleil était déjà haut à l’horizon. Papillon Blanc aperçut des arbres géants, de l’herbe verte et ployante, des fleurs en quantité. Il aperçut aussi grand nombre de papillons, blancs comme lui, puis d’autres, dont les ailes, six fois plus grandes que les siennes, étaient irisées de toutes les couleurs imaginables. Alors, comme pour lui souhaiter la bienvenue, tous ces papillons, grands et petits, vinrent au-devant de Papillon Blanc, puis ils l’entraînèrent vers un endroit découvert, où des milliers de fleurs entr’ouvraient leurs corolles.

Et tandis que les oiseaux gazouillaient de doux refrains et que les ruisseaux murmuraient de belles ritournelles, que la brise accompagnait en sourdine, tous les papillons (Papillon Blanc aussi), exécutèrent une sorte de danse légère et gracieuse, se posant sur les calices des fleurs, puis remontant dans l’espace, pour redescendre encore, deux par deux, avec un admirable ensemble.

Enfin, les papillons, épuisés, se posèrent sur les fleurs, puis ils se délectèrent de suc des roses, des lys, des pavots, des muguets, des myosotis, des églantines, des œillets, des iris, des boutons d’or, des marguerites et des chrysanthèmes.

Pendant que Papillon Blanc se délectait au calice d’un œillet, un enfant tout rose, tout mignon passa près de lui, conduit par sa jeune mère.

— Maman ! Maman ! Voyez donc le beau papillon blanc ! s’écria le petit. Combien j’aimerais à l’avoir dans ma main !

— Oh ! non, chéri, répondit la maman ; tu lui ferais mal au beau papillon ! Vois donc comme il est gentil et comme il a l’air heureux !

— Le beau papillon blanc ! Le beau papillon du bon Dieu ! dit l’enfant en frappant ses petites mains l’une contre l’autre, dans son admiration.

Et Papillon Blanc se disait :

— Si cet enfant m’avait vu, hier, alors que j’étais encore à l’état de chenille. S’il pouvait voir ma pauvre amie, là-bas, sur l’extrême bord du toit de la véranda, enveloppée de sa mante ouatée. Sans doute, ce petit ne me croirait pas si je lui disais que, hier, je n’étais qu’une laide chenille. Hier, cet enfant m’eût écrasé de son pied mignon ; il eût été effrayé, si je m’étais approché de lui. Aujourd’hui, il m’admire, il voudrait me tenir dans sa main. En fin de compte, il vaut mieux inspirer de l’admiration que de la crainte ou de la pitié !

Après s’être reposés un peu sur les fleurs, les papillons partirent en une folle envolée, parcourant de grandes distances et planant sur des paysages de toute beauté.

— Vraiment, se disait Papillon Blanc, c’est une vie enchantée que celle du papillon ! Combien je plains mon amie la chenille, là-bas, encore enveloppée de ses langes ouatés ! Elle est loin de se douter du bonheur que je goûte aujourd’hui et que je goûterai demain. Le papillon ne vit qu’un jour. Quelle sotte phrase, et pourquoi me revient-elle si souvent à la mémoire ? Je suis plein de vie, et je sens bien qu’il y a encore de longs jours, de bonheur en perspective pour moi.

Toute la journée, Papillon Blanc, accompagné des autres papillons, voltigea, dansa et se délecta du suc des fleurs.

Quand le soleil se mit à décliner à l’horizon, Papillon Blanc se dit :

— Je passerai la nuit dans le calice d’un lys ou d’une rose. Les fleurs referment leurs corolles, la nuit, et je serai à l’abri pour dormir. Oh ! qu’elle est belle, belle, belle la vie du papillon !

Soudain, juste au moment où l’astre du jour allait disparaître pour faire place à l’astre des nuits, les papillons, compagnons de Papillon Blanc, furent pris d’une sorte de panique. Un large papillon, dont les ailes semblaient refléter toutes les nuances du soleil couchant, s’écria, en passant près de Papillon Blanc :

— Fuis ! Hâte-toi, Papillon Blanc ! Un terrible danger nous menace tous ! Les passereaux ! Les passereaux !

Papillon Blanc, ne comprenant pas bien, fit volte-face, afin de voir ce qui effrayait tant ses compagnons : une volée de passereaux poursuivait les papillons, pour les détruire, pour en faire leur repas du soir.

Hélas ! Papillon Blanc, en voulant s’assurer de ce qui se passait, avait commis une terrible imprudence. Il voulut reprendre sa volée, afin de regagner le temps perdu. Il était trop tard. Bientôt un méchant passereau arriva sur Papillon Blanc, il le saisit dans son bec. Papillon Blanc n’était plus !

Dans le calice d’une rose tombèrent, aussitôt deux mignonnes ailes blanches ; c’est tout ce qui restait du joyeux Papillon Blanc !

La chenille, dormant, là-bas, sur l’extrême bord du toit de la véranda, encore enveloppée de ses langes ouatées, avait donc dit vrai en affirmant que le papillon ne vit qu’un jour.